L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/II/03

Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
.
Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 205-223).
Deuxième partie, chapitre III

III

ROSE


Vous m’avez demandé vous-même de ne rien vous cacher de mes expériences et de mes sentiments, aussi je n’ai pas hésité une minute à vous raconter l’anormalité de mes désirs pervers. Je suis convaincue que vous saurez me comprendre, car vous êtes un psychologue aussi profond qu’un fin physiologue. Il est probable qu’aucune femme ne vous fit jamais semblables aveux ; mais vous avez certainement étudié de tels cas, et peut-être êtes-vous arrivé à les résoudre. Je suis profane, j’ignore tout de ces deux sciences ; j’ai obéi au moment, sans penser si ce que je faisais pouvait révolter nos meilleurs sentiments et nous inspirer de l’horreur. De sang-froid, à l’abri de mes sens, j’aurais tremblé à l’idée d’accomplir de telles saletés. Maintenant, après les avoir faites, je suis d’un autre avis, car je ne vois pas ce qui les rend obscènes.

Peut-être que vous me reprendriez ici si je vous communiquais tout ceci oralement, et peut-être que vous ne me reprendriez pas. Vous connaissez, bien mieux que moi, la conformation organique de l’homme et vous connaissez la clé de ce phénomène dans le cerveau. Je raisonne d’après mon expérience personnelle, sans pouvoir garantir la justesse de ce que je dis.

Avant tout, je dois répondre à cette question : qu’est-ce qu’on entend au juste par une saleté ? — Nous nous nourrissons tous les jours de matières qui, analysées, se trouvent être en état de pourriture ; nous avons beau nous convaincre que nous purifions nos aliments par l’eau et par le feu, nous mangeons, au fond, des saletés. Certains aliments doivent être absolument pourris pour nous plaire. Est-ce que le vin, la bière ne doivent pas fermenter avant que nous les goûtions ? Et la fermentation est un certain degré de pourriture ! Et c’est ce qu’il y a de plus bled aux grives et aux bécassines qui est de haut goût et très recherché. Et si on pense de quoi se nourrissent les porcs et les canards ! Le fromage fourmille de vers. Souvenons-nous de quelle façon on ensale les harengs. J’ai assisté une fois à Venise à cette opération. Je ne puis pas la raconter. Si on savait quel complément reçoit le sel de mer, plus personne n’en mangerait ! En un mot, la saleté est quelque chose de très relatif, et qui songera, en jouissant de quelque chose, aux matières premières ? C’est comme si quelqu’un, s’étant amouraché d’une jeune fille, perdait ses sentiments poétiques en pensant aux besoins naturels de sa bien-aimée. Moi je crois justement le contraire. Quand un homme aime quelqu’un ou quelque chose, il ne voit plus rien d’obscène, de sale ou de dégoûtant dans l’objet de son plaisir.

Ces quelques réflexions peuvent servir d’excuse à ce que j’ai fait, poussée par les désirs aveugles de mes sens. Je vous en ai parlé à la fin de ma dernière lettre. Cela doit vous suffire.

Ce que mon cœur éprouva plus tard est bien différent et beaucoup plus étrange. Vous aurez, comme psychologue, un sujet d’analyses, car, si ce n’est pas absolument extraordinaire, c’est quand même une anormalité.

J’ai lu, ces derniers temps, plusieurs livres sur l’amour grec, le soi-disant amour platonique ; particulièrement les œuvres de Ulrich, professeur, actuellement à Durzbourg. Il ne parle cependant que de l’amour entre hommes, et ne dit pas un mot de l’amour entre femmes. Que direz-vous quand je vous avouerai que jamais je n’ai aimé un homme aussi violemment que j’ai aimé ma chère Rose, la fille dont je vous ai parlé à la fin de ma dernière lettre ? L’amour physique m’attirait, il est vrai ; mais il y avait encore autre chose au cœur, une nostalgie que je n’ai jamais éprouvée pour aucun homme. C’était un amour si pur que toutes les autres femmes me dégoûtaient, et les hommes encore plus. Je ne pensais qu’à Rose, je rêvais d’elle. J’embrassais mes oreillers, je les caressais en pensant que c’était elle que je tenais. Et je pleurais, j’étais désolée de ne pouvoir la voir.

Je ne savais à qui me confier, à Nina ou à Anna ? Ou devais-je prier M. de F… de la libérer de sa peine ? Il m’aurait demandé comment je la connaissais, et je n’aurais su que lui répondre. Enfin, je décidai d’en parler à Anna. Elle m’épargna la peine d’entamer cette conversation et, se mettant tout de suite à parler du plaisir partagé :

« C’est tout ce qui peut encore m’exciter, me dit-elle, et, aujourd’hui, je n’ai pas eu le meilleur. Je vous ai cédé la suprême jouissance. N’êtes-vous pas amoureuse de cette petite Rose ? Ne niez pas, j’ai vu avec quelle volupté vous caressiez ses cheveux et son front, je vous ai vue ; ne niez pas, je connais bien ces choses-là, n’est-ce pas ? Oh ! quel délicat parfum et quel excellent goût !

J’étais encore pleine de préjugés et je rougis.

— Hahahaha ! Vous rougissez ? C’est signe que vous êtes amoureuse de la petite. Même si je n’avais pas vu votre visage, je l’aurais deviné, quand vous lui avez donné l’argent et quand vous lui avez dit que vous vouliez la prendre chez vous. Trois mois sont vite passés, et je pense bien que la petite préférera venir chez vous que de retourner en prison. Son envie de se faire fouetter, vous pouvez tout aussi bien l’assouvir. Peut-être qu’elle préférera les verges au fouet, tous les goûts sont dans la nature, tous, vous pouvez m’en croire, et celui-là n’est déjà pas si sot.

— Ne serait-ce pas possible de l’avoir plus tôt ? demandai-je.

— C’est difficile. Elle doit terminer sa peine. Cela ne dépend pas de M. de F… de la libérer ou non, bien qu’il soit très influent. Pourtant, je veux essayer de lui en parler.

— Ne lui dites pas mon nom. Il pourrait soupçonner quelque chose.

— Soyez sans crainte, mon offre ne l’étonnera pas du tout. Il y a assez de dames en ville qui font comme les hommes et qui ont des amants des deux sexes. Je lui dirai que c’est pour moi. Non, il ne voudrait pas. Je dirai que c’est une étrangère qui cherche une fille se laissant volontairement tourmenter et que je n’en connais pas d’autre que Rose. Pourtant vous ne devrez pas l’avoir chez vous les premiers jours. Ensuite je dirai que la dame a quitté Budapest et que, par humanité, je vous ai recommandé Rose comme femme de chambre.

— Mais le croira-t-il ?

— Et pourquoi pas ? J’ai une bonne langue. Avant tout, il faut beaucoup d’argent pour le corrompre.

— Combien ? demandai-je effrayée, car Nina m’avait mise en garde contre son avidité. — Combien pensez-vous ?

— Hou, peut-être cent florins, peut-être plus, je ne sais pas.

— Je ne voudrais pas y consacrer plus de cent florins, déclarai-je. Si elle m’avait demandé le double ou le triple, je les lui aurais donnés.

— Bon. Donnez-moi tout de suite cent florins. S’il consent à ce prix, la fille sera demain chez vous ; sinon, je vous rends votre argent. Je vais tout de suite chez lui, avant qu’il aille au casino. Mais je n’ai pas d’argent pour prendre un fiacre. Donnez-moi encore un florin. Je ne demande rien pour ma peine. Votre amitié me suffit.

Nina avait raison. Cette femme m’aurait dépouillée, si je n’avais été prudente. Je savais bien qu’elle s’en irait à pied.

En moins d’une heure, elle était de retour. F… faisait des difficultés ; elle avait ajouté cinquante florins et il avait cédé. Il ne le faisait que par amitié. Il n’avait pas demandé pourquoi c’était ; il croyait que c’était un cavalier qui désirait garder l’incognito. Je fus donc forcée de lui trouver encore cinquante florins. Mais elle se mit à se plaindre du mauvais temps et des mauvais payeurs. Elle me montra un paquet de récépissés du mont-de-piété ; elle me dit qu’elle perdait tout si elle ne payait les intérêts le lendemain. Je lui donnai cinquante florins de plus. Elle m’assura qu’elle considérait cette somme comme un emprunt ; mais je lui répondis qu’elle n’avait pas besoin de me la rendre. Je voulais m’assurer sa discrétion et ses services ultérieurs.

Le lendemain, je racontai tout à Nina. Elle me dit que F… recevait à peine trente florins et que c’était Anna qui empochait le reste. Nous décidâmes de fêter ce jour par un bon souper.

— Il est possible que vous sauviez une fille perdue, me dit Nana, et Dieu vous récompensera de cette action. Mais cela va vous coûter de l’argent, car cette fille aura besoin d’habits. Vous devriez aussi lui préparer un bain. Ces malheureuses reçoivent si facilement de la vermine en prison. J’ai eu chez moi une fille de la grandeur et de la taille de Rose. Elle m’a quittée en laissant ses habits. Elle pouvait le faire, puisqu’elle a volé les miens. Ils seront assez bons. Taxez-les vous-même et donnez-moi ce que vous pensez être leur valeur.

Mme  de B… était tout le contraire d’Anna. J’estimai ces habits à quarante-cinq florins. Elle n’en voulut que trente-six, et j’eus de la peine à lui faire accepter une broche en souvenir. Elle était très désintéressée.

Il était près de huit heures quand Rose arriva chez moi. Je la menai immédiatement à Orfen et nous prîmes un bain turc. Nous étions en octobre, ces bains deviennent toujours plus chauds tant que la température baisse à l’extérieur. La pauvre enfant se ressentait de l’exécution de la veille. C’est à peine si j’osais toucher les chairs endolories. Je la soulageai un peu en la pansant avec des compresses chaudes et lénitives. La chaleur du bain l’anima entièrement. Elle n’était plus aussi honteuse et timide que la veille. Elle se jetait à mon cou et plaisantait d’une façon gentille et juvénile. Elle disait des paroles charmantes avec une voix ravissante et avait toujours des réponses pleines d’à-propos. Elle me jura de ne jamais aimer un homme, si je voulais l’aimer comme je le lui avais témoigné la veille. Elle était folle de joie. Elle me dit que ça serait sa plus forte volupté d’être étranglée ou poignardée par moi. La fille était encore vierge, ce que je n’avais osé espérer. Je n’arrivais pas à la faire tenir en place tant elle était pétulante. Cette vivacité me plaisait surtout, je suis vive moi-même, mais loin d’atteindre à ce mouvement perpétuel. On eût dit du vif-argent.

— Je vous aime ! me disait Rose. Je n’y tiens pas. Je préfère vous aimer, vous, qu’un homme.

Roudolphine m’avait fait un cadeau à Vienne, et je n’en avais pas encore essayé. Il était de construction nouvelle et disposé pour servir à deux êtres. C’était le moment ou jamais d’utiliser ce cadeau de mon ancienne amie, qui sans doute ne se souvenait plus du don qu’elle m’avait fait et qui, si par hasard elle s’en souvenait, ne voudrait jamais croire que j’avais oublié de m’en servir ou plutôt que je n’en avais jamais eu l’occasion.

Après avoir pris le bain et ne nous être permis que des badineries sans importance, nous retournâmes à la maison. Anna et Nina nous attendaient déjà. La première avait commandé un succulent souper au champagne. Elle avait apporté ce qu’il lui fallait et me dit que peut-être j’allais aussi connaître l’agrément de la douleur.

La chambre était bien chauffée, nous ne risquions rien à nous mettre à l’aise. Anna le fit aussi. Mais je ne remarquai point ses charmes flétris, car elle se mit tout de suite sous la table en disant qu’elle allait faire le chien. Cela nous fit rire, et j’en ris encore quand j’y pense. Elle faisait « houao, houao. » comme un roquet, et de temps en temps frappant vite sur le sol avec sa main, elle faisait semblant de courir vite comme un mâtin qui veut s’élancer sur un passant mal vêtu.

Ma pose n’était pas très confortable, j’étais éloignée de la table et atteignais à peine les plats ; pourtant le rire nerveux provoqué par Anna jouant à faire le chien me procurait le plus vif plaisir. Elle jouait aussi avec les deux mains, les frappant l’une contre l’autre pour imiter les claquements de fouet du veneur qui veut exciter son chien sur la piste de la bête noire ; tout cela était imité à ravir, et j’avoue que je m’amusais extrêmement. Nina me passait les plats et remplissait mon verre. Nous mangions et buvions tant que la si froide Nina elle-même était pompette. Je jetais quelques bouchées à Anna. Elle ne mangeait les biscuits et autres sucreries qu’après les avoir reniflés comme un chien. Elle faisait même semblant de ronger un os. Elle disait qu’à être mangés comme par un chien les mets gagnaient un goût spécial.

Après le souper, je me préparai, toute joyeuse, à emmener Rose dans ma chambre pour partager mon lit. La jeune fille voulait justement aller au lit et s’étirait comme quelqu’un qui s’endormira aussitôt couché.

« Non, non, ce n’est pas ainsi que je l’entends, lui criai-je, méchante enfant ! Attends, attends donc, tu sembles bien t’ennuyer avec nous. »

Nina s’amusait à faire des bouquets avec des fleurs de cire qu’elle imaginait elle-même. Elle avait pour cette imagination un goût exquis. Elle coloriait ensuite ses bouquets avec des couleurs vives qui paraissaient avoir été prises dans la nature, tant leur éclat était naturel. Je me souviens d’avoir vu une gerbe de roses du Bengale, non véritables, mais issues de ce procédé, qui étaient la plus belle chose qu’on pût voir, et aussi la chose la plus fragile, car les pétales de cire se brisent facilement, et il faut bien des précautions pour les conserver.

Cette occupation était aussi agréable que l’action de faire le chien. Pour moi, je tremblais d’impatience. Anna m’aidait. Nina cessa aussi cette imitation dans laquelle elle excellait. Rose s’étendit sur le lit. Je la regardai longuement. Je prenais ainsi un nouveau rôle. Je l’embrassais, je caressais ses épaules aveuglément et avais pris une de ses mains dans les miennes pour lui donner confiance en son époux d’un instant.

Nina se mit enfin en place devant sa table pour reprendre son agréable occupation de fleuriste. Rose poussa un faible cri de fatigue. Anna lui caressait la tête. Elle la berçait comme on fait aux petits enfants. Elle chantait une berceuse lente et d’une mélodie très belle. Tout à coup, j’entendis un sifflement : c’était Nina qui se mettait à siffler comme un homme. D’ailleurs elle sifflait très bien et avec beaucoup de force, imitant toutes sortes d’oiseaux, le merle, le rossignol, la mésange. Nous étions ravies.

« C’est dommage que vous ne sachiez pas siffler comme moi, dit Nina, cela ferait un beau concert, comme on en entend parfois dans les bosquets durant la belle saison. Enfin, je vais siffler seule. On ne peut pas rester tranquille avec vous. »

Je dis à Nina que nous pourrions imiter le chant des oiseaux avec la voix de tête, cela serait aussi agréable.

C’est alors qu’eut lieu la scène principale : nous formions un groupe, comme les Romains en ont représenté sur les camées et dans les bas-reliefs. Nina s’étendit près de moi. Elle sifflait d’une façon merveilleuse. Je caressais en chantant les cheveux de Rose. Je chantais toutes sortes d’airs célèbres en continuant mes caresses. Nous recommençâmes en chœur. Cette fois, la partie dura plus longtemps. Nina donnait plus de force à ses sifflets. Anna imitait le corbeau et les oiseaux de nuit. Nous commencions à nous fatiguer. Je regardais Rose. Elle était sur le point de s’endormir. Je l’implorais pour qu’elle ne dormît point. Je lui criais : « Ne dors pas jusqu’à l’aube ! » et elle ouvrit les yeux. Enfin, nous gravîmes le suprême degré. Je perdis connaissance. De la joie partout, mes membres me picotaient. Nina et moi nous n’avions vraiment pas la moindre velléité de sommeil.

Je ne sais pas combien dura cette extase, que j’appellerai un évanouissement. Quand je revins à moi, Anna et Nina étaient sorties. Les assiettes étaient sur une chaise, près du lit. Les femmes avaient descendu la lampe, une faible lumière régnait dans la chambre. Rose dormait profondément ; sa jambe gauche hors du lit, le pied ou plutôt ses doigts de pied touchaient le sol. Parfois, elle soupirait voluptueusement. Elle m’étreignait de son bras gauche ; le droit pendait hors du lit. Les couvertures étaient remontées ; je ne voulais pas la réveiller, et je remis ma tête sur les oreillers. Je m’endormis pour ne me réveiller qu’après dix heures du matin.

Je ne vais pas vous raconter toutes les scènes où j’étais tantôt active, tantôt passive. Je ne pourrais que me répéter. Vous en avez assez appris sur ce sujet ; cela ne ferait que vous exciter, ainsi que je m’excite quand je lis ces pages. Car, soit dit entre parenthèses, je me suis fait une copie de ces feuilles, elles me servent d’excitant quand mes sens sont détendus.

Quelques jours plus tard, Anna revint chez moi. Nina était venue tous les jours pour continuer nos leçons de hongrois. Avec Rose, chaque fois que nous étions seules, je jouissais de toutes les joies et nous allions tous les jours au bain. Elle m’était fidèle comme si j’avais été un homme. Aujourd’hui encore, après tant d’années, elle m’est restée ce qu’elle était déjà alors, et bien qu’elle ait connu depuis l’amour masculin, elle me jure encore qu’elle aime mieux goûter l’amour entre mes bras que subir l’étreinte puissante du sexe fort. Moi aussi je le crois parfois, et je suis convaincue que si nous ne devions pas perpétuer le genre humain, nous pourrions très bien nous passer des hommes, tant la volupté est violente entre deux femmes.

Anna me proposa d’assister à une orgie grandiose qui avait lieu tous les ans, au carnaval, dans un b..... Elle me dit que les dames de la plus haute aristocratie y participaient, qu’elles étaient toutes masquées et que personne ne pouvait les reconnaître. Par le masque elles se distinguaient aussi des autres prêtresses de Vénus. Tout se passait très luxueusement. Les hommes y avaient entrée libre, mais chaque billet de dame coûtait soixante florins.

— Vous ne verrez pas quelque chose de semblable à Paris, disait-elle. Il n’y a pas plus de trente invitées. Les plus jolies putains (Mme  de L… se servait toujours des mots les plus grossiers ; je ne puis faire autrement que de les répéter ; est-ce que cela vous choque ?) les plus jolies putains y sont invitées et environ quatre-vingts messieurs. Vous voyez que le prix n’est pas exorbitant, puisqu’il y a environ cent cinquante personnes de rassemblées et que le billet revient ainsi à douze florins par tête. L’entremetteuse veut recouvrer ses frais et les messieurs le temps perdu, éclairage, musique et souper. L’année passée, les comtesses Julie A… et Bella K… ont payé douze cents florins pour couvrir les frais. Il est probable que l’entrée sera plus chère cette année. Moi, j’aurai une entrée gratuite, ainsi que d’habitude. Mais si vous voulez y participer, vous devez me le faire savoir dans le courant de la semaine pour que je vous fasse réserver un billet.

D’abord, je ne voulus pas. J’avais déjà dépensé beaucoup trop d’argent. Rose m’avait coûté plus de deux cents florins. Mes gages étaient assez élevés, mais j’aurais été embarrassée de dépenser encore quatre-vingts ou cent florins. Mais Anna me poussait tant que j’acceptai. Deux jours après, je recevais une carte d’entrée lithographiée avec une vignette que j’avais déjà vue dans un livre français. Une magnifique féminité posée sur un autel ; des deux côtés, une haie masculine et, au fond, ainsi qu’un bonnet de grenadier, des cheveux de femme. Les cartes étaient signées par la comtesse Julie A… et L… R… (Luft Resithérèse), le nom d’une des plus célèbres propriétaires de b..... de Budapest, qui, ainsi que je l’appris, était protégée par M. de T…

Anna me dit qu’il y aurait un bal masqué. Les dames en domino n’auraient pas d’autres habits. On s’appliquait à découvrir certaines parties. Un costume pittoresque en augmentait les charmes. Bref, elle me fit un si beau tableau de la fête que je ne regrettai plus rien. Je me mis tout de suite à la confection d’un masque de caractère. Personne ne devait savoir que ce masque était le mien. Mme  de B… avait à peu près la même taille que moi. Je lui dis donc de faire faire mon costume sur ses mesures.

Un soir, Anna vint me dire d’aller visiter le b..... où le carnaval devait avoir lieu. Elle voulait me procurer des habits d’homme ; personne ne pourrait me reconnaître. Je passerais pour un jeune étudiant. Elle savait si bien parler que je cédai encore une fois. Je fus bientôt métamorphosée en jeune homme ; mes cheveux étaient si adroitement cachés que l’on ne pouvait pas reconnaître leur longueur. Comme j’avais tenu plusieurs rôles de page dans les opéras, particulièrement dans les Huguenots et dans la Nuit de bal, d’Auber, mes mouvements et mes gestes n’étaient pas empruntés.

Le temps était beau ; le pavé était sec ; nous allâmes donc à pied. Ce n’était pas loin. Nous traversâmes la place des Cordeliers et nous entrâmes dans la première rue, la rue des Brodeurs. La maison de cette prêtresse de Vénus était assez vaste. Il était encore tôt ; il n’y avait pas de visiteurs ; ceux-ci n’arrivent, pour la plupart, qu’après le théâtre. La directrice de ce pensionnat était une grosse femme, de peau très brune ; elle ressemblait à une bohémienne. L’expression de son visage était vulgaire et dure. Anna me présenta ; elle me fixa et sourit. Je vis tout de suite qu’elle avait deviné mon déguisement, et je regrettais déjà d’être venue.

— Vous désirez voir mes pensionnaires, jeune homme. Si vous étiez venu hier, vous n’auriez rien vu d’extraordinaire. Mais je viens de recevoir deux échantillons nouveaux, frais et curieux, de Mme  Radt, de Hambourg. Maintenant j’en ai une douzaine. Quand j’ai trop de visiteurs, j’envoie chercher la Julie de M. de F…, et la vieille Radjan est tout heureuse de pouvoir vendre sa marchandise démodée chez moi. Est-ce que ce jeune homme a déjà fait l’amour ? (C’est son expression.) Il désire une vierge, et c’est pour cela que vous l’avez mené chez moi ? dit-elle en s’adressant à Anna. Alors je vous recommande Léonie. Elle n’a débuté dans le métier que depuis deux mois et n’a que quatorze ans ; mais elle s’y connaît mieux qu’une vieille.

Elle nous précéda dans une grande salle assez élégamment meublée. Il y avait un piano ; les parois étaient recouvertes de miroirs. Les odalisques de ce harem public étaient sur un divan. Elles étaient toutes plus belles les unes que les autres, et il était difficile de faire son choix. Elles semblaient plutôt timides que hardies. Léonie, une très jolie rousse, avait quelque chose de provocant et de coquet dans les traits. Elle portait une frisure rococo. Elle était élancée, aussi souple qu’une sylphide. Son décolleté laissait voir ses seins qui tendaient son corsage à le rompre. Elle montrait toujours sa jambe, qui était fine, et son pied mignon. Je m’assis à côté d’elle. Anna prit place en face de nous. Léonie me pinçait parfois avec férocité ; elle voulait être encore plus agressive, mais Anna lui tapa sur les doigts.

Je tendis dix florins à la propriétaire pour nous apporter du vin et des sucreries. Elle regarda dédaigneusement le billet de banque et dit : « C’est tout ? » Ces mots me fâchèrent ; je lui dis que je payerais tout ce qu’elle voudrait, mais que je n’avais qu’un billet de cent florins sur moi. Ceci la rendit immédiatement aimable. Elle me dit qu’elle allait me faire voir quelque chose que je n’avais certainement jamais vu et elle quitta le salon. Anna la suivit et je restai seule avec les femmes.

Je trouvai parmi elles ce que je n’y aurais jamais cherché de l’éducation, un bon ton, oui, même certaines connaissances que plus d’une aristocrate aurait enviées. Une de ces femmes jouait très bien du piano, elle avait un très bon doigté, une bonne oreille ; elle chantait juste des ariettes d’Offenbach. Une autre me montra un album avec de très belles aquarelles qu’elle faisait à ses moments de loisirs. Une partie de ces femmes se plaignaient de leur sort ; elles déploraient leur malchance qui les avait menées ici. D’autres se sentaient parfaitement heureuses. Les cavaliers étaient aimables, galants ; les étudiants étaient grossiers, mais entre leurs bras elles prenaient le plus de plaisir, car ces jeunes gens dépensaient leurs forces sans compter.

— Que voulez-vous, dit une belle Polonaise que l’on nommait Wladislawe ; il vient ici un admirable jeune homme, il est fier comme un paon et toutes les femmes sont amoureuses de lui. Il coucha une nuit avec moi et, jusqu’au matin, il fit la chose neuf fois. C’est beaucoup avec une fille. Il est plus aisé de le faire avec une douzaine de femmes que cinq fois avec la même. Je n’en connais qu’un qui puisse en faire autant. Mais celui-là ne me l’a jamais fait. Il doit avoir une bien-aimée, une femme qui l’entretient.

— Tu parles du neveu de l’intendant du théâtre, dit Olga, une joyeuse Hongroise, Arpard H… ?

Lorsque Olga prononça ce nom, je tressaillis.

— Aucune femme ne l’entretient, continua Olga, il est assez riche pour avoir une maîtresse.

— Je sais que la comtesse Bella R… lui a fait les propositions les plus brillantes et qu’il a refusées, dit une autre.

L’entrée de la patronne et d’Anna interrompit notre conversation.

— Si vous voulez bien venir, jeune homme, je vais vous montrer quelque chose qui va dessiller vos beaux yeux. Ce qu’il est beau ! ajouta-t-elle en me pinçant le derrière.

Je suivis la grosse femme. Elle me mena dans un long-corridor et nous traversâmes plusieurs chambres. Puis elle ouvrit une porte aussi doucement que possible et mit un doigt sur la bouche. La chambre était sombre ; une faible lumière de crépuscule pénétra par la fenêtre voilée de rideaux blancs. Elle prit ma main et me mena vers un sopha posé devant une porte vitrée. J’entendis un faible bruit qui venait de la chambre d’à côté. Je montai sur le divan pour mieux voir ce qui s’y passait. La chambre était éclairée, je voyais tout ce qui s’y passait ; mais les deux filles qui s’y trouvaient ne pouvaient pas me voir. Un vieillard entra ; il était chauve, avait un vilain visage de fauve, il était assez grand et très maigre. J’entendais chaque mot. Une des odalisques avait une verge en main. Elles se déshabillèrent rapidement ainsi que le vieux Céladon, la vraie caricature du Chevalier à la Triste Figure. Ils étaient tous les trois ainsi devant mes yeux. L’homme était laid, un cuir jaune et poilu recouvrait son maigre squelette. Il était juste vis-à-vis de moi. Son nez était petit et son visage tout ratatiné. Je ne le vis pas tout d’abord. Je ne pouvais pas distinguer s’il avait deux bouches au lieu d’une bouche ou un nez, car son nez n’était pas plus grand qu’une fève. Les deux filles prenaient des poses voluptueuses pour l’exciter ; mais cela n’aidait à rien. Alors il se coucha sur trois chaises ; on lui attacha les pieds et les poignets, et l’une se mit à le battre, tandis que l’autre lui offrait tantôt sa main à baiser, tantôt son pied. Les coups tombaient toutes les minutes ; au troisième, je vis des gouttes de sang perler sur la peau. Au dixième, ses potences (car je ne puis appeler autrement ses épaules maigres séparées par un torse encore plus maigre) étaient meurtries et ne formaient qu’une blessure informe et saignante comme un morceau de viande d’un animal. Il suppliait pourtant la fille qui le maltraitait si rudement de battre encore plus fort, et il sentait et baisait les mains de l’autre. Parfois j’entendais un coup de trompette ou le soupir d’un hautbois qui provenait du rire de la fille que ce vieux satyre flairait. Il semblait aspirer le parfum de ses mains.

— Ça n’ira pas ainsi, soupira-t-il enfin. Mais tu me gifleras et je serai content tout de suite. Louise, aurai-je une ou deux gifles aujourd’hui ? N’est-ce pas, deux, deux gifles, ma chère Louise !

Il se coucha sur le dos et la fille dont il avait flairé les mains s’assit près de lui et le gifla à tour de bras. L’autre riait à se tordre en voyant les mines que faisait l’horrible vieillard. J’entendis les bruits de hautbois du rire des filles et je vis, ce qu’il désirait, les gifles tomber dru sur son visage ; il grinçait des dents et se mordait les lèvres avec ardeur. Cette sotte opération lui faisait le plus grand plaisir, que l’on prolongeait aisément en le giflant selon son désir.