L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/II/01

Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
.
Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 161-179).
Deuxième partie, chapitre I

DEUXIÈME PARTIE

I

CHASTE !


Vous serez très étonné, cher ami, de voir combien les lettres que je vais vous écrire diffèrent de celles que je vous ai écrites jusqu’à présent. Le style, la conception, la philosophie et le point de vue ont changé. Le sujet en sera aussi beaucoup plus varié. Ne pensez donc point que je sois fatiguée d’écrire ou que j’aie trouvé un confident pour continuer mes mémoires. Je devrais alors avoir rencontré un homme auquel je puisse me confier, comme à vous, sans limite. Ceci n’est pas le cas. Il faut connaître les hommes intimement, ainsi que j’ai eu le bonheur de vous connaître, pour oser leur communiquer tout ce que l’on pense et tout ce que l’on sent. Jusqu’à présent je n’en ai rencontré aucun, et surtout pas parmi ceux auxquels je me suis donnée corporellement. Le changement de ma manière d’écrire vient de ce que j’ai changé de point de vue en rédigeant mes souvenirs. Je revis tout au fur et à mesure, je me crois transportée dans les mêmes situations et je n’ai peut-être pas tort d’adapter mon style à chaque nouvelle aventure.

Je me souviens d’avoir lu dans le prologue du « Faust » de Goethe la phrase suivante, que je crois être un axiome : « Aussi rapide que le passage du bien au mal ». Vous comprendrez ainsi si j’ai changé ma conception de la volupté. Vous le comprendrez d’autant mieux en pensant que quinze mois se sont écoulés depuis ma dernière lettre.

Je ne veux pas vous ennuyer avec une longue préface. Les préfaces ne sont pas récréatives et je ne les lis jamais. Je vais aux faits, stick to facts, ainsi que les Anglais disent.

Je vous disais dans ma dernière lettre que j’acceptai l’engagement de Francfort parce qu’il était le plus avantageux. Heureusement que je ne m’engageai que pour deux ans. Sous tous les rapports, ce sont deux années perdues.

Lorsque j’arrivai à Francfort, l’Allemagne n’était pas encore en proie à la wagneromanie, car Wagner était encore inconnu dans le monde musical ; pourtant notre répertoire était déjà du plus mauvais goût. La lutte entre la musique allemande et la musique italienne commençait. L’allemande commençait à triompher à Francfort.

Une cantatrice peut aimer sa patrie, elle peut chérir sa langue, les mœurs et les souvenirs de son enfance ; elle n’a pourtant qu’une seule patrie : la musique. Et j’ai toujours préféré l’italienne à toute autre. Elle rend mieux nos sentiments et notre âme, elle parle mieux le langage de notre cœur. Elle est plus expressive, plus passionnée, plus touchante et plus douce que la musique érudite de l’Allemagne ou que la musique légère et brillante de la France. Celle-ci semble toujours avoir été écrite pour danser le quadrille. Les opéras italiens permettent aux chanteurs de rendre tout ce dont ils sont capables, la musique en a été écrite pour eux ; tandis que la musique allemande était surtout instrumentale, nous devons toujours nous sacrifier à l’orchestre.

En outre, Francfort est la ville la plus désagréable que je connaisse. L’aristocratie de l’argent et les juifs y donnent le ton. On n’y comprend rien à l’art. Les gens louent une loge, comme à la parade. On ne compte que par sa richesse. L’art n’y peut donc pas fleurir. La passion la plus violente gèle dans cette ville. L’amour et les plaisirs n’y sont pas un besoin naturel, « un rafraîchissement de la rate », comme dit Shakespeare.

Il ne me manquait pas d’admirateurs. Ils étaient de toutes nationalités, mais leurs ancêtres à tous avaient passé la mer Rouge. Ils m’entouraient avec respect, quand j’avais soif de volupté. Il n’y en avait pas un que je crusse digne de recevoir mon amour et le trésor que je portais sans cesse avec moi. Parmi mes collègues, il y avait quelques hommes jolis et galants ; mais c’est un de mes principes de ne jamais choisir un comédien, un chanteur ou un musicien. Ils sont trop indiscrets ; on y risque son honneur et parfois son engagement. Je tiens, à conserver le nimbe de la vertu.

Si, au moins, j’avais pu rencontrer une femme ou une jeune fille ! Je me serais donnée toute, ainsi qu’à Marguerite ! Je n’aurais rien épargné pour révéler les doux mystères de l’amour ! Mais ces personnes étaient ou prudes inabordables ou très laides. D’autres avaient, par contre, une telle pratique qu’elles étaient usées. Elles me faisaient toutes horreur. J’étais donc bornée à moi-même.

« Et si je profitais de mon séjour forcé dans cette ennuyeuse ville pour me fortifier et me préparer à l’amour à venir ? me disais-je souvent. Suis-je capable de faire cela ? Et la volupté future me récompensera-t-elle de ma chasteté ? Je veux essayer. » On dit que la volonté humaine est ce qu’il y a de plus fort au monde. Je me soumis à cette épreuve.

Durant les premières semaines, j’eus une peine inouïe à me dominer. Cela me coûtait des efforts surhumains de m’empêcher de frôler machinalement tel ou tel endroit de mon corps. À la longue, ce me fut plus facile. Et quand des rêves voluptueux m’agitaient, quand la chaleur de mon sang m’aiguillonnait, je sautais hors du lit et je prenais un bain froid ou j’ouvrais un journal et je lisais un article de politique. Rien ne refroidit autant qu’une lecture politique ; une douche froide est, en comparaison, encore un excitant !

Après deux mois de mortifications volontaires, les tentations étaient plus rares. Quand elles me surprenaient, elles n’étaient plus aussi têtues ni aussi longues. Je crois que j’aurais pu renoncer complètement à l’amour, si je l’avais voulu. Ceci est une folie, et je ne sais pas pourquoi je l’aurais fait. L’on peut être chaste pour goûter ensuite une volupté d’autant plus forte. La chasteté est alors un excitant. Quand on veut aller au bal, on ne va pas se fatiguer en faisant de longues promenades auparavant, et quand on est invité à un dîner succulent, on ne se charge pas l’estomac avant d’y aller. Il en est de même des plaisirs de l’amour.

Pourtant je ne sais pas si j’aurais pu supporter cette vie durant deux ans. Je dois à un divin hasard d’avoir traversé cette épreuve. Je vous vois sourire, vous ne le croyez pas.

Écoutez plutôt. Je vous assure que je vous écris la pure vérité.

Une de mes collègues, Mme  Denise A…, Française de naissance, mais qui parlait parfaitement l’allemand, était la seule, parmi toutes les chanteuses, avec qui je pouvais parler librement de tout. Je n’avais pas à craindre son indiscrétion, tant son indulgence était grande.

Elle avait tout traversé, son expérience était immense, elle était trop blasée pour subir le chatouillement sexuel. Elle n’était pas assez âgée ni assez laide pour ne plus trouver de cavalier d’amour. Et si elle se laissait courtiser par celui-ci et par celui-là, c’était pour les dépouiller, ainsi qu’il est d’usage à Paris.

Certains, que leur goût bizarre poussait vers Denise, s’étaient adressés à moi pour leur servir d’intermédiaire, et j’étais assez bon enfant pour présenter leur plaidoyer. C’est ainsi que commença notre amitié.

« J’ai perdu toute envie de jouir ; non parce que je suis déjà épuisée, mais par dégoût, disait-elle. Quand on pense ou quand on lit jusqu’où peut vous pousser cette espèce de jouissance, l’on n’en a plus envie. L’eau est froide, puis tiède, puis bouillante. L’on s’enfonce dans des bourbiers pour disparaître enfin dans des cloaques remplis de vers immondes. Vous l’apprendriez bientôt, si vous vous aventuriez dans cette voie. J’ai été mariée au plus grand libertin que l’on puisse imaginer. Ces débauches l’ont tué. C’était une terrible maladie ! Plusieurs maux le rongeaient de son vivant. Il est mort de la tuberculose de la moelle épinière. Il avait, en outre, la syphilis. Son corps n’était qu’une immense plaie, et il perdit la vue. Il n’avait pas encore trente-trois ans. Je l’adorais, j’étais désespérée de l’avoir perdu. Toutes ses maladies l’emportèrent au galop. Il allait tous les jours au bois de Boulogne ; en moins de six mois, il ne pouvait déjà plus bouger. Je le soignais avec une de mes amies ; on devait le servir comme un nourrisson. Savez-vous à qui il devait une fin si épouvantable ? À un être infâme, qui se disait son ami et qui lui mit en main le livre le plus terrible qui ait jamais été écrit : Justine et Juliette ou les Malheurs de la vertu et les Prospérités du vice, du marquis de Sade. On dit que l’auteur est devenu fou par suite de ses débauches et qu’il est mort dans un hospice d’aliénés. M. Duvalin, l’ami de mon mari, prétendait que le marquis de Sade n’était pas devenu fou, mais qu’il s’était enfermé dans un cloître, à Noisy-le-Sec, dans les environs de Paris, pour célébrer des orgies avec des jésuites. Quand j’accablai Duvalin de reproches, quand je l’accusai d’être l’assassin de mon mari, il haussa les épaules et me dit que ce n’avait pas été son intention de perdre mon mari, mais, au contraire, qu’il avait voulu le mettre en garde contre ses mauvais penchants. Il n’en pouvait rien si son remède n’avait pas réussi. — Que voulez-vous, madame, me disait-il, moi aussi j’ai été torturé par le démon de la chair ; la lecture de ce livre, qui a perdu votre mari, m’a guéri de toute envie naturelle. Je ne dis pas que je suis devenu un ascète, mais je n’appartiens plus au troupeau des cochons d’Épicure, qui ont fait un cloaque de l’amour sexuel.

« Le dégoût m’a dégrisé ; la boue l’a attiré. Qui est fautif ? Au désespoir, je voulais me suicider. Je voulais le faire avec raffinement, car j’étais très fantasque. Mon mari, durant notre union, avait épuisé chaque espèce de jouissance animale que l’on peut goûter avec une femme seule. Quand j’ouvris pour la première fois le livre du marquis de Sade, qui était illustré de cent eaux-fortes, je vis bien qu’il en avait réalisé plusieurs avec moi. Mes pensées déliraient, je voulais tout essayer, m’abandonner à tous les excès contenus dans ce livre et mourir de débauches, comme mon mari. Ainsi, les femmes hindoues montent sur le bûcher après la mort de leur époux et se laissent consumer vivantes.

« Mon amour était illimité. La mort que je choisissais était la sienne. Je vous assure qu’elle était beaucoup plus torturante que la mort par le feu. Je voulais étudier la théorie de la volupté animale, puis l’appliquer à la pratique. Mon mari m’avait fait cadeau de quelques-uns de ces ouvrages qui en traitent, ainsi les Mémoires d’une Anglaise, de Fanny Hill, les Petites fredaines, l’histoire de Dom Bougre, le Cabinet d’Amour et de Vénus, les Bijoux indiscrets, la Pucelle de Voltaire et les Aventures d’une Cauchoise.

« Il m’en avait lu une partie pour nous disposer tous les deux au plaisir. Il ne manquait jamais son but et me trouvait prête à faire toutes les cochonneries qu’il désirait. Mais il ne m’avait jamais montré le livre de Sade, qu’il croyait trop dangereux. Après sa mort, je le découvris au fond d’une armoire à double fond. Je me mis à le lire. Mon impatience me poussait à connaître le sens des illustrations. Je lus avant tout les scènes les plus épouvantables. Par exemple, la torture des femmes, la scène de la ménagerie, l’aventure du mont Etna, les flagellations, les viols de garçons, les scènes à Rome, celle où le marquis de Sade se jette, revêtu d’une peau de panthère, entre des femmes et des enfants nus et mord un garçonnet jusqu’à le tuer, enfin la description des orgies où deux femmes sont guillotinées, les bestialités, etc., etc.

« Maintenant, je commençais à comprendre Duvalin. Ce livre pouvait avoir une double influence, suivant le tempérament du lecteur ou de la lectrice, suivant leur sensibilité et leur esprit. Duvalin en était blasé ; moi, j’étais saisie de dégoût. Il me coûta tant d’efforts pour terminer cette lecture que j’étais déjà insensible avant d’aller à la pratique. Je ne pouvais plus penser à l’amour, et quand je pensais aux sensations qu’il procure, elles me paraissaient fades, vides. J’étais radicalement guérie de toute démangeaison voluptueuse qui peut être dans le corps humain. Je commençais à comprendre l’état d’esprit des castrats masculins. »

Denise me raconta encore beaucoup de choses sur ce sujet. Elle me croyait complètement inexpérimentée dans la pratique. Elle soupçonnait que je connaissais le soulagement manuel ou le plaisir que l’artifice peut procurer, ou même l’étreinte de personnes de mon sexe ; mais elle pensait que j’ignorais complètement l’homme. La feinte est innée chez la femme, ainsi que la vantardise chez l’homme. Elle me demanda si j’avais jamais lu un de ces livres dont elle m’avait parlé. À ma réponse négative, elle me conseilla de commencer immédiatement par la Justine et la Juliette de Sade.

« Quelques médecins prétendent, disait-elle, que le camphre a la vertu d’éteindre le chatouillement sexuel de la femme.

« Je ne sais pas si cela est vrai. Mais le livre de Sade étouffa durant des mois toute pensée, tout désir de volupté et de débauche.

« Quelle imagination ! Est-il possible que de telles choses se passent ? Les hommes sont là-dedans des tigres et des hyènes ; les femmes, des boas et des alligators. Ce qu’on y trouve le moins, c’est la sexualité naturelle. Les femmes caressent des femmes, les hommes des garçons et des animaux. C’est horrible ! Je me demandais s’il était possible que l’homme se rassasiât jamais de la volupté ; qu’il eût recours à de telles excitations ; qu’il désirât des corps torturés, calcinés, déchirés, à la place de beaux corps blancs. J’eus peur de l’homme qui avait écrit cela. Avait-il vraiment mené une telle vie, ou était-ce la débauche de son imagination qui lui faisait écrire de telles choses ? Il dit, quelque part, que c’étaient là les mœurs des chevaliers de son temps et que des scènes semblables se passaient au Parc-aux-Cerfs.

« Il parle de la volupté de voir mourir des hommes. La fameuse marquise de Brinvilliers déshabillait ses victimes et se délectait aux sursauts et aux contorsions des corps nus de ces malheureux. »

Durant tout le temps que dura cette lecture, durant plusieurs mois, je ne songeai pas une seule fois à faire ce que j’avais fait avec Marguerite et avec Roudolphine. Il me fallait beaucoup de temps pour lire dix volumes de trois cents pages, d’autant plus que je ne pouvais pas consacrer tous mes loisirs à la lecture ; je devais étudier de nouvelles partitions ; tous les jours, il y avait des répétitions ou des représentations ; je recevais et rendais beaucoup de visites ; j’étais invitée à des bals, à des soirées, à des parties de plaisir à la campagne, etc., etc. En outre, je ne savais pas assez bien le français pour comprendre exactement ce que de Sade écrivait, beaucoup de mots m’échappaient, qui n’étaient dans aucun vocabulaire.

Ainsi, je passai deux ans, vivant aussi chastement que sainte Madeleine, qui a eu également une jeunesse assez agitée et orageuse.

Vers la fin de la deuxième année, je reçus beaucoup d’offres d’engagement de différents théâtres de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Hongrie. J’avais de la peine à me décider, quand arriva M. R…, alors intendant des théâtres de Budapest. Il venait expressément à Francfort pour me faire ses propositions oralement.

Deux messieurs l’accompagnaient un riche propriétaire foncier, le baron Félix de O…, grand dilettante de musique, un homme très aimable, très beau et très riche. Il me fit la cour immédiatement et me promit un revenu beaucoup plus considérable que celui de l’intendant théâtral. En acceptant, je me serais déshonorée à mes propres yeux. Il me répugnait de vendre mes faveurs à Mammon ; aussi je refusai ses offres.

L’autre monsieur était le neveu de l’intendant, un jeune homme d’à peine dix-neuf ans, joli, timide, honteux comme un petit paysan. C’est à peine s’il osait me regarder, et quand je lui parlais, il rougissait comme une pivoine. Le baron de O… en disait beaucoup de bien, que c’était un génie et qu’il jouerait un grand rôle dans sa patrie. Vraiment, cela valait la peine de recevoir les prémices d’un tel jeune homme. Si un puceau ignora jamais la théorie et la pratique des doux secrets de Cythère, c’était bien le jeune Arpard de H…, fils de la sœur de l’intendant hongrois.

Ces messieurs ne restèrent que deux jours à Francfort ; ils allaient à Londres et à Paris pour acquérir quelques opéras à la mode.

M. de R… me pressait d’accepter ; le baron de O… joignait ses prières à celles de l’intendant, et je lisais dans les yeux d’Arpard de ne point refuser. Ce regard me décida et j’acceptai. L’intendant sortit aussitôt un contrat, fait en double, de sa poche ; il me lut le tout et je donnai ma signature.

Je prenais l’engagement de jouer à Budapest aussitôt que mon contrat francfortois serait périmé. On m’autorisait cependant à donner six représentations de gala à Vienne. Je débutais justement à la morte saison.

Le provisorium régnait alors en Hongrie ; il n’y avait pas encore de Diète de l’Empire, bien qu’on parlât d’en convoquer une pour l’année suivante.

Le gouvernement autrichien commençait à céder. Il se rendait compte qu’un système d’esclavage n’était pas favorable à la Hongrie.

Ô mon Dieu, je me suis laissé entraîner à parler de politique, moi qui n’y ai jamais rien compris !

Je quittai Francfort au mois de juillet. Avant de venir ici, je m’étais fait photographier chez Augerer. Je ne ressemblais plus du tout à ce portrait. Mes traits étaient plus accentués ; mais je semblais beaucoup plus jeune que je n’étais en réalité. Des médecins et des hommes et des femmes de mes amis m’ont souvent répété que j’étais peu développée pour mon âge. Je me souviens très bien de l’aspect qu’avait ma mère quand je la surpris au lit, le jour de l’anniversaire de mon père. Quelle différence entre elle et moi ! Mes cuisses n’étaient alors pas aussi fortes et charnues que ses bras. Chez elle, on ne soupçonnait même pas l’os, tandis que, chez moi, il saillait partout : épaules, clavicules, hanches ; on pouvait même compter mes côtes. Depuis deux ans que je menais une vie de vestale, j’avais pris de l’embonpoint. Les cuisses et les deux sphères de Vénus, qui font surtout l’orgueil des femmes, s’étaient arrondies ; elles étaient dures et pourtant élastiques ; je ne pouvais assez me contempler dans la psyché. J’aurais voulu être aussi flexible qu’un homme-serpent pour pouvoir m’enrouler et baiser ces belles boules !

Les scènes de flagellation dans le livre de Sade m’avaient rendue curieuse de connaître la volupté que l’on pouvait ressentir en se battant le derrière. Une fois, je pris une fine baguette de saule, je me déshabillai et me mis devant le miroir pour essayer. Le premier coup me fit si mal que je cessai immédiatement. Je ne connaissais pas encore l’art de cette volupté ; je ne savais pas qu’il fallait commencer par des claques aussi légères que celles administrées par les masseuses dans les bains turcs, et que c’est seulement au moment de la crise que l’on peut frapper avec toute la vigueur du bras. Il se passa plusieurs années avant que je connusse cette volupté et que je trouvasse qu’elle augmente réellement la jouissance. Si la douleur ne m’avait pas découragée, j’aurais sûrement repris le jeu solitaire, malgré mes fermes principes de chasteté.

D’ailleurs, chaque fois que je prenais un bain, ce qui arrivait trois ou quatre fois par jour en été, j’étais prête à céder aux tentations de la chair. Vous ne le croirez peut-être pas, mais c’est bien le livre de Denise qui me refroidissait.

À mon passage à Vienne, toutes mes connaissances s’étonnèrent beaucoup de ce changement qui s’était produit dans mon physique. J’avais donné rendez-vous à ma mère, elle devait assister à mon triomphe. En me voyant, elle me serra dans ses bras en disant :

— Ma chère enfant, comme tu es belle et comme tu as bonne mine !

Je rencontrai une fois Roudolphine chez Dommaier, à Hilzig. Elle me dévisagea durant quelques secondes, puis me dit qu’elle ne m’avait tout d’abord pas reconnue. Elle aussi avait changé, mais non à son avantage. Elle remplaçait les roses de ses joues par du fard, mais elle n’arrivait pas à cacher les cernes bleuâtres de ses yeux.

— As-tu renoncé aux plaisirs de l’amour depuis que tu as quitté Vienne ? me demanda-t-elle. C’est impossible, car qui a bu de cette ambroisie ne peut plus s’en passer. Mais il y a des natures qui s’épanouissent aux plaisirs de l’amour, au lieu de se faner, et tu leur appartiens !

Je lui affirmais vainement que je menais depuis deux ans une vie de recluse et que je ne m’en portais que mieux.

Elle ne voulait pas le croire ; elle disait que c’était absurde.

— Qui aurais-je pu trouver à Francfort ? lui disais-je. Les boursiers ? Ils sont les antidotes de l’amour, ils n’ont aucune galanterie. Il est indigne d’une femme de se donner à un homme qui ne remplisse pas un peu le cœur. Rien ne me fait autant horreur que Messaline, qui ne recherche que la volupté animale.

Roudolphine rougit sous son fard ; j’avais probablement touché juste, quoique bien involontairement.

Nous ne causâmes pas longtemps.

Je remarquai deux cavaliers qui nous examinaient à travers leur lorgnette ; l’un salua Roudolphine, tandis que je m’en allais par une autre allée.

Durant ces quinze jours que je passai à Vienne, j’appris que Roudolphine passait pour une des femmes les plus coquettes de la société. Ses amants se comptaient par douzaines. Les deux messieurs que j’avais remarqués chez Hitzig étaient du nombre, ils étaient attachés à l’ambassade brésilienne et étaient les plus grands roués de Vienne. Roudolphine me présenta même l’un d’eux, le comte de A....a. Elle n’était plus jalouse ; au contraire, elle cédait volontiers ses amants à ses amies. Elle m’avoua que ça lui faisait presque tout autant de plaisir d’assister aux jouissances sensuelles des autres. Je songeai aux scènes de « Justine » où il arrive quelque chose de semblable.

Par politesse, je rendis visite à Roudolphine. Elle était toute seule ; il était près de trois heures et demie. Elle me montra des photographies qu’elle venait de recevoir de Paris.

C’étaient des scènes érotiques, des hommes et des femmes nus. Les plus intéressantes étaient celles de Mme  Dudevant, qu’Alfred de Musset faisait circuler parmi ses amis.

Il y en avait surtout six qui étaient tout particulièrement obscènes. La célèbre femme de lettres initiait des femmes et des jeunes filles aux mystères du service saphique. Dans une de ces images, elle fait l’amour avec un gigantesque gorille ; dans une autre, avec un chien de Terre-Neuve ; dans une autre encore, avec un étalon que deux filles nues tiennent en laisse. Elle-même est agenouillée, on voit sa beauté dans toute sa splendeur, non seulement sa beauté, mais toutes ses beautés, car chacune de ses beautés était bien en évidence. J’ai peine à croire qu’une femme puisse supporter une telle emprise, la douleur doit passer de beaucoup la volupté.

Roudolphine m’a raconté l’histoire de ces images.

Vous ne la connaissez peut-être pas et je la crois assez intéressante pour vous la conter :

George Sand vécut durant plusieurs années très intimement avec Alfred de Musset. Ils voyagèrent ensemble en Italie. À Rome, après une terrible scène de jalousie, ils rompirent complètement. Musset était très discret et respectait plutôt son amante que la femme. George Sand, par contre, racontait partout qu’elle avait lâché le poète à cause de sa faiblesse dans les tournois d’amour ; qu’il était tout à fait impuissant.

Alfred de Musset apprit ces calomnies. Sa vanité en fut blessée, car il perdait ainsi son avantage auprès de toutes les femmes. Il voulut se venger et il fit faire ces photographies, auxquelles il avait ajouté un texte scandaleux en vers. Ces images se répandaient par la photographie, car il n’avait pu trouver un imprimeur qui voulût s’en charger.

J’étais très heureuse de m’être réconciliée avec Roudolphine ; ses visites me gênaient pourtant, car elle avait une mauvaise réputation.

J’étais impatiente d’aller à Budapest, et je ne perdis pas un jour, après la fin de mes représentations.

J’y arrivai durant la grande foire annuelle, la semaine la plus animée de la morte saison. La foire dure une quinzaine de jours ; on l’appelle le marché de la Saint-Jean ou le marché aux melons, car le marché est alors encombré de ces fruits succulents.

Je m’étais procuré un vocabulaire hongrois-allemand et un manuel de la langue magyare.

En arrivant à Budapest, j’envoyai immédiatement ma carte à M. de R… Il fut assez aimable pour me rendre tout de suite visite. Son neveu Arpard l’accompagnait. Les yeux de l’adolescent rayonnèrent en me voyant.

Je fus très étonnée de voir ces deux messieurs entrer dans le costume de fête des Hongrois. J’appris plus tard que le costume national était à la mode.

M. de R… me conseilla de me procurer également le costume national. Le fanatisme était si vif que des hommes et des femmes qui s’opposaient à cette mode avaient été insultés par des jeune gens. Membre du théâtre national, on l’exigeait tout particulièrement de moi. Je trouvais cela abusif. On n’en disait pas un mot dans mon contrat. Mais comme ce costume m’allait à ravir, je me mis à la mode. J’étais beaucoup plus jolie que dans mes toilettes de ville. Je me fis faire plusieurs costumes que je portais de préférence.

M. R… me demanda si je voulais chanter en italien ou en allemand. Je remarquai qu’il désirait me poser encore une autre question. Je lui répondis que je ferais tout mon possible pour apprendre assez le hongrois pour pouvoir chanter dans cette langue. Comme on ne parle que très rarement dans les opéras et comme les assistants ne comprennent jamais le texte que l’on chante, je pensais que cela ne me serait pas trop difficile. J’ajoutai que je prendrais des leçons.

Il est de coutume en Hongrie de régaler les visites à n’importe quelle heure du jour. En général, manger est une des principales occupations des Hongrois.

Les Hongrois sont de grands sybarites.

Je priai donc ces deux messieurs de prendre une petite collation. M. de R… s’excusa, il avait beaucoup à faire et se leva pour sortir. « Si tu as envie de rester, dit-il à son neveu, je te permets d’accepter l’invitation de mademoiselle. Ensuite tu pourras lui montrer la ville et lui servir de cicerone. Vous viendrez au théâtre », dit-il, en s’adressant à moi, « on y donne la tragédie et vous allez vous y ennuyer, puisque vous ne comprenez pas encore notre langue. Faites donc comme vous l’entendrez. Nous parlerons encore demain. »

J’étais très heureuse d’être seule avec Arpard. J’avais décidé de lui enseigner l’amour et de le plier tout d’abord à mes caprices.