L’Œuvre de la conférence de Berlin sur la propriété littéraire et artistique

L’Œuvre de la conférence de Berlin sur la propriété littéraire et artistique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 895-906).
L’ŒUVRE DE LA CONFÉRENCE DE BERLIN
SUR
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE[1]

Les délégués de tous les pays du monde étaient à peine arrivés à Berlin, vers la mi-octobre, lorsque, tout à coup, l’Allemagne nous chercha la mauvaise querelle des déserteurs de Casablanca. La Conférence avait commencé ses travaux ; elle les poursuivit durant des jours où l’on pouvait se demander si la paix n’allait pas être troublée. C’est la première fois qu’une assemblée internationale de jurisconsultes, d’écrivains, d’artistes, de diplomates, réunis pour une des œuvres les plus nobles de la paix, la défense des droits de la pensée, discute au bruit des menaces de guerre. Cependant l’activité de la Conférence n’en a été ni altérée, ni ralentie ; il est même probable que la présence et l’autorité de tant d’hommes, habitués à la recherche de l’utile et du vrai, ont aidé à faire accepter chez nos voisins la solution raisonnable et juste. Les nuages étaient éclaircis quand la Conférence s’est dissoute, et l’œuvre qu’elle a édifiée, la nouvelle Convention de Berne, ne porte nulle trace des circonstances singulières qui auraient pu l’empêcher de naître.

C’est une nouvelle Convention. La Conférence en effet, ayant à réviser la Convention primitive de 1866, modifiée une première fois, à Paris, en 1896, aurait pu se borner à retoucher telle règle, à compléter tel article ; elle aurait formulé dans un acte distinct ces changemens ; et, à côté de la Convention de 1880, de l’Acte additionnel de 1896, on aurait eu celui de 1908. il a été procédé autrement. Les délégués rapportent dans leurs pays un texte complet, qui présente dans la suite de ses articles toutes les règles internationales pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, et même qui les présente dans un ordre nouveau ; ainsi les œuvres protégées étaient énumérées dans les articles 4 et 6 de la Convention originaire, l’énumération figure aujourd’hui dans l’article 2 ; c’était alors l’article 2 qui définissait les auteurs bénéficiaires, c’est aujourd’hui l’article 4. Une loi ancienne que l’on voit, non seulement modifiée dans son texte, mais distribuée dans ses articles d’une manière différente, est une loi complètement renouvelée ; celle d’aujourd’hui remplace purement et simplement celle d’autrefois. Telle est bien l’impression, quand on lit le texte de 1908 : il n’y a plus qu’une Convention de Berne, celle de 1908. Mais les règlemens internationaux sont trop complexes pour que cette impression simple soit exacte. Tous les actes antérieurs qui ont protégé les œuvres littéraires et artistiques continuent d’exister : la Convention de 1886, et son « protocole de clôture, » l’Acte additionnel de 1896 et la Déclaration qui le suivit. Qu’est-ce donc que cette nouvelle Convention de 1908 ? C’est un acte où l’on a fondu toutes les règles des autres actes, corrigées, complétées par les derniers progrès du droit. Mais pour lier tous les Etats, il faudrait que chacune de ses dispositions eût été acceptée par l’unanimité de leurs représentans ; or ce sont des majorités seulement, où les mêmes Etats se groupaient tour à tour et se séparaient, qui les ont votées. La nouvelle Convention liera donc tels Etats, France, Belgique, Italie sur certains articles, et tels autres Etats sur les articles suivans. Dans son ensemble, elle apparaît comme la Convention modèle, proposée au choix des différens pays ; chacun d’eux y puisera les règles nouvelles qui lui paraîtront conformes à ses intérêts ; aucun n’est obligé de l’accepter tout entière. Et c’est pourquoi, à côté de la Convention modèle de 1908, il a été nécessaire de laisser les actes antérieurs : elle ne les fera disparaître qu’au regard des Etats qui la ratifieront telle qu’elle est ; elle les remplacera sur certains points seulement au regard d’autres Etats ; il est possible même que quelques pays continuent de les préférer et n’empruntent rien au texte nouveau.

On excusera la sécheresse de ces explications qui étaient indispensables pour préciser dans ses limites exactes l’œuvre de la Conférence de Berlin. Sous la réserve qu’on vient de voir, la nouvelle Convention consacre un progrès considérable.


I

La nouvelle Convention, renversant l’ordre de l’ancien texte, énumère les œuvres protégées, avant de fixer les conditions, l’étendue et la durée de la protection. Tout de suite après l’article premier qui pose le principe de l’Union des États, l’article 2 énumère les œuvres que l’Union entend défendre. L’expérience a prouvé qu’il était bon de limiter ici la liberté d’appréciation du juge et par suite de lui donner, plutôt qu’une règle générale à interpréter, une liste détaillée des œuvres. Sur la liste d’autrefois, les Allemands proposaient d’ajouter les œuvres d’art appliqué à l’industrie ; les Français réclamaient pour les œuvres d’architecture ; les Italiens pour les œuvres chorégraphiques et les pantomimes ; et tout le monde était d’accord pour la photographie. Ces propositions ont eu des fortunes inégales.

Si on lit le nouvel article 2, on voit que toutes ces œuvres ont été admises dans l’énumération ; et même la photographie est spécialement protégée dans l’article 3. Mais pour l’architecture, la chorégraphie, la pantomime, il est dit : « Les pays contractans sont tenus d’assurer la protection des œuvres mentionnées ci-dessus. » De même, pour la photographie, l’article 3 déclare : « Les pays contractans s’engagent à en assurer la protection. » Au contraire, pour les œuvres d’art appliqué à l’industrie, la formule est seulement, qu’elles « sont protégées autant que permet de le faire la législation intérieure de chaque pays. » La différence est profonde. D’une part, l’inscription sur la liste des œuvres d’architecture, chorégraphie, pantomime, photographie, emporte l’obligation pour les pays unionistes de les protéger, et donc de changer leurs lois intérieures, si elles ne sont pas protectrices ; l’inscription des œuvres d’art industriel, d’autre part, laisse à chaque pays la liberté de sa législation qui continuera à son gré de leur refuser toute protection. On ne saurait se dissimuler que cette solution est un échec à peine atténué de la proposition des Allemands qui était soutenue d’ailleurs par les Français et les Italiens. Les trois délégations ont uni leurs efforts. Elles ont fait valoir que la vieille distinction entre l’art pur et l’art appliqué était aujourd’hui plus que surannée, simplement injuste ; que des artistes incontestés se consacraient exclusivement à l’invention des objets les plus humbles de la décoration et du mobilier ; qu’ainsi, marchander la protection à l’art industriel, c’était laisser sans défense la pensée créatrice dans une des expressions où elle mérite le mieux d’être encouragée... Ces argumens n’ont pu vaincre la résistance des Anglais et des Suisses. Ces deux délégations ont objecté que les mots « art appliqué à l’industrie » étendaient la protection au delà des limites de l’art véritable ; d’après elles, une foule d’œuvres, sans aucun caractère artistique, profiteraient de cette expression trop vaste pour se faire protéger, alors que, le plus souvent, elles tombent dans l’oubli, sitôt nées ; il est peut-être nécessaire, disait-on encore, de faire à ces œuvres un régime spécial ; mais le régime existe déjà de par la protection accordée aux dessins industriels... De telles objections et quelques autres sont depuis longtemps connues ; on les a réfutées en disant que, bien entendu, c’est la création originale qui doit être seule protégée, mais qu’elle doit être toujours protégée, quels que soient le mérite et la destination de l’œuvre ; on a montré le danger de laisser aux opinions esthétiques d’un juge, — qui peut aimer l’art nouveau ou ne l’aimer pas, goûter la fantaisie d’un vase de Gallé ou n’y voir qu’une bouteille coloriée, — le soin de protéger une œuvre qui n’est pas un tableau ni une statue ; on a rappelé enfin l’exemple de la France, où la loi de 1902, supprimant la vieille distinction de l’art et de l’art appliqué, a été accueillie par un applaudissement unanime... L’opposition est demeurée irréductible. On ne pouvait donc obtenir pour l’art appliqué l’engagement des pays contractans de le faire protéger par leurs lois intérieures. On a obtenu seulement de l’inscrire, à la fin de l’article qui énumère les œuvres protégées, et comme dans un compartiment séparé où il n’a pas à compter sur la protection internationale ; il est là, en attente, dans une posture un peu humble, dans une condition juridique assez diminuée. A vrai dire, il peut avoir en fait un sort, égal à celui des œuvres simplement « artistiques, » que la Convention protège. Il faut qu’il se fasse reconnaître par la législation intérieure de chaque pays ; s’il y parvient, il n’importera guère à sa prospérité, que la qualité officielle de protégé international lui ait été refusée.

La réclamation des Italiens pour les œuvres chorégraphiques et les pantomimes était motivée parce que leur pays produit abondamment ces œuvres, et ne réussit pas toujours à les protéger au dehors. Elle a été admise ; la Convention exige seulement que l’action dramatique ait été « fixée, » par écrit ou autrement. La protection des œuvres d’architecture comprendra désormais, outre les dessins et plans, les œuvres elles-mêmes, c’est-à-dire les constructions. En même temps que les œuvres photographiques, la Convention protège les œuvres obtenues par un procédé analogue. Enfin, ont été inscrits dans l’énumération « les recueils de différentes œuvres » où le choix, l’ordonnance impliquent un travail personnel.


II

La Convention primitive protégeait les œuvres littéraires et artistiques dans tous les pays de l’Union, à condition que les formalités nécessaires eussent été accomplies dans le « pays d’origine » de l’œuvre, c’est-à-dire dans le pays où l’œuvre a été pour la première fois publiée. « En pratique, disaient les Allemands, cette règle complique la tâche du juge. Qu’un Anglais vienne réclamer en Allemagne la protection, il faudra que le juge allemand se reporte à la loi anglaise d’abord, pour voir si les formalités ont été accomplies, puis qu’il applique la loi allemande qui protège l’œuvre ou ne la protège pas, et cependant qu’il revienne encore à la loi anglaise, car en tous cas la protection ne peut avoir une durée plus longue que dans le pays d’origine. Ne serait-il pas plus simple de dire : dans chacun des pays de l’Union, l’auteur ressortissant à l’un de ces pays est assimilé au national ; en Allemagne, l’Anglais est jugé comme l’Allemand ; en France, l’Allemand est protégé comme le Français ? Les tribunaux appliqueraient ainsi leur loi nationale, sans avoir à s’inquiéter de la loi du pays d’origine.»

« Soit, objectaient les Français ; assimilons l’étranger au national, mais à condition que tous les pays accordent la même durée de protection ; sinon, vous. Allemands, réclamerez en France les cinquante ans après la mort de l’auteur que nous donnons à nos nationaux ; mais les Français n’auront chez vous que les trente ans que votre loi accorde aux Allemands. L’indépendance de la protection, mesure excellente, ne se conçoit que si les lois de tous les pays ont été d’abord unifiées quant à la durée. Acceptez, que tout le monde accepte la durée qui comprend la vie de l’auteur et cinquante ans après sa mort. »

C’est dans cet état des opinions que la Conférence a discuté. Le projet allemand était combattu dans son principe même, l’indépendance de la protection, par plusieurs. délégations. Les Français, qui acceptaient le principe, ne voulaient pas séparer cette question de celle de la durée. On risquait ainsi de ne pas aboutir. Cependant la délégation italienne présenta deux propositions distinctes : l’une qui était celle des Allemands, sur l’indépendance de la protection, l’autre, celle des Français, sur la durée. La première fut adoptée ; l’article 4 de la nouvelle Convention dispose qu’il n’y a plus de formalités, qu’il n’y a plus de dépendance entre le pays d’origine de l’œuvre et celui où la protection est réclamée. Quant à la durée, le résultat est moins satisfaisant. La règle française des cinquante ans est inscrite, il est vrai, dans le nouvel article 7, mais à titre d’indication et comme règle idéale ; les pays qui ont une durée moindre, l’Angleterre notamment, ont fait d’expresses réserves. L’unification n’est donc pas acceptée : elle n’est même pas promise par ces pays. Dès lors, pour éviter les conséquences peu équitables, telles que la France les avait soulignées, d’une protection indépendante, il fallait maintenir l’ancien correctif : la durée ne pourra pas excéder celle du pays d’origine. C’est ce qu’exprime le même article 7 dans son second paragraphe. L’Allemand sera protégé en France suivant la loi française, mais seulement pendant les trente ans que lui accorde la loi allemande.

Dès 1886, on entrevit le principe idéal de la protection : une même loi pour tous, sans formalités, dans tous les pays. En 1896, on s’est rapproché du but, on espérait y atteindre en 1908. On n’y a pas atteint. Les formalités disparaissent, le juge applique à l’étranger la loi nationale, mais il faut encore tenir compte de la loi du pays d’origine, puisque la durée n’est pas la même partout. Toutefois, c’est un succès que d’avoir inscrit dans la Convention nouvelle une règle de durée, et précisément la règle que les pays les plus soucieux de protéger leurs auteurs ont déjà dans leur législation intérieure. La Convention dit clairement : Voilà ce qu’on a fait de mieux, voilà ce que tous les pays doivent tendre à instituer, et cela au profit de leurs nationaux aussi bien que des étrangers, car tant qu’ils auront une durée moindre, leurs auteurs n’obtiendront partout que cette même durée, et inversement, du jour où la protection sera chez eux de cinquante ans, ils trouveront partout une protection égale. Le but a pris place dans le texte même de la Convention, et les pays les plus retardataires ont, pour les y acheminer, le mobile le plus sûr : leur intérêt.


III

Les œuvres protégées sont définies, les conditions de la protection fixées. La Convention s’occupe ensuite de la traduction et des articles de journaux.

Que doit-on faire pour la traduction ? Le bon sens et l’équité répondent : réserver à l’auteur le droit exclusif de l’autoriser, de même que seul il peut autoriser la reproduction de son œuvre. Mais cette règle simple heurte dans certains pays des habitudes anciennes, des intérêts qui se défendent, et l’effort qu’il a fallu donner pour la dégager reste marqué par les étapes que les pays les plus favorables ont parcourues. En 1886, sur les instances des Français, la Convention de Berne réserva la traduction à l’auteur comme toute autre reproduction, mais pour dix années seulement. En 1896, on alla plus loin ; le droit de traduire ou faire traduire fut réservé à l’auteur pour la même durée que le droit sur l’œuvre elle-même, mais à la condition qu’il en eût usé dans les dix ans qui suivent la publication. En 1908 enfin, les Allemands proposaient de supprimer cette réserve, c’est-à-dire d’assimiler complètement la traduction à la reproduction. Il convient de dire tout de suite que leur projet a été voté ; l’article 8 contient les mots décisifs « pendant toute la durée du droit sur l’œuvre originale, » et la réserve de 1896 a disparu. Jusqu’à la veille de la Conférence, on avait pu douter de ce résultat, il était arrivé en effet que, si tous les Etats unionistes s’étaient liés en 1886 pour la protection de dix ans, le progrès de 1896 n’avait pu tous les réunir : la Norvège ne l’avait pas accepté. La Conférence a eu le plaisir d’entendre M. Hoel déclarer au nom de son pays qu’il se ralliait à l’opinion des autres États, et qu’il acceptait l’assimilation. Il est vrai que les Japonais ont exprimé la crainte que leur littérature n’eût plus de peine à pénétrer en Europe, si la traduction était gênée par le droit de l’auteur. Mais ces craintes ont paru excessives : ce n’est pas le droit de l’auteur qui peut décourager la traduction. La Conférence, sauf l’opposition des Japonais, a donc été unanime à accepter le projet allemand, et les États unionistes sont ainsi parvenus au terme qui paraissait si lointain en 1886. Est-ce à dire que les pays, étrangers encore à l’Union, comme la Russie, les États-Unis, les Pays-Bas devront, pour y adhérer, franchir d’un coup les étapes de 1886 et de 1896, et admettre tout de suite l’assimilation du droit de traduire au droit sur l’œuvre originale ? On a voulu au contraire leur donner expressément la faculté de s’en tenir à la règle de 1886, la protection pendant dix ans, ou à la règle de 1896, la protection complète sous réserve d’une traduction dans les dix ans. Et l’article 25 énonce cette faculté. Il n’est que juste de rendre hommage ici à M. Georges Lecomte pour la France, à M. Osterrieth pour l’Allemagne, qui ont mis tout leur talent à défendre l’assimilation et qui ont grandement contribué à la faire accepter.

Pour les articles de journaux, le projet allemand présentait une nouveauté où les journaux d’information auraient trouvé de grands avantages. La Convention de 1886 distinguait dans un journal les romans et nouvelles qu’elle protégeait absolument, les articles ou études, qui pouvaient être reproduits sauf réserve expresse de l’auteur, enfin les articles politiques, nouvelles du jour et faits-divers dont la reproduction était absolument libre. Ne convenait-il pas de donner un droit meilleur au journal, pour ces informations rapides qui lui coûtent si cher ? La Conférence s’est aperçue qu’il y avait là non une question de propriété littéraire, mais un intérêt commercial. Telle est bien la vérité. La protection des informations de presse a donc été délibérément exclue de la Convention nouvelle. Le projet allemand n’a pas été adopté non plus, en ce qu’il assimilait aux romans et nouvelles, complètement protégés, les articles scientifiques, littéraires, artistiques. On a laissé ces articles dans la catégorie où les plaçait la Convention de 1886 : l’auteur est présumé consentir à leur reproduction : il lui faut donc pour l’interdire une réserve expresse. Ce qui est nouveau enfin, c’est que les articles politiques sont détachés des nouvelles du jour et faits-divers pour être assimilés aux articles scientifiques, littéraires et artistiques. Il n’y a désormais que deux catégories : romans et nouvelles protégés, articles dont la reproduction est libre, à la condition d’indiquer la source, et à moins d’une réserve expresse de l’auteur.


IV

La Conférence avait enfin à régler l’exécution des œuvres musicales, et leur adaptation aux instrumens mécaniques.

Le droit de l’auteur est absolu sur la représentation publique de ses œuvres dramatiques ou dramatico-musicales ; mais quant aux œuvres seulement musicales, la Convention de 1886 distinguait ; n’avaient-elles pas été publiées, l’exécution en était interdite sans l’autorisation de l’auteur ; avaient-elles été publiées, l’exécution en était permise, à moins que l’auteur ne l’eût défendue par une mention expresse en tête de l’ouvrage. C’est cette réserve que les Allemands demandaient de supprimer ; elle a été supprimée en effet. Que l’œuvre musicale ait été publiée ou non, son exécution publique est donc subordonnée à l’autorisation de l’auteur, sauf les dispositions des lois intérieures de chaque pays qui peuvent la permettre en certains cas, par exemple dans une fête de bienfaisance.

L’adaptation des œuvres musicales aux instrumens mécaniques mettait aux prises les fabricans de phonographes, gramophones, pianolas, intéressés à reproduire librement les airs, et les compositeurs qui entendent garder le droit exclusif d’autoriser la reproduction. A vrai dire, la position des fabricans semblait meilleure, car ils paraissaient défendre une liberté ancienne, tandis que les compositeurs avaient à les en déposséder. La Convention de 1886 disait en effet que la fabrication et la vente des instrumens mécaniques ne constituaient pas une contrefaçon musicale. Rien de plus net en apparence. Mais il avait été fort justement soutenu, au nom des compositeurs, que cette règle, copiée sur la loi française de 1866, devait se restreindre aux instrumens, que cette loi avait voulu protéger au profit de la Suisse : l’orgue de Barbarie et les boîtes à musique. Elle ne pouvait pas comprendre les instrumens nouveaux, phonographes, gramophones, pianolas, dont le caractère est d’avoir des organes interchangeables, le disque, le rouleau, et, par suite, de reproduire une quantité d’airs illimitée. Ces organes, disait-on, constituent de véritables éditions : le droit de les autoriser doit être réservé à l’auteur. C’est pourquoi le projet allemand proposait de remplacer la règle de 1886 par une règle contraire. Il ne semble pas, à la Conférence, que le principe même ait rencontré de l’opposition ; et tout de suite les délégués ont reconnu à l’auteur, suivant le projet allemand, le droit d’autoriser l’adaptation, l’exécution.

Mais il eût été trop beau que le principe triomphât ainsi sans nuance, sans réserve. Les Allemands eux-mêmes avaient proposé une réserve, et si grave, que l’auteur y perdait tous les avantages qu’on lui avait accordés d’abord. Ils demandaient que le droit de reproduire l’œuvre musicale, dès que l’auteur l’aurait concédé une fois, tous les fabricans pussent en user librement. À la Conférence, cette restriction fut combattue par certains délégués qui, d’ailleurs, en proposaient d’autres. En fin de compte, il apparut à la fois que, bon gré mal gré, des restrictions devaient être admises pour certains pays, et qu’il fallait leur laisser le soin de les déterminer à leur guise. Cette concession nécessaire a donné l’article 13 paragraphe 2, qui, tout de suite après le principe du droit de l’auteur, reconnu dans le paragraphe 1, énonce que des « réserves et conditions » pourront être déterminées par les lois intérieures de chaque État. Il semble que toute la force du principe se trouve ainsi détruite, et que l’auteur, ayant reçu solennellement le droit exclusif d’autoriser l’adaptation aux instrumens mécaniques, se voit en même temps paralysé par la menace de ces « lois intérieures. » Cependant, les efforts des États vraiment soucieux de défendre le droit de l’auteur, plus respectable que celui du fabricant, ont un peu atténué l’effet des réserves. Elles seront limitées au pays qui les aura établies ; donc les rouleaux et cartons, fabriqués dans le pays qui protège les fabricans, ne pourront pas être importés dans un autre pays qui au contraire protégerait les auteurs. Il y a mieux ; à la demande de l’Italie, nettement protectrice des compositeurs, l’article 13, paragraphe 4, décide que les rouleaux importés pourront être saisis.

La Convention nouvelle, on le voit, reflète, en cette grave question, le conflit désintérêts que la force du principe, le droit primordial de l’auteur, n’a pu réussir à régler. Somme toute, le principe est affirmé, et les concessions obtenues pour les fabricans sont limitées au territoire des pays qui croiront devoir les accorder. C’est encore un mal, c’est un moindre mal.

Après les instrumens mécaniques, les cinématographes ne pouvaient présenter les mêmes difficultés. Ils ne pouvaient pas invoquer dans le passé une mesure d’exception comme la loi de 1866. Le droit d’auteur a donc été reconnu sans peine, et d’ailleurs aussi bien sur les œuvres reproduites par le cinématographe que sur les œuvres créées pour lui.


V

La comparaison s’impose à l’esprit entre la Convention de Berne de 1886, et la nouvelle Convention de 1908 : elle s’impose du fait même que la Convention d’aujourd’hui se présente comme un tout, avec son organisme propre, avec ses articles qui groupent règles anciennes et règles nouvelles dans un ordre qui n’appartient qu’à elle. Or, la Convention de 1908 offre à coup sûr la supériorité de toutes les réformes, de tous les progrès qui viennent d’être résumés : la protection étendue aux œuvres d’architecture, de chorégraphie, de photographie et même d’art appliqué, les formalités supprimées et l’étranger assimilé au national, la durée idéale de la protection fixée à cinquante ans après la vie de l’auteur, le droit de faire traduire assimilé au droit sur l’œuvre originale, les articles politiques des journaux séparés des simples faits-divers, le droit du musicien reconnu sur l’adaptation des airs aux instrumens mécaniques... Du texte de 1886 à celui de 1908, il y a ainsi toute la distance d’une législation qui n’ose établir que des règles timides et compliquées, à une loi plus savante et plus simple, qui dégage nettement les principes et sait en même temps s’accommoder aux faits les plus récens, aux formes les plus modernes de l’activité. La Convention de 1908 est donc par là supérieure à sa devancière. Par ailleurs, on l’a vu, elle a une grave infériorité : les règles de 1886, imparfaites assurément, étaient acceptées par tous les Etats de l’Union qui s’engageaient à les faire respecter chacun chez eux ; celles de 1908 ne s’imposent à personne ; sur chacune des dispositions nouvelles, un ou plusieurs États ont fait des réserves ; il est même dit dans l’article 27 qu’ils pourront choisir dans la Convention celles qui seront à leur convenance et rejeter les autres. Au lieu d’un contrat liant les contractans, c’est la Convention modèle qui n’oblige personne. Ceci est certainement regrettable. Mais la condition même de tous les accords internationaux, qui est l’unanimité des voix, poussait la Conférence à cette alternative, ou de ne rien faire puisque l’unanimité n’était jamais obtenue, ou de faire ce qu’elle a fait : le Code des règles les plus parfaites, qu’il dépendra ensuite de chaque Etat de rendre ou non obligatoires. Dans cette mesure, l’œuvre de la Conférence est d’une valeur juridique que tout le monde reconnaîtra ; elle peut être aussi, et c’est là ce que le public doit bien comprendre, d’une utilité toute prochaine.

Que faut-il en effet pour que ces règles idéales soient adoptées par tous les pays ? Il faut et il suffit que la législation intérieure qui les contredit aujourd’hui, arrive à s’y conformer ; que, pour la durée, par exemple, elle étende à cinquante ans un délai qui est moindre. Chaque pays est maître chez lui, maître de ses lois, et nul n’a rien à y voir. Aussi bien n’est-il pas question de donner à tel ou tel Etat des conseils qu’il aurait le droit de mal accueillir. Mais il est permis de citer l’exemple de la Norvège qui, pour la traduction, en moins de dix ans, est passée des idées les plus rétrogrades aux plus avancées ; l’exemple de l’Italie qui, pour la durée, a changé son système de domaine public payant contre celui de la vie de l’auteur et de cinquante ans. Pourquoi ces changemens ? Parce que tous, auteurs, éditeurs y ont reconnu leur intérêt. Et d’ailleurs comment, si vite, ces lois intérieures ont-elles pu se modifier ? Parce que tous, après s’être donné la peine d’observer et de se rendre compte, se sont imposé l’effort nécessaire pour obtenir le changement. Les intérêts en cause, on ne saurait assez le remarquer, sont ceux des artistes, des écrivains, des journalistes, qui sans cesse parlent au public, et disposent de tous les moyens pour agir sur l’opinion, sur les parlementaires, sur les gouvernemens. Il dépend d’eux aujourd’hui, dans tous les pays de l’Union, et en vertu de cette confraternité qui leur fait des intérêts communs, de reconnaître dans la Convention nouvelle la loi la plus sûre, la plus intelligente, la plus fortement protectrice, et d’obtenir que les lois nationales se conforment à ce modèle. La Conférence de Berlin a fait tout ce qu’elle pouvait faire dans leur intérêt ; c’est à eux qu’il appartient de rendre son œuvre partout applicable et d’en profiter.


LOUIS DELZONS.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre. — La délégation française comptait parmi ses membres MM. Ernest Lavisse et Paul Hervieu, de l’Académie française, Louis Renault, de l’Institut, Gavarry et Georges Lecomte. M. Renault a été cette fois encore président et rapporteur de la commission de rédaction.