L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/I/01

Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
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Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 13-16).
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Première partie, chapitre I

PREMIÈRE PARTIE

I

PRÉSENTATION


Pourquoi devrais-je vous cacher quelque chose ? Vous avez toujours été un ami véritable et désintéressé. Dans les plus difficiles situations de ma vie, vous m’avez rendu des services si importants que je puis bien me confier complètement à vous.

D’ailleurs, votre désir ne me surprend pas !

Dans nos conversations d’autrefois, j’ai souvent remarqué que vous aviez un grand penchant à scruter et à reconnaître les ressorts secrets qui, chez nous, femmes, sont les motifs de tant d’actions que les hommes, même les plus spirituels, sont embarrassés d’expliquer.

Les circonstances nous ont maintenant séparés et nous ne nous reverrons probablement jamais. Je pense toujours avec beaucoup de gratitude que vous m’avez secourue durant mon grand malheur. Dans tout ce que vous avez fait pour moi, dans tout ce que vous m’avez défendu ou procuré, vous ne pensiez jamais à votre intérêt, vous n’étiez préoccupé que de mon plus grand bien. Il ne dépendait que de vous d’obtenir toutes les marques de faveur qu’un homme peut désirer, vous connaissiez mon tempérament, et j’avais un faible pour vous.

Les occasions ne nous ont pas manqué et j’ai souvent admiré votre maîtrise sur vous-même. Je sais que vous êtes tout aussi sensible que moi sur ce point ; vous m’avez souvent répété que j’ai l’œil pénétrant et que je possède beaucoup plus de raison que la plupart des femmes. Ceci est votre conviction ; sinon vous ne m’exposeriez pas votre étrange désir de vous communiquer sans ambages et sans fausse honte féminine (que je crois moi-même affectés) mes expériences et ma conception du penser et du sentir de la femme par rapport au plus important moment de sa vie, l’amour et son union à l’homme. Votre désir m’a d’abord beaucoup gênée ; car — laissez-moi commencer cette confession par l’exposé d’un trait bien féminin et très caractéristique — rien ne nous est plus difficile que d’être entièrement sincères avec un homme. Les mœurs et la contrainte sociale nous obligent dès notre jeunesse à beaucoup de prudence et nous ne pouvons être franches sans danger.

Quand j’eus bien réfléchi à ce que vous me demandiez et surtout quand je me fus rappelé toutes les qualités de l’homme qui s’adressait à moi, votre idée commença à m’amuser. J’essayai alors de rédiger quelques-unes de mes expériences. Certaines choses qui exigent une sincérité absolue et qu’il n’est justement pas coutume d’exprimer me faisaient encore hésiter. Mais je me fis effort, pensant vous faire plaisir, et je me laissai envahir par le souvenir des heures heureuses que j’ai goûtées. Au fond, je n’en regrette qu’une seule, celle dont les suites malheureuses me firent recourir à votre amitié à toute épreuve pour ne pas succomber. Après cette première hésitation, j’éprouvais une violente jouissance en relatant tout ce que j’ai vécu personnellement et ce que d’autres femmes ont ressenti. Mon sang s’agitait de la plus agréable façon à mesure que je songeais aux plus petits détails. C’était comme un arrière-goût des voluptés que j’ai goûtées et dont je n’ai pas honte, ainsi que vous le savez bien.

Nos relations ont été si familières que je serais ridicule de vouloir me montrer dans une fausse lumière ; mais, excepté vous et le malheureux qui m’a si misérablement trompée, personne ne me connaît. Grâce à mon bon sens pratique, j’ai toujours réussi à cacher mon être intime. Cela tient à un enchaînement de causes extraordinaires plutôt qu’à mon propre mérite.

Dans le cercle de mes connaissances, j’ai le renom d’être une femme vertueuse et soi-disant froide. Et, au contraire, peu de jeunes femmes ont tant joui de leur corps jusqu’à leur trente-sixième année. À quoi bon cette longue préface ? Je vous envoie ce que j’ai écrit ces derniers jours ; vous jugerez par vous-même jusqu’à quel point j’ai été sincère. J’ai essayé de répondre à votre première question et j’ai pu me convaincre de votre assertion : que le caractère sexuel et éthique se forme d’après les circonstances particulières dans lesquelles les mystères voilés de l’amour lui sont révélés. Je crois que cela a aussi été mon cas.

Je vais continuer ces confessions avec acharnement et zèle ; pourtant, vous ne recevrez pas une seconde lettre avant d’avoir répondu à la présente. En attendant, cette écriture équivoque m’amuse beaucoup plus que je ne l’aurais cru.

Votre noble caractère m’est garant que vous n’allez pas abuser de ma confiance illimitée.

Que serais-je devenue sans vous, sans votre bonne amitié et sans vos précieux conseils ?

Un pauvre être, misérable, solitaire et déshonoré aux yeux du monde !

Puis, je sais aussi que vous m’aimez un peu, malgré votre froideur apparente et votre désintéressement. — Saluez, etc., etc.

De …, le 7 février 1851.