Le Supplément (p. 58-68).

VI


Le seizième jour arriva.

Comme on se bouche les yeux de ses poings crispés, Marc, depuis des semaines, se bouchait le cerveau. Il l’enveloppait à dessein de ténèbres et de silence pour que la lumière des espaces et le bruit des choses n’en pussent troubler l’immobilité.

Mais c’était de ces profondeurs mêmes que jaillissait la clarté du souvenir. Chaque matin les syllabes retentissaient en sa tête, horloge mystérieuse qui sonnait à son réveil, tandis que devant ses yeux, sur le mur blanchi, se gravait le chiffre nouveau, almanach fatidique dont, la nuit, une invisible main arrachait la feuille morte.

Et il entendait et il lisait :

— Le huitième jour… le dixième… le douzième…

Par un effort violent, il empêchait d’éclore la pensée conçue, remettant à la limite extrême la nécessité de réfléchir. Le seizième jour marquait cette limite. Aujourd’hui encore, il lui était possible de descendre en bateau, de gagner le train de Rome et d’arriver à Saint-Martin-du-Bec dans l’après-midi du dix-huitième jour. Son père n’usant des cachets que le soir, il le sauverait. S’en irait-il ?

Il ne prit point la peine d’hésiter. La même phrase le poussait :

— On ne tue pas son père… On ne tue pas son père…

Il prépara sa malle. Quelqu’un frappa. Aniella parut. Il lui saisit la main et dit :

— Adieu, petite Aniella, adieu.

Il lui fit comprendre qu’il partait et qu’elle eût à chercher sa mère pour la note et une femme du pays pour les bagages. Elle fut interdite. Il répéta :

— Adieu… adieu.

La mère vint. On établit les comptes. Il régla. Une femme se présenta, escortée de son âne. On se mit à charger. Mais Marc songeait :

— Il se peut que le vieux ait interverti l’ordre des paquets. Il se peut qu’il en ait avalé deux en un jour. Il se peut que ce soit maintenant le matin au lieu du soir. Il se peut qu’un de ces paquets ait été perdu. Et si j’arrive et que le vieux soit mort ou en train de trépasser, quel soupçon !

Il renvoya les femmes, leur signifiant sa décision de rester. On le crut fou. Aniella, elle, souriait gaiement. Il rentra chez lui et se jeta sur un fauteuil.

Il choisit une pose de désespoir, convenable aux sanglots imminents. Puis il l’abandonna aussitôt, car vraiment il ne souffrait pas. De quoi aurait-il souffert ? De ne point partir au secours du vieux ? Certes, si tel eût été son désir et qu’il l’eût constaté soudain impraticable, il se fût cassé la tête. Mais, au fond de lui, il le savait, sa détermination ne variait pas. Tout cela n’était que comédie, comédie pour s’étourdir actuellement par des gestes quelconques, comédie surtout pour s’accorder dans l’avenir le mérite d’une lutte furieuse.

Cependant il ne fallait pas que cette crise, même factice, se renouvelât. Toute simulation de souffrance devenait inutile et maladroite, puisque cette fois il était définitivement trop tard. En conséquence, une distraction aiguë devait surgir, remède préventif.

Alors il se rendit compte de sa conduite durant ces derniers jours. Que faisait-il auprès d’Aniella, sinon préparer cette distraction avec un effrayant instinct de son bonheur ?

Lui-même en demeura confondu. Il n’avait pas agi en cette prévision et pourtant, quoique au hasard, il avait agi au mieux de ses intérêts. Sans avertissement, il se trouvait prêt et sous les armes. Quel miracle ! et comme enfin il devina la force bienfaisante qui le guidait !

Eh ! mon dieu, à quoi bon tant ergoter ! à quoi bon ces finasseries, ce simulacre de combat, cet air de s’arrêter à un parti pour telle raison plutôt que pour telle autre. N’obéissait-il pas tout bonnement, esclave aveugle et sourd, à son instinct, ce fil d’Ariane qui le dirigeait parmi le labyrinthe des circonstances et des obstacles, vers la terre promise ? Lente ou précipitée, la marche était sûre.

Au village, il fit l’achat de rubans, de foulards et de colifichets. Puis il appela la jeune fille :

— Tiens, c’est pour toi, cela te plaît ?

Déployant les objets, il les lui entassait sur les bras et s’amusait de son effarement à l’aspect de tant de merveilles. La dernière, un collier de filigrane, lui arracha un soupir d’extase. Il le lui passa autour du cou. Et afin de fixer le fermoir, il dut s’approcher si près que la fraîcheur de l’haleine coula sur son visage. Il la voulut boire à sa source même et baisa les tendres lèvres.

Elle ne se défendit pas. Ses bras s’abaissèrent, laissant tomber les étoffes empilées.

Il s’aperçut qu’elle tremblait un peu et que ses lèvres restaient tendues, mal satisfaites peut-être de ce baiser trop court. Elle défaillait, la chair née soudain au désir de la chair. Elle était à lui, proie aisée et délicieuse.

Et il entrevit nettement, avec son cortège de voluptés douloureuses, le grand, le puissant, le formidable divertissement que son égoïsme lui désignait pour triompher de l’idée hostile.

Du seizième au quarantième-troisième jour le plan s’exécuta, féroce.

Le lendemain, à l’heure ordinaire, Aniella parut, timide, presque honteuse. Il saisit ses pinceaux. Le début de la séance fut silencieux. La tête baissée, Marc, sans s’occuper de son modèle, jetait sur la toile des lignes et des couleurs quelconques et songeait à autre chose, ou bien contemplait la calme mer endormeuse.

Puis, en une caserne lointaine, un roulement de tambour gronda. Ce devait être le dernier terme permis aux hésitations, car Marc s’avança vers l’enfant et, comme la veille, goûta le fruit de ses lèvres.

Il s’assit de nouveau. Mais le lien du désir nouait leurs regards et leurs sens. La vie de dehors se suspendit. Aniella frémissait, impatiente et craintive. Marc s’exerçait à dompter la révolte de sa chair.

Pourtant il perçut une sonnerie de clairon, second signal attendu. Et ainsi, à des intervalles choisis, il s’accorda des prétextes pour agir.

Les premiers temps, ils n’échangeaient que ces furtifs et simples baisers. Puis Marc les compliqua et Aniella s’y prêtait avidement. La savoureuse et friande bouche fondait sous les lèvres et peu à peu plus hardie, les aspirait et les enveloppait, douce fleur d’amour pâmée sous la caresse et qui déjà cherchait à l’éterniser.

Et le miel du baiser coulait en leurs veines. Et c’était un miel exquis et inconnu, fait de sucs étranges, imprégné d’aromes subtils, parfumé de jeunesse et de pureté.

Hélienne ne s’en lassait pas. Pour s’y griser, il revenait indéfiniment à la jolie fleur ! Pervers, il tournait d’abord à l’entour, comme en un parterre où pullule le butin de volupté. Il mordait à la pêche des joues. Il cueillait le charme du menton, des tempes et du front. Surtout les yeux l’attiraient. Quel délice d’emprisonner sous le voile des paupières émues ce regard d’enfant surprise et de le sentir palpiter comme un petit cœur qui bat !

En même temps, il augmentait ses conquêtes afin que son désir se ruât de tous côtés sans entraves. Trésor livré, la jeune fille embarrassait plutôt par la difficulté d’un choix dans la multitude des choses précieuses. Néanmoins, les richesses de la poitrine furent préférées.

Il n’y voulut point toucher au début, ni même les découvrir. Il les élut pour une fête des yeux, fête discrète, destinée à s’élargir progressivement en apothéose.

Sur son ordre, elle apparut, un matin, le buste drapé d’un grand fichu de soie noire, nue là-dessous, mais sans qu’un éclair de peau brillât. Elle avait disposé, artiste à son insu, l’étoffe souple en plis symétriques qui ne brisaient pas les lignes et se modelaient aux courbes comme une onde tissée. Et il vit l’harmonie orgueilleuse de ses deux seins. Ils s’arrondissaient, blottis près de la chaleur du cœur, êtres vivants qu’anime la vie d’amour.

Marc accrocha ses doigts aux barreaux de la chaise, se défendant contre le flot de désir qui l’emportait. Son corps se raidit. Les traits durs, il s’irrita longtemps à considérer le gonflement de cette soie qu’il eût voulu mettre en lambeaux.

Immobile devant lui, Aniella souriait et rougissait, sourire d’impudeur et rougeur de honte. La conscience de sa beauté, muette jusqu’ici, commençait à lui révéler la magie de son pouvoir. Comme des flèches ardentes, elle dirigeait vers le maître les pointes dures de sa gorge et elle avançait à son insu.

— Va-t’en, cria-t-il, va-t’en.

Elle obéit.

La séance suivante marqua, selon le programme, un nouveau pas. La jeune fille dévoila ses bras et ses épaules, conservant une écharpe qui passait sous l’aisselle et coupait en ligne droite la poitrine et le dos.

Enfin, c’était de la chair. Marc en fut ébloui. C’était la matière idéale dont les yeux ne peuvent s’assouvir et que les mains voudraient pétrir sans relâche, de la chair palpable. Il en admira la couleur chaude et les reflets ambrés. Il en pressentit la moelleuse délicatesse. Ne serait-ce pas l’oubli de tout que d’appuyer sa tête sur ces épaules tendres et d’être enlacé par ces jeunes bras ?

Le lendemain, la ligne de l’écharpe descendit et le surlendemain davantage. Un peu des seins émergea et un peu plus encore. Et bientôt le haut de l’étoffe se tendit d’une pointe à l’autre, au bord extrême des cimes frémissantes, tandis que l’intervalle se creusait par où se jette la horde tumultueuse des convoitises.

— Va-t’en, rugit Marc, reprit de folie, va-t’en.

Mais comme elle s’en allait, il la retint. Sa faiblesse devant la tentation l’inquiétait. Si lâche déjà, comment supporterait-il l’épreuve complète. Il réunit ses forces. Il fallait se vaincre.

— Approche… plus près.

Il se leva et croisa ses bras sur sa poitrine en une attitude d’athlète qui se carre contre l’ennemi.

— Encore… encore… bien.

Elle le touchait presque. Il fermait les yeux, étourdi, car une cause de trouble l’assaillait qu’il n’avait point prévue. C’était l’odeur de ce corps, philtre puissant qui grisa son cerveau et débanda la tension de son énergie. Cela montait à lui comme une émanation. Cela donnait à ses lèvres l’appétit douloureux de la chair évoquée. La paume de ses mains se courbait par avance suivant les formes probables. Il souhaita la défaite.

Il fit un effort suprême pour se reprendre. Il serra les poings, gonfla ses muscles, et bravement, ouvrit les yeux.

La vierge était tout contre lui, avec la fleur rouge de sa bouche et le bouquet épanoui de ses épaules. L’envie fut trop forte. D’un geste sec il abaissa l’étoffe.

Il eut un instant l’espoir que son admiration l’arrêterait, tellement la splendeur de l’apothéose dépassait son rêve. Il essaya de diviser l’image en perfections détaillées. Mais à ses doigts l’impression de la peau frôlée persistait. Et cette brûlure l’égara.

Renversée au fond d’un fauteuil, Aniella subissait passivement, ignorante encore et froissée, la fougue brutale de Marc. Il ne savait pas où mordre, où apaiser sa faim. Au visage, à la gorge, aux bras, il jetait des caresses brusques, comme s’il eût cherché à ce que ces caresses innombrables n’en formassent qu’une, immense et absolue, dont il eût tiré, au lieu de plaisirs multiples, une volupté unique et formidable.

Et ainsi le besoin de la possession s’imposa. Marc voulut agir.

Aniella le sauva. Effarouchée par la grossièreté de l’attaque, elle crut plutôt qu’il tentait de lui faire du mal. Se dégageant, elle s’enfuit.

Il resta stupide. Rien ne l’effrayait comme ces crises où la volonté s’échappe. Sait-on jamais ce qui peut s’accomplir durant les minutes d’inconscience, quelles fautes, quels crimes, quelles bêtises ?

Pourtant, il ne douta pas une seconde qu’en dernier ressort son instinct ne l’eût retenu. Il lui accordait une confiance aveugle, se l’imaginant infaillible comme la boussole du marin, comme l’étoile du berger. Puisque la conduite de son bonheur exigeait qu’Aniella fût respectée momentanément, il lui était impossible d’enfreindre cette loi.

Il ne conçut donc aucune crainte à renouveler l’expérience le lendemain. La révolte de la jeune fille lui enseignait d’ailleurs le péril d’une agression trop hardie. Il se garda de tout emportement.

Mais, en reprenant son programme, il ne jugea pas utile d’abandonner ses conquêtes de la veille. Le voile arraché ne reparut point. Il ne contraignit plus ses mains à la réserve. Et cédant à son appétit, il se permit le festin de la chair.

L’enfant n’avait plus peur. Marc usait de ménagements si minutieux ! Elle ne lui voyait plus ces tempes bossuées de veines, ni ce mauvais froncement de sourcils. À peine un léger frisson le secouait-il parfois. Et cela maintenant la ravissait, tout en mêlant à sa tranquillité une sorte d’angoisse charmante. Elle attendait avec impatience le retour de l’entrevue quotidienne, et s’y préparait par des soins de toilette dont elle devinait la nécessité, bien que le hasard eût préservé jusqu’ici la candeur de son imagination.

Dès l’entrée, elle dénudait sa poitrine et se livrait aux caprices d’Hélienne, curieuse. Elle ne parlait jamais et ne pensait point. Étonnée, elle assistait à l’éclosion de ses sens. La vie lui paraissait s’en aller par la double source de sa gorge.

Ainsi les jours se hâtaient. Et quand Marc jugea ses forces suffisantes et Aniella entièrement apaisée, il risqua l’épreuve définitive.

— Ôte ta ceinture, dit-il.

Elle hésitait. Il dénoua les cordons des jupes, du bout de ses doigts tremblants.

Alors il la vit nue.

Ceci se passait le quarante-troisième jour.