L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/L’auteur embrasse la solitude

Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 224-226).

L’AUTEUR EMBRASSE LA SOLITUDE

Canzone

Mon Perini, si vous voyez
Que je ne vais plus au Café,
Ne croyez pas que je sois malade,
Ou que je sois absent de la ville.

Comme rien ne me sourit plus,
Je reste en paix à la maison ;
Les cabarets, la Comédie,
L’Opéra même m’ennuient.

Je ne trouve rien d’aussi bon
Que mon fauteuil ;
Là, je satisfais mon humeur,
Et il me semble d’être un Dieu.

Je ne paie que de ma personne,
Sans avoir qui que ce soit auprès ;
Je me parle et je me réponds
Sans m’embrouiller dans mes réponses.

Je dis ce que j’ai dans le cœur,
Et nul ne me fait d’objection ;
Je ne crains pas de cette manière,
Que l’on puisse facilement voir


Que quelqu’un se moque de moi
Ou d’avoir quelque querelle.
Comme un homme qui du rivage
Voit sur mer une bataille,

Et se réjouit à cette heure,
En pensant qu’il en est hors,
Ainsi, moi qui suis là tout seul,
Je suis content et me réjouis.

Pouvoir dire : Je suis hors,
Et ne demande rien de plus,
Quand ce serait cette Déesse
Qui, vous le savez me plaît tant.

Si je pouvais vivre avec elle,
Je retournerais déplier la voile,
Je retournerais risquer au vent
Mon pauvre vieux bâtiment.

En cet amour qui me tourmente.
Elle serait ma sirène ;
Si cette femme s’était trouvée là,
Quand Jupiter se changeait

Tantôt en aigle, tantôt en taureau,
En cygne ou bien en pluie d’or,
Il aurait laissé pour elle,
J’en suis certain, toute autre belle,

Tout comme je laisserais
N’importe laquelle pour Maria ;
Ô Maria, pleine de grâce,
Qu’on ne se rassasie pas de voir !


Que tu remues les bras et les pieds,
Tu es toujours la plus brillante,
Et ton air toujours si courtois
Fait les délices du pays.

Que tu chantes en compagnie,
Tu mets partout de l’allégresse ;
Avec ton chant et ton joli visage,
On se croirait en Paradis.

Si je parle sur ce ton,
C’est que je ne suis pas un coïon,
Et que je sais jusqu’au fin fonds
Ce qu’il y a au monde de bon.