L’Œuvre de pénétration des méharistes sahariens

L’œuvre de pénétration des méharistes sahariens
Baron Hulot

Revue des Deux Mondes tome 44, 1908


L’ŒUVRE DE PÉNÉTRATION
DES
MÉHARISTES SAHARIENS

En attendant que le « tourisme » fasse son apparition au Sahara, les voyages d’études y sont devenus possibles. C’est ainsi que deux professeurs ont pu conter récemment avec humour et bonhomie leurs pérégrinations en zigzags au pays des Touaregs. Il est vrai que ces savans sont aussi des explorateurs consommés, dont l’un, M. E.-F. Gautier, chargé de cours à l’Ecole supérieure des lettres d’Alger, a donné sa mesure à Madagascar avant de se consacrera l’Afrique. Quoi qu’il en soit, le fait pour celui-ci de s’être promené du Touat au Niger, d’avoir, sous faible escorte et parfois presque seul, franchi des régions aussi désolées que le Tanezrouft, aussi peu connues que l’Adrar nigritien, ne laisse pas que de surprendre. La surprise augmente encore si on songe que son ami, M. Chudeau, professeur au lycée de Constantine, a pu circuler, de février 1905 à novembre 1906, en plein désert, décrivant 10 000 kilomètres d’itinéraires entre l’Algérie et le Sénégal par le Sud-Oranais, le Touat, l’Adrar, l’Ahaggar, l’Aïr, le Tchad et le Niger, immense circuit qui englobe les deux tiers de notre empire africain.

Et cependant, ces faits ne sont pas uniques ; l’expérience vient d’être renouvelée avec un plein succès par deux officiers de l’infanterie coloniale, le capitaine Arnaud et le lieutenant Cortier, chargés d’une mission scientifique et militaire au Sahara.

Partis d’Alger le 15 février 1907, ils atteignent, par le rail, notre poste de Colomb-Béchar, au Sud de Figuig, descendent la vallée de la Saoura, passent du Touat au Tidikelt, pénètrent dans le massif de l’Ahaggar, se séparent dans l’Adrar en vertu d’ordres reçus, et tandis que le lieutenant Cortier, avec cinq hommes, poursuit, dans cette partie saharienne de l’Afrique occidentale française, la série de ses observations astronomiques, le capitaine Arnaud continue sa course vers le Sud, arrive le 22 mai au Niger, descend le fleuve, coupe dans sa longueur le Dahomey pour aboutir, le 23 juin, au wharf de Kotonou.

En quatre mois, ce dernier s’est transporté de la Méditerranée au golfe de Bénin, ayant fourni un parcours de 5 200 kilomètres, dont 1 200 en chemin de fer, 2 200 à méhari, 1 200 à cheval et 600 en pirogues.

Après MM. Arnaud et Cortier, voici M. Félix Dubois qui nous revient, frais et dispos, d’Algérie par le Soudan. Que l’ancien membre de la mission Brosselard-Faidherbe, l’ancien compagnon de l’infortuné capitaine Cazemajou, le séduisant auteur de Tombouctou la mystérieuse ait gagné de Biskra Touggourt, El-Goléa, le Touat, puis continué vers l’Adrar et débouché, un beau jour, dans la vallée du Niger, cela n’a plus rien d’invraisemblable après les exemples que nous venons de citer. Et cependant, comment se défendre d’une surprise nouvelle, en apprenant, de la bouche même du voyageur, qu’il s’est paisiblement et tranquillement livré à l’étude des Oasis sahariennes ; qu’ensuite, pendant six mois, il a vécu en contact permanent avec les Touaregs du Sahara central, entreprenant de véritables excursions dans le massif de l’Ahaggar tout en complétant l’exploration de cette région naguère inaccessible, et cela simplement avec quelques chameliers recrutés çà et là dans les tribus, au fur et à mesure de ses besoins ? La mission Foureau-Lamy, qui fut organisée par la Société de géographie et à qui revient l’honneur d’avoir tracé le premier itinéraire de l’Algérie au Tchad (1898-1900), exigea une année d’efforts et 300 hommes d’escorte pour se rendre d’Ouargla a Zinder. Encore dut-elle renouveler les animaux de son convoi, ses mille ou douze cents chameaux ayant été complètement décimés avant son arrivée dans l’Aïr.

Que s’est-il donc passé au pays de la peur et de la soif pour amener un pareil changement ? Quel est donc l’agent d’une transformation si radicale et si rapide ?

Pour répondre à cette question qui, dès 1903, se posait dans les milieux coloniaux[1], il convient de s’arrêter quelques instans à l’examen de l’œuvre accomplie par les méharistes des compagnies sahariennes. C’est ce qu’ont fait, en 1906, MM. Augustin Bernard et le commandant N. Lacroix, dans leur ouvrage La pénétration saharienne, véritable synthèse de nos connaissances sur l’expansion algérienne vers le Sud. Plus récemment, dans un rapport qu’il a bien voulu nous communiquer, le capitaine Arnaud abordait le même sujet, en étudiant l’utilisation des formations méharistes au point de vue militaire.

Puisque la question est à l’ordre du jour, on nous pardonnera de l’envisager à notre tour, encore que nos titres pour le faire résultent moins d’une expérience personnelle que des informations qu’il nous a été donné de recueillir de la bouche d’explorateurs, de fonctionnaires, ou de soldats ayant qualité pour émettre une opinion.

Notre but sera atteint si nous parvenons à présenter aux lecteurs de la Revue cet instrument de conquête et de pacification qu’on nomme les compagnies sahariennes, à leur faire apprécier les services qu’il a déjà rendus aux mains de ses inventeurs, et les perspectives qui s’ouvrent sur l’avenir depuis que l’Afrique occidentale française, prenant modèle sur l’Algérie, en a généralisé l’emploi.

Mais auparavant, pour mieux dégager notre sujet, nous jetterons un coup d’œil rapide sur quelques-unes des voies qui relient l’Afrique mineure au Soudan et sur les grandes étapes de notre marche vers le Touat et Tombouctou.


« Deux routes conduisent du Nord du continent africain au Soudan, écrivait le commandant Colonieu dans la relation de son voyage de 1860[2] : l’une, orientale, passe par les oasis de Ghadamès et Rhat, et dessert surtout Tunis et Tripoli ; l’autre, occidentale, passe par l’archipel des oasis du Gourara, Touat et Tidikelt et dessert l’Algérie et le Maroc. »

La première avait été déjà parcourue à cette époque. Barth, le capitaine de Bonnemain, Duveyrier, d’autres encore l’avaient empruntée. La seconde n’était connue que par renseignemens, le major Laing ayant payé de sa vie son entreprise et René Caillié ayant tracé beaucoup plus à l’Ouest son itinéraire de Tombouctou au Maroc.

On pourrait s’étonner que le commandant Colonieu n’ait pas cité comme voie de pénétration l’oued Igharghar[3], ce fleuve mort, dont la mission Foureau-Lamy suivit en partie la vallée avant de se diriger vers l’Aïr ; mais il faut remarquer que les amoncellemens des sables de l’Erg oriental semblaient défier tous les efforts. L’Igharghar, issu du massif central de l’Ahaggar, s’écoule vers le Nord ; son lit desséché, qu’un entassement de dunes recouvre plus en aval, se prolonge jusqu’à la dépression du chott Melghir. Son bassin inférieur, peu éloigné des montagnes de l’Aurès, est garni de palmeraies qui, politiquement, font des oasis de l’oued Rir une annexe de l’Algérie, tandis qu’entre ces oasis et l’Aïr, un gros obstacle aride et sablonneux semble barrer la route[4].

La voie de l’Ouest se présente dans des conditions diamétralement opposées. Les eaux, qui l’ont creusée, coulent vers le Sud, et, de ce fait, tout se trouve interverti. Alors que l’Erg oriental recouvre l’Igharghar au sortir des hautes terres du Sahara central, laissant au Nord se développer une région d’oasis, l’Erg occidental s’interpose entre la zone algérienne et les oasis du Sud, dites Oasis sahariennes. Celles-ci, qui sont la contre-partie de l’oued Rir et du chott Melghir, reçoivent bien, en définitive, dans les années pluvieuses, les ruissellemens des Hauts Plateaux algériens ; mais les oueds qui les véhiculent, le long des pentes, dans leur cours supérieur, disparaissent presque aussitôt sous les dunes pour ne reparaître que plus bas. Seul, l’oued Saoura, dont les têtes sortent des chênes de l’Atlas, offre l’aspect d’une vallée continue. Il crée dans le Touat une « rue d’oasis ; » puis, si on adopte l’hypothèse de M. E.-F. Gautier, il tourne au Sud-Ouest et, sous le nom d’oued Messaoud, va se perdre dans une cuvette lacustre encore mal définie.

Ouverte sur le Tafilalet et le grand Atlas, cette vallée fut à la merci des coupeurs de route et des pillards marocains tant que nous ne prîmes pas le parti d’exercer une action dans la région de l’oued Zousfana et de l’oued Guir, branches mères de la Saoura.


Personne n’ignore que, vingt ans après la prise d’Alger, nos troupes avaient dépassé l’Atlas et se montraient sur les confins du Sahara. L’occupation de Laghouat et du Mzab, l’exemple de Barth, l’impulsion communiquée par le maréchal Randon, digne continuateur de Bugeaud, accélérèrent alors notre mouvement d’expansion.

Peu s’en fallut qu’en 1860 notre influence ne s’étendit au Oasis sahariennes. Le colonel de Colomb avait frayé la voie vers le Gourara ; le commandant Colonieu et le lieutenant Burin la suivirent.

Soutenus par une force suffisante pour contenir les populations sédentaires des ksours, ils eussent atteint sans peine In Salah et gagné le Soudan ; mais le ministère des Colonies, de création récente, se berçait d’illusions.

« Il s’agissait de savoir, écrit le commandant Colonieu, quel accueil serait fait à des ouvertures commerciales sérieuses du négoce français dans les oasis du Touat, d’aller voir sur place si réellement les relations avec les oasis étaient possibles et quel résultat on pourrait en espérer pour l’arrivée sur nos marchés des produits de l’Afrique centrale. »

Un goum de 100 cavaliers servit, il est vrai, d’escorte ; mais cette escorte, sans appareil militaire, était simplement « une agglomération d’une partie des cavaliers qui, tous les ans, vont avec les caravanes[5]. » Fidèles à leurs instructions, nos « délégués » annoncèrent leurs intentions pacifiques et ne reçurent en échange de leurs offres les plus séduisantes qu’un refus catégorique et des propos menaçans. Pour avoir voulu raisonner à l’européenne avec des fanatiques, le gouvernement d’alors rendit inévitable la retraite. Colonieu et Burin rentrèrent à Géryville, et cet échec fut d’autant plus fâcheux qu’il eut pour conséquence de resserrer les liens de ces fervens de l’Islam avec l’empire chérifien.

Rohlfs put le constater en 1864, quand il se rendit de Fez au Touat avec un laissez-passer du grand chérif d’Ouezzan ; et, cependant, il n’hésita pas à déclarer que tout le système de la Saoura et, par suite, les Oasis sahariennes devaient rentrer dans la sphère d’influence de la France. Généraux et gouverneurs, qui se succédèrent en Algérie, partagèrent cette manière de voir. Malheureusement, un soulèvement imprévu, la crainte de complications extérieures, peut-être aussi une erreur de tactique retardèrent cette solution jusqu’aux derniers jours du XIXe siècle.

Notre action sur la Saoura fut, en effet, brusquement interrompue par l’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh. Celle-ci s’éternisa d’autant plus qu’on ménageait davantage les tribus marocaines, dont les incursions jetaient le désarroi dans le Sud-oranais. Figuig, point de concentration de ces bandes, bénéficiait d’une impunité désastreuse pour notre prestige. Le colonel de Colomb en 1865, le général Deligny en 1867, le colonel Colonieu en 1868, le général de Wimpfen en 1870, durent, par ordre de Paris, s’en interdire l’accès, et dix ans plus tard, les mêmes scrupules s’opposaient à la marche en avant du général Delebecque. L’exploration subit, dans l’Ouest de nos possessions algériennes, le contre-coup d’une politique hésitante.

Au moment où les palmeraies de l’oued Rir renaissaient grâce au forage de puits artésiens, où de gros problèmes, tels que la création d’une mer intérieure saharienne et l’étude de tracés d’une voie ferrée transsaharienne sollicitaient la curiosité de nos savans et l’ardeur de nos pionniers, pas un de nos compatriotes, parti de l’Oranie, ne parut sur le chemin du Touat.

Qu’on se remémore toutes les explorations que nous entreprîmes dans le Sud-Ouest algérien. Une seule s’est-elle engagée sur la grande route de la Saoura ? Soleillet, en 1874, Largeau en 1877, dix ans plus tard Foureau, le disciple et l’émule de Duveyrier, essayèrent en vain d’atteindre In Salah par l’Est. Palat fit de même, en 1885, pour aboutir au Gourara, et fut assassiné l’année suivante, sur le chemin du Tidikelt. Camille Douls, il est vrai, longea en 1888 la fameuse vallée ; mais il arrivait de Fez et du Tafilalet, muni de lettres du Sultan ; il passait pour musulman et voyageait sous le déguisement d’un pèlerin de la Mecque. Son subterfuge, qui lui réussit jusqu’au Touat, lui coûta la vie aux environs d’in Salah[6].

Il serait toutefois exagéré de prétendre que la question de la Saoura et des Oasis sahariennes n’avait pas fait un pas depuis la mission Colonieu. L’insurrection de Dou Amama nous avait amenés dans la région de Figuig, dont le capitaine de Castries avait dressé la carte. Le poste d’Aïn Sefra était créé. Insensiblement, le rail allait tourner l’obstacle que l’Erg occidental opposait à notre pénétration. Au surplus, notre enquête sur les oasis se poursuivait. MM. Le Chatelier, Déporter, Sabatier groupaient des renseignemens sur le Touat et le Tidikelt, qui finissaient par intéresser l’opinion. La déclaration franco-anglaise de 1890, en reconnaissant à la France une zone d’influence au Sud de ses possessions méditerranéennes jusqu’à la ligne Say-Barroua entre Niger et Tchad, fournit un argument aux partisans d’une action sur le Touat. Malgré les représentations de M. Jules Cambon[7], on se contenta de renforcer nos postes du Sud. Entre les mailles de ces postes passèrent et repassèrent les rezzous et trop souvent nos troupes de relève durent s’en garer. D’énergiques protestations se firent entendre. « On ne tient pas les nomades avec des bordjs, écrit M. de Castries[8]. On ne les tient que par le ventre, » et il conclut à la nécessité pour la France de mettre la main sur les centres de ravitaillement, dans l’espèce, sur In Salah et les Oasis sahariennes.

L’occasion s’offrit le 28 décembre 1899. M. le professeur Flamand, connu par ses travaux géologiques dans le Sud-oranais, avait été chargé de poursuivre ses recherches dans la partie du Sahara comprise entre le Sud de la province d’Alger et le Tidikelt. Le goum du capitaine Pein, fort de 140 méharistes qui avaient déjà fait leurs preuves en escortant la mission Foureau-Lamy, remonta avec M. Flamand l’oued Mya et contourna le plateau de Tadmayt. Attaquée à l’improviste par 1200 fanatiques, cette troupe entraînée les repoussa à Iguesten ; puis, dans une deuxième rencontre, avec l’appui des spahis du capitaine Germain accourus en toute hâte, elle brisa la résistance des ksouriens et reçut la soumission de la région d’In Salah, foyer des insurrections qui se tramaient depuis cinquante ans contre nous.

Le XXe siècle débutait au Sahara sous d’heureux auspices. La limite de notre action dans le Sud-Ouest se trouvait reculée de 400 kilomètres ; aux yeux des Touaregs, le massacre de la mission Flatters recevait enfin le châtiment mérité ; en même temps, achevant sa traversée du désert, la mission Foureau-Lamy s’avançait vers le Tchad.

Restait à dégager la route du Touat, seul moyen de ramener la sécurité dans les Oasis sahariennes. D’importantes colonnes furent mises en mouvement. L’une d’elles se porta sur le Tidikelt, où fut livré le combat acharné d’In-Rhar (19 mars 1900). Une autre s’empara sans coup férir d’Igli au confluent du Guir et de la Zousfana (5 avril) ; d’autres unités occupèrent le Gourara[9]. Quant au Touat, il était réservé au général Servière, mis à la tête de la division d’Alger, de le traverser dans sa longueur avec une faible escorte en revenant du Tidikelt. Le commandant Laquière nous a donné de cette tournée (mai-août 1900) et de celle que le général entreprit l’année suivante une excellente relation[10].

Après l’occupation vint l’organisation. Des garnisons furent installées dans la Zousfana, la Saoura, le Gourara et le Touat.

Dans leur ensemble, ces mesures ont été vivement commentées. On s’est demandé pourquoi, avant d’atteindre les oasis, nous n’avions pas commencé par nous assurer la possession de la vallée qui y conduit ; pourquoi nous n’avions pas réduit d’abord à l’impuissance les Ouled Djerir de la Zousfana, les Douï-Menia de l’oued Guir et les Berabers du Tafilalet, dont les incursions incessantes nous tenaient sur le qui-vive. Avant toute autre chose » ne devions-nous pas occuper ce couloir de la Saoura qui unit comme un mince pédoncule le Touat aux régions du Sud-Marocain ? « — Quand on veut cueillir une poire, écrivait M. de Caix, on la prend par la queue. »

On ne critiquait pas moins les épreuves excessives que, dans la crainte de complications diplomatiques, nous imposions à nos troupes, sous un soleil de feu, sur un sol aride où les difficultés de la marche étaient encore aggravées par le manque d’eau. Enfin, on s’en prenait à ces envois de renforts disproportionnés, à ces lourdes colonnes, paralysées dans leurs mouvemens, et qui faisaient regretter les colonnes volantes de notre vieille armée d’Afrique ; à ces interminables convois s’acheminant péniblement loin des pâturages sur de misérables pistes où les chameaux succombaient par centaines, voire même par milliers[11].

Grâce à M. Revoil, la question de l’occupation par la France du territoire des Ouled-Djérir et des Douï-Menia fut réglée en principe par des accords avec le gouvernement chérifien[12] ; mais ces accords ne reçurent un commencement d’application que le jour où, M. Jonnart ayant été attaqué par les habitans de Zénaga et les nomades multipliant leurs agressions comme ils le firent à Tarit et à El-Moungar, les pouvoirs publics se décidèrent à donner à la subdivision d’Aïn-Sefra une organisation autonome.

Cet événement, si heureux pour la suite de nos opérations, eut lieu au mois de novembre 1902. Le général Lyautey fut, en effet, dès cette époque, investi de l’autorité directe sur les troupes stationnées dans son commandement, sous le contrôle du ministre de la Guerre et du gouverneur général[13].

Il put, de la sorte, procéder à une série de mesures dont l’effet fut de rendre ses unités plus cohérentes et en même temps plus mobiles. D’autre part, en créant le poste de Colomb-Béchar (11 novembre 1903), il coupa la route aux tribus turbulentes de la Zousfana et du Guir, qui finirent les unes par se soumettre, les autres par composer après de sévères leçons. Quant à la police du désert, elle a trouvé son instrument dans les compagnies méharis tes des Oasis sahariennes, mises au point par le colonel Laperrine.

L’utilisation du chameau dans nos armées n’était pas une nouveauté. On a rappelé à ce propos que Bonaparte en avait fait usage en Égypte et que le général de Galliffet avait monté à méhari ses fantassins, en 1872, pour se porter rapidement sur El-Goléa. Les capitaines Le Chatelier, en 1884, Lamy, en 1893 et, après eux, d’autres officiers d’El-Goléa et de Ghardaïa renouvelèrent ces essais. En décembre 1895, furent créés un bataillon et un escadron sahariens. Le premier, qui n’était pas monté à l’origine, fut dans la suite pourvu de chameaux, dont il fit une consommation effrayante pendant l’expédition des Oasis ; le second contient en germe les élémens constitutifs des compagnies sahariennes. Cet escadron méhariste de spahis sahariens, pourvoyant eux-mêmes à leur entretien et à celui de leurs montures au moyen d’une solde appropriée à ces besoins, aurait pu protéger nos frontières ou évoluer dans le désert à la poursuite des bandes de pillards. On limita son action à la protection des convois qui s’échelonnaient entre nos postes du Sahara algérien. En réalité, il fallut l’arrivée du capitaine Laperrine en 1898, pour transporter ces méharistes sur un champ plus digne de leurs efforts et développer leurs qualités essentielles.

Le pas décisif fut fait le 1er avril 1902, date de la création des trois compagnies sahariennes du Touat, du Gourara et du Tidikelt, qui devaient se remonter et s’équiper à leurs frais. Chaque compagnie devait comprendre 20 méharistes, 20 cavaliers et plus de 200 fantassins. Cette énorme proportion d’hommes à pied eût enlevé à la formation nouvelle toute son agilité, si le commandant Laperrine, nommé commandant supérieur des Oasis, n’avait progressivement remédié au mal en augmentant le nombre des méharistes, en supprimant les piétons et en ajoutant à ces réformes une série d’améliorations pratiques que le décret du 1er avril 1905 a définitivement consacrées. Aujourd’hui, tous ces tirailleurs sont montés, leur recrutement assuré, l’effectif au complet.

Dans une brochure très documentée[14], le capitaine Métois, qui commandait l’annexe d’In Salah, raconte comment, en créant des élèves méharistes pris parmi les fantassins de bonne volonté qui auraient acheté un chameau, il fit naître chez ses tirailleurs l’espoir d’appartenir un jour à ce corps d’élite et provoqua par ce moyen de nombreux rengagemens. En fait, chaque tirailleur a la perspective d’être nommé méhariste. Quant aux compagnies elles-mêmes, elles forment des corps autonomes commandés par des officiers des Affaires indigènes pourvus de fonctions militaires et administratives. Elles sont organisées et équipées suivant les nécessités du pays qu’elles ont à surveiller.

La première compagnie, montée en chevaux, protège la Zousfana et le Guir ; la seconde, comprenant autant de méharistes que de cavaliers, s’oppose aux Berabers et fait face aux rezzous qui menacent la Saoura ; la troisième, renforcée en méharistes, couvre le Gourara et le Touat tout en constituant, entre les mains du colonel Laperrine, une réserve mobile capable de se porter rapidement vers l’Ouest ; enfin, la quatrième, dont la mission se réduisit d’abord à la défense et à l’occupation du Tidikelt, étend, depuis deux ans, sa surveillance à tout le pays des Azdjers. Cette dernière se décompose ainsi : une portion centrale tenant garnison à In Salah, un groupe mobile toujours en mouvement, un groupe de pâturage dans lequel les chameaux se refont à la suite d’un raid ou d’une tournée, un groupe d’observation opérant dans l’Est. En réalité, sa zone de parcours se développe d’Hérouane à Taoudéni et, éventuellement, des confins de la Tripolitaine à l’extrême-Sud marocain. Cette compagnie du Tidikelt, vrai type de la formation saharienne, heureusement définie par M. E.-F. Gautier « une tribu nomade militairement encadrée, » a rempli dans son intégralité le programme géographique, militaire et politique que son organisateur lui avait tracé.

Par elle, sous la haute direction du commandant Laperrine et sous les ordres immédiats du capitaine Cauvet[15], remplacé en mai 1903 par le capitaine Mélois, le massif central du Sahara a été révélé et ses abords reconnus. Les itinéraires de nos officiers couvrent tout le plateau qui s’étend de l’Ahaggar au Tidikelt ; ils sillonnent le haut bassin de l’Igharghar, pénètrent fort avant dans l’Est chez les Azdjers et, plus au Sud, dans l’Aïr. Ce réseau se complète aux environs du méridien de Paris, par des levers qui aboutissent à l’Adrar, où s’effectua, le 18 avril 1904, la première rencontre des troupes algériennes et soudanaises. Plus à l’Ouest, les tournées de méharistes atteignent Taoudéni, coupent l’Erg Echagh et, par l’Erg d’Iguidi, se prolongent jusqu’aux contreforts méridionaux de l’Atlas marocain[16].

Sans prétendre nommer tous ceux qui, dans la compagnie saharienne du Tidikelt, ont participé à ce travail de découverte, il nous faut citer les lieutenans Cottenest et Guillo-Lohan qui, les premiers, nous ont révélé la Koudia de l’Ahaggar ; le lieutenant Besset qui poussait jusqu’au Tassili des Azdjers et reliait ses levers à ceux du capitaine Pein et de la mission Foureau-Lamy ; le lieutenant Voinot, dont les vastes circuits se développent dans l’Edjéré, le Tassili, l’Anahef, le massif central et l’Ahnet. Cette reconnaissance, opérée en 1905-1906, avait eu pour but principal d’observer et de maintenir les Azdjers. Les tournées Clor et Halphen, en 1907, eurent le même objectif. La première, en revenant du Tassili, s’est reliée aux troupes soudanaises à Iférouane.

Ce n’était pas la première fois que nos officiers du Tidikelt atteignaient l’Aïr. En 1904, le lieutenant Roussel, venu du Mouydir, contourna par le Nord le massif de l’Ahaggar pour se porter dans cette direction et, l’année suivante, le capitaine Dinaux, prenant par le Sud, aboutit au puits d’Iférouane avec M. Chudeau. « Le capitaine Dinaux, écrit M. Gautier, a résolu élégamment un problème en apparence insoluble : assurer à la fois avec la même escorte la sécurité de trois voyageurs à itinéraires divergens, M. Etiennot, M. Chudeau et moi-même. » Cet hommage n’est pas isolé ; tous les voyageurs qui ont eu recours à cet officier sont d’accord avec M. Gautier pour lui témoigner leur très vive gratitude.

L’Erg d’Iguidi, qui se développe à l’Ouest de la Saoura et dont René Caillié et Lenz avaient coupé la partie occidentale, a été parcouru en 1904-1905 par le capitaine Flye de Sainte-Marie, commandant de la compagnie saharienne du Touat[17]. Secondé par les lieutenans Mussel et Niéger et l’aide-major Taillade, le capitaine put, conformément aux instructions du commandant Laperrine, recouper les routes du Tafilalet conduisant au Soudan, reconnaître les points d’eau et les régions de pâturages, s’opposer aux rezzous des Berabers dans l’extrême Sud algérien et à la marche des caravanes d’esclaves qui du Soudan s’acheminent vers le Maroc.

Toujours en avant et payant de sa personne, le commandant supérieur ne s’est pas contenté de donner l’impulsion aux compagnies sahariennes réunies sous sa direction. Tour à tour on le vit entreprendre des tournées dans le Mouydir, l’Ahaggar, l’Ahnet, l’Adrarnigritien, la région de Taoudéni, opérant à deux reprises sa jonction avec les troupes du Soudan et formant à son contact une phalange de jeunes officiers, dont il sut démêler et développer les aptitudes spéciales. C’est ainsi que le lieutenant Niéger, nommé récemment capitaine et appelé au commandement de la compagnie du Tidikelt en remplacement du capitaine Dinaux, s’est chargé de la carte avec autant de conscience que d’habileté.

Les résultats politiques obtenus par le colonel Laperrine ne sont pas moins concluans. Dès 1904, il obtenait la soumission des Kel Ahnet. Actuellement, les Kel Ahaggars ont déposé les armes, les rezzous de l’Ouest ne s’aventurent plus sur la ligne des oasis du Touat. Seuls quelques groupes dissidens du Sud et les Touaregs Azdjers, quoique devenus circonspects, gardent encore une attitude hostile.

« La mainmise sur les nomades du désert, nous écrit le lieutenant Cortier, membre de la mission d’études militaires envoyée dans les Oasis sahariennes par le gouverneur général de l’Afrique occidentale française[18], s’est opérée par ces trois étapes successives : peur, apprivoisement, pacification.

« La peur est le premier stade indispensable à toute action chez les Touaregs. Ceux-ci savent fort bien que nous venons dans leur pays avec des intentions et des intérêts contraires aux leurs. Ils vivent de pillage, et nous venons établir l’ordre ; ils aiment l’anarchie et les guerres, et nous imposons la pacification. Il est inutile de chercher à les soumettre par la persuasion ou l’attrait d’avantages qu’ils ne comprennent pas. Il faut prouver que nous sommes les plus forts. Jusqu’au combat de Tit, dans lequel le lieutenant Cottenest les convainquit de notre supériorité écrasante (1902), les Kel Ahaggars ne cessèrent de nous harceler. A partir de ce moment, ils offrirent leur soumission.

« Vient alors l’apprivoisement. Vaincus, ils s’attendaient à mille maux ; ils ne récoltèrent que des bienfaits. Peu à peu, ils fréquentèrent les campemens et, dès lors, devint possible cette œuvre qui fait si grand honneur au colonel Laperrine : l’éducation morale des Touaregs, troisième étape d’un dressage qui comporte beaucoup de patience et de bonne humeur avec beaucoup de ténacité. »

Ajoutons que nos méharistes, vivant comme les nomades, s’initient plus facilement à leurs propres affaires et discernent mieux leurs besoins. Est-ce à dire qu’un revirement est à tout jamais écarté ? Avec des fanatiques, tout est possible, mais on ne peut nier qu’un grand progrès est réalisé et que, sous l’empire de nécessités économiques nouvelles, les Touaregs évoluent[19].

« Notre Sahara algérien est aujourd’hui parcouru incessamment, croisé et recroisé en tous sens et annuellement par des détachemens de méharistes ; où qu’on veuille aller, avec un peu de patience, de chance et, sans doute aussi, de protection, on trouve toujours une patrouille à suivre. Tout cet immense territoire est devenu, pour ces nomades enrégimentés, terrain de pâturage et zone de surveillance. On s’explique dès lors qu’il y règne une sécurité inaccoutumée. »

Si on veut bien considérer que ces résultats, signalés par M. Gautier[20], ont été obtenus à. peu de frais et sans perte appréciable de chameaux, tandis que, lors de la conquête du Touat, la colonne de la Zousfana, par exemple, fit une consommation de 30 000 chameaux, et que, pour la conquête des Oasis, les frais occasionnés par ces achats dépassèrent 10 000 000 francs, on n’en apprécie que davantage l’instrument de police et de pacification qui met le Trésor à l’abri de pareilles surprises.

La sécurité qui permit à M. Villatte, ancien membre de la mission Foureau-Lamy et calculateur à l’observatoire d’Alger, à MM. les professeurs Gautier et Chudeau, à M. l’inspecteur des postes et télégraphes Étiennot, au regretté directeur de la medersa de Constantine, M. de Motylinski, à M. Félix Dubois et à d’autres, de circuler presque seuls à travers le Sahara, devait fatalement amener des transformations heureuses dans la vie des Oasis sahariennes.

Ces pauvres populations sédentaires ne vivent plus dans la crainte perpétuelle d’être pressurées par les Touaregs ou razziées par les Berabers. Leur nombre, qui ne dépasse pas, paraît-il, 60 000 habitans, tendrait à s’accroître. Il ne faudrait pas, cependant, se faire illusion sur l’avenir de ces contrées, dont les ressources, tant vantées jadis, se réduisent à presque rien. Nous faisons de notre mieux pour améliorer leurs cultures en forant des puits et en rétablissant leurs foggaras, ces canaux indigènes qui conduisent et distribuent l’eau des oueds ; mais la nappe souterraine ne permet pas d’augmenter impunément les irrigations et son niveau baisse d’une façon continue.

Quant au mouvement des échanges, voici comment nous le dépeignent, avec preuves à l’appui, les auteurs de l’Évolution du nomadisme en Algérie[21] : « En résumé, l’occupation des Oasis sahariennes a profondément modifié, comme on devait s’y attendre, les directions et les modes du commerce. Au point de vue des directions, la province d’Alger et même la voie Gabès-Ouargla tend à se substituer aux voies du Sud marocain et du Sud-oranais ; mais cette modification n’est peut-être pas définitive, et le commerce reviendra sans doute, en partie du moins, vers la Zousfana, à mesure que la sécurité se rétablira de ce côté. Au point de vue des modes de commerce, le négociant mozabite ou israélite, du fond de sa boutique, commande maintenant les denrées au fur et à mesure de ses besoins et se substitue au commerce par caravanes. L’exportation, déjà si faible, disparaît presque par suite de l’extrême pauvreté du pays. Il n’y a plus d’esclaves, et les dattes ne trouvent plus preneur, parce qu’on ne les rapportait guère que pour ne pas revenir à vide. D’ailleurs, les dattes du bassin oriental sont meilleures et plus proches. L’occupation française a donc achevé de tuer le commerce d’exportation du Touat. Quant au commerce d’importation, il a plutôt augmenté, mais d’une manière tout à fait artificielle, par suite de l’établissement des troupes et d’un embryon d’administration, établissement qui produirait les mêmes résultats en un point quelconque du globe, si déshérité qu’on le suppose. »

Peu à peu la connaissance des Oasis sahariennes se précise. Les officiers et les explorateurs, groupés autour du commandant supérieur, ont comblé les lacunes. Quelques-uns ont publié leur notes, mais beaucoup les ont conservées manuscrites.

C’est le cas de M. A-G.-P. Martin, officier interprète, qui, depuis 1904, suivant ses propres expressions, « erre d’oasis en oasis, de ksar en ksar, interrogeant les gens, fouillant les vieilles maisons et les coffres antiques où, depuis de très longs ans, les termites mangeaient tout doucement les papiers des ancêtres. » Pièces en mains, il a pénétré dans leur lointain passé, essayant de reconstituer les grandes périodes de leur histoire, et s’acheminant vers la prise d’Alger. Il serait, en effet, bien curieux de suivre les étapes de la conquête française vue non plus du dehors, derrière nos armées, mais du dedans, du fond des oasis, de l’intérieur des ksours, sous la poussée des événemens. Il y a là une tâche digne d’attirer le chercheur. Dans un second dossier, qui sera sans doute publié avant peu, M. Martin s’est proposé de dresser l’inventaire des Oasis sahariennes. Successivement il étudie les habitans, les eaux, les productions, l’industrie et le commerce, les conditions physiques de l’existence, les formes de la vie végétale, animale et humaine, enfin les possibilités d’avenir. Cette monographie s’inspire des principes si nettement formulés par M. Henri Schirmer dans le Sahara[22], livre aujourd’hui classique, qui demeure le guide de ceux que tente l’examen des grands phénomènes dont les êtres et les choses subissent la loi dans ces immensités désertiques.

De telles enquêtes nous entraîneraient bien loin. Bornons-nous à constater le rôle de route intercoloniale que joue la ligne des Oasis au Niger dans l’empire africain français. On s’en tient, pour le moment, à l’exécution d’un télégraphe transsaharien qui, du Sud-oranais, va à la Saoura et se prolongera jusqu’au Touat pour rejoindre, au Nord de l’Adrar, un autre tronçon venant de la région de Tombouctou. C’est un commencement. L’avenir nous dira s’il faut nous engager plus avant dans cette voie.

Quoi qu’il en soit, le programme de pénétration par le Touat, dont le maréchal Randon fut l’inspirateur, est enfin rempli après un demi-siècle d’attente, et l’honneur en revient surtout aux méharistes des compagnies sahariennes.

Il ne nous paraît pas hors de propos de signaler, à côté des officiers et voyageurs dont nous venons de résumer les travaux, un autre Français qui exerce son ministère au cœur même du Sahara. Moine, n’appartenant à aucune congrégation, ce prêtre, qui se contente de prêcher d’exemple, a acquis, grâce à la dignité de sa vie, la trempe de son caractère et son inlassable charité, la plus heureuse influence sur les Touaregs.

Dans sa jeunesse, il porta l’épaulette et peu après, seul, sans l’aide de personne, sous le travestissement du juif méprisé mais utile, il accomplissait au Maroc un voyage qui le classa parmi nos grands explorateurs. « Prenant bravement ce rôle, il a fait abnégation absolue de son bien-être, et c’est sans serviteur, sans monture, sans tente, sans lit, presque sans bagages qu’il a travaillé pendant onze mois chez des peuples qui, ayant plus d’une fois démasqué l’acteur, l’ont, à deux ou trois reprises, placé en face du châtiment qu’il méritait, c’est-à-dire de la mort[23]. » Cette phrase de Duveyrier est extraite de son rapport sur la médaille d’or que la Société de géographie accorda le 24 avril 1885, au vicomte Charles de Foucauld.

Tel est, en effet, le nom du solitaire qui, dans son ermitage de Tamanrasset, se reconnaît encore à ces traits, notés par notre grand Africain dans cet autre passage de son rapport : « C’est vraiment une ère nouvelle qui s’ouvre, grâce à M. de Foucauld, dans la connaissance géographique du Maroc, et on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, ou de ces résultats, si beaux et si utiles, ou du dévouement, du courage et de l’abnégation ascétique, grâce auxquels ce jeune officier français les a obtenus[24]. »

S’il a fait ses adieux au monde, le Père de Foucauld n’a renoncé ni à la géographie, ni à son pays. Tout Français qui passe à sa portée est sûr de recevoir l’hospitalité la plus cordiale et l’appui le plus efficace. Qu’il s’agisse de la langue tamachèque, qui n’a plus de secret pour lui, de ce Sahara qu’il parcourt souvent à pied en observateur avisé, des Touaregs qui le regardent comme un grand marabout chrétien, ou encore des progrès de l’exploration soigneusement portés sur ses cartes, jamais sa documentation n’est prise en défaut. On fait mieux que glaner en sa compagnie ; on revient les mains pleines, respectant autant que possible son désir de vivre dans l’oubli.

Malgré l’extrême modestie du Père de Foucauld, les services qu’il rend depuis six ans à la pénétration Saharienne ne sont plus ignorés de tous. Son nom se retrouve dans quelques récits de voyage. Ici même, il y a trois mois, dans un article très documenté[25], M. René Pinon rappelait son influence et le respect dont les Touaregs l’environnent. On nous excusera donc d’avoir levé un coin du voile et consacré quelques lignes à ce silencieux, qui sert avec tant de cœur et d’intelligence la cause de la France avec celle de la civilisation.

Ce que l’Algérie a fini par accomplir, l’Afrique occidentale française l’entreprend. Déjà en face des Sahariens du Nord se présentent les Sahariens du Sud.

A l’époque où les ksours du Gourara fermaient leurs portes au commandant Colonieu et au lieutenant Burin (1860-62), Faidherbe, réalisant les projets de l’amiral Bouët-Willaumez, donnait l’essor à notre colonie du Sénégal, envoyait des reconnaissances au Nord du fleuve chez les Maures et préparait notre expansion sur le Niger.

Les routes du Soudan, devenues plus sûres, attirèrent vers la côte atlantique un courant commercial dont les caravanes du désert ressentirent le contre-coup. Les Touaregs ne se méprirent pas sur les effets de cette concurrence, et Duveyrier, qui reçut leurs confidences, nous fit part de leurs appréhensions[26].

Le lieutenant de vaisseau Mage et le docteur Quintin s’avancèrent alors jusqu’à Ségou-Sikoro sur le Niger, où, de 1864 à 1866, Ahmadou leur fit subir une demi-captivité.

Quatorze ans se passèrent et les opérations militaires, toujours doublées d’exploration, recommencèrent avec des moyens plus puissans. Le général Brière de l’Isle avait repris le plan de Faidherbe, d’où sortit l’Afrique occidentale française, œuvre réconfortante pour ceux qui avaient éprouvé l’humiliation de la défaite et l’horreur de l’invasion. Sans comparer à la joie d’un retour de fortune en Europe l’impression qu’alors nous ressentions, nous respirions plus à l’aise en suivant les progrès de nos armes dans ces contrées tropicales que la vaillance de nos soldats plaçait sous notre autorité.

Avec un peu de recul, on apprécie mieux cette époque héroïque, marquée dans les régions voisines du Sahara par des campagnes telles que celles de Borgnis-Desbordes ou d’Archinard. Nos officiers rivalisèrent d’audace à la poursuite d’Ahmadou et de Samory. Quoi de plus crâne que l’attitude de Péroz tenant tête à celui-ci, le 25 mars 1887, et lui imposant le traité de protectorat de Bissandougou ; et quoi de plus brillant que la capture de ce chef de bandes et la prise de son camp à Guélémou par la poignée de Sénégalais qu’entraînait Gouraud, le 29 septembre 1898 ! Combien parmi ces braves devinrent d’incomparables pionniers ! S’il est impossible de les citer tous, comment résister au plaisir de nommer quelques-uns de ceux qui préparèrent ou rendirent possible la pénétration du Sahara par le Soudan ?

Galliéni, en 1880, reconnaissait entre le Sénégal et le Niger la région où le commandant Derrien fit les premières études d’une voie ferrée. Le lieutenant de vaisseau Caron, en 1887, conduisit sa canonnière, le Niger, jusqu’au port de Tombouctou ; puis vinrent Binger (1887-1889), qui nous valut la boucle du grand fleuve avec le pays de Kong, et enfin Monteil, dont la course épique de l’Atlantique au lac Tchad (1890-1892) se termina par la traversée du Sahara oriental.

En 1894, Hourst et ses compagnons révélaient la région des lacs à l’Ouest de Tombouctou où nous nous installions non sans peine. À cette époque, le général de Trentinian devint gouverneur du Soudan et réalisa de grands progrès. Peu après, Coppolani prenait contact avec les Maures et les Touaregs Oullimindens, pénétrant dans le Tagant et l’Azouad, puis s’engageant sur la route d’Araouan, que le lieutenant Pichon, des spahis soudanais, atteignait, en 1900, avec quelques cavaliers.

La Mauritanie occidentale se constituait et son inventeur, devenu commissaire du gouvernement général, en poursuivait l’organisation, quand, en 1905, il fut assassiné à Tidjikja. Précédemment la mission Blanchet explorait l’Adrar occidental, tombait dans un guet-apens, courait les plus grands dangers et n’échappait au massacre que pour perdre son chef, emporté par la maladie sur le chemin du retour.

Dans l’Est, sur les traces du capitaine Cazemajou et de l’interprète Olive, dont les noms s’ajoutent à notre martyrologe africain, s’engageait, en 1899, la mission Afrique centrale. Le capitaine Joalland et le lieutenant Meynier poussèrent jusqu’au Tchad, se portant au secours de la mission du Chari, rejointe ensuite par la mission Saharienne. À ces heures tragiques, le sergent Boutel se maintint seul à Zinder. Le capitaine Joalland reprit le commandement de ce poste après sa campagne du Chari et le conserva jusqu’à l’arrivée de la compagnie de relève du capitaine Moll (octobre 1900).

Au colonel Péroz et au commandant Gouraud était dévolue la tâche ingrate d’organiser, entre Niger et Tchad, le troisième territoire militaire de l’Afrique occidentale, dont il fallut ensuite rectifier la frontière. Sur cette ligne s’échelonnèrent les missions de délimitation du commandant Moll puis du capitaine Tilho, dont les travaux d’abornement s’achèvent.


Sur le front enfin dégagé, qui s’étend des bouches du Sénégal au bassin du Nil, pionniers et soldats de l’armée coloniale exécutent vers le Nord une marche dont le résultat sera la conquête du Sud saharien. Incertaine au début, cette marche devient mieux assurée, à mesure que se développent et se perfectionnent, dans notre Afrique occidentale, les formations de méharistes. Au colonel Klobb revient le mérite d’avoir tenté le premier essai, en 1897. Le corps de chameliers qu’il institua était surtout destiné à la conduite des convois ; mais, l’année suivante, un véritable peloton de méharistes put effectuer sous le commandement du lieutenant de Gail, des reconnaissances au Nord du Niger. D’autres unités furent organisées dans la région de Zinder, qui, transformées en 1902 par le commandant Gouraud, fournirent deux sections montées de 50 fusils et un groupe de trente tirailleurs sous les ordres du capitaine Cauvin. Des améliorations successives permirent d’en généraliser l’emploi et, bien que ces formations n’aient pas atteint la perfection des compagnies sahariennes, on peut, dans une vue d’ensemble, apprécier les services considérables qu’elles ont rendus au cours de ces trois dernières années[27].

Du côté de l’Atlantique, chez les Maures Trarzas, que les officiers de Faidherbe avaient commencé à visiter en 1857, mais qui, plus de trente ans après, rendirent encore la tâche terriblement ingrate à un modeste et consciencieux explorateur, trop oublié, Léon Fabert[28], une section de méharistes a pu évoluer librement, atteindre l’Inchiri, s’avancer jusqu’à l’Adrar occidental, refouler les rezzous des Ouled Bou-Sbâ et des Eulabs.

A l’autre extrémité de notre empire, le capitaine Mangin, avec ses méharistes du Kanem, imposait une sévère leçon aux Tedas et aux Kreidas. De 1904 à 1906, il rayonna dans l’Eguëi, le Bodélé et le Borgou, où seul Nachtigal l’avait précédé ; et il préparait ainsi pour l’avenir, à la grande satisfaction des populations sédentaires, l’occupation du Tibesti et de l’Ennedi.

Au Nord même du Tchad, les exploits des nomades déterminèrent le lieutenant Ayasse à s’avancer jusqu’à l’oasis de Bilma (1904-1905) par une pointe hardie qui rouvrit aux caravanes la route de Tripoli tout en contribuant à la soumission des Ouled Sliman[29].

Une autre route se dégage, celle qui par l’Air relie notre Algérie-Tunisie au Damergou. Le capitaine Touchard, dès 1903[30], en avait jalonné de puits la partie Nord ; il compléta ce travail, l’année suivante, entre Fort-Lallemand et Témassinine, puis il continua par le Tassili des Azdjers jusqu’à Djanet, rejoignant ainsi le chemin des caravanes de Rhat et de Ghadamès[31]. À cette même époque, les Sénégalais montés à méhari du lieutenant Plomion rétablissaient l’amorce Sud de la route algérienne, en exécutant un premier raid jusqu’à Agadès, qui reçut, peu de temps après, la visite du lieutenant Jean. La nécessité d’assurer la sécurité de la région de Zinder décida le commandant Gadel à effectuer, en 1905, une longue tournée dans l’Air. C’est au cours de celle-ci qu’une section poussa jusqu’au puits d’Iférouane pour y reprendre, le 18 octobre, M. Chudeau venu d’In Salah par l’Ahaggar en compagnie du capitaine Dinaux.

Peu s’en fallut que ce jour ne marquât la première rencontre à l’Est du massif de l’Ahaggar, des troupes sahariennes et soudanaises. Les circonstances en décidèrent autrement, et les Algériens durent prononcer un mouvement du côté des Touaregs Azdjers. Ce ne fut que partie remise et l’événement tant souhaité se produisit au même point, juste à une année d’intervalle, dans des conditions identiques. Le 18 octobre 1906, en effet, le détachement algérien du lieutenant Clor, rencontrait à Iférouane le capitaine Lafforgue, chef de la section montée de Tahoua.

Cette section, opérant concurremment avec celles de Zinder et de Gouré, sous les ordres du commandant Gadel, eut alors, et jusqu’aux premiers jours de 1907, l’occasion de déployer sa valeur. En soutenant victorieusement avec elle le choc de nombreux partis Toubous et Azdjers, nos Soudanais ne firent pas seulement preuve de courage ; il leur fallut un dévouement à toute épreuve pour lutter contre le sol et contre le climat dans le Tanezrouft désolé qu’ils eurent à parcourir.

Ces opérations amenèrent l’occupation de l’Aïret de Bilma.

Si les routes de caravanes se déblayent à l’Est et si la pénétration française progresse aux deux extrémités du Sahara méridional, le rétablissement du trait d’union, entre In Salah et la région de Tombouctou, n’en demeure pas moins l’acte capital.

Par les facilités naturelles, — et malheureusement bien relatives, — qu’elle offre, grâce aux Oasis, par l’importance des pays algériens et soudanais qu’elle relie, par son étendue moindre, cette voie prime, à nos yeux, toutes les autres.

« L’axe de notre politique saharienne penche à l’Ouest. » Sur son trajet une entente commune s’impose entre l’Algérie et le Soudan. C’est bien cette pensée que traduisait le colonel Klobb le jour où, prenant le commandement du territoire de Tombouctou, il dit à ses troupes : « Ici, nous ne sommes pas dans le Soudan des Noirs, mais dans le Sud algérien. »

Pour lui, la liaison entre les deux grandes fractions de l’Afrique française devait s’opérer par cette voie. En fait, les méharistes, qu’il fut le premier à introduire dans nos possessions du Soudan, réalisèrent son vœu ; car, trois fois en trois ans, ils opéreront leur jonction avec les Algériens, reliant les oasis du Tidikelt aux rives du Niger.

Le 16 août 1904, le capitaine Theveniaut, escorté par la section de méharistes du lieutenant Jérusalémy, rencontrait à Timiaouine, dans l’Adrar nigritien, la colonne du commandant Laperrine, fort en état de pousser jusqu’à Tombouctou si l’occasion s’en était présentée. Rompus à la vie du désert, très au fait des soins qu’exigeaient leurs montures, les Algériens avaient supporté sans dommage cette longue tournée qu’ils prolongèrent encore avant de regagner les oasis.

Après un parcours moindre, la section soudanaise, encore à ses débuts, perdit presque tous ses chameaux. L’expérience servit pour l’avenir, et la première rencontre des deux reconnaissances françaises en plein Sahara fit sur les nomades un effet considérable.

Ce résultat décida le gouvernement local à prélever sur son budget la somme nécessaire pour remonter à méhari une compagnie du 2e sénégalais. Sous le commandement du capitaine Cauvin, cette troupe rendit des services signalés. C’est elle qui, dans des circonstances extrêmement difficiles, opéra la deuxième jonction avec la compagnie du Tidikelt.

Au début de 1906, le capitaine Cauvin faisait pâturer ses animaux au Nord de Tombouctou, dans une région herbeuse de l’Azaouad, quand l’ordre lui parvint de se porter en toute hâte sur Taoudéni à la rencontre du colonel Laperrine. Cette reconnaissance improvisée, exécutée à la mauvaise saison, avec un personnel inexpérimenté et sans les ressources qu’exige une semblable entreprise, atteignit cependant le but qui lui était assigné. Du 22 avril au 9 mai, 45 tirailleurs montés franchirent en ligne droite les 500 kilomètres qui les séparaient de Taoudéni, frayant leur route au milieu d’une plaine de sables arides ou de mamelons désolés. La pénurie des vivres força la petite colonne, après une vaine attente, à reprendre le chemin du Soudan par deux voies différentes. Le capitaine Cauvin, qui eut l’honneur de planter le drapeau français sur les murs de cette place, réduite aux proportions d’une simple bourgade mais importante encore comme point de rencontre, se heurta sur la route du retour à de nouvelles difficultés, dont d’autres moins expérimentés que lui ne seraient pas sortis. On sait, d’autre part, quelles souffrances dut supporter la section dirigée par le lieutenant Cortier, mais aussi quelle joie lui fut réservée le 20 mars au matin, près du puits de Gattara, quand il vit venir à lui le lieutenant Niéger et deux Chambas d’escorte, précédant les troupes du colonel Laperrine.

« Grand est alors l’enthousiasme, écrit le lieutenant Cortier, parmi les Européens comme parmi les Noirs eux-mêmes ; la déception des jours passés le rend plus sensible et plus prenant. Notre mission se complète ; son succès aura été total. Chacun est désormais tout à la joie de cette jonction entre camarades venus de si loin, au plaisir de la réunion que nous voulons aussi cordiale que possible et aussi affectueuse, en ce plein centre du désert, en ce Gattara jamais vu[32]. »

Ils étaient faits pour se comprendre, ces deux lieutenans sollicités l’un et l’autre par le goût des études géographiques, la passion des voyages et l’amour du métier. Leurs levés consciencieux et précis serviront à ceux qui retourneront après eux dans ces solitudes. Sur ces pistes que le sable efface, mais que les Sahariens retrouvent, il sera désormais plus facile à nos méharistes du Tidikelt ou du Soudan de barrer la route aux rezzous des pillards marocains.

D’ailleurs, l’Erg Echach est-il si déshérité ? En l’absence de tout guide, il eût été téméraire de s’y risquer ; mais, après l’expérience de 1906, on demeure convaincu que le nomade, autant que le climat, a fait le vide dans ces dunes traversées autrefois par des caravanes. Çà et là des puits, abandonnés depuis longtemps, ont été dégagés ; des prairies éphémères ont été repérées.

Dans le Sud, le Sahara fait place à la steppe. C’est le régime, que nous avons constaté dans les Hauts Plateaux algériens, qui succède ici au régime désertique et nous achemine vers les contrées fertiles du Sénégal et du Niger. C’est la région sahélienne avec ses pâturages permanens et ses oueds herbeux, clairsemés d’abord, puis plus étendus et plus denses, au milieu desquels s’aperçoivent, à mesure qu’on s’avance dans le Soudan, des touffes d’arbres et des marigots. Dans l’Adrar, par exemple, certains indices attestent que des sédentaires ont précédé les nomades. Des tumuli, des poteries, des pierres taillées évoquent le souvenir de l’empire songhaï. Ainsi, sous les pas de nos méharistes, un lointain passé ressuscite, en même temps que d’immenses espaces, ignorés la veille, entrent dans le domaine de la géographie positive.

Comme il fallait s’y attendre, après le tour de force de, Taoudéni, la compagnie du capitaine Cauvin dut être remontée. Cependant, l’utilité des formations sahariennes s’était affirmée une fois de plus au Soudan, et la cause des méharistes y était définitivement gagnée.

Une nouvelle compagnie, créée à Gao, sur le Niger, et commandée par le capitaine Pasquier, put circuler chez les Oullimindens. En nomadisant près de leurs campemens, elle a su les attirer et préparer un rapprochement plus complet.

Peu à peu, les groupemens méharistes de l’Afrique occidentale parviennent à combiner leurs efforts, à se répartir la besogne, à relier leurs opérations. Néanmoins, malgré les progrès réalisés, il subsiste au Soudan des imperfections dans l’organisation et dans l’emploi d’une troupe dont le colonel Laperrine tire au Tidikelt le meilleur parti. Le mieux était donc de puiser à la source même l’enseignement nécessaire au bon fonctionnement des formations méharistes. Tel fut l’avis de M. Roume, dont les réformes, toujours réfléchies, ont largement contribué à donner l’essor aux colonies placées sous sa haute autorité. Il désigna pour cette tâche son officier d’ordonnance, le capitaine Arnaud et il lui adjoignit le lieutenant Cortier, qui venait de faire ses preuves à Taoudéni. Ce sont ces officiers qui, partis d’Alger, ont gagné la vallée de la Saoura et les oasis, étudié sur place les compagnies sahariennes et partagé leurs travaux. Sous la conduite du capitaine Dinaux, ils ont continué par l’Ahaggar et le Tanezrouft jusqu’au puits de Timiaouine, où ils retrouvèrent, à la fin d’avril 1907, les méharistes soudanais venus à leur rencontre.

Le passage suivant d’un récit publié au retour du capitaine Arnaud[33]donnera, mieux qu’un long exposé, une idée exacte des progrès de notre double pénétration dans le Sahara central.

« Le 28 avril au matin, on aperçoit les premiers tirailleurs noirs placés en sentinelles à la crête des rochers et les patrouilles qui courent vers le puits pour annoncer l’arrivée du détachement. A dix heures, les Algériens arrivent à Timiaouine. Les deux sections de méharistes soudanais, en ligne sur le front de bandière des deux camps, rendent les honneurs sous les ordres de leurs chefs respectifs, le lieutenant Lenglumé, commandant la section de Bamba, et le lieutenant Vallier, commandant la section de Gao. Les capitaines Cauvin et Pasquier commandant les compagnies et les cercles de Bamba et Gao, se portent au-devant des Algériens formés en bataille, la carabine au poing, précédés de leurs officiers, du capitaine Arnaud et du lieutenant Cortier.

« Les méharistes du détachement mettent pied à terre et forment leur camp à proximité du campement soudanais. »

Les deux troupes se trouvaient aux confins de leurs zones de surveillance.

Depuis juin 1905, en effet, une limite conventionnelle sépare, au point de vue administratif, les Touaregs du Nord des Touaregs du Sud. Elle laisse d’une part à l’Algérie les territoires des Hoggars et des Azdjers avec une partie de l’Adrar orientale et de l’Ouest saharien, de l’autre à l’Afrique occidentale française et pays de Taoudéni, l’Azaouad, l’Aïr et Bilma.

La première relevant du ministère de l’Intérieur, la seconde du ministère des Colonies, il était d’autant plus utile de spécifier leurs sphères d’action respectives, que les Touaregs ne savaient, le plus souvent, où s’adresser, à In Salah ou à Tombouctou, pour formuler une plainte, solliciter un appui, tenter un rapprochement.

Cette ligne de démarcation, qui n’a rien d’une frontière, est devenue, sur le passage de nos détachemens, un véritable rendez-vous. Timiaouine, où deux fois déjà Algériens et Soudanais ont opéré leur jonction, recevra désormais de fréquentes visites, si, comme nous avons lieu de le penser, un service de correspondance s’établit entre le Tidikelt et la vallée du Niger. Un premier courrier vient de quitter In Salah à destination de Gao et, suivant toute probabilité, d’autres départs s’effectuent à intervalles réguliers. En rétablissant ces relations, la France n’a fait que reprendre à son profit une tradition séculaire dont seule l’insécurité avait empêché le maintien. Il n’en serait pas moins téméraire de compter sur les profits très problématiques du commerce par caravanes. L’abolition de l’esclavage lui a porté un coup d’autant plus rude que la voie ferrée du Sénégal au Niger lui fait une concurrence dont la gravité ne pourra que s’accroître.

Tout en tenant compte de ces difficultés, nous devons considérer que le trait d’union tiré par nos méharistes entre In Salah et la région de Tombouctou marque une des étapes décisives de la pénétration française au Sahara.

Par la voie ouverte, le contact s’établit entre troupes d’origines diverses, mais servant sous le même drapeau, en même temps qu’un lien nouveau, relie, sur le sol même, les parties disjointes de l’Afrique française.


BARON HULOT


  1. Bulletin du Comité de l’Afrique française, août 1903, p. 245.
  2. Bulletin de la Société de géographie, VIIe série, tome XII, p. 14.
  3. Il existe bien d’autres pistes, directes ou détournées, reliant la Méditerranée au Soudan, entre l’Ouest marocain et l’Est tripolitain. Quelques-unes, comme celles de l’oued Draa à Taoudéni et de l’Ouadaï à la Cyrénaïque, servent encore à la traite des Noirs, mais n’aboutissent pas au territoire français. Une étude sur le commerce saharien comporterait l’examen de ces différentes voies.
  4. Bulletin de la Société de géographie d’Alger, 1906, page 388 et suivantes.
  5. Bulletin de la Société de géographie, VIIe série, tome XIII, p. 43 et 47.
  6. L’Exploration du Sahara, par P. Vuillot. Paris, Challamel, 1895.
  7. La Pénétration saharienne, par MM. Bernard et Lacroix, p. 113. — Documens pour servir à l’étude du N.-O. africain, par MM. P. de la Martinière et Lacroix.
  8. Journal des Débats du 17 février 1899.
  9. La Pénétration saharienne, p. 154 et 209.
  10. Bulletin du Comité de l’Afrique française, supplément de janvier 1902.
  11. Bulletin du Comité de l’Afrique française, supplément de décembre 1901, p. 181-197.
  12. Protocole du 20 juillet 1901 interprétant et complétant le traité du 18 mars 1845.
  13. Revue africaine, n° 257, 2e trimestre, 1905, p. 247. Revue des questions sahariennes, par le capitaine H. Simon (Alger, 1905).
  14. La Soumission des Touareg du Nord, Paris, Challamel, 1906.
  15. Bulletin du Comité de l’Afrique française, 1905. Supplément, p. 395.
  16. Consulter l’Esquisse du Sahara algérien, carte au 2 500 000e dressée en 1907 par le gouvernement général de l’Algérie.
  17. Dans l’ouest de la Saoura, rapport de tournée par le capitaine Flye Sainte-Marie. Publication du Comité du Maroc, Paris, 1905.
  18. Note manuscrite de novembre 1907.
  19. L’Évolution du nomadisme en Algérie, par MM. Aug. Bernard et Lacroix, Alger et Paris, 1906.
  20. Assemblée générale de la Société de Géographie du 15 décembre 1905. La Géographie, XIII, I, p. 9.
  21. L’Évolution du nomadisme en Algérie, p. 239.
  22. Le Sahara, Paris, Hachette, 1893.
  23. Bulletin de la Société de Géographie, série 6, t. VI, 1885, p. 139.
  24. Ibid., p. 321.
  25. Voyez la Revue du 15 décembre 1907.
  26. Duveyrier, les Touaregs du Nord, p. 360 et Un siècle d’expansion coloniale, par Marcel Dubois et A. Terrier, p. 282 et suiv.
  27. Pour cette partie de notre article nous avons plus spécialement utilisé les renseignemens contenus dans un rapport du capitaine Arnaud, qui sera inséré dans un ouvrage que MM. Arnoud et Cortier vont éditer chez Laroze sous ce titre : Nos Confins sahariens. D’autre part, la Dépêche coloniale illustrée du 15 février 1908 publie une intéressante étude du capitaine Cauvin sur la pénétration saharienne et les méharistes Soudanais.
  28. Bulletin de la Société de géographie, p. 375-392, avec carte et Compte rendu des séances de la Société de géographie, 1896, p. 31.
  29. Revue des Troupes coloniales, juin 1907, p. 553-582.
  30. Rapport du capitaine Touchard. Bulletin de l’Afrique française, 1906. Supplément 10-11-12.
  31. Malheureusement Djanet reste jusqu’à présent en dehors de notre action. La Porte en profite pour attirer en territoire tripolitain nos tribus dissidentes qui demeurent impunies. Il en résulte, chez les Azdjers, une effervescence qui retarde la pacification.
  32. La Géographie, XIV, n° 6, 15 déc. 1906, p. 334.
  33. Dépêche coloniale illustrée, 15 novembre 1907, p. 264.