L’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare

L’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 302-337).
L’ŒUVRE
DES
LIBÉRÉES DE SAINT-LAZARE

Un vieux proverbe a dit : qui a bu boira; j’en reconnais la justesse aujourd’hui; je m’étais promis de ne plus m’occuper des œuvres de la charité privée, croyant avoir dit tout ce que j’avais à en dire; serment d’ivrogne auquel je vais manquer sans remords. Certaines questions sont inépuisables, on peut en parler pendant de longs jours, sans parvenir à formuler la solution définitive; il peut paraître imprudent d’y toucher, car elles vous sollicitent, vous rappellent, vous saisissent ; on a beau les vouloir repousser, elles vous étreignent, car elles possèdent un charme auquel on ne peut s’arracher. Elles sont toutes-puissantes, elles effacent bien des tristesses; volontiers on s’y réfugie pour échapper au découragement; elles consolent de certains spectacles et gardent l’espérance vivace au fond du cœur. Lorsque le crépuscule de l’âge a envahi l’horizon de notre existence, dans le recueillement de la solitude, lorsque par le souvenir on revit les jours écoulés, on s’aperçoit que, semblable au voyageur assis au milieu des ruines, on n’est plus entouré que de débris. La famille a disparu, emportée vers les destinées futures, les amis sont morts, les amours sont éteintes, les glorioles ne pèsent plus rien dans la main, les gouvernemens sous lesquels on a vécu se sont écroulés les uns après les autres avec une sorte de régularité fatidique ; l’avenir est sans promesse et le passé n’a plus que des lamentations. Tout ce qui a fait l’attrait de la vie s’est étiolé ; une seule chose reste inébranlable, grandissant à mesure qu’on la contemple de plus près, belle, vigoureuse, digne d’émulation : c’est la bonté.

Dans une série d’études publiées ici même et que le lecteur n’a peut-être pas oubliées, j’ai essayé de raconter les actes de la bonté guidée par la foi. Le sujet était limité, je ne le pouvais dépasser sans sortir d’un cadre déterminé ; il a suffi cependant pour mettre en lumière des actions bienfaisantes dont j’ampleur et la continuité sont admirables ; mais en dehors de ces œuvres qui reçoivent leur impulsion de croyances fécondes, il en est d’autres qui semblent émanées de conceptions philosophiques. Elles ne sont point à dédaigner, et les services qu’elles rendent auront du poids dans la balance de l’éternelle justice. Ce sont quelques-unes de ces œuvres qui paraissent surtout se préoccuper de la préservation sociale que je me propose d’étudier, ne serait-ce que pour démontrer qu’en notre pays, parfois si calomnié, il n’est pas une secte, pas une théorie spéculative, pas un groupe si exclusif qu’il paraisse, qui ne soit animé par l’amour du bien, ne cherche à en faire et contribue de la sorte à la grandeur nationale. On dirait que, lorsqu’il s’agit de combattre le mal dans ses formes morales et physiques, toute dissension cesse, toute rancune s’apaise, toute division disparaît, et que, sans arrière-pensée ni intérêt personnel, chacun s’empresse au dévoûment et à la charité.

La France est femme, il y a longtemps qu’on l’a dit pour la première fois : la tête est légère, mais le cœur est riche, ouvert aux aspirations supérieures et avide de sacrifices. Cette bonté, que j’admire entre toutes les vertus, je la retrouve en elle, active, ingénieuse, sachant que bien souvent on en abuse et qu’on la trompe, mais n’en continuant pas moins la route qu’elle s’est tracée, sans souci des déboires qu’on ne lui épargne pas, ni des déceptions dont sa moisson est faite. C’est là, en effet, le grand principe de la bienfaisance : si parmi les grains qu’elle sème à pleines mains, un seul tombe sur une terre fertile et germe, le labeur n’aura pas été vain. Cette bonté, je la retrouve à tous les degrés des conditions sociales, aussi bien dans l’hôtel armorié que dans la mansarde, au château comme dans la chaumière. J’ai été très frappé de cela, lorsque, par fonction, j’ai dû étudier les dossiers relatifs aux actes de vertu proposés aux récompenses que l’Académie française a mission de décerner[1].

Partout, de chaque coin de la France, s’élève l’hymne du Sursum corda, hymne très doux de la vertu que modulent des milliers de voix, que rien n’interrompt, et qui monte incessamment sous le ciel comme une protestation contre les dénigremens systématiques, comme une affirmation de vitalité. Cesta Dei per Francos, disait-on au temps des Mérovingiens. Si la vertu est l’œuvre même de Dieu, la France est toujours son meilleur ouvrier.

Des femmes de fortune, de tendances, d’habitudes différentes, se sont groupées sous l’inspiration du même esprit, se sentent soulevées par une même émulation et ne s’épargnent pas pour parvenir au résultat entrevu, qui est de viriliser des âmes faibles et de profiter peut-être d’une dernière étincelle pour rallumer des sentimens de dignité près de s’éteindre ; des hommes qui ont exercé de hautes fonctions où ils ont eu à surveiller le vice et à combattre le méfait, qui portent aujourd’hui les redoutables responsabilités de la justice sans. appel, essaient d’arracher au mal des jeunes gens qui ont failli, en leur ouvrant, par le travail, par la discipline, les portes de la réhabilitation et du relèvement moral ; d’autres prennent des enfans qui, pareils à des arbrisseaux mal venus, ont été coudés dès l’enfance ; ils tâchent de les redresser et de les maintenir sur un terrain probe d’où ils semblent avoir été rejetés par un destin pervers dont ils ne sont point responsables. Ces œuvres et d’autres que l’on peut deviner sont à étudier. Comme celles dont je me suis précédemment occupé, elles sont l’honneur même de notre pays, et ce n’est pas sans quelque fierté que j’en parle. À chacun et à chaque jour suffit sa tâche. Que d’autres racontent les débauches de Paris, sa sottise, sa légèreté et ses incohérences ; c’est leur droit et je n’y contredis pas ; je les préviens seulement. — Et ils peuvent en croire un vieux voyageur, — que les scandales qu’ils mettront au jour, afin d’émoustiller la curiosité des lecteurs, se reproduisent quotidiennement sur les bords de la Tamise, du Tibre, de la Sprée et de la Neva. Le mal a le don d’ubiquité, il ne se mire pas seulement dans les eaux de la Seine. Si la part que j’ai choisie n’est pas exclusive à Paris, elle y est, du moins, plus imposante qu’ailleurs, et elle prouve que toutes les croyances, toutes les conditions y rivalisent pour l’œuvre du bien.


1. — LA PRISON.

La prison de Saint-Lazare qui, dans le système pénitentiaire de Paris, est exclusivement réservée aux femmes, est une maladrerie. Les anciens bâtimens où saint Vincent de Paul a fondé l’ordre des Lazaristes et des filles de la Charité, qui a porté si loin et si haut le renom de la France, seraient excellens pour abriter une communauté religieuse, mais n’offrent aucune des qualités actuellement requises pour une maison de détention ; depuis longtemps ces vieilles masures, aménagées vaille que vaille, pour une destination à laquelle elles n’étaient point préparées, auraient dû être jetées par terre. La préfecture de police qui la gouverne n’y peut rien ; elle n’est que pouvoir exécutif, elle n’ordonnance point son budget, elle accepte celui qu’on lui impose, quand elle n’est point obligée de faire annuler, par l’autorité supérieure, les délibérations maussades qui le lui refusent : mieux que personne, elle connaît les inconvéniens de cette prison détestable, et il faut toute sa vigilance, tout le dévoûment de son personnel spécial pour y remédier à peu près. Que l’on en juge. Sous le même toit, entre les mêmes murailles, dans le même air contaminé sont enfermées les prévenues, — Les détenues, — Les filles publiques en punition administrative, — Les filles mineures gardées à la correction paternelle en vertu d’un jugement ou d’une ordonnance du premier président du tribunal de première instance, — quelques vieilles femmes reçues en hospitalité. Ce n’est pas tout. L’infirmerie est un lazaret, on y conserve en quarantaine et jusqu’à guérison certaines espèces de femmes atteintes de maladies contagieuses. Elle est toujours pleine, mais on peut la décupler et la remplir, jamais elle ne se refermera sur toutes celles qui devraient y être et qu’une campagne odieuse, criminellement menée contre le service des mœurs, veut rendre à la liberté, comme si l’on avait rêvé d’en faire des agens d’insalubrité, d’épidémie et de corruption. Toutes ces malheureuses vivent dans des divisions séparées que des grilles isolent les unes des autres. Il suffit d’avoir étudié les prisons pour savoir que le système cellulaire le plus rigoureux n’empêche pas les détenus de communiquer entre eux. On peut juger d’après cela ce qui se passe à Saint-Lazare ; un vent de dépravation souffle à travers les clôtures, flétrit les âmes, dessèche les cœurs et brise souvent de pauvres créatures qui n’avaient été que courbées par les ouragans de la vie. J’ai visité jadis cette prison, je l’ai étudiée en tous ses détails, avec le directeur, avec la supérieure des sœurs de Marie-Joseph, avec les médecins ; j’en suis sorti écœuré et, — pourquoi ne pas l’avouer ? — avec une pitié sans pareille pour les misérables, pour les infortunées qu’on semble prendre à tâche de repousser dans le vice, lors même qu’elles voudraient lui échapper.

Tous les efforts que, depuis plus de trente ans, la préfecture de police a faits pour obtenir qu’une nouvelle prison destinée aux femmes, moralement, hygiéniquement aménagée, fût mise à sa disposition, ont échoué. Mauvais vouloir de l’autorité supérieure, difficultés d’argent qui sont les pires de toutes en matière d’amélioration administrative, indifférence pour les détenues: contre quoi s’est-on heurté, je n’en sais rien, mais la vieille léproserie morale subsiste, et l’on est encore, l’on est toujours réduit à en tirer parti, comme l’on peut. Cet état de choses est préjudiciable et il ne serait qu’humain de le faire cesser au plus tôt. Le conseil municipal, maître en cette question, car les cordons de la bourse sont entre ses mains, se porte volontiers champion des faibles, des petits, des souffrans et même des révoltés ; il devrait bien faire un effort en faveur des femmes coupables, égarées ou perdues, et bâtir pour elles des maisons de détention où elles ne seraient plus exposées à un contact périlleux pour elles-mêmes, périlleux pour la sécurité publique, et qui n’est, en somme, qu’une école de démoralisation. Si la loi a le droit de punir, elle a le devoir d’amender, et elle peut, sans s’amoindrir, tendre à restituer à la collectivité des forces individuelles qui ne soient plus nuisibles. Or, à Saint-Lazare, dans la promiscuité de tous les vices, il est singulièrement difficile, pour ne dire impossible, d’agir d’une façon efficace sur l’esprit des détenues. Chacune des divisions de la maison de détention pour femmes devrait être représentée par une prison particulière; les hommes sont privilégiés : Mazas contient les prévenus; la Santé, Sainte-Pélagie, renferment les condamnés; à Saint-Lazare, ces deux catégories si différentes de prisonnières sont pêle-mêle, ou peu s’en faut. Il faudrait donc une maison de prévention pour les femmes qui attendent le jugement, une maison de répression pour les jugées, une maison pour les femmes soumises à l’action administrative, une infirmerie spéciale, qu’il serait facile d’installer dans un pavillon ajouté à l’hôpital de Lourcine, et enfin et surtout une maison exclusivement consacrée aux jeunes filles enfermées par voie de correction paternelle. Ce sont celles-ci, dont le péché le plus souvent n’est fait que d’excès de jeunesse et d’inexpérience, qui réclament, avant et par-dessus toutes les autres, la sollicitude administrative et l’attention des âmes de bon vouloir. Bien souvent, pour ces malheureuses enfans, la chute n’a été qu’accidentelle, et le père qui les fait enclore en cellule se débarrasse simplement d’une surveillance dont ses libertés d’allure ne s’accommodent pas.

Si jamais notre vœu se réalise, si un accès de philanthropie, qui ne serait que trop justifié, émeut le cœur de ceux auxquels incombe le soin du budget municipal, si une maison est enfin consacrée à l’isolement et au salut de pauvres fillettes que l’on doit rendre aux bonnes mœurs, à la maternité, aux devoirs de la famille, que cette maison soit construite hors de Paris, loin de la ville tumultueuse où les sollicitations du vice parlent plus haut que les exemples de la vertu. L’hygiène morale ne suffit pas à purifier des êtres flétris dès les premières années ; sans revenir à Florian ou à Gessner, sans croire à l’innocence champêtre, on peut estimer que le milieu n’est pas sans influence sur l’esprit, et que les grands bois, les prairies, la vaste étendue des champs donnent d’autres enseignemens que de vieilles murailles saturées d’impureté. C’est en pleine campagne qu’il faut les envoyer, et les astreindre non pas au travail agricole auquel elles sont impropres, mais aux besognes féminines, à la couture, à la broderie, à l’apprentissage de métiers sérieux où elles trouveront le gagne-pain de l’avenir, sans discipline trop rêche, sans cette morale banale qui ne tient pas compte des aptitudes particulières et qui, par cela même qu’elle s’adresse à tout le monde, ne parvient à convaincre personne. Que le travail soit assidu, qu’il soit surveillé, qu’il soit exigeant, mais qu’il soit coupé par des récréations dont la jeunesse a besoin sous peine de s’étioler; qu’il soit récompensé par des jeux violens qui fatiguent, qui apaisent et font oublier. Ici il ne s’agit point de punir, il ne s’agit que d’améliorer. Or, pour une jeune fille de quatorze à vingt et un ans, le séjour à Saint-Lazare est une punition et la plus dure de toutes. Lorsque nous étudions aujourd’hui le système des prisons et des hôpitaux du siècle dernier, nous reculons d’horreur. L’historien qui, dans cent ans, remuant les vieux papiers et consultant les documens officiels, voudra reconstituer Sainte-Pélagie, Saint-Lazare, le Dépôt de mendicité de Saint-Denis et la Salpêtrière, ne comprendra pas que de tels établissemens décrépits, insalubres à tous les points de vue, aient pu subsister de nos jours, et il en conclura que Paris, — La Ville Lumière, — avait des parties dont l’obscurité morale est désespérante. La lenteur et la difficulté des communications font comprendre que jadis on ait installé à Paris même des établissemens hospitaliers ou pénitentiaires dont la vraie place était aux champs ; il n’en va plus de même à l’heure qu’il est, et les chemins de fer sont, à cet égard, un auxiliaire qu’il serait facile d’utiliser. Chacun y trouverait son compte : les vieillards reçus en hospitalité, les enfans soumis à la correction paternelle, et l’administration elle-même, qui serait débarrassée de bien des soucis qu’elle doit aux maisons défectueuses qu’on la condamne à utiliser.

Les femmes dont je vais avoir à parler n’appartiennent pas indistinctement à toutes les catégories que garde Saint-Lazare ; je ne dois et ne veux m’occuper que de celles que réclame la justice, qu’elle juge, qu’elle condamne ou qu’elle acquitte. Et encore, parmi celles-ci, les criminelles échappent à mon étude ; car, lorsqu’elles ont comparu en cour d’assises et qu’elles ont été frappées d’une peine dépassant un an et un jour d’emprisonnement, elles sont conduites dans les maisons centrales, où il leur sera interdit de parler et où leur nom ne sera plus qu’un numéro d’ordre. Si après leur condamnation elles demeurent encore quelque temps à Saint-Lazare, c’est parce qu’à ses diverses attributions la vieille geôle joint encore celle d’être dépôt des condamnées. Les femmes sur lesquelles s’étend l’œuvre à la fois protectrice et réparatrice que je compte étudier dans ses origines et dans son action sont ou ont été, pour la plupart, justiciables de la police correctionnelle. C’est le menu fretin du méfait féminin de Paris, très souvent condamné cependant, car le magistrat devant lequel le délit défile avec ses mille variétés et ses constantes récidives est moins sujet à l’émotion que le jury. Il peut se rencontrer, par suite d’un de ces incidens imprévus que la vie à outrance de Paris multiplie, qu’une femme bien élevée, riche et d’éducation sérieuse soit emportée par la passion et commette un de ces actes auxquels ni la police ni la justice ne peuvent rester indifférentes ; mais ces cas sont rares, et le plus souvent les sentimens violens, les mauvais instincts sont dominés par la timidité native ou par l’empire de la retenue acquise. Le diable n’y perd rien, mais du moins le scandale public est évité. Dans les couches sociales inférieures, il n’en est plus ainsi : les défaillances sont nombreuses, peu combattues, excusées, sinon encouragées par l’exemple, suscitées bien souvent par la misère, et, — j’ose le dire, — presque justifiées par l’abandon, par la brutalité, par la lâcheté de l’homme qui se soucie peu de la femme et la réduit parfois aux nécessités les plus aiguës. Ce que les faux ménages ont fourni de cliens aux chambres correctionnelles dépasse toute mesure et prouve que l’absence de moralité a des conséquences d’autant plus graves qu’elle sévit dans les classes infimes de notre société. Si, sur les hauteurs, elle est de nul effet, dissimulée et sans résultats sérieux, elle devient redoutable par les suites qu’elle entraîne aussitôt qu’elle tombe dans les bas-fonds où grouille le monde de la misère.

Dans ce monde si nombreux à Paris, toujours renouvelé par les envois de la province, la femme est maintenue en état de servage : bête de somme, bête à plaisir, bête de travail; l’homme la prend, la quitte, la reprend, la renvoie au gré de sa fantaisie ; il l’astreint au labeur, se fait nourrir par elle, la démoralise pour s’amuser, lui enseigne l’art de boire, l’associe à ses débauches tant qu’elle est jeune et la rejette à la borne dès que la vieillesse, — si hâtive aux existences déréglées, — l’a touchée de son doigt. Lorsque de malheureux petits êtres sont issus de ces unions illégitimes et tourmentées, c’est la mère qui en porte le fardeau ; l’homme a bien autre chose à faire, en vérité, que de s’occuper de la marmaille. Elle dit comme Martine : « j’ai quatre pauvres petits enfans sur les bras ; » on lui répond comme Sganarelle : « Mets-les par terre. » Elle se lamente, elle pleure, elle dit : «J’aime mieux mourir! » On lui crie : « Eh bien! crève donc! ce sera un bon débarras ! » On la pousse à la porte, à coups de pied, ainsi qu’un chien galeux. Un magistrat a dit : « En toute affaire criminelle, cherchez la femme. » On peut retourner la proposition avec sécurité : » Lorsqu’une femme est coupable, cherchez l’homme. » Quand il n’a pas été l’instigateur immédiat, ce qui arrive fréquemment, il a été l’instigateur moral ; c’est lui qui lentement, par l’action continue du mauvais exemple, a désagrégé ce qui restait de bon, de révolté contre le mal dans la créature qu’il a momentanément liée à sa vie et dont il a fait, sans trop de peine, je le reconnais, un instrument façonné selon ses vices. Elle a tout supporté par faiblesse, par tendresse peut-être, à coup sûr par habitude, par affection pour ses enfans; si, exaspérée par l’injustice, elle a regimbé, elle a été vaincue par la violence et terrassée. Si un compagnon de « son homme » a été témoin de la correction, il aura dit : « Elle en a assez comme cela, ne la tue pas! » et c’est peut-être ce qui l’aura sauvée. Mauvais monde que celui-là, où l’ivrognerie a peu d’intermittences, où le méfait ne paraît pas répréhensible, où l’effort est permanent pour échapper à toute responsabilité, où le sentiment du devoir, le respect de soi-même, la conscience, la vertu sont remplacés par la crainte du gendarme, lequel est l’ennemi public, puisqu’il représente la loi.

Dans de tels milieux, qui s’étendent comme une nappe d’eau croupie sous les substructions sociales de Paris, la femme, si elle n’est pas née vicieuse, le devient rapidement; elle se perd, elle est perdue. Ne faites point appel à sa dignité, elle n’en a pas; ne lui parlez point de morale, elle ne sait ce que c’est ; n’évoquez pas sa volonté, elle n’en a plus. Maltraitée, chassée, sans feu ni lieu, sans argent, sans moyen d’en gagner, où ira-t-elle? A la bonne maison de la rue Saint-Jacques, dont la Société philanthropique a fait un asile de nuit pour les femmes[2] ; oui, certes, si toutefois elle la connaît. Elle y pourra rester pendant trois jours, heureuse et presque réconfortée en arrivant le soir de pouvoir se chauffer au poêle et de manger la soupe auprès de ses compagnes de misère affamées comme elle. Et après? que deviendra-t-elle? où dormira-t-elle? où ramassera-t-elle le pain quotidien qu’elle n’a pas demandé à un Dieu auquel elle ne croit guère et auquel elle ne pense pas? C’est là l’heure redoutable d’où va dépendre toute une destinée. Si le hasard, la grande divinité des malheureux, ne lui fait rencontrer sur sa route la main bienfaisante qui éloigne de l’abîme, elle y tombera. Qu’a-t-elle fait? Je ne sais; elle a volé, elle a fraudé, elle a commis un de ces mille délits sur lesquels, sous peine d’abdication, la police est contrainte d’ouvrir les yeux. Elle a passé la nuit au poste, dans cette immonde chambre que le jargon des malfaiteurs appelle le violon. Au matin, elle est montée en voiture cellulaire, elle a été conduite au dépôt et écrouée après avoir reçu un pain qui, pour elle, sera un objet de nécessité première. — Je disais à une détenue : « Vous ennuyez-vous beaucoup? » Elle me répondit : « Je ne peux pas dire que je m’amuse, mais c’est quelque chose de manger tous les jours. » — Le soir de son entrée au dépôt, le lendemain au plus tard, elle sera transportée à Saint-Lazare, où la préfecture de police la garde à la disposition de la justice. Elle est placée à la première section, c’est-à-dire à la détention ; c’est là qu’elle attendra son jugement, c’est là qu’elle reviendra après sa condamnation.

Le système pénitentiaire de la détention est rudimentaire et par conséquent défectueux. Les détenues travaillent en commun dans des ateliers, silencieuses et sous la surveillance des sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. Là, par de bonnes paroles, à l’aide de certaines lectures, on peut. à la rigueur, apporter quelque apaisement à ces âmes farouches et faire entrer quelques rayons de lumière dans ces cerveaux obscurcis. La journée est relativement bien employée; n’acquerrait-on, près des longues tables devant lesquelles on est assise, qu’un peu l’habitude du travail, ce serait déjà un grand bienfait, sans compter que l’on y gagne quelques sous qui, accumulés, forment ce que l’on nomme la masse et serviront à pourvoir aux premiers besoins, à la fin de l’emprisonnement; à moins que « l’homme » n’attende la libérée à sa sortie de la geôle et ne les lui enlève par droit de préhension. Lorsque la nuit est venue et que l’heure du coucher a sonné, les détenues sont conduites dans leur chambre ; non ! pas dans leur chambre, mais dans leur chambrée, ce qui n’est pas la même chose et ce qui est vicieux au premier chef. Les chambrées contiennent deux, quatre, six, huit lits et, par conséquent, échappent à tout contrôle, car celui que l’on peut exercer par le judas dont les portes sont munies, est illusoire. Dès lors, le bénéfice de la journée, si bénéfice il y a, est perdu : c’est la toile de Pénélope de la dépravation ; chaque nuit détruit la besogne de chaque jour. Le dortoir en commun, éclairé au gaz, avec les lits nombreux et où peut dormir une surveillante, est préférable à ce groupement de perversités réunies loin de tous les yeux, mises en contact, chuchotant d’étranges récits, se vantant de leurs actes coupables, et que l’on dirait l’assemblées pour des œuvres néfastes. Cela seul démontre que Saint-Lazare est impropre au service qu’on lui impose et qu’il n’est que temps de démolir, de remplacer cette maison pestiférée.

La prison réservée aux femmes, — à quelque catégorie de détenues qu’elles appartiennent, qu’elles soient prévenues, qu’elles soient condamnées par la justice, qu’elles soient punies par l’administration, qu’elles soient enfermées par voie de correction paternelle, — Doit être disposée pour le système auburnien : travail en commun dans les ateliers pendant le jour, isolement en cellule à un seul lit pendant la nuit ; sinon la prison est la pire des écoles, et c’est ce qui se produit actuellement à Saint-Lazare, où les prisonnières, détenues et jugées, sont perpétuellement gardées en haleine par le vice qui rôde autour d’elles et les pénètre comme la plus contagieuse des épidémies. Si l’on veut bien reconnaître que le penchant au délit et l’instinct du crime sont un mal moral, on conviendra qu’il serait peut-être sage de traiter ce mal comme on traite le choléra ou la peste et de lui bâtir des lazarets. L’énergie sédative de l’isolement est parfois considérable sur l’être humain qui a failli, n’en déplaise aux philanthropes à courte vue pour lesquels le bien-être du malfaiteur prime la sécurité des honnêtes gens ; on peut sortir amélioré d’une cellule, on ne sortira jamais qu’empiré d’une prison en commun. Je crois que pas un des hommes qui se sont occupés sérieusement du régime pénitentiaire ne sera opposé à cette opinion. Les maisons où les détenus sont en communications fréquentes, — Saint-Lazare, Sainte-Pélagie, une des sections de la Santé, — sont la pépinière des récidivistes; on le sait à la préfecture de police et à la justice correctionnelle. L’action que les personnes bienfaisantes cherchent à exercer sur les prisonniers, dans l’espoir souvent déçu de les ramener au bien, de les relever à leurs propres yeux, de les rendre à une existence honorable et laborieuse, est bien plus puissante dans la séquestration que dans la promiscuité. En ce dernier cas, l’effort doit être incessant et poussé à l’extrême ; bien souvent il est vain ou ne produit qu’un effet momentané, et le péché ressaisit celui qu’on avait tenté de lui arracher. On le sait, mais on ne désespère pas, et on recommence avec la ténacité des âmes qui ont foi en elles, parce qu’elles ne veulent que le bien, et que la pitié dont elles sont animées les empêche de se décourager. Qui sait si les Danaïdes n’ont pas enfin réussi à remplir leur tonneau?

L’état moral et l’état matériel des malheureuses qui vivent à la détention de Saint-Lazare a ému des cœurs compatissans. Des femmes honnêtes, dans la stricte acception du mot, mères de famille, glorieuses des enfans qui croissent à l’abri de leur vertu, sans acception de croyances religieuses ou de théories philosophiques, se sont concertées dans la pensée de porter secours aux pauvres créatures qui, de chute en chute, sont venues tomber dans la maison où saint Vincent de Paul a prié avant de partir pour aller racheter les captifs des villes barbaresques. Que sa grande âme faite d’indulgence et de commisération inspire celles qui viennent dans les lieux qu’il a habités pour faire renaître l’espérance et préparer la réhabilitation ! Pareilles à ces femmes du monde qui se font les gardes-malades des pauvres, qui veut dans les hôpitaux soigner les grabataires et panser les plaies répugnantes, elles sont entrées courageusement dans cette léproserie du vice pour consoler les désespérées, apaiser les révoltées et redresser les victimes de leur propre faiblesse. Labeur ingrat, mais qui ne les fait point reculer, car elles ont le cœur vaillant, et peut-être bien aussi portent-elles en secret l’orgueil de leur sexe qu’elles trouvent déprimé par nos lois masculines et qui ne reprend l’égalité complète que devant la répression. Leur lutte est incessante, car le vice est multiple et revêt toutes les formes pour se manifester comme pour se dissimuler, même à la bienfaisance qui le constate par cela seul qu’elle s’y intéresse. La violence que ces femmes de bon vouloir se sont imposée pour ne point fuir le champ de combat doit être considérable, car rien n’est plus odieux à l’honnête femme que le contact de la femme dissolue. Elles dégagent l’une et l’autre une électricité qui se repousse; ce sont les sœurs ennemies ; pour que celle-ci s’apitoie et que celle-là se laisse attendrir, il faut la rencontre de deux fortes résolutions qui n’est point fréquente et n’en est que plus louable. La femme qui laisse le foyer respecté, les enfans attentifs, la famille sans reproche pour s’engouffrer dans la sentine de Saint-Lazare, afin d’y découvrir une créature à sauver, a mis sous ses pieds les préjugés mesquins, a fait taire les scrupules conventionnels, a vaincu les timidités de son sexe développées par l’éducation. Elle ressemble à ces pêcheurs qu’au temps de ma jeunesse j’ai vus sur les bords de la Mer-Rouge : ils plongent dans la mer, sans souci des requins qui les guettent peut-être, se déchirant les muscles contre les madrépores du fond, le sang aux narines, le sang aux oreilles, mais insensibles à la douleur comme au péril, car ils espèrent rapporter la perle qu’ils cherchent et que sans doute ils ne trouveront pas. Je suis resté bien des heures à les contempler, et je les admirais, même lorsqu’ils revenaient les mains vides. Il n’est point donné à tout le monde d’accomplir la belle action, mais on ne peut qu’applaudir ceux qui la tentent.


II. — L’ŒUVRE.

Ce n’est pas la première fois que l’on s’efforce d’agir sur les détenues de Saint-Lazare ; je dis les détenues, car l’infirmerie et la correction paternelle sont ouvertes depuis longtemps aux dames du Bon-Pasteur qui y pèchent en eau trouble; — C’est le vrai mot; — qui parfois réussissent à pénétrer l’âme de quelques pauvres fillettes, prématurément perdues, qu’elles arrachent à la débauche et emmènent dans des maisons silencieuses où l’on vit sous la règle des habitudes monacales. Pour les détenues, il n’en est point ainsi : lorsqu’elles auront purgé leur condamnation, elles reprendront la liberté de l’existence et la responsabilité de soi-même. Ce fut une femme de lettres, récompensée, en 1840, par l’Académie française pour un livre intitulé : le Jeune libéré, qui la première s’en occupa, ne vit en elles que des sœurs malheureuses et crut à leur innocence jusqu’à favoriser une évasion. Elle se nommait Louise Crombach, avait de l’esprit, beaucoup de sensibilité, et s’était, avec enthousiasme, ralliée aux doctrines fouriéristes qui tenaient un grand compte des exigences de la matière. L’axiome fondamental de la doctrine : à chacun selon ses besoins, promettait la civilisation en pâture au dévergondage des appétits. J’ignore si Mlle Crombach s’abaissa des théories à la pratique, mais on peut croire qu’elle avait l’âme tendre et que sa naïveté lui faisait voir des victimes là où il n’y avait que des coupables. Employée à Saint-Lazare en 1842, nommée dame inspectrice en 1844, elle a ses grandes entrées à la détention, s’engoue d’une femme Guinard, condamnée pour escroquerie, très habile en l’art de feindre, l’admire, la plaint, lui donne de l’argent et finit par s’apercevoir qu’elle a été dupée par une intrigante d’une duplicité supérieure. L’exemple n’éclaira pas la pauvre fille, que dévorait le besoin de se dévouer et qui rêvait l’abolition du mal par l’harmonie universelle, ainsi que le prophète Fourier l’avait annoncé à ses disciples. Joséphine Chaylus, qui se disait comtesse Caylus et comtesse de Marsan, — fort peu de chose en somme, — prévenue de faux en écritures commerciales, n’allait pas tarder à s’asseoir sur la sellette de la cour d’assises. Le cas était grave alors et entraînait la peine de la réclusion après l’exposition publique. Les charges étaient accablantes et la condamnation paraissait certaine. L’honnête Crombach avait le cœur ému en pensant que cette femme d’élite, cette comtesse que la malice des hommes accusait injustement, comparaîtrait devant un jury qui serait peut-être assez aveugle pour ne point reconnaître son innocence. Elle se jura de la sauver, et elle abusa de ses fonctions d’inspectrice pour la faire évader. La préfecture de police se fâcha, et ce fut Louise Crombach qui fut traduite en cour d’assises, où elle s’entendit condamner à deux années d’emprisonnement. Un vice de formes permit à la cour suprême de casser l’arrêt et de renvoyer l’affaire devant les assises de Seine-et-Oise, qui furent clémentes et acquittèrent cette malheureuse, dont la faute avait été suffisamment expiée par une longue prévention[3].

C’est à cette date et c’est à la suite de cette aventure que le personnel des gardiennes laïques qui faisait le service à Saint-Lazare fut congédié et remplacé par les sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. La préfecture de police qui, par expérience et par tradition, est perspicace, sait que certaines maladies morales ou physiques ont besoin d’infirmières spéciales, et que c’est aux communautés religieuses, au renoncement volontaire, au dévoûment professionnel, qu’il est sage de les emprunter; car, là plus qu’ailleurs, on rencontre la discipline, la bonne tenue et le désintéressement. Si le zèle sur certaines questions y peut parfois paraître excessif, ce défaut de mesure dans des croyances où l’on voit le bonheur et que l’on voudrait faire partager, est racheté par une abnégation de soi-même et un sentiment du devoir qui sont un garant de sécurité pour l’administration et de justice pour les détenus. Non-seulement les religieuses prirent possession de la prison, mais les dames visiteuses en furent écartées; l’exemple de Louise Crombach avait rendu défiant, on leur interdit l’entrée des chambrées et des ateliers où elles venaient faire des lectures pieuses, répéter quelques bribes des sermons entendus au prêche et qui n’étaient pas toujours écoutés avec le recueillement désirable. Plus d’une détenue avait feint de dormir, et les moins respectueuses s’efforçaient de ronfler. Les résultats obtenus avaient été de si mince importance, que toute visite fut supprimée. Saint-Lazare fut séparé du monde extérieur et resta livré à sa propre contagion.

Cette période d’isolement dura jusqu’en 1868. À cette époque, l’abbé Michel fut nommé aumônier de la prison; il amena avec lui sa nièce, qui ne le quittait point, qu’il avait élevée et qui se nommait Pauline de Grandpré. En entrant dans la prison où, lors des plus mauvais jours de la Terreur, André Chénier avait chanté la Jeune Captive, qui se souciait plus des saillies du comte de Montrond que des vers du poète, la première impression de Mlle de Grandpré fut pénible, et ce ne fut pas, je pense, sans quelque effroi qu’elle vit défiler devant elle le lamentable troupeau du vice et de la dépravation. Si le contact n’était pas immédiat, il n’en était pas moins douloureux; elle voyait les détenues descendre de la voiture cellulaire, se promener dans les préaux; de ses fenêtres, elle surprenait leurs conciliabules secrets; le jour, elle les entendait chanter; la nuit, elle les entendait crier, gémir et sangloter. Au malaise des premières heures succéda la pitié, l’ineffable pitié des grands cœurs pour ce qui souffre, même lorsque la souffrance est méritée. C’est là un sentiment, je dirai même une sensation, dont il est impossible de se défendre lorsque l’on visite les cabanons et les ateliers d’une maison pénitentiaire. On a beau se dire que l’on est en présence de coupables que la loi avait mission de frapper, que la société avait le devoir de séquestrer, on n’en est pas moins ému, on les regarde avec commisération et l’on ne peut s’empêcher de dire : Pauvres gens! Mlle de Grandpré n’échappa point à cette oppression morale, qui devient physique à force d’être intense. Elle oublia les délits, elle oublia les crimes et ne vit plus que le malheur. Elle fit une observation qui n’est pas sans valeur. Sous le même costume, dans les habitudes d’un règlement uniforme, jeunes ou vieilles, laides ou jolies, toutes les détenues se ressemblent; on dirait que la captivité les a modelées de la même façon et jetées dans le même moule. Il faut du temps et une certaine attention pour les distinguer les unes des autres et mettre un nom sur leur visage. Ce qui la frappa d’abord, c’est l’action démoralisatrice que la prison semble exercer d’elle-même sur les prisonnières ; on dirait qu’elle les pénètre de tous les vices dont elle a été le témoin et leur donne une sorte de sérénité qui n’est autre que le mépris du bien et l’indifférence du mal. Elle l’a dit: « Beaucoup d’entre elles arrivaient pures et épouvantées : elles partaient tranquilles, mais perdues. » Elle interrogeait les directeurs, les détenues, les religieuses, les religieuses surtout, qui ont fait tant d’observations et reçu tant de confidences. De ce qu’elle avait vu, entendu, remarqué, elle tira cette conclusion : « Saint-Lazare est une horrible plaie sociale. » Je n’y contredirai pas.

Elle sentait que là il y avait du bien à faire, des âmes faibles à fortifier, une matière indolente à soutenir, une misère redoutable à combattre ; elle y rêvait et cherchait un moyen de venir en aide à tant d’infortunes qui, si elles n’étaient soulagées, restaient menaçantes pour la société et redeviendraient promptement un péril. Elle était de la maison où son oncle, l’abbé Michel, était vénéré; elle s’y promenait entr’ouvrant le judas des portes, regardant, sans mot dire, dans les chambrées, se mêlant parfois aux détenues et causant avec elles au préau, toujours hantée, comme d’une idée fixe, par son projet de leur être adjuvante. Elle a passé là de tristes heures, poussée par son bon vouloir, retenue par son impuissance et se répétant : Comment faire? Elle découvrait nettement la route et ne savait comment s’y engager. Elle y fit le premier pas vers la Noël de 1866. Le temps était dur et sombre, elle était seule, rêvasseuse, au coin de son feu ; on sonna timidement à sa porte, elle alla ouvrir et aperçut une femme livide, qui parlait à voix basse, comme si elle avait honte de ce qu’elle disait. On l’entendait à peine ; mais, à la voir, on la devinait: elle avait faim, elle avait froid; elle demandait à manger ; elle se rappelait avoir aperçu dans les couloirs de la prison Mlle de Grandpré, qui l’avait regardée sans mépris ni colère; elle était à bout de voie, près de tomber au coin d’une borne et de s’y laisser mourir; elle était venue l’implorer. Mlle de Grandpré s’empressa; à côté de la cheminée on servit un repas à la malheureuse, qui put se rassasier et se chauffer avec délices. Pendant qu’elle mangeait, Mlle de Grandpré écarta une sorte de loque qui lui servait de manteau et s’aperçut qu’elle n’avait pas de linge. De tous les signes de la misère, c’est celui-là peut-être qui produit l’impression la plus poignante sur une femme bien élevée. Quoi! pas de chemise! Non, ni bas, ni jupon, ni fichu! Mlle de Grandpré courut à ses armoires et la pauvre fille fut pourvue de ce qui lui manquait.

Elle se nommait Françoise R... Accusée d’escroquerie, elle avait été arrêtée et conduite à Saint-Lazare. Après une instruction judiciaire qui avait duré trois mois, on avait reconnu son innocence, et une ordonnance de non-lieu l’avait rendue à la liberté. Près de cent jours de prévention, c’est beaucoup lorsque l’on n’est point coupable. Sortie de prison, elle avait pour toute fortune trois francs, que le garni et la nourriture enlevèrent rapidement ; ne voulant pas mendier, elle sollicita un secours à la préfecture de police, qui lui proposa l’hospitalité de Saint-Lazare; elle se sauva épouvantée, marcha pendant plusieurs nuits dans Paris, ramassant quelques détritus aux tas d’ordures, couchant, quand elle l’osait, dans « l’allée » des maisons à porte bâtarde, échappant par miracle aux rondes des sergens de ville, qui l’eussent « ramassée » comme vagabonde, pleurant et se demandant pourquoi elle était si durement punie, puisqu’elle était innocente. Un matin, elle s’assit sur une des berges de la Seine, ses genoux dans les mains, l’œil fixe, regardant couler l’eau, qui l’attirait et lui promettait la fin de ses misères. En elle quelque chose se révolta qui ne voulait point mourir. Elle se souvint tout à coup de Mlle de Grandpré : Essayons ! elle vint heurter à sa porte, ne se doutant pas qu’elle apportait la lumière à un esprit qui se débattait encore dans les brouillards de ses projets et qu’elle allait provoquer la création de l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare. L’appellation est rigoureuse : elle délimite le champ de l’action et détermine le but que l’on veut atteindre.

Mlle de Grandpré comprit que tout effort tenté sur les détenues serait vain et détruit par le mauvais exemple, par les conseils pernicieux, par le faux amour-propre, par la vantardise, qui sont, jusqu’à présent, le produit le plus net des prisons en commun, où l’on s’excite mutuellement, où l’on se défie au méfait, où la perversité railleuse triomphe facilement des volontés débiles. C’est à la sortie de la maison pénitentiaire, après la peine subie, à l’heure inéluctable de l’humiliation du passé et de l’inquiétude pour l’avenir, qu’il faut agir. Il y a là une heure d’angoisse à laquelle les cœurs les plus endurcis ne peuvent se soustraire : « la masse » gagnée par le travail des ateliers est si maigre qu’elle sera promptement dissipée ; que faire ? On n’aura même plus le grabat et le pain bis de la geôle, où du moins l’on pouvait dormir et qui calmait la faim; où se placer, où trouver la besogne qui fera vivre, nul ne veut d’une condamnée ; comment dissimuler ses antécédens, comment avouer d’où l’on sort? Questions insolubles auxquelles, le plus souvent, la récidive a répondu. C’est à ce moment qu’il faut intervenir; c’est ce qu’a fait Mlle de Grandpré, c’est ce que font les âmes généreuses auxquelles elle a ouvert la voie. Empêcher la misère d’étreindre une malheureuse qui, après tout, est quitte envers la société, puisqu’elle a expié sa faute et que la faim pousserait à de nouveaux délits ; l’aider dans la mesure du possible, lui offrir un abri transitoire, la vêtir pour qu’elle ait au moins une tenue décente et soit protégée contre le froid ; s’interposer près de la famille, dont parfois la feinte sévérité cache le désir de s’épargner quelque dépense; la rapatrier, si elle consent à retourner au pays, qu’elle a eu tort de quitter ; la défendre contre elle-même, raffermir ce qui peut rester en elle de volonté bonne, faire acte de maternité envers elle et la maintenir en ligne droite chez les patrons qui auront bien voulu l’accepter, c’est là ce que l’on cherche, ce que l’on obtient plus souvent que l’on ne pourrait croire, et c’est ce qui était contenu en germe dans l’initiative prise par Pauline de Grandpré.

Dès qu’elle eut vu la nudité et le délabrement de la pauvre femme qui avait eu la pensée de venir l’implorer, elle surveilla les détenues à la levée de l’écrou ; elle eut pitié de leur dénûment et ménagea si peu sa garde-robe qu’un jour elle s’aperçut que ses armoires étaient vides. Elle fut désespérée, mais se calma bientôt en pensant que d’autres voudraient bien faire ce qu’elle avait fait elle-même. Elle écrivit à toutes ses amies, à toutes les femmes avec lesquelles elle était en relation. Dès le lendemain, les ballots de linge et de vêtemens arrivaient chez elle et lui permettaient de vêtir les libérées les plus pauvres. Le vestiaire était créé et ne chôma plus. Je n’ignore rien de ce que l’on a dit, l’on dit et l’on dira sur les femmes parisiennes, sur leur futilité, sur leur inconsistance et leur amour du plaisir ; mais je sais que jamais on ne les invoque en vain quand il s’agit de secourir les misérables ; je sais que leur compassion est infinie et que la bonté de leur cœur luit derrière leurs défauts, comme une étoile à peine voilée par une brume transparente.

Qui dit femme, dit mère; ce serait grand’pitié de séparer une détenue de son enfant ; la préfecture de police, qui est bonne personne, malgré ses airs rébarbatifs et les calomnies dont on l’accable, ne le tolérerait pas; jusqu’à l’âge de trois ans, l’enfant est reçu en hospitalité à Saint-Lazare et vit près de sa mère, que les sentimens maternels ramèneront peut-être au bien. Mlle de Grandpré, traversant le greffe de la prison, vit une femme qui allait en sortir, portant dans son tablier un petit enfant dont les pieds étaient nus. « Mais cet enfant va s’enrhumer : ni bas, ni chaussures! — Hé! madame, je n’en ai pas, et comment en aurais-je? » De ce jour, au vestiaire des libérées on adjoignit un vestiaire pour les enfans. C’est ainsi que peu à peu l’œuvre prenait corps, à mesure que de nouveaux incidens se produisaient : un appel fut adressé aux âmes bienfaisantes, on y répondit, et l’on eut une caisse de secours où l’on put puiser pour subvenir à des besoins rigoureux. Une circonstance imprévue éternelle provoqua la création d’une sorte d’assistance judiciaire où les prévenues trouvèrent des avocats empressés à les défendre. En 1869, je crois, une jeune fille, Madeleine X.., employée dans une maison de commerce, fut accusée d’escroquerie et arrêtée. Elle avait été recommandée à Mlle de Grandpré, qui alla causer avec elle. La pauvrette jurait qu’elle était innocente. Elle était de bonne famille : un de ses frères était officier, sa sœur était institutrice dans une maison d’éducation de l’état ; à l’idée du déshonneur qui allait l’atteindre et rejaillir sur les siens, elle se désolait. La culpabilité était des plus douteuses; un bon avocat eût enlevé l’acquittement. Malheureusement, le stagiaire désigné d’office, la veille du jugement, n’avait rien de ce qu’il faut pour éclairer les juges : il étudia lestement le dossier à l’audience, échangea quelques paroles avec sa cliente, qui, après une plaidoirie des plus succinctes, fut condamnée à deux mois de prison.

Elle revint à Saint-Lazare métamorphosée; plus de lamentations, plus de désespoir; une résignation froide et une douleur concentrée : « Je suis à jamais perdue ; si j’avais eu un avocat dévoué qui eût étudié l’affaire, j’étais sauvée; ma vie est finie. » Nulle consolation, nul encouragement, ne la purent attendrir, elle restait impassible : « Je ne survivrai pas. » Rentrer dans les emplois du commerce, il n’y fallait pas songer. Elle trouva une place de domestique et l’accepta. L’humiliation de sa condition, le souvenir de son désastre, la honte de la peine subie, pesaient sur elle et ne lui laissaient plus de repos. Elle voulut mourir, écrivit à Mlle de Grand- pré : « Faites prendre mes vêtemens, vous les donnerez à des jeunes filles aussi malheureuses que moi ; ah! si j’avais eu à temps un avocat dévoué, je n’aurais pas été condamnée, » et s’empoisonna. On put la sauver et la rendre à une existence qu’elle détestait. Ce cri, que si souvent elle avait proféré: « Ah! si j’avais eu un avocat dévoué, » ne fut point perdu pour Mlle de Grandpré. C’était comme l’indication d’une piste nouvelle qui pouvait conduire au relèvement des infortunées dont son cœur était ému. Elle se mit en relations avec quelques jeunes avocats avides de travail, ardens au devoir, prêts à bien faire. Ce ne fut pas en vain qu’elle invoqua leur générosité; avec ce désintéressement si commun en France dans les carrières libérales, ils répondirent à son appel, et le conseil judiciaire de l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare fut constitué. Dès lors, nulle prévenue ne comparut devant la justice sans être assistée d’un avocat dévoué, comme avait dit la pauvre Madeleine, ayant eu loisir d’étudier les dossiers et pouvant plaider en connaissance de cause.

Sous la seule impulsion d’une femme intelligente et bonne, toujours en contact avec les prisonnières, n’ignorant rien de leurs misères ni de leurs fautes, l’œuvre se complétait, trouvait des ressources morales et des ressources matérielles que les gens de cœur ne lui marchandaient pas. Au mois de février 1870, des représentans de la presse, de l’administration et des principales sociétés de bienfaisance, des dames de charité furent convoqués en assemblée générale au presbytère de l’église de Saint-Eustache, dont le curé, l’abbé Simon, était un des hommes les plus populaires de Paris. Après discussion, on approuva des statuts provisoires, et l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare fut fondée ; d’individuelle qu’elle avait été jusqu’alors, elle devenait collective sous la direction de Pauline de Grandpré, qui en était la seule initiatrice. L’heure de cette naissance officielle était mauvaise. La guerre, l’investissement de Paris par les armées allemandes, la commune, jetèrent dans les esprits une perturbation profonde dont l’œuvre se ressentit. Les dames protectrices étaient dispersées, et la misère du temps ne permettait guère de porter secours aux libérées, qui, pendant le siège, regrettaient la prison où, du moins, elles auraient eu le pain noir en quantité suffisante. Lors de la commune, les détenues s’interposèrent ingénieusement entre les insurgés et les sœurs de Marie-Joseph ; c’est à elles que celles-ci durent de pouvoir s’évader et d’échapper aux périls qui les menaçaient. Malgré la tempête qui assaillit son berceau, l’œuvre ne devait point périr; une vitalité puissante l’animait, car elle correspondait à deux besoins impérieux : à la défense contre le vice qui est le salut de notre état social ; au dévouement qui est une nécessité pour le cœur des femmes de bien ; aussi, dès que la tranquillité fut rétablie dans la pauvre ville dont tant d’infortunes avaient suspendu l’existence, l’action fut reprise énergiquement et continuée avec une persistance qui, jusqu’à ce jour, n’a reculé devant aucun obstacle.

Pauline de Grandpré est restée jusqu’en 1883 à la tête de l’œuvre qu’elle a fondée, que seule elle pouvait concevoir, car seule elle avait plongé au fond des misères où l’on se débat à Saint-Lazare. À cette époque, elle se retira à la campagne, abandonnant la direction effective de son œuvre, qui est tombée entre bonnes mains. La présidence appartient actuellement à Mme Caroline de Barrau, qui trouve une auxiliaire d’une intelligence et d’une bonne volonté rares dans Mme Isabelle Bogelot, à laquelle la partie active du travail est réservée. Dans l’ensemble, elle représente un pouvoir exécutif qui, en presque toute circonstance, a le droit d’initiative. Ses cheveux prématurément blancs indiquent qu’elle est dans l’âge qui amène l’expérience, affaiblit les illusions, permet de contempler les choses avec clairvoyance et laisse à l’âme toute sa chaleur. C’est elle qui visite les détenues, avant et après le jugement, écoute leur histoire, démêle la vérité au milieu des mensonges dont on l’enveloppe, réveille les courages endormis, montre un avenir meilleur si l’on veut résolument saisir le travail, et bien souvent fait rentrer l’espoir dans des cœurs qui n’en avaient plus. Elle n’a qu’une devise : à tout péché miséricorde, et elle tend une main sérieuse, une main solide aux malheureuses à qui une première chute fait croire qu’elles ne pourront jamais se relever. Elle rappelle ces moines hospitaliers du moyen âge, qui allaient à travers les villes pestiférées chercher et ramasser les mourans qu’un souffle de vie animait encore. J’imagine qu’elle a reçu bien des confidences, plus que les avocats, plus que les confesseurs mêmes, et que ces confidences lui ont appris que l’on a raison de dire qu’il ne faut jamais désespérer de la conversion du pécheur. Elle n’adresse point de reproches, elle sait que ce serait inutile; à quoi bon revenir sur un fait accompli ; elle tente d’émouvoir les sentimens qui subsistent encore ; au milieu des cendres, elle cherche l’étincelle d’où le feu jaillira encore. Sa longue pratique des femmes déchues lui a enseigné qu’il n’est âme si perverse qui ne conserve dans ses replis secrets ce je ne sais quoi de mystérieux où la dignité humaine subsiste. Dans l’âme rien ne meurt, mais tout peut s’endormir; il ne s’agit parfois que de réveiller: tâche exquise et délicate où, bien mieux que les hommes, les femmes excellent. On ne promet rien, ni faveurs, ni grâce, ni récompense; mais seulement le travail, le devoir et l’effort sur soi-même. Le but de la société a été nettement formulé : « Préserver la femme en danger de se perdre, et fournir aux libérées, sans distinction de culte ni de nationalité, le moyen de se réhabiliter. »

Quoique parmi les membres de la société et du conseil d’administration je compte bien des hommes, l’œuvre est surtout une œuvre féminine; les femmes y dominent et, fait digne de remarque, presque toutes appartiennent à la bourgeoisie ; la cotisation est des plus minimes : 5 francs par an, ou 100 francs une fois donnés. C’est faire le bien au plus bas prix, et c’est surtout prouver que l’on n’accorde de secours en argent qu’à la dernière extrémité, car l’on est sage, on est prévoyant, et l’on veut éviter que les aumônes ne prennent le chemin du cabaret, ce qui leur arrive si souvent lorsqu’elles sortent des caisses de l’Assistance publique ou de la bourse des particuliers. Un groupe de dames patronnesses assiste la directrice générale et la directrice adjointe, ce n’est pas trop, car pour celles-ci le labeur serait accablant. Toutes les sectes religieuses, toutes les croyances, toutes les théories, sans excepter la libre pensée, sont représentées dans cette réunion de femmes qui marchent d’accord vers un but commun et l’atteignent parfois. Elles ne voient dans les détenues et dans les libérées que des malades qu’il faut chercher à guérir. Dans les maladies morales comme dans les maladies physiques, on en rencontre d’incurables, et les rechutes sont fréquentes; souvent la convalescence est longue, avec des intermittences au moins douteuses; cela ne les décourage pas. Quand même elles ne réussiraient jamais, le bien qu’elles veulent faire ne serait point perdu, il leur profiterait à elles-mêmes; c’est un lieu-commun de dire que l’exercice du bien élargit le cœur et fait fructifier l’âme ; en telle matière la déception est apportée par autrui et l’on reste certain de ne s’être pas trompé en se jetant à la recherche de la bonne action. Vouloir ne faire le bien qu’à coup sûr, c’est avoir la charité stérile; il vaut mieux être dupé cent fois en donnant que de commettre une seule erreur en ne donnant pas. A l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare, on offre son temps, son dévoûment, ses consolations et ses soins; on s’identifie à des souffrances présentes ; on essaie de remédier aux souffrances de l’avenir, et l’on s’emploie, sans réserve, aux actes du salut immédiat, car c’est celui-là seul que l’on vise; l’autre est affaire de conscience dont on ne se mêle jamais. Dans le principe, le siège de la société avait été installé rue Albouy, non loin de la prison de Saint-Lazare ; pour les dames de l’œuvre, le petit appartement où elles se rencontraient afin de se concerter s’appelait le secrétariat : pour les détenues, c’est le vestiaire; le mot en dit long. On a changé de quartier et l’on s’est établi place Dauphine, à proximité de l’Assistance publique, du Palais de Justice, du dépôt provisoire des détenues, de la préfecture de police, du petit parquet, avec lesquels on est en relations fréquentes, surtout depuis que l’œuvre a été reconnue d’utilité publique par un décret en date du 26 janvier 1885.


III. — LE VESTIAIRE.

Le vestiaire est situé place Dauphine, n° 28, dans une vieille maison où fut élevée Mme Roland; c’est là, dans l’atelier de son père, que lui arriva une aventure qu’elle eût mieux fait de ne point raconter. L’escalier est étroit, gondolé, sans sécurité et s’arrête au troisième étage ; trois ou quatre chambrettes carrelées servent de bureau; il se peut qu’il y fasse chaud en été, mais au mois de janvier, on y gèle; en revanche, la vue y découvre le pont Neuf, la Seine et les quais. Ouvert tous les jours de huit à dix heures du matin, les mardis et vendredis de deux à quatre heures de l’après-midi, le secrétariat est souvent visité par les pauvres femmes qui sortent de prison ou ne savent que devenir. Mille quatre cent douze malheureuses s’y sont présentées pendant l’année 1886. Le personnel qui vient frapper à la porte hospitalière varie bien peu ; il est fourni par le vol, l’escroquerie, le vagabondage et la mendicité; moralement il est dénué, physiquement il est misérable. Pour l’accueillir, le réconforter, s’en occuper avec persévérance, il faut quelque courage et savoir conserver ses illusions quand même. On n’y parvient pas du premier coup ; il est nécessaire de passer par un certain stage, car tout s’apprend, même la pitié. Dans ce monde multiple par ses variétés, uniforme dans sa conduite, qu’entraîne le dérèglement de l’imagination et que fait osciller l’absence de volonté, la province fournit un contingent considérable. Là, comme partout où il s’agit de délits et de misère, je constate, une fois de plus, que Paris est en minorité; les départemens lui envoient leurs mendians, leurs voleurs, leurs filles, leurs déclassés de toute sorte, qui y vivent comme en terre conquise et lui valent sa mauvaise réputation. Le crime, la débauche, l’émeute de Paris se recrutent parmi les provinciaux, qui mettraient sans scrupule la civilisation à sac, parce qu’ils n’ont point rencontré dans « la capitale, » dans l’eldorado de leur rêve, la fortune, la situation, les jouissances qu’ils s’étaient promises. Ils s’imaginent qu’ils sont des incompris et des persécutés, alors qu’ils sont des incapables que l’on ne réussit pas à utiliser, quoiqu’ils se croient aptes à tout, précisément parce qu’ils ne sont propres à rien. Dès qu’une fille de campagne sait démêler ses cheveux et faire son lit, elle se figure qu’elle est femme de chambre ; dès qu’elle a fait bouillir des pommes de terre dans de l’eau salée, elle se croit cuisinière ; alors elle part pour Paris où l’on gagne de si gros gages ; bien souvent c’est Saint-Lazare qui reçoit ces pauvres créatures que leur ignorance et leur sottise ont entraînées loin du pays natal. Les statistiques officielles dénoncent cette énorme proportion provinciale. En 1883, les prévenues et les condamnées gardées à Saint-Lazare sont au nombre de 4,768, sur lesquelles on compte 494 étrangères, 925 Parisiennes et 3,318 femmes venues des départemens. A ceci nul remède: celles que l’on rapatrie de force reviennent; celles qui se font rapatrier volontairement s’ennuient au village, ne peuvent plus se plier aux travaux des champs, espèrent que la malchance ne les poursuivra plus ; elles émigrent encore vers Paris et y cherchent une condition qu’elles ne découvrent pas plus que la première fois; en revanche, elles trouvent la charité et les secours sans lesquels elles périraient au milieu de la multitude, comme un voyageur égaré dans le désert.

Pour ces malheureuses perdues, découragées dans les dédales de la ville immense, le vestiaire de la place Dauphine est une maison de bienfaisance, car on n’y reçoit pas que des jupes et des souliers. Toute femme qui s’y présente et qui donne preuve de quelque velléité d’énergie est certaine de s’y pouvoir appuyer sur une sympathie active. Lorsqu’une femme sort de Saint-Lazare, — prévenue ayant bénéficié d’une ordonnance de non-lieu, ou détenue ayant purgé sa condamnation, — Elle est presque toujours réduite à n’avoir en perspective que les chemins de la misère qu’elle a déjà parcourus et qui l’ont menée à la sinistre maison qu’elle vient de quitter. Le plus pressé est de la vêtir et de lui assurer un gîte pour quelques jours, afin, comme l’on dit, qu’elle ait le temps de se retourner. Dans le vestiaire, suffisamment garni de bardes offertes par les sociétaires, on fait choix de la robe, du jupon, des bas, du châle de tricot qui peuvent recouvrir décemment la malheureuse; puis on l’adresse, avec un mot de recommandation, au dortoir des femmes que la Société philanthropique a ouvert rue Saint-Jacques ; là, elle sera hospitalisée pendant trois nuits au moins et nourrie à l’aide de « bons » fournis par l’Œuvre des Libérées. Les conseils dont on a essayé de la fortifier sont très simples : « Si vous vous conduisez bien, vous pourrez probablement vivre de votre travail ; si vous vous conduisez mal, vous retournerez en prison et, comme vous serez en état de récidive, vous serez punie sévèrement et votre vie sera compromise à jamais. » On ne se contente pas de bons avis, car on sait que le moindre grain de mil ferait mieux son affaire; on l’aide et, selon les aptitudes que l’on a pu découvrir en elle, on lui cherche une condition : fille de service, bonne à tout faire, récureuse de vaisselle dans les restaurans médiocres. Autant que possible on s’adresse à des particuliers; il en est de compatissans qui, de cette façon, s’associent à l’œuvre et n’y sont pas les moins utiles. Lorsqu’il s’agit de faire obtenir une place rétribuée à une des libérées ou même simplement à une malheureuse, on évite de solliciter le concours des administrations publiques, qui semblent actuellement ne plus s’appartenir. Dernièrement on a demandé de faire employer au balayage des rues une femme digne d’intérêt ; la réponse est à retenir : « Faites appuyer la pétition par quelques députés influens, sans cela vous n’obtiendrez rien. » Lorsque la prévenue est vieille ou déformée par la maladie, réduite, par sa faiblesse même, au vagabondage et à la mendicité, on s’en va au second bureau de la première division de la préfecture de police, où sont des hommes que le contact permanent avec les gens de mauvais monde a rendus plus compatissans que sévères. On obtient d’eux, sans trop de peine, une entrée, — C’est presque une faveur, — au dépôt de Villers-Cotterets. Là, du moins, la pauvre vieille aura la nourriture et le logement; elle aura de vastes dortoirs et de larges préaux ; deux fois par semaine, elle pourra aller se promener dans la forêt, et comme, pour sortir, elle aura besoin de vêtemens convenables, c’est le vestiaire de l’œuvre qui les lui donnera. Pendant l’année 1886, le nombre des femmes reçues en hospitalité à Villers-Cotterets, par l’intermédiaire de la Société des Libérées, s’est élevé au chiffre de dix-huit. Parfois on est en présence d’une femme qui, par ses relations et quoiqu’elle ait été emprisonnée, trouve en province une place où elle ramassera son pain; on l’habille et on lui remet non pas ses frais de route, mais le billet du chemin de fer qui la conduira à destination. On ne sera pas surpris, dès lors, qu’en 1886 le vestiaire ait distribué mille cent quarante-trois pièces de vêtemens, et qu’une somme de 912 francs ait été employée à payer le prix des places en wagon de troisième classe. Les compagnies de chemin de fer, avec lesquelles l’œuvre s’est mise en relations, accordent généreusement une réduction de moitié, ce qui est participer à la bonne action dans une large mesure.

J’ai visité le vestiaire, je m’y suis assis à côté de la secrétaire, à la fois douce et ferme, auprès de Mme Bogelot, qui mène l’instruction avec la sagacité d’un juge bienveillant prêt à tout sacrifice utile, mais habile à ne point se laisser duper. Sur la table, au milieu des paperasses, un gros registre : c’est le livre d’enquête, suivi d’un répertoire qui facilite les recherches. Là, chacune des femmes dont l’œuvre s’est occupée a son nom et son état civil accompagnés d’une courte notice qui est, en quelque sorte, le résumé de sa vie, ou du moins de ce que l’on en peut connaître. Un seul coup d’œil jeté sur le livre d’enquête permet de savoir immédiatement les antécédens de « la cliente. » j’ai pu constater là combien l’œuvre se dilate, naturellement, par le seul fait de son existence, et combien son action s’est étendue, tout en restant circonscrite autour de son but primitif, qui est le relèvement et l’amélioration de la femme. Une jeune femme est entrée, vêtue de noir, de bonne tenue et de façons accortes ; c’est une ouvrière en lingerie qui, à la condition de travailler dix ou douze heures de suite, parvient à gagner 1 fr. 25 ou 1 fr. 50 par jour. Elle est mariée; son mari a fait je ne sais quelle sottise et a été condamné à un an d’emprisonnement; il en est résulté une gêne extrême, sinon la misère pour le ménage. Le sort de la femme périclitait, l’œuvre est intervenue et, à force de démarches, a obtenu une diminution de la peine imposée au coupable. Celui-ci avait été récemment rendu à la liberté, et sa femme venait remercier la directrice de la société qui l’avait libérée, en lui rendant le mari dont le gain journalier est indispensable à l’existence d’une famille. Dans ce cas, l’œuvre n’a point forcé l’esprit de ses statuts, elle a fait acte de protection en faveur de la femme. L’ouvrière en lingerie était heureuse et ne le cachait pas; comme pour venir elle avait perdu une demi-journée de travail et qu’elle avait pris l’omnibus, car elle demeure loin de la place Dauphine, on lui remit une petite somme équivalant à sa dépense et à son manque à gagner.

Un fait qui n’est pas sans analogie avec celui-ci se produisit presque immédiatement. Un détenu qui a fini son temps est revenu chez sa femme ; il a bonne envie de travailler et espère être agréé dans une des grandes usines de l’ancienne banlieue de Paris, mais pour tout vêtement il n’a qu’un pantalon usé jusqu’à la trame et un tricot de laine percé aux coudes ; s’il se présente aux contremaîtres dans ce costume délabré, il est certain de n’être pas embauché, par conséquent il ne gagnera rien et retombera de tout son poids sur sa femme. On fouille dans les nippes, on fait un paquet de bonnes hardes et la situation de la femme sera améliorée, parce que l’homme proprement vêtu trouvera sa place à la fabrique. Si l’on s’empresse à secourir l’homme afin de soulager la femme, on peut penser que l’on ne s’épargne pas lorsqu’il s’agit des enfans que l’on se plaît à rendre « braves, » comme disent les paysans, dans l’espérance souvent justifiée de ramener la femme au devoir et de l’y maintenir en développant chez elle l’amour-propre de la maternité. Aussi le vestiaire est plein de petits vêtemens que bien des mères envieraient. J’y ai vu une couronne funéraire ornée de pendeloques de perles blanches : à quoi bon ? Une ancienne détenue, en bonne place aujourd’hui, doit venir la chercher dimanche pour la porter sur la tombe de sa fille morte depuis peu. Est-ce excessif? Non; celle qui n’oublie pas d’honorer le tombeau de son enfant garde un souvenir par lequel peut-être elle sera préservée.

Pendant que j’étais là, écoutant avec un vif intérêt les explications que Mme de Barrau voulait bien me donner, une dame sociétaire de l’œuvre est arrivée, suivie d’une femme qui s’est assise dans l’antichambre et a pris une pose attendrissante. La dame a raconté que, passant sur le pont Neuf, elle avait été accostée par une mendiante qui paraissait fort misérable, et que, se trouvant à proximité du vestiaire, elle l’y amenait, afin que l’on vît si l’on pouvait lui faire quelque bien. On fit approcher la femme, qui se plaça sur un banc de bois, assez semblable à la sellette des anciennes juridictions criminelles, et se mit à verser de vraies larmes glissant le long de ses joues ridées. On l’interrogea. — Elle est restée six semaines à l’hôpital pour un mal de jambe qui « lui retentit jusque dans la tête ; » puis elle a été envoyée à la maison de convalescence du Vésinet, dont elle est sortie le 24 décembre dernier, ainsi qu’en fait foi le bulletin qu’elle présente ; depuis ce moment, elle est sans domicile. « Où logiez-vous auparavant ? — En garni. — Depuis quel âge ? — À peu près depuis l’âge de quinze ans. — Aujourd’hui, quel âge avez-vous ? — Je viens d’entrer dans ma soixante-quatrième année. — Ainsi vous n’avez jamais eu de domicile ? — Jamais. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. — Quel est votre métier ? — Je travaille dans les chaussures d’hommes, mais maintenant on n’a pas d’ouvrage, et puis j’ai mal à la main. » Elle montra sa main droite, assez propre, peu fatiguée, dont un doigt était infléchi. « Depuis votre sortie du Vésinet, vous mendiez ? — Oui, je ne peux faire que cela. — Avez-vous mangé ce matin ? » Elle secoua la tête avec un geste négatif. Je me tournai vers la personne qui l’interrogeait et, à voix basse, je dis : « Elle sent l’eau-de-vie. » Il me fut répondu : « c’est de tradition populaire que l’eau-de-vie calme la faim mieux qu’un morceau de pain ; c’est peut-être parce qu’elle n’avait rien à se mettre sous la dent qu’elle a bu un petit verre ; du moins nous devons le supposer. » On se préparait à l’adresser au dortoir des femmes de la rue Saint-Jacques, lorsque quelqu’un proposa de l’envoyer à l’Hospitalité du travail à Auteuil, munie d’une lettre de recommandation qui lui assurerait le logis et le reste pendant trois mois. La bonne femme s’exclama de reconnaissance. On la conduisit jusqu’à l’omnibus, où sa place fut payée et où on l’installa. On était satisfait au vestiaire. On disait : « Dans l’espace de trois mois, elle pourra se refaire, ça donnera du moins le temps d’aviser, et, au pis-aller, nous aurons Villers-Cotterets. » Deux jours après, on acquérait la certitude qu’elle ne s’était même pas présentée à la maison de l’Hospitalité du travail. Est-ce à dire que l’on a eu tort de s’apitoyer sur une paresse qui se déguisait en misère ? Nullement ; s’il n’y avait pas de mécompte en charité, ce serait trop beau.

Cette vieille femme, qui a si bien joué son rôle, et dont les grimaces ne lui ont valu qu’une promenade en omnibus, est-elle une ancienne pensionnaire de Saint-Lazare ? On peut le croire, car elle a fait preuve d’une habileté où l’on reconnaît le résultat de l’expérience. Si elle y a été, elle y retournera, et sa comédie n’empêchera point l’œuvre de venir à son aide ; car là, plus que partout ailleurs, on est indulgent. Le champ d’opération, qui était limité à la prison même de Saint-Lazare, s’est élargi, et les directrices de l’œuvre ont actuellement leurs entrées au dépôt, ce qui est un progrès considérable, parce qu’alors l’action, au lieu d’être simplement réparatrice, devient préventive et préservatrice. Pour bien me faire comprendre, je dois expliquer ce que c’est que le dépôt près la préfecture de police. Lorsqu’un individu est arrêté, il est conduit au dépôt, il y est interné et y reste jusqu’à ce que l’administration ait ordonné son transfert à Mazas, si c’est un homme, à Saint-Lazare, si c’est une femme. Dans le cas de certaines peccadilles constatées en flagrant délit, pour lesquelles le tribunal de simple police est incompétent et le tribunal correctionnel trop sérieux, — mendicité, vagabondage, — Le petit parquet fait comparaître immédiatement les délinquans et prononce sur leur sort. Il est facile de conclure que, si l’on peut intervenir au dépôt même avant que la préfecture de police ait livré le prévenu à justice, ainsi qu’elle dit, il sera quelquefois possible d’empêcher une malheureuse de comparaître devant des juges et de porter pour sa vie une note de flétrissure. J’ai hâle de dire qu’en certaines circonstances excusables, en présence d’une première faute qui dénote plus d’étourderie que de perversité, certain bureau administratif, situé quai des Orfèvres, fait preuve de sentimens d’humanité que l’on ne saurait trop louer. L’Œuvre des Libérées est avertie qu’une « espèce » intéressante est au dépôt et on accourt. Voici un fait qui s’est produit récemment. Une ouvrière en confection reçoit d’une couturière des étoffes taillées qu’elle doit rendre sous forme de robe dans un délai déterminé. L’ouvrière se hâte, termine son ouvrage et, comme elle est sans argent, mais qu’elle compte en toucher bientôt, elle engage la robe au mont-de-piété pour la somme de 4 francs. Lorsque le jour de la livraison est arrivé, elle n’a pas la somme qu’elle attendait, n’a pu retirer son nantissement, pleure et fait l’aveu de sa faute. La patronne couturière dépose une plainte chez le commissaire de police ; l’ouvrière est arrêtée et enfermée au dépôt. Elle a vingt-deux ans, elle est de bonne conduite; elle est pauvre et vit de son travail. Elle n’est pas l’objet d’une poursuite judiciaire; elle est sous les verrous en vertu d’une plainte particulière portée contre elle par une personne dont elle a lésé les intérêts. Si cette personne consent à retirer sa plainte, l’action, qui n’est encore qu’administrative, cesse et la pauvrette est mise en liberté. Tout de suite on court chez la patronne, on lui offre de dégager la robe qui est au mont-de-piété et on l’adjure de ne point laisser traduire en justice une jeune fille dont l’existence va être contaminée à jamais pour une faute que la pauvreté seule devrait faire pardonner. La négociation fut longue, car la couturière était rétive; on en eut raison cependant, et je crois que l’éloquence ne put la convaincre qu’en s’appuyant sur des argumens un peu plus solides. L’ouvrière fut relaxée, et je me figure que la leçon lui profitera. Sans l’intelligente bonté d’un chef de bureau, sans l’intervention rapide et pénétrante de l’Œuvre des Libérées, elle était perdue et peut-être pour toujours lâchée à travers les hasards du vice.

L’action, pour ainsi dire officielle, de l’Œuvre des Libérées, est considérable, on vient de le voir ; son action officieuse n’est pas moins importante et est tout entière faite de conciliation. Les jeunes filles de province qui accourent à Paris avec 10 francs dans la poche et quelques millions d’illusions en tête ne courent pas seulement le risque de mourir de faim et d’être réduites à retourner à pied au village, subsistant de compassion et dormant dans les granges. Aux gares d’arrivée des chemins de fer on les guette ; les commis-voyageurs de la débauche, les placiers de la dépravation s’en emparent, les guident sous prétexte de les conduire à un hôtel bon marché, leur recommandent de se méfier des voleurs dont Paris abonde, et abusent d’une naïveté qui s’étonne de trouver tant de bonne grâce chez un inconnu. Si elles en sont quittes pour la perte d’une malle ou pour une mésaventure sans conséquence, elles peuvent remercier les dieux immortels qui, sans doute, ont veillé sur elles. D’autres fois, on est allée chez « une payse, » chez une amie; par elle on a été conduite au bal, on s’est amusée, on a fait « une connaissance, » on a négligé le travail, et, sans trop le vouloir, on a glissé dans le monde de la fainéantise et du plaisir, d’où l’on ne sort que diminuée, sinon perdue. On n’en est plus à compter les fautes qui deviennent apparentes. Si on est au service, on est mise à la porte et l’on s’entend dire : Je ne veux pas de gourgandine chez moi. Si on est à l’atelier, les compagnes se moquent, se détournent en feignant l’indignation ; on est montrée au doigt, conspuée ; on croit entendre la parole de Lisette à Marguerite dans Faust : « Quelle horreur! quand elle boit et mange, c’est pour deux! » Si la terreur et la honte ne vont pas jusqu’au crime, on peut en être étonné, car le cauchemar où l’on vit est épouvantable. De toutes les formes que revêt le malheur pour frapper la femme, celle-ci est la plus cruelle, car elle est contradictoire à l’hypocrisie des mœurs, c’est pourquoi elle entraîne la déchéance; et cependant... il y aurait tant à dire sur ce sujet que je ne dirai rien, sinon que, parmi les misères sociales, c’est celle qui m’inspire la plus profonde commisération.

Elles souffrent, elles sont dans l’angoisse d’un présent détestable et d’un avenir perdu; donc elles appartiennent à l’Œuvre des Libérées qui ne les morigène pas et dirait volontiers : « Que celui qui est sans péché jette la première pierre! » C’est alors que l’on fait les démarches pour obtenir l’accès des hôpitaux, et surtout de la maison spéciale que le langage populaire a nommée : la Bourbe, Parfois quelques difficultés surgissent que l’on n’a pas le temps de combattre ou de résoudre. Il ne manque pas de sages-femmes à Paris, et, si pauvre que soit la caisse de l’œuvre, on y sait toujours découvrir de quoi secourir une pauvre femme réduite aux abois, pendant que le vrai coupable, celui qui seul est responsable devant la justice de l’âme, reste indifférent à tant d’infortune ou s’en console en faisant d’autres victimes. Les heures sont périlleuses après le grand travail de la nature, surtout pour des femmes qu’une vie de privations a mal façonnées pour cet effort souvent mortel. L’hôpital est avare du temps qu’il accorde, car, s’il le prolonge, d’autres en pâtiraient; à peine remise de l’ébranlement, mal réparée, au bout de dix jours il faut partir. Où aller? Au logis? on n’en a que bien rarement ; dans un garni? C’est presque la promiscuité, en cette période troublée où l’on a tant besoin de recueillement. L’Œuvre des Libérées est là; comme un gourmet de bienfaisance, elle connaît les bons endroits où la charité est au labeur, cette charité de Paris qui s’ingénie et brille d’un éclat magnifique au milieu de nos turpitudes, comme une fleur merveilleuse et vivace poussée sur un tas de fumier. La Société philanthropique dont j’ai déjà admiré et signalé l’énergie a profité de son expérience pour agrandir son cercle d’action et l’étendre à des misères que, jusqu’à présent, l’on avait trop négligées. Elle a remarqué que dans sa maison de la rue Saint-Jacques, le dortoir des femmes était surtout fréquenté par de pauvres filles encore chancelantes, sortant de la Maternité, et auxquelles, par pitié, on permettait de prolonger un séjour qui leur donnait le repos dont elles ont besoin. La maison, qui n’est qu’un refuge temporaire, devenait ainsi une sorte d’hospice de convalescence où la débilité venait prendre des forces. D’une part, c’était un inconvénient; d’autre part, les dortoirs n’étaient ni disposés ni outillés pour cette catégorie de malheureuses. Mue par ce sentiment de charité dont elle a fourni tant de preuves depuis qu’elle existe, la Société philanthropique a fondé, avenue du Maine, n° 201, un asile maternel où les berceaux sont placés à côté des grands lits et où dix jours pleins d’hospitalité sont accordés aux femmes qui arrivent de la Bourbe. C’est un grand bienfait qui neutralise les maladies futures qu’engendre souvent trop de précipitation dans la reprise de la vie active.

L’Œuvre des Libérées est en rapport fréquent avec l’asile maternel, elle y fait admettre ses clientes, qui, grâce à elle, deviennent parfois de bonnes nourrices sur lieu, avec gages solides et bonnets pomponnés. Quelques-unes ont témoigné d’un tel dévoûment qu’elles ont été conservées en qualité de servantes, après avoir terminé leur office auprès du poupon. Ce n’est pas tout que d’avoir aidé la jeune fille pendant ces jours où sa faute est vraiment payée plus cher qu’il ne convient; il y a là-bas, dans la province, la famille qui a tout appris, qui se voile la face et refuse d’accorder un pardon qu’elle sait devoir ne pas être gratuit. Si par malheur le père est entré, un soir, au théâtre de la ville voisine, s’il a lu quelques romans-feuilletons, s’il a vu la Closerie des genêts ou la Grâce de Dieu, il sait qu’en pareil cas il est d’usage de maudire et il maudit. C’est alors que l’Œuvre des Libérées intervient et que l’on s’efforce d’amener un rapprochement entre une fille trop durement battue par le sort et des parens dont la sévérité est parfois plus intéressée que réelle. J’ai parcouru quelques lettres échangées à ce sujet; il me semble qu’elles pourraient se résumer en cette formule finale : je consens à pardonner, pourvu que ça ne me coûte rien. — Non, bonhomme, vous ne débourserez rien, et, si l’on vous renvoie votre fille, on paiera le voyage. — Malgré quelque mauvaise humeur d’un côté et un peu de honte de l’autre, la réconciliation se fait, et l’imprudente qui est venue se perdre à Paris pourra retourner au village, où elle se sauvera si elle doit être sauvée.

L’œuvre n’est pas seulement en relations avec l’asile maternel, elle est en communication permanente avec l’Hospitalité du travail, qui a pu abandonner sa masure de la rue d’Auteuil et s’établir, avenue de Versailles, n° 52[4], dans une ancienne usine que la supérieure, tenace dans son rêve, a transformée en blanchisserie. L’Hospitalité du travail semble être un réservoir où l’Œuvre des Libérées verse les malheureuses qu’elle a repêchées pendant la prévention ou après l’emprisonnement. Les services que ces deux œuvres de salut et de préservation se rendent mutuellement sont considérables, et la progression en est à remarquer. Dans l’espace de cinq ans, le nombre des femmes ayant touché Saint-Lazare qui ont été accueillies par l’Hospitalité du travail a presque triplé : 210 en 1881, 627 en 1885. Toutes ne sont pas à jamais préservées, cela va sans dire, mais à toutes on a accordé le repos pendant trois mois, à toutes on a donné le relais sur le mauvais chemin, et toutes ont pu choisir une route meilleure et s’y engager. Ce n’est que cela que l’on peut demander à la charité : elle ramasse les faibles, les fortifie, leur montre la bonne voie et les guide ; mais elle ne refait point les âmes.

IV. — LES PETITS ASILES.

Il est dans la nature d’une œuvre de bienfaisance intelligemment conçue, répondant à un des nombreux desiderata de notre société compliquée, de se développer par elle-même, sur elle-même, comme le figuier des Banians, dont les branches deviennent des arbres en touchant terre. Si petitement commencée par Mlle’ de Grandpré, qui habille une femme demi-nue, l’Œuvre des Libérées a pris les proportions que j’ai fait connaître. Ce n’est pas assez ; de même que les hôpitaux de Paris ont un hospice de convalescence au Vésinet, elle rêvait depuis longtemps de posséder une maison de convalescence morale où, entre la claustration pénitentiaire et les périls de la vie libre, on pût faire une sorte d’apprentissage qui permît d’affronter la responsabilité de soi-même sans la laisser tomber en défaillance. Ce rêve, elle est en train de le réaliser d’une façon ingénieuse et nouvelle. Tout asile qui abrite de nombreux pensionnaires prend les apparences, sinon le caractère, d’une caserne ou d’un couvent, selon que l’on y reçoit une direction laïque ou religieuse. La règle est uniforme, elle s’impose aux natures les plus diverses, aux habitudes les moins semblables ; l’indulgence peut la tempérer, mais le bon ordre exige qu’elle soit maintenue. Là rien ne rappelle l’esprit de famille et c’est ce que l’œuvre cherche surtout à susciter et à entretenir chez les pauvres femmes sans appui dont elle a accepté la charge. Elle veut leur donner le repos intermédiaire qui leur permettra de secouer le souvenir de la prison, et néanmoins leur laisser une liberté dont leur initiative profitera pour faire des démarches en vue de découvrir et d’obtenir une condition. Plutôt que de laisser ces malheureuses sur le pavé avec les quelques sous qui leur ouvriront les portes d’un garni, l’œuvre les recueille, les loge et les nourrit, non pas dans une maison, mais dans des maisonnettes. Elle vient de créer, sans peut-être s’en douter, les petits asiles où la misère trouvera l’étape du réconfort, de la confiance, de la dignité, si la charité les adopte.

De Paris à Saint-Cloud, ce n’est plus qu’une grand’rue très peuplée qui se divise en plusieurs communes, dont Billancourt est la plus importante. Là, sur des voies nouvellement ouvertes, on a loué deux maisons, dont le loyer, — 500 francs par an, — indique l’exiguïté. On pourrait les appeler des infirmeries temporaires, car on y dépose pendant quelques jours et au besoin pendant quelques semaines les blessés du vice et de la pauvreté. On n’y souffre pas. Je les ai visitées par un temps glacial ; un feu de coke brûlait dans la grille de la cheminée, l’air y était tiède et l’on y travaillait de bon cœur. C’est la maison comme il en existe tant aux environs de Paris, la maison de l’ouvrier qui a fait des économies et dont le plaisir consiste, pour se défatiguer le dimanche, à se donner une courbature en travaillant à son jardin. Tout est petit : le couloir d’entrée, la maison, l’escalier, la cuisine, les chambres, le jardinet muni d’un puits et où s’élève l’inévitable gloriette tapissée de vigne vierge. C’est propret, d’apparence modeste et garni un peu à la diable, de meubles, d’ustensiles, de tableaux même donnés par quelque bienfaiteur qui déménageait. Quatre lits dans une chambre, c’est le dortoir des femmes ; trois couchettes dans une autre pièce, c’est le dortoir des enfans. Dans la salle à manger, une fillette de seize ans à peine faisait « une page d’écriture » qu’elle copiait dans un livre d’histoire. C’est Mme de Barrau qui exige que les libérées illettrées, — Et elles sont nombreuses, — soient, autant que possible, assidues à s’instruire, c’est-à-dire acquièrent quelques notions de lecture, d’écriture et de calcul. Elle a raison; c’est un outil de plus qu’elle place entre les mains de la femme, qui devra son existence à son travail.

La jeune fille qui commence si tard son apprentissage scolaire et qui, chose rare, écrit mieux qu’elle ne lit, est de celles dont on dit volontiers : elle n’a pas de défense. Assez grande, de visage allongé, avec les pleines joues de l’adolescence, bien faite et de regard timide, elle a je ne sais quoi de faible et d’amolli qui indique une volonté flottante. La main longue a des doigts en fuseau, bien séparés, de forme fine, qui doivent être naturellement adroits et habiles aux ouvrages délicats : là sera peut-être le salut. Elle est sortie de la prévention de Saint-Lazare avant de comparaître devant la justice; donc sur elle nulle flétrissure. Son histoire est des plus simples; c’est celle de beaucoup de pauvres filles que le diable a tentées, parce que, dans le milieu misérable où elles avaient toujours vécu, elles n’avaient jamais eu à repousser de tentations, Née dans un hameau, elle est la plus âgée de six enfans ; son père et sa mère, paysans pauvres, cultivent quelque lopin de terre dans un des départemens maritimes du nord-ouest de la France. Quand elle eut quinze ans et demi, on l’envoya à Paris : «Va! Bon vent de fortune, tu es dans la ville où l’or ruisselle; tu n’auras qu’à le baisser pour en ramasser. » Elle ne savait rien que traire les vaches et sarcler le sillon ; elle savait aussi distinguer l’avoine du froment, science peu appréciée des Parisiens. Elle se plaça comme bonne à tout faire ; c’est le lot de celles qui ignorent tout. Elle était soumise, ne regimbait point contre les rebuffades, était peu payée et admirait les robes de soie que, de la fenêtre de sa cuisine, elle voyait passer dans la rue. Un jour, sur une table de toilette, elle aperçut des boucles d’oreilles qui valaient peut-être 15 ou 20 francs la paire; elle les regarda avec convoitise, les essaya, trouva qu’elles lui allaient bien et les garda. On chercha les boucles d’oreilles, on interrogea la servante, qui se mit à pleurer et avoua son larcin : « Ç’a été plus fort que moi. » On la traita de voleuse et on la fit arrêter. Conduite au dépôt, ahurie, ne se rendant pas compte de ce qui lui arrivait, terrifiée, répondant à peine aux questions qu’on lui adressait, elle n’y resta pas longtemps et fut transférée comme prévenue à Saint-Lazare. C’est là que l’Œuvre des Libérées la découvrit.

Le cas était grave, car si la faute était minime, les conséquences pouvaient en être redoutables : vol domestique ; article 386 du code pénal : réclusion. La pauvre fille n’avait pas encore seize ans accomplis; on admettrait qu’elle a pu agir sans discernement et, alors, — par grâce, — Elle sera enfermée jusqu’à sa majorité dans une maison de correction paternelle. Entre ces deux maux quel est le moins cruel? Il serait difficile de le dire. Les dames de l’œuvre eurent pitié de cette enfant ; un tel sauvetage à opérer, le salut d’une existence entière à assurer, il y avait là de quoi tenter leur bon cœur, et elles se mirent en rapport avec la « bourgeoise » qui avait déposé la plainte. C’était une femme rêche et dure; à tout ce qu’on lui disait, elle répondait : « Tant pis pour elle, ça lui servira de leçon ! » Il ne fallut pas moins de deux mois d’objurgations et de prières avant d’obtenir que cette femme vertueuse pour les autres jusqu’à la barbarie consentît à retirer sa plainte. Les dames de l’œuvre furent enfin victorieuses ; elles emportèrent la petite fille à Billancourt, où je l’ai vue apprenant à écrire. Dès à présent, si elle est vaillante au travail, son sort est assuré; aussitôt qu’elle sera remise des émotions qu’elle a subies et qui l’ont quelque peu ébranlée, elle entrera en qualité d’apprentie dans une industrie de luxe où l’agilité de ses doigts ne lui sera pas inutile. L’œuvre la suivra des yeux, l’encouragera, fera acte de maternité vis-à-vis d’elle et au besoin lui conservera sa place dans la maisonnette où elle a trouvé asile. Si celle-là n’est pas sauvée à toujours, je serais bien surpris.

La seconde maison ressemble à la première; j’y vois trois femmes occupées à ravauder des bas, un peu maladroitement, comme si leurs mains avaient perdu l’habitude de l’aiguille. Deux d’entre elles sont marquées moins par l’âge peut-être que par les privations ou les excès; le doigt brutal de la misère ou de la débauche a martelé leur visage : lèvres flétries, joues pendantes, paupières lourdes ; elles semblent envahies par une sorte de somnolence qui donne du vague à leurs regards et de la lenteur à leurs gestes. Toutes deux ont commis le même délit : vagabondage. Sans ressource, n’ayant même pas deux sous pour avoir place à la paille dans le plus infime des garnis, l’estomac vide, grelottant de froid, l’une au boulevard Sébastopol, l’autre sur le boulevard Montparnasse, elles sont entrées dans un poste de police en disant: « Je n’en puis plus, arrêtez-moi. » L’expression dont elles se servent est celle du soldat qui a trop longtemps soutenu un combat inégal, qui jette ses armes et est fait prisonnier ; elles disent : « Je me suis rendue. » Dans ce cas-là, les sergens de ville sont très bons : ils font place auprès du poêle à la malheureuse qui se réchauffe, ils lui donnent à manger et bien souvent font entre eux une collecte, afin de lui remettre ce qu’au régiment on appelle le son de poche.

La troisième femme est tout autre. Elle vient d’avoir dix-huit ans. Elle est grande et d’ossature vigoureuse. Des cheveux blonds encadrent le front bombé, le visage est très pâle, le regard est inquiet, les lèvres sont minces avec une expression amère. Elle a quelque chose de l’animal qui a été chassé et qui sursaute, croyant toujours entendre l’aboi des chiens derrière lui. Elle n’est pas laide, mais la beauté du diable, cette fleur de jeunesse dont les joues sont veloutées, lui fait défaut; elle est hâve comme si, pendant longtemps, elle n’avait vécu que de privations. Elle est mariée ; son mari a vingt-deux ans; ils s’aimaient, et courageusement, — imprudemment, — ont accroché leur pauvreté l’une à l’autre. Sans doute ils ont chanté ce couplet d’un ancien vaudeville :


Unissons nos deux infortunes,
Nous en ferons peut-être du bonheur!


La misère fut pesante; point d’ouvrage, on en cherchait et l’on n’en trouvait pas; successivement tout ce qui représentait une valeur quelconque fut engagé au mont-de-piété. Un soir que ces deux malheureux n’avaient point mangé depuis vingt-quatre heures, ils entrèrent dans un restaurant de bas étage et se firent servir à dîner. Le total de la dépense s’élevait à quarante-deux sous; lorsqu’il fallut payer, l’homme fit mine de fouiller dans ses poches, parut surpris et déclara qu’il avait oublié son porte-monnaie. On appela les sergens de ville, et les deux affamés, après une nuit passée au « violon, » furent écroués au dépôt, où l’Œuvre des Libérées les aperçut. Le gargotier fut immédiatement désintéressé et, sans hésitation, fit mettre à néant la plainte qu’il avait déposée. La femme fut conduite à l’asile, où elle restera jusqu’à ce qu’elle soit un peu « refaite, » pendant qu’on lui cherche une condition ; quant à son mari, on espère le faire admettre promptement dans une des usines de Billancourt, car il est de principe chez les dames de l’œuvre de rapprocher autant que possible les personnes appartenant à la même famille.

Les petits asiles sont placés sous la direction de femmes choisies par l’œuvre : logées, éclairées, chauffées, elles reçoivent un franc par jour et par pensionnaire, mais elles sont chargées de pourvoir à la nourriture. Dans la cuisine, j’ai soulevé le couvercle d’une casserole et j’ai découvert un ragoût de veau aux carottes qui mijotait en dégageant un fumet de bon aloi. L’utilité de ces maisons de refuge sera appréciée, lorsque l’on saura qu’en 1886, on y a fait mille cinq cent quatre journées de présence, sans compter que, pendant deux cent cinquante nuits, on a donné l’hospitalité à des femmes qui, travaillant le jour au dehors, venaient y dormir. Ce monde, qui de sa vie passée a dû garder quelques oscillations, est-il tout à coup devenu irréprochable? J’ai voulu, comme l’on dit, en avoir le cœur net, et je m’en suis allé trouver le maire de la commune. C’est un homme fort expert en matière administrative et de cœur charitable; la crèche, l’école maternelle, l’hospice des vieillards de Billancourt, peuvent servir de modèle sous le triple rapport de l’installation, de la bonne tenue et de l’économie. A ma question, quelle est la conduite des femmes protégées par l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare, il a répondu : « Jamais elles n’ont donné lieu à aucune plainte; vous entendez, jamais; je les aide, lorsqu’il y a lieu, en leur accordant des bons de pain, de viande, de chauffage: des bons de lait, si elles ont des enfans; c’est à cela que se borne mon intervention, car, je vous le répète, non-seulement je n’ai pas à sévir, mais je n’ai même pas eu d’observation à adresser à une seule d’entre elles. »

Un fait prouve que le maire ne s’est point trompé : plusieurs pensionnaires des petits asiles ont été pourvues de conditions à Billancourt même, y restent et ne sont point mécontentes de leur sort. Une seule catégorie de femmes est résolument mise en dehors de l’action de l’œuvre : c’est la catégorie des femmes qui boivent ; celles-là sont ingouvernables, puisqu’elles ne se possèdent plus, et elles sont incorrigibles, car l’alcoolisme est une maladie chronique avec accès aigus. Une dame patronnesse me disait énergiquement : « On guérit du vol, on ne guérit pas de l’eau-de-vie. » On est donc forcé de les abandonner; plus tard, l’assistance publique les recueillera et les internera à la Salpêtrière dans la section des aliénées. Quant aux autres, à celles qui ont passé ou qui auraient pu passer devant la police correctionnelle pour des délits de droit commun, on n’en désespère pas. Il est rare que celles qui se donnent de plein cœur à l’œuvre réparatrice n’en soient pas récompensées et ne finissent pas par se redresser tout à fait. Il leur faut du courage, de la résignation, et bien souvent savoir se vaincre à force d’humilité. Les maîtresses, — bourgeoises ou patronnes d’atelier, — Chez qui vont servir ces malheureuses, ne sont point toutes des créatures angéliques, tant s’en faut. Les âmes charitables et pénétrées de noblesse ne sont point rares, je le sais; beaucoup de femmes qui acceptent des libérées de Saint-Lazare, dont on ne leur a point laissé ignorer les antécédens, sont bonnes dans l’acception large du mot; elles s’associent de leur mieux aux efforts tentés par l’œuvre et, à force de patience, de douceur, essaient de ramener des esprits que le vice a mal conseillés, que la punition a affaissés et qui, malmenés par le sort ou par leur faiblesse, restent méfians des autres et d’eux-mêmes. Presque toujours c’est la mansuétude qui triomphe et fait naître des dévoûmens dont parfois on reste surpris. L’ancienne détenue en accomplissant tous ses devoirs a reconquis tous ses droits.

Malheureusement, il n’en est pas toujours ainsi. Plus d’une femme, de caractère dur et de calcul parcimonieux, va prendre une servante parmi ces déclassées de la prison, parce qu’elle sait qu’elle aura « barre sur elle, » lui donnera des gages dérisoires, l’accablera de besogne et la tiendra toujours à merci par l’abjection même de son passé. Celles que leur mauvaise fortune pousse chez de telles maîtresses deviennent des souffre-douleur et peuvent se croire aux travaux forcés. A la moindre étourderie, à la moindre erreur de service, la litanie des reproches commence et recommence : « Vous savez, ma fille, il ne faut point oublier où je vous ai ramassée, et que sans mon bon cœur vous seriez encore dans le ruisseau; ce n’est pas tout que d’avoir été voleuse et d’être reprise de justice, il faut obéir et tâcher d’être moins bête. » La malheureuse courbe la tête comme un chien battu et ne souffle mot ; il lui semble que tout l’édifice social pèse sur elle et que l’on va venir la chercher pour la reconduire en prison. Les avanies se renouvellent; elle les supporte encore, elle les supporte toujours et finit par en prendre l’habitude; à moins qu’un jour l’exaspération ne la saisisse et qu’avec une maladresse calculée, elle ne laisse tomber une lampe alimentée d’huile de pétrole qui met le feu à la maison où l’on s’est plu à la faire souffrir.

Le nombre des femmes que l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare parvient à retirer du bourbier où elles croupissaient est-il considérable? Des chiffres officiels peuvent répondre: 1 ?(&é femmes, je l’ai dit, ont passé au vestiaire pendant le cours de l’année 1886; sur cette quantité, 216 y sont retournées, réclamant l’intervention. les conseils de la société, ou venant lui apporter témoignage de gratitude ; celles-là sont en volonté de bien faire et y réussissent. Plus du sixième, c’est beaucoup, c’est de la charité placée à gros intérêts; de tels résultats sont pour encourager et prouvent combien cette œuvre de salut est utile. Les femmes de bien qui s’y consacrent n’ont d’autre but que de secourir des malheureuses et de leur enseigner à nouveau l’exercice du devoir qu’elles ont oublié, en admettant qu’elles l’aient jamais connu. Ce but a été singulièrement dépassé, car elles font acte de préservation sociale : en protégeant l’individu, elles sauvegardent la collectivité ; en arrachant les prévenues, les anciennes détenues à la circulation du vice, elles neutralisent dans une certaine mesure les dangers qui sans cesse menacent l’agglomération parisienne. La sécurité publique leur doit quelque reconnaissance; lier le mal, l’enfermer dans le bien, l’empêcher d’en sortir, c’est une action méritoire que l’Œuvre des Libérées accomplit avec énergie.

Que les dames sociétaires me permettent, en terminant, de leur adresser un conseil ; c’est celui d’un homme qui a sondé certaines plaies sociales et qui, de son étude, a rapporté une conviction que ni les polémiques intéressées, ni l’hypocrisie des doctrines préconçues, ni le illusions des esprits enthousiastes n’ont jamais pu ébranler. L’œuvre n’agit à Saint-Lazare que sur les prévenues et sur les détenues, c’est-à-dire sur les femmes coupables ou innocentes que la justice attend et que la justice a punies. Qu’elle s’en tienne là. Il est une section de la vieille geôle où l’œuvre ne doit jamais apparaître ; elle n’y rencontrerait que la déception même, la déception faite de lâcheté, de mensonge et de perversion inconsciente. Celles que l’on rassemble là, comme un troupeau de brebis galeuses, sont atteintes d’un mal plus invétéré, plus grave, plus incurable que l’alcoolisme ; il est possible que le corps en vive, mais, à coup sûr, l’âme en meurt. Sur cette catégorie de créatures que nul mot honnête ne peut désigner, l’administration chargée du soin de la salubrité publique a seule qualité pour agir, comme elle a qualité pour faire enlever les ordures de la voie publique, prescrire des mesures préventives en cas d’épidémie, arrêter les malfaiteurs et faire jeter à la rivière les vins frelatés. A Saint-Lazare, il y a plusieurs prisons : que l’Œuvre des Libérées reste résolument confinée dans celle où elle a déjà rendu tant de services.


MAXIME DU CAMP.

  1. Prix Montyon, Marie Lasne, Souriau, Gémond, Anonyme, Honoré de Sussy (duchesse d’Otrante), Camille Favre.
  2. Voir dans la Revue du 1er mai 1884, l’Hospitalité de nuit et la Société philanthropique.
  3. Voir la Légende de la femme émancipée, par Firmin Maillard, 1 vol. in-16. Paris.
  4. Voir dans la Revue du 1er avril 1884, l’Hospitalité du travail.