L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Sur la susdite élection du pape

Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 130-142).

SUR LA SUSDITE ÉLECTION DU PAPE

Votre bossu à peine devenu Pape,
Argent comptant vous avez acheté le Chapeau ;
Tout ce que la République a de meilleur,
Jambes hautes, vous donne du pied dans le derrière.

Vous faites entrer en scène Tiare et Clefs,
Sur ses insignes d’honneur ? où donc est la cervelle
De votre beau-frère Giustinianello,
Qui tous deux, père et fils, vous mène par le nez ?


Déjà toute la ville est persuadée
Qu’envers Saint-Marc vous avez manqué de cœur,
Et que de Rome vous avez eu la tête envahie.

D’autre excuse à cette faute, par Dieu ! il n’y en a pas,
Sinon de dire que, sans un Pape dans la famille,
Vous n’auriez jamais été Procurateur.

AU MÊME PAPE

Que font tous ces gens, qui avec un marteau,
S’en vont par la grande ville de Rome ?
Quelqu’un me répond : « C’est Sa Sainteté
Qui fait aux statues casser l’oiseau. »

Et moi je dis : Quelle faute a-t-il commise,
Qu’a-t-il bien pu faire de coupable ?
Il me semble que ce sont là des chieries
Telles, par Dieu ! que n’en ferait pas un gamin.

Quiconque n’est pas privé de jugement dira :
Si un cas de pierre lui cause tant d’émoi,
Quel émoi lui causerait donc un cas de chair ?

S’il se flatte de détruire de cette façon
Tous les membres virils, je n’hésite pas à lui dire
Qu’il y en aura sur terre tant qu’il vivra.

AU MÊME

Votre frère aujourd’hui Procurateur,
Qui n’a pas fait son entrée et ne la fera pas,

Lorsqu’il était Préposé à la Bestemmia,
Prohibait la natation dans la ville.

Vous, devenu Pape à force d’or,
Pris d’un zèle fanatique, ou mieux de fureur,
Aux plus beaux restes de l’Antiquité
Vous avez eu le cœur de faire briser l’oiseau !

Que veut dire cette haine contre le membre viril ?
Tous deux êtes d’extravagants bigots. Quelle façon
De penser misérable et stupide !

Au lieu de ces idées bêtes et biscornues,
Il vaudrait mieux avoir un cœur plus vénitien,
Et sentir pour la Patrie plus vigoureux amour.

AU MÊME

Le Pape allait à son bureau, réfléchissant
À ces Chapeaux qu’il avait à distribuer,
Mais, pour autant qu’il réfléchit, il ne savait
Sur quelles têtes il devait les poser,

Quand à l’improviste un ordre de lui
S’est entendu publier, qui disait
Qu’aux statues auxquelles on voyait le cas,
Il fallait le couper, et les couillons avec.

Je crus d’abord que c’était par dévotion,
Qu’il faisait couper ces membres et ces bourses,
Mais il faisait cela pour la promotion ;

En effet, il a pris en main ces grands Chapeaux,

Et avec toute sa charité,
Les a mis sur ces cas et sur ces couillons.

AU MÊME

Qu’est-ce que cet ordre du Pape Clément,
De couper les bourses et le membre
Aux statues qui sont sur le Quirinal ?
Que voulez-vous que désormais dise le monde ?

D’autres que vous, croyant mener une vie sainte,
Ont mis le cul sur le trône papal,
Et de ce qui vous cause tant d’ennui
Ils n’ont pensé une foutaise, rien.

On va voir des statues, qui ont coûté
Tant d’argent aux principales familles,
Abîmées comme des gens qui ont le mal Français !

Voulez-vous un remède pour guérir les maux
Que cause la luxure en ce pays ?
Faites couper le vit aux Cardinaux.

AU MÊME

Le Pape a voulu prendre le soin
(Qui ne le regardait pas, des caleçons suffisaient)
De faire aux statues des Princes et des Guerriers
Enlever à l’instant même le cas ;

Il a pensé que ce membre pouvait

Faire envie aux Dames et aux Cavaliers,
Faire prévariquer frocs et estafiers,
Et tous les petits prélats du Palais,

Pour moi, je ne m’en plains nullement,
Qu’à cause de cela quelque Dame
Aille aux pieds du Pape montrer son déplaisir ;

Je me plains de ce qu’aux peintures de bonne touche,
Qui étaient l’ornement des Salles,
Il ait fait barbouiller la moniche.

AU MÊME

Il me déplaît par Dieu ! Très Saint-Père,
De vous savoir dans l’embarras où vous êtes,
Le pis est que, si vous n’y remédiez,
Tout ira mal pour vous, on ne peut plus mal.

Le Très Fidèle roi de Portugal
Est fâché, furieux contre vous, vous le savez bien ;
Il médite de grandes choses, et vous verrez
Qu’il les fera, tenez-le pour certain.

Genève vous vilipende de telle manière
Qu’il semble qu’elle vous ait quelque part,
Et les Vénitiens ne vous font pas grande mine ;

Vous donc, pour éviter tous ces désagréments,
Écoutez un conseil à sculpter sur la pierre :
Moins d’hypocrisie, et meilleur jugement.

AU MÊME

Des gens qui pour le Ciel se soient châtrés
Et à proprement dire retranchés de la création,
Si les Écritures ne nous coïonnent,
En tous temps il s’en est rencontré ;

Mais aux statues, qui ne peuvent pécher,
Puisqu’elles sont faites de pierres dures,
Ordonner de leur ôter ces agréments,
Cela me semble une grande stupidité.

Croyez-vous, dites-moi, Saint-Père,
Que pour cela les hommes ne foutront plus ?
Oh ! ils foutront, croyez-le, tant et tant.

Il faudrait pour rendre Rome dévote,
Et faire que toute décharge fût plantée là,
Que les femmes naquissent sans moniche ;
Mais cela aussi vous tourmente,
Car si cet accident pouvait arriver,
Elles se feraient bulgariser toutes.

AU MÊME

Ce Pape commet de grandes balourdises ;
Il a mis Venise, sa patrie,
En interdit, tout comme une putain,
Sans aucun prétexte ni sujet de jalousie.

Puisque cette folie lui est venue en tête,
Pourquoi ne pas y mettre aussi la Toscane ?

Elle s’est également déclarée favorable
À ceux qui exercent la piraterie.

Ou ceux qui le mènent n’ont pas grand jugement,
Ou, s’ils en ont, ils prennent à tâche
De faire tomber ce Pape dans la fondrière.

Moi je leur ferais une bonne coïonnerie :
Je mettrais en interdit le Saint-Office,
C’est lui qui est une bougresse de peste.

AU MÊME

Quelle disgrâce d’exercer une Prélature
Sous un Pape qui est un grand bigot !
Encore bien que l’on fasse quelque belle action,
S’il apprend qu’on fasse l’amour, il n’en tient compte.

Pour autant que l’on s’attire sa faveur
Si on ne laisse pas les femmes à l’écart,
Par Dieu ! il aura bien cent promotions à faire
Que cent fois il oubliera ceux-là.

Mais c’est comme cela ; ici, pas d’autre voie :
Ou bien abandonner ce bon petit plaisir
Ou bien ne recevoir de lui une foutaise.

Si pauvre hère, j’étais un Prélat,
Pour une solennissime fouterie
Je renoncerais à Chapeau et à Papauté.

AU MÊME

Pouvez-vous faire plus superbe coïonnerie,
Pape Clément, à ce vôtre pays ?
Un an est passé, tout au plus manque un mois,
Et vous n’avez pas fait pour lui une foutaise !

Avec quelques médailles, vous avez
En deux semaines gagné procès et dépens,
Et le Vénitien, magnanime et courtois,
Donne à qui lui demande, sans hésiter.

Au moyen d’une fleur à mettre sous le nez,
Prétendez-vous, cher courtisan,
Satisfaire à vos obligations ?

Nous vous croyions un Pape Vénitien,
Mais, avec ce vilain défaut de coïonner.
Vous êtes comme les autres, vous êtes Romain.

AU MÊME

Enfin Sa Sainteté nous la baille belle ;
Pour donner un témoignage de son affection
Envers sa patrie, elle nous a fait un cadeau
Sans rien sortir de son escarcelle.

Je régalerais moi aussi cette mignonne
Qui me donne du plaisir dans son pertuis,
Si comme lui, je pouvais d’un petit baiser
Payer l’obligation que j’ai envers elle.


Ne croyez pas qu’il ait donné quelque Chapeau,
Ni quelque bénéfice de Canonicats,
Bien mieux, aujourd’hui on n’en parle plus.

Il ne nous a pas donné l’élection aux Évêchés,
Mais savez-vous ce qu’il nous a donné de beau ?
Le droit de bulgariser les Prêtres et les Moines.

AU MÊME

Qui croyez-vous que soit le Pape ? c’est un bouffon,
Un fou, portant sur la tête trois couronnes,
Un homme qui maudit toutes gens,
Dès qu’il ne les croit pas de son opinion.

Un homme qui porte deux clefs en sautoir,
Et s’en va disant que ces deux grosses clefs
Sont bonnes pour ouvrir et fermer
Le grand portail du saint Paradis.

Mais s’il s’en tenait là, patience encore !
Le mal, c’est qu’il a des États, des sbires,
Ce à quoi jamais Saint Pierre n’a pensé ;

Enfin il a sa Cour, un tas de canailles,
Qui croient tout au plus à la mangeoire,
Et laissent se tourmenter les coïons.

AU MÊME

Cher Pape, ne faites pas tant de tapage,
Nous ne sommes plus au temps des coïons ;

Les hommes d’à présent sont de bons bougres,
Qui ne donnent pas un membre viril de censures.

Si par leur moyen vous voulez faire le bravache,
On vous ôtera les Fêtes, et même les Pardons ;
On racontera toutes vos frasques,
Et vous resterez dans Rome un viédaze.

Les Prêtres étaient une assez bonne engeance,
Dans le temps que tout leur amusement
Consistait à aller dans la moniche.

Au lieu de faire votre important avec les Princes,
Vous devriez veiller à ce que le Clergé
Dise son chapelet, et n’aille pas dans le cul.

SUR LE MÊME SUJET

Canzone

Le Pape nous coïonne ; oh ! quelle merveille !
Il a toujours été un gredin, mais Dieu a l’œil ouvert ;
Déjà sont morts sa mère, son frère :
Par le dieu Bacchus ! il crèvera, lui aussi ;
Et puis doucettement, bellement,
Tous ceux de sa chère famille,
Qui aujourd’hui ont tant d’honneurs, tant de crédit,
Redeviendront des riens du tout, comme devant ;
Cette maudite engeance de bossus
S’en ira tout en brouet de fèves,
Je vous le dis tout franc
Et en bon Vénitien,
Qui parle toujours le cœur sur la main.
Qui vivra verra,

Verra que c’est bien vrai, ce que je dis,
Que je suis un bon prophète, et non un ennemi.
Je sais que c’est une mauvaise affaire,
Que de parler des grands et dire la vérité ;
Qu’ils fassent ce qu’ils voudront, je suis sincère,
Et ne pense d’eux un zéro.
Avec le Pape je n’ai rien à démêler,
Et je l’envoie se faire foutre.

SUR LE MÊME SUJET

Avec les yeux de l’esprit, je vois Rome
Au temps de ces grands Empereurs
Qui au Capitole, couronnés de lauriers,
Triomphaient, vêtus superbement ;

Comme ils se comportaient luxueusement,
Dans les festins, les fêtes, les amours,
Et comme avec les bêtes féroces, les gladiateurs,
Ils tenaient en liesse Rome entière.

Je la regarde à présent, et je vois
Tout changé en psaumes et en oraisons,
En chapelles, en oratoires, en écoles pies,

En menus suffrages, indulgences et processions ;
Puis tant de gens aller baiser les pieds
D’un Prêtre qui reste là comme un coïon.
Oh ! quel grand changement !
Cette cité qui si fort réjouissait le cœur,
Qui se donnait tant de si beaux spectacles,
Qui travaillait tant
À construire des Arcs de triomphe, des Colisées,

À présent ne fait que des Agnus Dei,
Des amusettes de marmots !
La milice de Rome est bien réduite,
Ce sont toutes gens qui portent la calotte,
Ennemis de la Moniche,
Qui défendent aux hommes tout amusement,
Et puis tous tant qu’ils sont vont dans le cul !
Le Pape est leur souverain,
Celui qui les sustente, leur donne des apanages,
Parce qu’ils sont les bêtes de son sérail ;
C’est à lui qu’ils prêtent hommage,
Et il est d’accord avec ces gros renards
Pour duper tant de bons coïons.
Voilà quels sont les champions
De la Rome d’à présent ; ils font des conquêtes,
Non l’épée, mais le crucifix à la main ;
Quels objets, quels tristes objets !
Au lieu des fêtes Néronniennes,
On n’entend que sonner les cloches,
Et bannir les putains !
Du Pape toutes les Bacchanales
Consistent à faire des Monsignors, des Cardinaux,
Ce sont là ses Lupercales ;
Et ces belles courses en char d’autrefois
Sont réduites à la consécration d’un Prêtre !
Ces pauvres cérémonies,
Comparées à celles de jadis,
Font venir le lait aux couilles.
Il n’y a plus que des Pasquinades,
Qu’un horrible Tribunal du Saint-Office,
Composé d’une révérende coterie,
Aux jugements redoutables,
Capable, pour une plaisanterie, un bon mot,
De condamner au feu une créature ;
Et tout cela par peur

Que quelqu’un ne tombe pas dans le filet,
Et que ne se découvre la fable du Pape !