L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/II/08

Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
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Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 275-285).
Deuxième partie, chapitre VIII

VIII

À LONDRES


Sarolta et moi, ainsi que je vous l’ai dit dans le précédent chapitre, avions décidé d’aller à Londres. J’avais vécu assez simplement à Paris. J’étais très prudente en amour et je ne négligeais jamais d’employer les préservatifs dont je vous ai parlé.

Avant de vous parler de mon séjour à Londres, je dois vous parler de l’homme qui m’aurait rendue malheureuse sans votre aide, mon très cher ami. Je vous ai déjà tout raconté oralement, il est donc inutile de vous le raconter par écrit. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi têtu. Je fis sa connaissance trois mois après mon arrivée à Paris. Il avait le renom d’être le plus grand roué de la capitale de la France. Malgré ma froideur, il me poursuivait partout, il vint même à Londres, où il se logea vis-à-vis de chez moi. Je crus d’abord qu’il était fou, puis qu’il m’aimait démesurément, jusqu’à ce que je reconnusse, pour mon malheur, que toute sa conduite n’était que vanité et vengeance. Mais il était trop tard. Je ne veux plus parler de lui, son souvenir m’est haïssable. Je l’aimais, jusqu’à ce qu’il me trahît doublement : d’abord en me faisant négliger ma prudence habituelle, puis en me contaminant. À Londres, il n’osait pas me poursuivre ouvertement, car j’aurais pu appeler l’aide de la police, et il n’osa pas m’attaquer, comme il le fit plus tard dans un autre pays et dans d’autres circonstances.

Nous louâmes, Sarolta et moi, un coquet appartement à Saint-James Wood, dans les environs immédiats du Regentspark. C’était au commencement de la saison. Le temps est magnifique au mois d’avril. Notre cottage était entouré d’un petit jardin avec quelques arbres fruitiers, une charmille et des chemins soigneusement râtelés. Nous nous y promenions tous les matins après le lunch. Parfois nous restions dans notre chambre, qui avait une très belle vue sur le Regentspark.

Un matin, Sarolta était dans ma chambre et nous mangions du gâteau la fenêtre ouverte. Nous en jetions les miettes aux rouges-gorges, qui venaient les picoter jusque dans notre main. Une faible brise agitait les arbres, le parfum des lilas nous enivrait. J’étais en chemise et je m’appuyais sur l’épaule de Sarolta.

— Regarde donc, me dit celle-ci, n’est-ce pas étrange de voir un monsieur aussi élégamment mis en compagnie de cinq ou six vauriens ? Et elle me montrait du doigt un massif de verdure du Regentspark.

Je regardai et je vis un monsieur qui tenait par la main deux petites filles misérablement vêtues et pieds nus. Il les mena dans un endroit que je connaissais bien et qui était un des plus retirés du parc. Je compris immédiatement que c’était un débauché qui voulait séduire ces pauvres enfants, ce qui n’est pas rare à Londres.

Je fis signe à un agent de ville qui passait justement et je lui dis ce que je venais de voir. L’agent se précipita vers l’endroit indiqué et disparut dans la verdure. Bientôt il réapparut en compagnie du monsieur, dont la toilette était légèrement en désordre. Je pris ma lorgnette et je suivis des yeux ce qui se passait dans le parc. L’agent se disputait avec l’homme, les petites filles étaient tout autour, des enfants de cinq à neuf ans ; elles aussi parlaient fiévreusement. L’une d’elles alla vers la plus petite et désigna le monsieur. Elle aurait poussé plus loin sa démonstration si le sergent de ville ne l’en avait empêchée. Un groupe se forma, j’entendis des promeneurs crier : « Take him in charge. (Arrêtez-le.) » Un second agent arriva et le groupe s’éloigna dans la direction du poste de police de Marylebone.

Quelques jours plus tard, nous lûmes le nom de ce gentleman dans le journal. L’agent qui l’avait arrêté et les petites filles étaient les témoins à charge. Le cas était assez intéressant. Nous assistâmes aux débats. Ce que les petites racontaient était assez piquant. L’accusé ne fut pourtant pas condamné. C’était un riche commerçant. Il se retira, après avoir été vertement semoncé par le juge.

Les lois anglaises, la justice et le public en général sont assez coulants à cet égard. Je me souviens de bien des cas où j’aurais décidé tout autrement que les juges anglais. C’était un de mes passe-temps favoris que de lire les rapports policiers et particulièrement les délits de mœurs. Un jeune Français qui était légèrement gris prit un baiser à la fille de sa patronne. Il fut condamné à six semaines d’arrêt. Une forte peine pour un baiser.

Les tribunaux sont surtout coulants avec les ecclésiastiques. Un pasteur avait deux jeunes filles en pension. Il leur apprit toutes sortes de choses immorales. Il les prenait dans son lit, etc., etc., et fut condamné par les jurés aux travaux forcés. L’évêque de Canterbury le prit sous sa protection et le procès fut révisé. Les deux fillettes durent comparaître ; l’une avait douze ans, l’autre sept. Les questions posées troublèrent ces pauvres enfants. Elles furent facilement convaincues de culpabilité. Comme si deux enfants pouvaient séduire un homme mûr ! Elles furent envoyées dans la maison de correction de Hollowey, tandis que le véritable coupable, le révérend Hatchet, fut libéré. Oui, et parce qu’il avait été deux ou trois semaines en prison, il fut considéré comme un martyr. On fit une quête en sa faveur et il reçut un bon presbytère.

Vous connaissez mes opinions sur ce point, sur ce qu’on nomme débauche ; vous savez que je ne suis pas d’accord avec l’opinion du plus grand nombre. Je crois que chacun, homme et femme, est libre de faire ce qu’il veut avec son corps tant qu’il ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui. Il est punissable d’employer la violence, de séduire par des promesses, par l’excitation des sens ou grâce à des narcotiques qui aliènent la volonté. Tant que j’ai goûté l’amour et pratiqué toutes les espèces de volupté, je n’ai jamais obligé personne à se soumettre à ma guise. Je vous ai raconté comment Rose est devenue mon amie ; elle l’est encore.

Je restai trois années à Londres. Mon engagement n’était que pour deux ans, mais je le renouvelai, car je m’y plaisais beaucoup. Pendant mon séjour, je lus assidûment les journaux. Je vis que les hommes étaient partout les mêmes, que les désirs et les passions poussaient à des vices et excusaient aussi bien l’acte sexuel normal que les relations maladives et perverses entre personnes du même sexe.

En France, en Italie, et probablement aussi en Allemagne, des crimes se commettent, tout comme à Londres, par volupté.

Le cas le plus terrible est celui d’un jeune Italien nommé Lanni avec une fille de joie. Il avait étranglé la fille au moment de l’extase. Des juristes anglais m’ont dit que si Lanni n’avait pas dépouillé sa victime, car il lui avait volé ses bijoux, sa montre et son argent, et que s’il n’avait pas acheté un billet pour filer à Rotterdam, ce qui faisait présumer que le crime était prémédité, il n’aurait pas été poursuivi pour assassinat et condamné à mort. La strangulation d’une fille de joie au moment de l’extase est assimilée aux meurtres par imprudence et n’est pas punie de mort.

Comme la peine de mort n’est pas graduée, il est terrible qu’elle soit si souvent appliquée. Elle n’est pas juste. Ce Lanni était beaucoup plus coupable qu’un de ses compatriotes, qui tua, dans un moment de jalousie et de rage, son rival au moment où il sortait du lit de son adorée. Il essaya de se tirer un coup de revolver dans la tête, mais ne se fracassa que la mâchoire. On le soigna avec les plus grands soins pour lui conserver la vie ; ensuite, on le pendit. Ceci est cruel et barbare.

Je clos cette liste déjà trop longue des criminalités londoniennes pour vous raconter mes aventures personnelles.

Je rencontrai à Londres une ancienne collègue, Laure R…, qui eut plus tard beaucoup de chance : un des plus riches cavaliers d’Allemagne, le comte prussien H…, s’en éprit, en fit sa maîtresse et l’épousa ensuite. H… n’était plus très jeune ; il lui laissa après sa mort une fortune estimée à plusieurs millions d’écus. Elle acheta une des plus grandes propriétés de Hongrie dans les environs de Pressbourg.

Sarolta n’eut pas le succès qu’elle escomptait. Elle quitta Londres au mois d’août. Je restai donc seule avec Rose. On m’invitait dans le monde le plus fashionable, mais je m’y ennuyais ; j’aurais voulu connaître la vie de la bohème dorée de Londres. Par bonheur, je retrouvai une lettre d’introduction de mon ami défunt chez une de ses cousines qui habitait le faubourg de Drompton. Je lui envoyai la lettre de sir Ethelred et ma carte de visite et reçus une invitation pour le soir même.

Mrs. Meredith — c’était son nom — était âgée de quarante-cinq à quarante-huit ans. Elle avait dû être très belle et avait dû jouir de la vie, car elle était assez fanée, ses cheveux étaient gris et son visage était sillonné de rides. Elle se poudrait beaucoup. Elle était philosophe, de la secte des épicuriens. Elle était très bien reçue partout, car elle avait beaucoup d’esprit et une bonne humeur inépuisable. Elle était en outre très aimable et assez riche pour faire des soirées chez elle. Ces soirées se composaient de personnes du même esprit, et bien des dames avaient un renom équivoque, quoiqu’elles fussent toutes de l’aristocratie. Malgré la liberté d’esprit et de conduite qui régnait dans ce cercle, ces soirées ne se déchaînaient jamais en orgies.

Malgré notre différence d’âge, nous devînmes bientôt de bonnes amies. Je lui avouai quelles relations j’avais eues avec son cousin. Elle me loua beaucoup de l’avoir favorisé de mon amour. Elle me fit entendre que sir Ethelred lui avait parlé de notre liaison, mais sans lui dire mon nom, car il était très discret. Meredith parlait très librement de toutes les choses. Elle me dit qu’elle n’avait pas encore renoncé à l’amour, mais que ça lui coûtait beaucoup d’argent. « Mon Dieu ! disait-elle, je fais comme les vieillards qui achètent l’amour des jeunes femmes. Ceci ne déshonore jamais l’acheteur ; mais tout au plus celui qui échange le plus grand bien contre le moindre. »

Comme elle allait partout, j’eus une belle occasion d’apprendre ce qu’il y avait de remarquable à Londres. Les Anglais sont très tolérants vis-à-vis des gens du théâtre et de la bohème. Ils ne les reçoivent pas dans leur société, ou alors, s’ils les invitent, ils les traitent comme des automates ; ils sont très polis envers eux, mais quand le concert est terminé, ils ne les connaissent plus. Mais si un cavalier épouse une femme de la rue, on oublie aussitôt son passé, on la traite en grande dame, et si elle est l’épouse d’un lord, elle peut même assister au lever de la Reine. Je connais trois de ces dames, lady T…, la marquise de W… et lady O…

Certains locaux ne sont pas fréquentés par ces dames de la rue, ainsi les bals de Canterburyhall, Argyll Rooms, Piccadilly Salon, Halborn Casino, Black Eagle, Callwell et beaucoup d’autres. Ces nymphes, quoiqu’elles soient inscrites comme prostituées à la police, ne sont pas les parias de la société, comme sur le continent. Elles sont protégées par les lois si quelqu’un les insulte en leur donnant un titre déshonorant. Elles ne sont pas aussi déclassées qu’ailleurs. Elles ne s’appellent pas filles de joie, mais dames indépendantes. Il y a des locaux où elles tiennent des réunions et où tout le monde n’est pas admis, par exemple chez Mrs. Hamilton, Oxendo Street. Il faut être présenté par une de ces dames.

Mrs. Meredith me raconta ses aventures dans ces locaux et me demanda si j’avais envie d’en visiter quelques-uns en sa compagnie. J’acceptai immédiatement. Nous les visitâmes tous. J’eus l’occasion de faire des observations sur le caractère de ces filles ; les Anglaises de cette caste sont beaucoup plus dignes que les filles des autres pays. Il y a aussi des femmes tout aussi débauchées qu’ailleurs, qui sont prêtes à faire tout pour de l’argent ; il y a aussi des femmes de marbre qui dépouillent les hommes, des femmes qui n’ont plus aucun sentiment, plus de sensibilité ; mais en général, les prostituées anglaises sont moins insolentes que les françaises ; et même à Londres, elles sont bien différentes des françaises et des allemandes. Je dois avouer à ma honte que les prostituées allemandes sont les plus communes, les plus vulgaires de toutes. Elles doivent l’être, car elles sont moins belles que les anglaises et leur insolence force les hommes que leurs charmes ne peuvent attirer. On les reconnaît de loin à leur toilette tapageuse et à leur lourde démarche.

Mrs. Meredith possédait aussi une très belle campagne à Surrey, guère plus éloigné de Londres que Richmond. Elle y invita quelques jeunes prêtresses de Vénus. J’y vins moi-même en compagnie de Rose, qui malgré ses vingt-six ans était aussi belle que lors de notre rencontre. Notre société féminine comptait quarante à cinquante personnes ; la fête devait durer trois jours.

— Nous allons voir, disait Mrs. Meredith, si nous ne pouvons pas nous passer des hommes.

Une large rivière traversait le jardin de Mrs. Meredith ; elle n’était pas navigable ; par endroit, nous pouvions la traverser à pied. Le jardin était entouré d’une haute muraille et les bords de la rivière étaient plantés de saules pleureurs. Ils faisaient comme un rideau ; nous étions à l’abri de tout œil indiscret. Nous pouvions faire tout ce que nous voulions.

Le lit de la rivière était du sable le plus fin. Nous étions presque toujours dans l’eau, comme des canards ; nous nous amusions, nous barbotions ; j’étais la plus adroite nageuse. Dois-je vous dire tout ce que nous fîmes ensemble ? Il y aurait trop à raconter et ma lettre serait deux fois plus longue, et je ne pourrais pas tout vous décrire. J’y renonce. Cependant je dois dire que quelques dames prétendaient même n’avoir jamais goûté telle volupté dans les bras d’un homme. Je comprends d’ailleurs pourquoi les Turques ne s’ennuient jamais dans leur harem et qu’elles ne peuvent pas être malheureuses en attendant leur tour de partager la couche de leur sultan. Déjà, la conscience de savoir que cette étreinte n’expose à aucune suite dangereuse rehausse beaucoup le plaisir.

Aucune de nous ne s’amusa autant que notre hôtesse. Le cinquième jour nous rentrâmes toutes à Londres, où mes devoirs m’appelaient.

J’aurais pu gagner d’immenses sommes à Londres si j’avais voulu faire la conquête des hommes. Lord W…, un fanatique de musique, qui dépensait des sommes folles avec toutes les actrices, me fit faire les offres les plus séduisantes, par l’entremise de ses connaissances masculines et féminines. Je les refusai, comme toutes celles qui me furent faites en Angleterre, et malgré ma liaison avec Mrs. Meredith, j’avais le renom d’être inabordable. Une dame qui m’invita au mariage de sa fille complimenta ma vertu autant que mon chant. Elle me parla aussi de Mrs. Meredith.

« Cette bonne dame, disait-elle, a un renom assez équivoque. Vous l’ignorez sans doute. Je crois que vous avez connu son cousin, si Ethelred Merwyn. On m’a même raconté qu’il a été votre amant. Il vous a recommandé sa cousine ? Il ne savait pas qu’elle était débauchée. D’ailleurs, cela ne doit pas vous toucher, vous n’avez pas besoin d’en prendre note. »

Que l’opinion du monde est fausse ! Sir Ethelred un stoïcien ! Moi seule j’aurais pu le dire, car aucune femme ne le connaissait comme moi !

J’avais pris un garçon hindou à mon service ; il était d’une grande beauté ; il avait à peine quatorze ans. Je le pris parce qu’il me plaisait beaucoup. Il était mon esclave ; son dévouement était sincère. Je le voyais souvent les yeux clos, perdu dans ses pensées et dans ses rêves.

Je n’ai plus rien à vous dire. Vous connaissez déjà tout ce qui m’arriva plus tard. Je vous l’ai raconté oralement, quand nous avons fait connaissance. Cette lettre est donc la dernière.