L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/I/07

Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
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Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 123-145).
Première partie, chapitre VII

VII

ROUDOLPHINE


À la fin de ma dernière lettre, je suis devenue bien sérieuse ! Ceci est encore un trait de mon caractère. Je prévois toujours la suite des choses ; je dois toujours me rendre compte des impressions, des sentiments et des expériences. Même l’ivresse la plus violente des sens n’a jamais pu fourvoyer ce trait de mon esprit. Et, aujourd’hui, je commence justement un chapitre de mes confessions qui vous le prouvera assez.

Ma liaison avec Franz continuait naturellement. J’étais toujours très prudente ; ma tante ne soupçonnait donc rien et nos rendez-vous étaient un secret pour tout notre entourage. En outre, je persistais à ne pas me trouver plus d’une fois par semaine seule avec Franz. Le jour de mon début approchait et Franz devenait toujours plus téméraire. Il pensait avoir acquis des droits et devenait autoritaire, ainsi que tous les hommes qui se croient sûrs d’une possession indiscutée. Mais ce n’est pas ainsi que je l’avais entendu ! Je conçus immédiatement un plan. Au moment de commencer une brillante carrière, devais-je être liée à un homme sans importance et que je dominais à tous les points de vue ? Le quitter en mauvais termes était dangereux. J’étais exposée à son indiscrétion. Il s’agissait d’être très habile, et je réussis à dénouer notre liaison avec tant d’à-propos que Franz croit encore aujourd’hui que si le hasard ne nous avait pas séparés, je l’aurais sûrement épousé. Ce hasard était mon œuvre. Je fis comprendre à mon professeur que son accompagnateur me poursuivait de ses déclarations et que j’étais prête à briser le cours de ma carrière d’artiste pour me contenter « d’une maisonnette et d’un cœur ». Mon professeur, qui était très fier de m’avoir formée et qui se promettait beaucoup de mon début, se fâcha. Je le suppliai de ne pas rendre Franz malheureux, que cela me ferait beaucoup pleurer et que ma voix en souffrirait. Ainsi j’atteignis mon but et Franz reçut un engagement à l’orchestre du théâtre de Budapest. Nous prîmes tendrement congé : j’avais brisé nos relations sans avoir rien à craindre.

Peu de temps après notre séparation, je débutai au théâtre de la Porte Kaertner. Vous savez avec quel succès. J’étais plus qu’heureuse. Tout le monde m’entourait, m’assiégeait. Les applaudissements, l’argent et la célébrité. Je ne manquais pas de courtisans, d’admirateurs et d’enthousiastes. L’un pensait atteindre son but avec des poésies, l’autre avec des présents précieux. Mais j’avais déjà remarqué qu’une artiste n’ose céder à sa vanité ou à ses sentiments sans tout risquer au jeu. C’est pourquoi je feignis d’être indifférente ; je décourageai tous ceux qui s’approchèrent de moi et j’acquis bientôt le renom d’une vertu inabordable. Personne ne soupçonnait qu’après le départ de Franz j’avais de nouveau recours à mes joies solitaires des dimanches et aux délices du bain chaud, pimentées de toute espèce de jouissances. Pourtant, je ne cédais jamais plus d’une fois par semaine à l’appel de mes sens, qui exigeaient beaucoup plus, surtout après un rôle et des applaudissements qui m’avaient excitée. Mille yeux me surveillaient, aussi étais-je excessivement prudente dans toutes mes relations ; ma tante devait m’accompagner partout et personne ne pouvait me reprocher quelque chose.

Cela dura tout l’hiver. J’avais un engagement fixe et je m’étais installée sans trop de luxe, mais très confortablement. J’étais aussi introduite dans la meilleure société et je me sentais très heureuse. Je ne regrettais que très rarement la perte de Franz, car tout ce que je faisais toute seule ne pouvait pas m’assouvir complètement. Des circonstances heureuses me dédommagèrent l’été suivant. J’avais été introduite dans la maison d’un des plus riches banquiers de Vienne et je reçus de sa femme les témoignages de la plus véritable amitié. Son mari m’avait fait la cour, espérant, avec son immense fortune, conquérir facilement une princesse de théâtre. Après avoir été éconduit comme tous les autres, il m’introduisit dans sa maison en croyant me gagner de cette façon. J’y avais ainsi mes entrées libres. Je refusai continuellement les avances de l’homme et, peut-être à cause de cela, la femme devint bientôt mon amie la plus intime. Roudolphine, c’était son nom, avait environ vingt-sept ans. C’était une brunette très piquante, très vive, très animée, très tendre et très femme. Elle n’avait pas d’enfants, et son mari, dont elle n’ignorait pas les fredaines, lui était assez indifférent. Ils avaient des relations respectueuses entre eux et ne se refusaient pas, de temps à autre, les joies du mariage. Malgré tout, cette union n’était pas heureuse. Son mari ignorait sans doute qu’elle était d’un tempérament excessivement avide, ce qu’elle cachait avec beaucoup d’habileté. J’eus bientôt la révélation de ses penchants. À l’approche de la belle saison, Roudolphine alla habiter sa charmante villa, à Baden. Son mari y venait régulièrement tous les dimanches et amenait quelques amis. Elle m’invita à venir y passer l’été, à la fin de la saison théâtrale. Ce séjour à la campagne devait me faire du bien. Jusque-là il n’avait été question que de toilette, de musique et d’art entre nous, et voici que nos conversations prirent un tout autre caractère. La cour que son mari me faisait nous en fournit l’occasion. Je remarquais qu’elle mesurait les fredaines de son mari d’après les privations qu’il lui imposait. Ses plaintes étaient si sincères et elle cachait si peu l’objet de ses regrets que je décidai immédiatement d’être sa confidente et de jouer le rôle d’une amie simple et inexpérimentée. J’avais joué juste et touché son côté faible, ainsi que celui de toutes les jeunes femmes ; elle se mit tout de suite à m’instruire, et plus je faisais l’innocente, et plus ce qu’elle me racontait me semblait invraisemblable, plus elle s’entêtait à vouloir m’éclairer, plus ses lèvres me contaient ce dont son cœur était plein. D’ailleurs elle prenait grand plaisir à me révéler ces choses. Mon étonnement la stupéfiait, elle ne pouvait croire qu’une jeune artiste qui jouait avec tant de feu ignorât tout. Déjà au quatrième jour après mon arrivée, nous prîmes un bain ensemble ; l’enseignement pratique ne pouvait pas manquer, après tant de beaux discours. Et plus j’étais gauche et empruntée, plus elle s’amusait à exercer une novice. Plus je faisais de difficultés, plus elle s’enflammait. Pourtant au bain et en plein jour, elle n’osa pas dépasser certains chatouillements et badineries ; je compris qu’elle allait employer toute sa ruse pour me décider à passer la nuit avec elle. Le souvenir de la première nuit passée dans le lit de Marguerite m’envoûta d’une telle façon que je vins à mi-chemin au-devant de son désir. Je le fis avec tant d’ingénuité qu’elle se convainquit encore plus de mon innocence. Elle croyait me séduire, et c’était moi qui la pliais à mon caprice. Sa chambre à coucher était des plus charmantes ; elle était meublée avec tout le luxe que seul un riche banquier peut s’accorder et avec tout le raffinement qu’un fiancé prépare pour la nuit d’hyménée. C’est là que Roudolphine avait été faite femme. Elle me raconta dans tous les détails son expérience et ce qu’elle avait ressenti quand la fleur de sa virginité avait été brisée. Elle ne se cacha point d’être d’un tempérament très voluptueux. Elle me dit aussi que jusqu’après son deuxième accouchement elle ne prenait aucun plaisir aux étreintes, alors très fréquentes, de son mari. Son plaisir ne se développa que peu à peu et devint soudain très vif. Longtemps je n’y pouvais pas croire, ayant été moi-même d’un tempérament ardent dès ma jeunesse ; maintenant j’en suis convaincue. Le mari est fautif dans la plupart des cas il presse trop pour finir aussitôt après avoir commencé ; il ne sait pas exciter la sensualité de la femme ou l’abandonne à mi-chemin. Roudolphine avait eu des compensations pour les privations endurées ; elle était aussi charmante qu’avide et ne supportait qu’avec humeur les négligences de son mari. Je ne vous raconterai point les badineries et les folies que nous fîmes toutes les deux seules dans son grand lit anglais. Nos ébats étaient très charmants, et Roudolphine était insatiable dans le baiser et dans le contact caressant. Elle jouissait des deux durant des heures et soupçonnait à peine que ce temps était encore trop court pour moi, tant je feignais de lui céder avec peine et avec doute.

Nos relations devinrent bientôt beaucoup plus intéressantes. Roudolphine se consolait en secret du papillonnage de son mari. Dans la villa voisine habitait un prince italien. Il vivait d’habitude à Vienne, et le mari de Roudolphine avait en main ses affaires d’argent. Le banquier était l’humble serviteur de l’immense fortune du prince. Celui-ci, dans la trentaine, était, extérieurement, un homme très sévère, très fier, d’une culture toute scientifique ; intérieurement, il était dominé par la sensibilité la plus vive. La nature l’avait doué d’une force corporelle exceptionnelle. Il était, en outre, l’égoïste le plus parfait que j’aie jamais rencontré. Il n’avait qu’un but : jouir à tout prix ; qu’une loi : se préserver, à force de ruse, de toutes les suites fâcheuses de ses jouissances. Quand le banquier était là, le prince venait souvent dîner ou prendre le thé. Je n’avais pourtant jamais remarqué qu’il eût la moindre liaison avec Roudolphine. J’appris tout par hasard, car Roudolphine se gardait bien de m’en souffler un mot. Les jardins des deux villas se touchaient. Un jour que je cueillais des fleurs derrière une haie, je vis Roudolphine retirer un billet de dessous une pierre du mur, le cacher rapidement dans son corsage et s’enfuir dans sa chambre. Soupçonnant une petite intrigue, je l’épiai par la fenêtre et je la vis lire fébrilement un billet qu’elle brûla aussitôt. Puis elle se mit à son secrétaire pour écrire probablement la réponse. Pour la tromper, je courus dans ma chambre et chantai à haute voix, comme si je m’exerçais. Par la fenêtre, je surveillais l’endroit où elle avait retiré le papier. Bientôt apparut Roudolphine ; elle se promena le long du mur, joua avec les branches et cacha sa réponse avec tant d’adresse que je ne la vis pas faire. Pourtant j’avais bien remarqué où elle s’était arrêtée le plus longtemps. Dès qu’elle fut rentrée et dès que je me fus assurée qu’elle était occupée, je me précipitai au jardin. Je découvris facilement le billet, caché sous une pierre. Enfermée dans ma chambre, je lus :

« Pas aujourd’hui, Pauline dort avec moi. Je lui dirai demain que je suis indisposée. Pour toi, je ne le suis pas. Viens demain, comme d’habitude, à onze heures. »

Le billet était en italien et d’une écriture contrefaite. Vous pensez bien que je compris tout. Mon plan était déjà fait. Je ne remis point le billet à sa place. Ainsi le prince devait venir cette nuit et nous surprendre toutes les deux au lit. Moi, l’innocente, j’étais en possession de son secret et je sentais bien que je n’en sortirais pas les mains vides. Il est vrai que j’ignorais encore comment le prince parviendrait jusqu’à la chambre à coucher de Roudolphine. À déjeuner, nous avions convenu de passer la nuit ensemble, c’est pourquoi elle avait refusé la visite du prince. Au thé, elle me fit comprendre que nous ne coucherions pas ensemble de la huitaine, car elle sentait approcher l’époque de son indisposition. Elle pensait me tromper et je l’avais depuis longtemps dans mes liens. Avant tout, il s’agissait de la faire aller au lit avant onze heures, afin qu’elle ne trouvât pas moyen d’éviter au dernier moment la surprise que je lui réservais. Nous allâmes de très bonne heure au lit et je fus si folâtre, si caressante et si insatiable qu’elle s’endormit bientôt de fatigue. Poitrine contre poitrine, nos respirations juvéniles mêlées, les mains entrelacées, c’est ainsi que nous étions étendues, elle endormie, moi de plus en plus éveillée et impatiente. J’avais éteint la lampe et j’attendais avec émotion si ma ruse allait réussir. Tout à coup, j’entendis crier le plancher de l’alcôve, un bruit comme de pas assourdis ; puis la porte s’ouvrit, j’entendais respirer, se déshabiller et enfin on s’approcha du lit, du côté de Roudolphine. Maintenant j’étais sûre de moi et je feignis dormir très fortement. Le prince, car c’était lui, souleva la couverture et se coucha auprès de Roudolphine, qui s’éveilla aussitôt, épouvantée. Je la sentais trembler de tout le corps. Maintenant, la catastrophe. Il voulut monter immédiatement sur le trône qu’il avait tant de fois possédé. Elle se défendait ; elle lui demanda hâtivement s’il n’avait point reçu sa réponse. En voulant continuer ses caresses, il toucha ma main et mon bras. Je criai ; j’étais hors de moi. Je tremblais, je me pressais contre Roudolphine. Je me divertis beaucoup de la peur de Roudolphine et de l’étonnement du prince. Le prince avait poussé un juron italien, et Roudolphine dut bien vite se taire quand elle voulut me faire croire que c’était son mari qui venait tout à coup la surprendre. Je l’accablai de reproches d’avoir exposé ma jeunesse et mon honneur à une scène aussi terrible, car j’avais reconnu la voix du prince. Le prince, en parfait galant homme, compris bientôt qu’il n’avait rien à perdre, mais, au contraire, qu’il gagnait un intéressant partenaire. C’est justement ce que j’attendais de lui. Avec des mots tendres et plaisants, il rendit naturelle notre étrange aventure. Il alla fermer la porte de la chambre à coucher, enleva les clés et se mit au lit. Roudolphine était entre nous. Puis vinrent les excuses, les explications et les reproches. Mais il n’y avait rien à changer à la chose. Nous devions nous taire tous les trois, pour ne pas nous exposer aux suites désagréables de cette hasardeuse et inexplicable rencontre. Roudolphine se calmait peu à peu, les paroles du prince se faisaient plus douces Moi, je sanglotais. Par mes reproches, j’acculais Roudolphine à me faire la confidente, donc la complice de cette liaison défendue. Vous voyez que la leçon de Marguerite me profitait, et le souvenir de son aventure à Genève. C’était, au fond, la même histoire, sauf que le prince et Roudolphine ignoraient qu’ils étaient des marionnettes entre mes mains !

Roudolphine ne me cacha plus rien de sa longue liaison avec le prince ; mais elle lui révéla aussi ce qu’elle faisait avec moi, la petite innocente, et elle lui raconta encore comment je brûlais du désir d’en apprendre bien plus long sur ces choses. Ceci excitait le prince, et quand je tâchais de faire taire Roudolphine, elle ne parlait qu’avec plus d’ardeur de ma sensualité retenue par ma honte, et de mes beautés secrètes. Le prince ne restait pas impassible ; je remarquai qu’il pressait de ses mains les bras de Roudolphine, manifestant ainsi son excitation sensuelle. De temps en temps, ses jambes frôlaient les miennes. Je pleurais, je brûlais de curiosité, et Roudolphine tâchait encore de me consoler ; mais à chaque mouvement du prince, elle devenait plus distraite. Bientôt, elle aussi s’agita nerveusement ; elle tâchait de me faire partager son plaisir, je ne me défendis nullement et je la laissai faire. Tout à coup, je remarquai qu’une autre caresse s’égarait et se mêlait à celle de Roudolphine. Je ne devais pas supporter cela, si je voulais rester fidèle au rôle que je m’étais tracé. Je me tournai donc, très fâchée, contre le mur, et comme Roudolphine avait aussitôt enlevé sa main en rencontrant celle de son amant sur ce chemin défendu, je fus abandonnée à ma bouderie et je dus terminer moi-même et en cachette ce que mes compagnons de lit avaient commencé. Mais à peine avais-je tourné le dos qu’ils oublièrent toute retenue et toute honte. Le prince prononça les plus doux mots d’amour en s’adressant à Roudolphine, qui lui répondait aussi gentiment que possible, selon l’habitude qu’ils avaient prise dans leurs jours d’épanchement. Je fondais de convoitise. Je ne voyais rien avec les yeux, mais mon imagination m’enflammait. Au moment où tous deux se pâmèrent en soupirant et en tressaillant, je me pâmai moi-même et je perdis connaissance.

Après la pratique vint la théorie. Le prince était maintenant entre Roudolphine et moi, je ne sais si c’était par hasard ou à dessein. Il était immobile, ne faisait pas un geste, et je n’avais rien à craindre. Je savais très bien que je devais rester silencieuse pour conserver ma supériorité envers eux. J’attendais donc ce qu’ils allaient entreprendre pour n’avoir plus rien à craindre de leur complice. Ils essayèrent tour à tour et de différentes façons : Roudolphine me prouva d’abord que, puisque son mari la négligeait et poursuivait d’autres femmes, même qu’il m’avait courtisée, elle avait le droit absolu de s’abandonner aux bras d’un cavalier si aimable, si courtois et, avant tout, si discret. À la plus belle époque de son âge, elle ne voulait, elle ne pouvait manquer des plus douces jouissances terrestres, et d’autant plus que ses médecins lui avaient recommandé de ne pas faire rigueur à son tempérament. Je savais d’ailleurs qu’elle était d’un tempérament très vif ; elle savait que je n’étais pas du tout indifférente à l’amour, que je n’en craignais que les suites. Elle voulait seulement me rappeler ce que nous avions fait ensemble ce soir même, avant l’entrée inattendue du prince. Je tentai de lui mettre la main sur la bouche, mais cela n’allait pas sans faire un geste vers mon voisin, qui se saisit de ma main et la baisa, à petits coups, très tendrement. Maintenant, c’était à son tour. Son rôle n’était pas facile, il devait soupeser chaque mot pour ne pas froisser Roudolphine. Mais je sentais, à l’intonation de sa voix, qu’il tenait plutôt à me conquérir au plus vite que d’avoir égard à l’humeur de Roudolphine qui, maintenant, était forcée d’accepter tout pour ne pas voir son secret s’ébruiter. Je ne me souviens plus de tout ce qu’il me dit pour me calmer, s’excuser et me prouver que je n’avais rien à craindre de lui. Je me souviens seulement que la chaleur de son corps m’affolait, que sa main caressait mon cou, mon visage, mes seins, puis enfin tout mon corps. Mon état était indescriptible. Le prince s’avançait avec lenteur, mais avec sûreté. Je ne tolérais pas son baiser, car il aurait alors remarqué combien je brûlais d’envie de le lui rendre. Je luttais avec moi-même, j’avais envie de terminer cette comédie, de mettre fin à mon afféterie et de m’abandonner complètement à la force des circonstances. Mais alors je perdais ma supériorité vis-à-vis des deux pécheurs, les ficelles de mes marionnettes m’échappaient, et j’aurais été en outre exposée aux baisers fécondants de cet homme violent et passionné, car le prince n’aurait pas su limiter son triomphe, une fois vainqueur. J’avais remarqué avec quelle violence il avait caressé Roudolphine. Toutes mes prières auraient été vaines, et mes précautions n’auraient eu sans doute aucun effet ; d’ailleurs savais-je si au dernier moment j’aurais pu me retenir ? Toute ma carrière d’artiste était en jeu. Je fus donc ferme. Je me laissais tout faire sans y répondre, et je me défendais très violemment quand le prince essayait d’obtenir davantage. Roudolphine ne savait plus quoi me dire, ni ce qu’elle devait faire ; elle sentait que ma résistance devait être brisée cette nuit même, afin qu’elle-même osât encore me regarder dans les yeux le lendemain matin. Pour m’exciter encore plus — ce dont vraiment je n’avais plus besoin — elle mit sa tête sur ma poitrine, m’embrassa, me caressa doucement, puis plus violemment, avec des paroles délicates et particulièrement flatteuses. Ensuite elle commença un jeu si aimable que je lui laissai pleine liberté. Le prince lui avait cédé sa place ; il me baisait à pleine bouche avec volupté ; si bien que j’étais couverte de baisers partout. Je ne faisais plus aucune résistance, je ne courais plus aucun risque ; je laissai ma main au prince, lequel ne perdait pas une seconde ni un geste, tout en jouant avec la belle chevelure de notre commune amie. Il m’apprenait à la caresser, à la flatter de la main. Notre groupe était compliqué, mais excessivement aimable ; il faisait noir, et je regrettais beaucoup de ne pouvoir le voir, car il faut aussi jouir de ces choses avec les yeux ! Roudolphine tremblait ; les baisers qu’elle me donnait et les caresses du prince l’excitaient au suprême degré, elle se pâmait comme si elle allait s’évanouir. L’excitation du prince augmentait et, à défaut de mon abandon complet, celui de Roudolphine et ma propre complaisance, poussée aussi loin qu’il n’y avait pas de danger, lui procurèrent la volupté. Roudolphine me baisait avec toujours plus de passion : nous gravîmes tous les trois le plus haut degré de la jouissance. C’était enivrant, si fort et si épuisant que nous fûmes un grand quart d’heure avant de nous remettre. Nous avions trop chaud par cette nuit d’été, nous ne pouvions plus supporter les couvertures et nous étions étendus, aussi éloignés que possible. Après cette chaude action, le froid raisonnement reprit à nouveau. Le prince parlait avec sang-froid de cet étrange rendez-vous préparé par le hasard, comme s’il avait organisé une partie à la campagne. Se basant sur ce que Roudolphine lui avait raconté, il ne se donnait même plus la peine de me gagner ; il se contentait de combattre ma crainte des suites funestes. Il savait bien qu’il n’aurait pas de peine à me convaincre pour la chose même. La virtuosité de mes caresses, le plaisir que j’avais goûté, le battement précipité de mon cœur dans ma poitrine et que le tressaillement de mon corps traduisait, tout cela lui avait révélé mon tempérament. Il ne devait que me prouver qu’il n’y avait pas de danger, et c’est ce qu’il essayait de faire avec toute l’adresse d’un homme du monde. C’est ainsi qu’il s’en remit au temps et n’exigea même pas la répétition d’une telle nuit. Il nous quitta à une heure, car il faisait jour de très bonne heure. Il sacrifiait volontiers la durée d’une jouissance à son secret et à sa sûreté. Il devait traverser la garde-robe, le corridor, gravir une échelle, sortir par une fenêtre et gagner une lucarne avant de se retrouver dans sa maison et de gagner en cachette son appartement. Le congé fut un mélange merveilleux de tendresse, de timidité, de badinage, de défense et d’intimidité. Quand il fut sorti, nous n’avions, Roudolphine et moi, aucune envie de nous expliquer ; nous étions si fatiguées que nous nous endormîmes aussitôt. Au réveil, je fis semblant d’être inconsolable d’être tombée entre les mains d’un homme ; j’étais outrée qu’elle lui eût raconté nos plaisirs. Elle ne remarqua même pas combien je prenais plaisir à ses consolations.

Naturellement, je refusai de coucher avec elle la nuit prochaine ; mais mes sens ne devaient plus m’écarter de mes bonnes résolutions ; je ne voulais plus répéter une telle chose ; je voulais coucher seule et elle ne devait pas croire que je permettrais jamais au prince ce qu’elle lui accordait si facilement. Elle était mariée, elle pouvait être enceinte, mais moi, artiste, observée par mille yeux, je ne l’osais pas, cela me rendrait malheureuse !

Comme je m’y attendais, elle me parla alors des mesures de sûreté. Elle me raconta qu’elle avait fait la connaissance du prince à une époque où elle ne fréquentait pas son mari, par suite de dispute, et quand, par conséquent, elle n’osait pas être enceinte. Le prince avait alors apaisé toutes ses craintes en employant des condoms, et je pouvais aussi les essayer. Et elle me dit encore que, par la suite, elle s’était convaincue que le prince avait beaucoup de sang-froid et restait toujours maître de ses sentiments. D’ailleurs, il savait épargner d’une autre façon encore l’honneur des dames, — si j’étais bien aimable, je l’apprendrais bientôt. Bref, elle tâcha de me persuader de toutes façons de m’abandonner complètement au prince, pour goûter les heures les plus gaies et les plus heureuses. Je lui fis comprendre que ses explications et ses promesses ne me laissaient pas entièrement froide, mais que je conservais encore bien des craintes.

Vers midi, le prince rendit visite à Roudolphine, une visite de convenance qui s’adressait aussi à moi ; mais je me dis indisposée et ne parus point. Ainsi ils pouvaient convenir sans crainte des mesures à prendre pour vaincre ma résistance et m’initier à leurs jeux secrets. Comme je ne voulais plus coucher avec Roudolphine, ils devaient s’entendre pour me surprendre dans ma chambre à coucher, et cela aussi vite que possible, pour ne pas me laisser le temps de me repentir et de retourner peut-être en ville. J’avais pensé juste.

Durant l’après-midi et le soir, Roudolphine ne me parla plus de la nuit passée. Elle m’accompagna à ma chambre à coucher, renvoya la femme de chambre. Quand je me fus couchée, elle alla fermer elle-même l’antichambre. Personne ne pouvait plus venir nous déranger. Elle s’assit sur mon lit et reprit de plus belle ses arguments pour tâcher de me convaincre ; elle me décrivit tout avec beauté et séduction et m’assura qu’il n’y avait rien à craindre. Naturellement, je faisais semblant d’ignorer que le prince était dans sa chambre et qu’il nous écoutait peut-être derrière la porte. Je devais donc être prudente et ne céder que peu à peu.

— Mais qui me garantit que le prince emploiera le domino que tu me décris ?

— Moi. Crois-tu que je lui permettrais autre chose que ce que je lui permettais moi-même les premiers temps ? Je garantis qu’il n’apparaîtra pas sans domino à ce bal !

— Mais cela doit faire terriblement mal ! C’est un homme d’une vigueur exceptionnelle et d’une violence dangereuse.

— Au premier moment, tu souffriras sans doute un peu ; mais il est des calmants préventifs dont on usera à ton égard, autant qu’il sera utile pour t’éviter de grandes douleurs.

— Et tu es bien sûre que je ne cours aucun danger de complications ultérieures, qui gâteraient à jamais ma vie ?

— Voyons, est-ce que je me serais abandonnée sans cela ? Alors, je risquais tout, car je n’avais plus aucune relation avec mon mari. Lorsque je me fus réconciliée avec lui, je permis tout au prince. Mais maintenant je m’arrange pour que mon mari me rende visite chaque fois que le prince a été chez moi, et cela au moins une fois tous les huit jours ; ainsi, je n’ai plus rien à craindre.

— Cette pensée m’épouvante. Puis, il y a encore la honte de se donner à un homme. Je ne sais pas ce que je dois faire. Tout ce que tu me dis me charme, mes sens me commandent de céder à ton conseil. Je ne voudrais pour rien au monde supporter encore une nuit comme la dernière, car alors je ne pourrais plus résister. Tu as raison, le prince est aussi galant que beau. Tu ne connaîtras jamais tous les sentiments qui s’éveillèrent en moi quand j’entendis que vous étiez heureux, là, à mon côté !

— Moi aussi j’avais un double plaisir en te faisant partager, quoique bien imparfaitement, ce que je ressentais moi-même au suprême degré. Je n’aurais jamais cru qu’une jouissance à trois pût être aussi violente que celle que j’ai goûtée moi-même hier au soir ! Je l’avais lu dans les livres, mais je pensais toujours que c’était exagéré. Odieuse m’est la pensée d’une femme se partageant entre deux hommes, mais je vois bien que l’accord est charmant entre deux femmes et un homme raisonnable et discret ; bien entendu, il faut que les deux femmes soient de véritables amies, ainsi que nous deux. Mais l’une ne doit pas être plus honteuse et plus craintive que l’autre. Et ceci est encore ta faute, ma chère Pauline.

— C’est bien heureux que ton prince ne soit pas là, ma chère, pour écouter notre conversation. Je ne saurais pas comment me défendre de lui. Ce que tu me dis me ronge d’un feu inférieur. Vois toi-même combien je suis échauffée et tremblante.

En disant cela, je me tournai vers elle et je me plaçai de façon à ce que, si quelqu’un regardait par le trou de la serrure, rien ne lui pût échapper. Si le prince était là, c’était le moment d’entrer, et il entra !

Ainsi qu’un homme du monde parfait et plein d’expérience, il comprit immédiatement que toute parole était inutile, qu’il devait vaincre avant tout et qu’il y aurait après assez de temps pour les explications. À la conduite de Roudolphine, je vis que tout était arrangé d’avance. Je voulais me cacher sous les couvertures, Roudolphine me les arracha ; je voulais pleurer, elle m’étouffait, en riant, de baisers. Et comme j’attendais enfin la réalisation immédiate de mon plus long désir, je dus patienter encore. J’avais compté sans la jalousie de Roudolphine. Malgré la nécessité de me prendre pour complice, malgré la crainte de voir son plan échouer au dernier instant, elle ne m’accordait pas les prémices des baisers princiers. Avec une ruse que je lui enviai, mais que je n’osais pas démasquer sans sortir de mon rôle, elle dit au prince que je consentais et que j’étais prête à tout, mais que je voulais encore me convaincre de l’efficacité du moyen employé, et qu’elle voulait se soumettre à un essai devant moi. Je vis bien que le prince ne s’attendait pas à une telle offre et qu’il aurait préféré faire cet essai avec moi plutôt qu’avec Roudolphine, Pourtant il n’y avait rien à faire contre cette proposition. Roudolphine fit donc tous les préparatifs nécessaires pour se garantir contre les conséquences du baiser masculin, puis elle se livra au prince impatient, en me recommandant de rester attentive à l’opération.

La recommandation était superflue : le spectacle était vraiment superbe de ces deux êtres, beaux et jeunes, s’aimant avec fougue, avec puissance, entraînés par leur passion et par les forces aveugles de la nature. Leurs soupirs annoncèrent l’extase.

Roudolphine ne relâcha pas l’étreinte de ses bras avant d’avoir retrouvé ses esprits ; alors, avec un visage rayonnant, elle retira le domino et me montra, triomphante, qu’il avait rempli son but. Elle se donna une peine inimaginable pour me faire comprendre ce que Marguerite m’avait déjà si bien expliqué ; mais je n’avais jamais su me procurer ces engins, que Franz aussi aurait pu employer. Roudolphine débordait de joie, elle m’avait montré sa suprématie, elle avait obtenu les prémices du prince qui, certainement, attendait un autre plat, ce soir-là. Je décidai de prendre ma revanche quelques instants plus tard. Le prince était extrêmement aimable. Au lieu de profiter de son avantage acquis, il nous traitait toutes deux avec beaucoup de tendresse. Il ne prenait rien, se contentait de ce que nous lui accordions, et parlait avec feu du plaisir qu’un divin hasard lui procurait avec deux femmes aimables. Il décrivait nos relations avec les plus belles couleurs. C’est ainsi qu’il remplissait le temps pour reprendre ses forces ; il n’était plus très jeune, mais restait vaillant dans le plus séduisant plaisir.

Enfin, l’instant était venu ! Il me supplia de me confier entièrement à lui et de supporter une douleur peut-être excessive. Roudolphine fit avec beaucoup de mignardises les préparatifs auxquels j’assistais, en regardant à travers mes doigts. Pendant ce temps je songeais, un peu inquiète. Il y avait longtemps que je me demandais comment tromper le prince sur ma virginité. Car une première fois, très artificiellement, au temps de Marguerite, j’avais perdu ce qui a tant de prix pour les hommes. Toutefois, j’étais décidée à m’abandonner tout entière : je voulais être initiée.

J’ai gardé de ces moments un souvenir très net ; tous les gestes de mon bouillant partenaire, comme les miens, se sont calqués en quelque sorte dans mon cerveau, et je pourrais reconstituer très exactement, très minutieusement, la scène qui devait me faire définitivement femme, consacrer l’emprise de l’homme sur mon corps. Mais à quoi bon revivre ces minutes vraiment poignantes ? À quoi bon aussi tenter de leur donner une importance qu’elles ne peuvent avoir que pour nous, les initiées ? J’étais la victime, mais une victime bénévole, impatiente du sacrifice. Quant au bourreau, quelle que pût être sa délicatesse, il était le mâle, que le sang versé devait remplir de joie, de volupté, d’orgueil. Certes, j’ai souffert, et beaucoup plus même que je n’y étais préparée, que je ne me l’étais imaginé ; mais je l’avais voulu, il avait fallu que je le veuille : j’étais destinée, comme toutes celles de mon sexe, à expier je ne sais quelle faute originelle. Vous voulez savoir si du moins la douleur fut accompagnée de joie. Vraiment, je mentirais si je parlais d’un plaisir. D’après ce que Marguerite m’avait raconté et d’après mes propres essais, je m’attendais à un plaisir beaucoup plus fort. Comme je feignais d’être évanouie, j’entendis le prince parler avec enthousiasme des signes évidents de ma virginité. En effet, mon sang avait jailli sur le lit et sur sa robe de chambre. C’était beaucoup plus que je n’osais espérer, surtout après mon malheureux essai au temps de Marguerite. Vraiment, il y avait une belle différence entre l’artifice et la réalité. En tout cas, cela n’était pas mon propre mérite, mais bien un pur hasard, ainsi que la virginité est en général une chimère. J’en ai souvent parlé avec des femmes, et j’ai entendu les choses les plus contradictoires. Certaines femmes affirment n’avoir jamais souffert ; d’autres, par contre, avouent que longtemps l’approche de l’homme leur fut très douloureuse. Ce sont là mystères de la nature et de la conformation corporelle. Au reste, rien n’est plus facile que de tromper un homme, surtout si ce dernier est quelque peu crédule et confiant. Les subterfuges qui laissent croire à la virginité sont nombreux et précis ; toute femme un peu expérimentée le sait, et l’étude des mœurs de tous les pays, de l’Orient à l’Occident, nous donne à cet égard des renseignements suggestifs. Assez philosophé !

D’ailleurs il est temps que je me réveille de mon évanouissement ! J’avais fait à ma volonté ; il s’agissait maintenant de jouir sans sortir de mon rôle de fille séduite. Le principal était fait ! Le prince et Roudolphine prenaient un plaisir particulier à me consoler, car ils étaient convaincus d’initier une novice ! Les rideaux furent tirés et un jeu indescriptible et charmant commença. Le prince fut assez honnête pour ne pas parler d’amour, de langueur et de nostalgie. Il n’était que sensuel, mais avec délicatesse ; car il savait que la délicatesse pimente les jeux d’amour. Je faisais toujours semblant d’avoir été violée, mais je n’apprenais que plus vite tout ce que l’on m’enseignait. Et le professeur était savant, bien doué, tumultueux dans ses désirs comme dans ses gestes. La théorie et la pratique avaient chacune leur tour : la première était un piment de tout premier ordre pour préparer les satisfactions encore un peu douloureuses de la seconde. Vous comprenez que je ne puisse pas oublier cette nuit incomparable ! Le prince nous quitta bien avant le jour, et nous nous endormîmes, étroitement enlacées, jusqu’à midi passé.