Le Supplément (p. 76-83).

VIII


Marc se complut dans sa bonté héroïque, et cela lui semblait une source d’émotion si limpide, si nouvelle, si profitable au rafraîchissement de son âme qu’il remettait son départ de jour en jour.

Dès le matin, il appelait Aniella. Elle s’asseyait dans son fauteuil, toujours passive et muette. Elle n’avait plus son jeune sourire d’enfant et son attitude témoignait d’une extrême fatigue. Marc la contemplait avec des yeux ravis. En lui tout désir n’était pas aboli, et bien souvent il s’approchait d’elle avec des défaillances de volonté. Elle frissonnait. Comme ce serait doux de la prendre ! Les jolies chairs aimées lui appartiendraient. Mais son égoïsme ne prévalait point contre la délicatesse de sa pitié.

Il le disait tout haut en phrases obscures pour elle, utiles pour lui, en ce qu’elles le confirmaient dans sa propre estime.

— Petite chose, j’apprends auprès de toi l’orgueil du sacrifice. Celui que je te fais n’est pas sans alliage, néanmoins son titre d’impureté est faible. Songe surtout que c’est la première fois que mon caprice ou mon intérêt s’inclinent devant d’autres motifs. Je n’étais pas méchant. Mais les circonstances m’obligeaient à l’être. Toi, petite chose, tu m’es l’occasion initiale d’actes nobles et candides. Tu permets que je sois ce que je suis, à l’abri des influences contraires.

Ces soliloques qu’elle écoutait avec ses grands yeux étonnés se répétaient.

— Il est, pour que je respecte ta chasteté, des raisons d’un ordre sublime, petite chose : effroi de soulever le voile de mystère tendu devant les yeux de la vierge, ambition que ne soit pas terni le miroir de souvenir où je regarderai plus tard l’image de notre aventure. Mais il en est de moins hautes qui m’enchaînent aussi. Que deviendrait l’enfant possible de notre union ? Sa double hérédité lui interdirait l’équilibre. Et toi-même, petite chose, ta vie n’en serait-elle pas saccagée ?

Ayant exprimé cette peur, il la conçut. La chute lui sembla soudain compliquée d’ennuis inévitables et si prochaine malgré son ferme dessein et, tant d’épreuves concluantes que c’était folie de la braver. Il annonça son départ.

Aniella pâlit. Il ne le remarqua pas et la renvoya afin de préparer ses malles plus rapidement. Il dîna seul, servi par la mère. Le repas fini, il pria cette femme de lui envoyer Aniella ; mais on ne put la trouver, ce qui le désola, car il escomptait l’émotion de cette dernière soirée. Il sortit à sa recherche et rentra se coucher, d’humeur sombre.

Il commençait à dormir quand un grincement le tira de sa torpeur. On ouvrait la porte, croyait-il. Il alluma sa bougie et il vit en effet Aniella. Elle avait une chemise, un jupon et les pieds nus. Sans qu’il eût eu le temps de la repousser par un mot ou par un geste, elle se glissa près de lui.

Une lutte silencieuse s’engagea. De toute son énergie Marc se raidissait contre la caresse envahissante.

La tempête de passion se déchaînait sur lui et l’enveloppait. La bouche furieuse lui versait à flots l’orage du désir, et des pieds à la tête il sentit comme un vêtement de chair brûlante s’appliquer à sa chair et en aspirer la vie. Il céda.

Plus fort que tout, l’instinct vainqueur hurla son cri d’alarme. Avec une rage brutale, Marc sauta du lit.

Elle courut à sa suite, elle embrassait étroitement ses mains et ses bras. Parlant enfin, elle arracha de sa gorge étranglée des mots incompréhensibles.

Cette acuité de désespoir le stupéfia. « C’est de l’hystérie, » se disait-il. Les cordes de son orgueil et de sa pitié résonnèrent. Il la prit sur ses genoux.

— Console-toi, petite chose, la peine de ton corps est passagère, le temps et l’absence l’apaiseront, et tu me béniras de ma rigueur.

Elle s’arrêta brusquement de pleurer. Son buste se dressa contre le sien, et sur son pauvre visage il vit la contraction pénible d’un immense effort. Ses lèvres s’agitèrent. Elles finirent par bégayer avec un accent comique.

— Je t’aime.

Ce fut comme si on lui jetait de la joie à travers tous les pores, de la joie céleste qui coula dans ses veines, mêlée aux gouttes plus rapides de son sang rajeuni. Ce fut l’écoulement de sa montagne de sécheresse et, parmi les débris de ses constructions et l’éparpillement des digues, passa la vague fécondante de l’émotion. Il pleura.

— Tu m’aimes, tu m’aimes, je ne savais pas, moi… comment se fait-il que rien ne m’ait averti de ton amour ?

Jamais il ne s’était soucié d’elle, de son cerveau, de ce menu peuple d’idées et d’impressions. Que pensait-elle de lui et de sa conduite bizarre ? Il ne la considérait que comme une petite chose, et il s’apercevait subitement que cette petite chose réfléchissait, souffrait, aimait.

Il la regarda profondément, plus loin qu’il ne l’avait jamais tenté. Des minutes de mystère s’ouvrirent.

Sur la vitre des prunelles s’élabore la personnalité visible des êtres ; reflets, chez la plupart, du monde extérieur, sensations transformées en ébauches de pensées, souvenirs. Mais chez certains, la vitre s’illumine de rayons intérieurs. C’est l’âme qui brille, soleil des élus.

Il la regarda longtemps, et ce ne fut plus une petite chose, mais une petite âme. Oui, cela tremblait au fond des yeux mouillés, faiblement et tristement, comme une lumière qui s’éveille, une petite âme vacillante, craintive, douloureuse, épouvantée du vide menaçant où elle s’éteindrait.

Il se pencha vers l’abîme et cria :

— Aniella ! Aniella !

Un vertige l’étourdissait. Il la voyait, les bras tendus vers lui, sortir de l’inconscience.

Elle implorait du secours. Son cœur se gonfla de tendresse. Et il dut balbutier :

— Je t’aime, moi aussi, je t’aime.

Le miel de ces mots grisa ses lèvres. Il le voulut goûter sur la bouche même de l’enfant. Il la baisa. Oh ! ce ne fut plus une fleur, ni un fruit ; ce fut une âme que cueillit sa caresse. Le baiser de chair et de désir disparut. Entre leurs lèvres quelque chose palpitait, qui n’avait plus le même goût.

Moins encore que jamais, il ne prendrait la vierge maintenant. Rien de matériel ne subsistait en lui.

— Petite âme, vous m’êtes sacrée. Vous aurez peu vécu, car après moi votre souffrance se dissoudra peu à peu. Mais je veux que votre courte lueur soit toute blanche, toute pure, transparente comme du cristal. Petite âme, je vous vois, vos formes indécises sont plus touchantes mille fois que le corps que j’aimais. Votre grâce est ineffable.

Le baume de sa voix calmait la blessure d’Aniella. Ses larmes séchèrent. Ils respiraient en une atmosphère d’allégresse où se dissipaient les mauvaises poussières d’autrefois. Aniella s’endormit.

Il la veilla jusqu’à l’aurore, se récompensant de son sacrifice par de généreuses rêveries. Puis il la fit rentrer.

Il réussit à prolonger son exaltation durant les derniers préparatifs. Mais quand la malle fut enlevée, dans la chambre déjà froide la réalité implacable s’imposa. Il ne verrait plus la chère enfant.

Un tel chagrin le déchira qu’il admit un instant l’hypothèse d’un établissement définitif à Capri. Quelques Français, mariés ou attachés à des filles du pays, s’y sont installés. Que n’imitait-il leur exemple ? L’assaut tumultueux de tous ses instincts en rébellion contre cette perspective, le corrigea sévèrement. Néanmoins sa défaillance lui suggéra l’idée d’un examen scrupuleux sur sa situation présente. Ne laissait-il en s’en allant aucune partie de son programme inexécutée ? Ce programme comportait-il la somme de toutes les précautions ?

Il fit cette remarque : il n’écrivait pas à son père. Imprudence notoire : au cas où les soupçons de la justice seraient en éveil, quelle anomalie révélatrice que ce silence de plusieurs mois et cette affectation à cacher le lieu de son séjour !

Il écrivit :

« Mon cher père,

« Tu n’as donc pas reçu la lettre que je t’ai envoyée à mon arrivée ici ? Je n’ai aucune réponse. Cependant je ne m’inquiète pas, sachant ta paresse à correspondre. Quant à moi je viens de passer dans cette île des jours inoubliables. Les beaux couchers de soleil ! La jolie mer ! Comme tu t’y plairais ! Tu regretteras sûrement de ne pas m’avoir suivi comme je te le demandais ! Entêté qui as préféré ton trou sans horizon et tes choux qui sentent mauvais.

« Je pars maintenant ! Où vais-je ? Je n’en sais rien ! C’est si bon d’errer à l’aventure, sans but ni contrainte !…

« Au revoir, vieux père, et soigne-toi… »

Il songea bien à la stupeur du vieux père, s’il ouvrait cette lettre affectueuse. Mais qu’importait !

Aniella rodait autour de lui. Il l’appela. Incapables de parler, ils pleurèrent ensemble, chastes et graves.

L’heure approchait. Les mains unies, ils traversèrent le village et descendirent le chemin qui mène à la Grande-Marine. Au centre de la crique le bateau se balançait. Ayant un peu de temps pour l’adieu suprême, Marc conduisit son amie dans un jardin d’orangers et de myrtes qui suivait la crête des rochers. Là il lui dit en grande confidence :

— Écoute, petite âme d’amour, j’ai commis un crime. Il s’est perpétré ici, pendant ces quelques semaines. Or de cette période sombre, je garderai une image lumineuse, le souvenir de choses exquises, nos caresses, nos voluptés, le premier frisson de nos cœurs et tout cela dans le décor magique de cette île, parmi les horizons bleus et le parfum des arbres. L’époque où je tuais mon père sera l’époque où je commettais une bonne action, où le parricide refusait de flétrir la vierge, apprenait la bonté et soumettait son plaisir à la règle sainte du devoir. Qui sait si jamais se retrouvera pareille béatitude ! Petite âme d’idéal, sois bénie pour le bonheur que tu m’as donné et pour le bien que je t’ai fait.

Il la baisa au front.

Du bateau, aussi longtemps qu’il le put, il regarda s’évanouir, au seuil du paradis qu’il abandonnait, la fine silhouette de son amour…