L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/VI/D

Maurice Senart et Cie, éditeur (p. 72-80 (np)).

D. — Le Crépuscule des Dieux (1876).

Comme Tristan, le Crépuscule des Dieux, nous le savons, avait bénéficié de l’initiative de la société des Grandes Auditions musicales, sur la scène du Château-d’eau, en 1902, avant de prendre sa place au répertoire de l’Opéra. C’est par lui que fut inauguré ce festival wagnérien, où, non sans quelque outrance, et à grands frais, l’on avait cherché à donner au public parisien une idée du théâtre de Bayreuth. Salle obscure, orchestre enfoncé, invisible (et même couvert d’une sorte de grille !) toutes choses nouvelles alors… L’exécution était excellente, ce qui valait certes mieux. Alfred Cortot, de retour, justement, de Bayreuth, et tout imbu de son enseignement, faisait ici ses débuts à la tête de l’orchestre. On regrettait bien le pauvre Lamoureux, que la mort avait empêché de réaliser de semblables représentations. Mais on convenait sans difficulté qu’un aussi grand effort ne pouvait guère être plus heureusement réalisé.

Dans Brunnhilde, Félia Litvinne vécut une des grandes heures de sa carrière, sa voix si pure, si ample, si moelleuse, d’une tenue si ferme, d’une égalité si absolue du grave à l’aigu, s’unissait, plus complètement que dans l’Isolde de 1899, à un jeu vivant, enthousiaste, plein d’émotion et de chaleur. Et quel art des nuances dans ces trois phases du rôle : le départ de Siegfried, qui, pour la première fois, fait sentir à la Valkyrie qu’elle est devenue une simple femme ; l’attente anxieuse de son retour, le fatal refus, qu’elle oppose aux dieux de rendre l’anneau, et l’atroce violence qu’elle subit du héros masqué qui ne la connaît plus ; enfin l’apaisement suprême au moment de la mort, qui est à la fois le retour de son intelligence divine et l’union définitive avec celui que le destin lui a réservé !

Le ténor lorrain Dalmorès avait mûri à Bruxelles son rôle de Siegfried : il y fit valoir de sérieuses qualités de sonorité, de clarté, de jeunesse, mais qu’une nervosité saccadée de diction et de gestes empêchait un peu de vraiment goûter. La scène de sa mort, c’est-à-dire le grand récit où sa mémoire se dessille, lui faisait du moins grand honneur. Vallier était un Hagen rude, vigoureux, excellent en tous points, avec un timbre grave superbe, Albers un Gunther plus pâle mais bien chantant. Waltraute était évoquée avec une éloquence vocale et une chaleur de jeu qu’on a rarement retrouvées depuis, par Rosa Olitzka. Quant à Gutrune, son interprète avait-elle manqué au dernier moment ? Ce n’est pas sous cet aspect que Jeanne Leclercq peut laisser un souvenir, mais sous celui de la première des Filles du Rhin, avec Mlles  Vicq et Deville : ce trio évoqua des impressions bien rares de grâce onduleuse et comme fluide. Mlle  Olitzka incarnait aussi l’une des Nornes du prologue, avec Mlles  Melgounoff et Nedoff.

Pour achever en quelque sorte le caractère bayreuthien de ce festival, on fit appel aussi à plusieurs des plus réputés kapellmeister : Richter surtout, et Mottl. Même, des Siegfried allemands se succédèrent, tels Knote et Burgstaller, auxquels les Brunnhilde ne manquaient pas de répondre en leur langue, lorsqu’elles étaient en scène avec eux. On ne donnera pas ceci comme une façon harmonieuse de comprendre les représentations d’une grande œuvre ; mais il n’est que juste de souligner les impressions vraiment fortes qu’apportèrent ainsi, à leur tour, après Félia Litvinne, Ada Adiny, très héroïque, très noble, et Mme  Bréma, si musicale.

À l’Opéra, l’œuvre n’a été mise en scène que six ans plus tard, le 23 octobre 1908 : c’était un des premiers desseins de M. Messager, devenu directeur, de la monter et de la diriger en personne. Il a fait l’un et l’autre avec sa précision coutumière, que servait un orchestre particulièrement souple et fondu sous sa main. À la Société des Concerts du Conservatoire, ce même orchestre, car c’est presque le même, devait deux jours plus tard, l’élire son chef, et c’est assez dire. Il a tenu, d’ailleurs, à donner l’ensemble, drame et prologue, dans son intégralité, et l’on ne saurait trop l’en louer, tout en regrettant le parti, médiocrement digne d’une pareille enceinte, qui, pour les premières soirées, chercha des succès de mode en organisant au buffet des « dîners-entr’actes ».

Il n’avait pas manqué non plus d’appeler à lui Ernest Van Dyck comme protagoniste de l’interprétation. L’apparition de ce valeureux artiste, dans la clarté soudaine de la scène, dans la flamme de l’orchestre, au moment où les trois Nornes se sont enfoncées sous terre…, l’élan jeune, enthousiaste, avide de vie et de liberté, avec lequel il bondissait en quelque sorte de la grotte, suivi de Brunnhilde tenant en main son cheval Grane… ce fut vraiment une minute glorieuse. Il y avait d’assez longues années qu’aucun nouveau personnage wagnérien ne nous avait été révélé par lui. Dans l’évocation de Siegfried, il sembla résumer à la fois la claire jeunesse de ses premières créations et la pleine et forte autorité de sa longue expérience. Avec ses oppositions et ses nuances, avec cette âme naïve qui se connaît à peine et qui ne s’appartient pas, qu’une trahison obscurcit et égare, qu’une fatalité ballotte à son gré, ce rôle est probablement le plus difficile à bien rendre, de tout le répertoire. Van Dyck, comme chanteur, comme comédien, comme artiste, le mit en relief, le vécut, de la façon la plus absolue. Les sonorités graves, qui donnent tant de caractère au personnage, prenaient avec lui une intensité singulière : les finesses charmantes de son dialogue avec les Filles du Rhin ou du récit inconscient de ses souvenirs pendant la halte de chasse, revêtaient sur ses lèvres une légèreté incomparable. L’aisance avec laquelle « il posait vaillamment son personnage et gardait à son héroïsme cette belle humeur fière et cette bonhomie qui le caractérisent », (ces mots sont de Louis de Fourcaud) pénétrait, une fois de plus, le spectateur de cette sympathie spontanée dont nous avons vu les effets irrésistibles.

Autour de cette insouciance joyeuse, qui vraiment éclairait l’œuvre entière, le caractère trouble, sombre, tourmenté, des autres personnages n’apparaissait que mieux. Il est évident que si Gunther se montrait pâle et incertain, ce n’était pas tout à fait la faute de Gilly, et que l’inconsciente Gutrune ne pouvait être mise mieux en valeur que par Rose Féart, musicienne attentive et voix pénétrante, constamment fidèle au caractère du personnage. Hagen lui-même, qui sait ce qu’il veut, reste comparse, et Alberich s’inquiète à bon droit de son habileté d’emprunt, de son ambition brutale et bornée : dans son âpreté glaciale, sans souplesse, Delmas a fortement indiqué cette nuance. Comme Brunnhihle, on espérait Mme  Litvinne, et pour cause. Le rôle a paru un peu lourd pour Mlle   Grandjean, supérieure en Isolde, ici trop passive et sans le rayonnement d’héroïsme qui doit transparaître constamment en elle jusqu’à la transfiguration finale. L’admirable scène de Waltraute a bien servi Mlle  Lapeyrette, dont la belle voix se maria ensuite avec grâce à celles de Mlles  Gall et Laute-Brun dans les Filles du Rhin. Les Nornes étaient chantées, très honorablement, par Mmes  Charbonnel, Caro-Lucas et Baron.

Parmi les artistes qui succédèrent à ceux-ci dans la suite des représentations, on doit une mention particulière au ténor Verdier, d’une grande variété d’expression, avec beaucoup de liberté, d’adresse, dans Siegfried, à André Gresse, solidement farouche dans Hagen, à Roselly, qui fut le meilleur Gunther. Quant au personnage de Brunnhilde, il a bénéficié d’au moins trois évocations aussi intéressantes que diverses : Félia Litvinne a épanoui de nouveau la vivante ampleur de sa voix, l’ardeur de sa conviction. Marcelle Demougeot a déployé une vaillance infatigable, et c’est peut-être le rôle qui a été le plus à son avantage, qui lui a fait le plus d’honneur ; Lucienne Bréval a donné au personnage ce grand caractère, cette beauté souveraine qui déjà avaient tellement exalté ici la Valkyrie encore déesse.

Tous ces interprètes concoururent, tantôt dans un rôle, tantôt dans un autre, à l’attrait des représentations cycliques de l’Anneau du Nibelung, dont la direction de l’Opéra tint à honneur de donner un aperçu en 1911, 1912 et 1913. On n’adressera à celle-ci qu’un reproche, dans la réalisation de ce beau dessein : c’est qu’elle ait cru devoir convier à les diriger des Kapellmeister allemands. Certes, nous avions plus d’une fois applaudi Weingartner et Nikisch, mais dans des concerts indépendants et dont ils étaient en quelque sorte responsables. Notre première scène nationale n’avait aucune raison de faire appel à d’autres musiciens que ceux mêmes qui lui appartiennent. En s’effaçant ainsi, M. Messager semblait jeter un discrédit sur sa propre direction et sur celle de M. Henri Rabaud qui le suppléait avec une autorité si personnelle et si musicale. Et l’orchestre, heureusement, n’en était ni moins bon ni meilleur pour cela.

L’interprétation fut extrêmement variée, mais généralement bonne. L’unité d’évocation des personnages essentiels du drame est pourtant toujours souhaitable, et il n’eût pas été impossible de la réaliser plus complètement. Ces représentations eussent acquis un attrait particulier s’il n’avait été exceptionnel, par exemple, de voir Delmas incarner Wotan, chaque fois, dans ses trois épisodes successifs, et Duclos Alberich ; plus encore, en 1913, que Brunnhilde, ait paru également trois fois sous le même aspect, celui de Félia Litvinne, et Siegfried deux fois, sous celui de Dalmorès…

En somme, il n’y eut ainsi que quatre représentations de la tétralogie, hors série : deux en 1911, dirigées, la première par Weingartner, la seconde par Nikisch ; une en 1912, dirigée par Weingartner ; une encore en 1913, mais pour laquelle, enfin, M. Messager reprit sa place au pupitre.

Le Crépuscule des Dieux, pour sa part, a obtenu en tout, à l’Opéra, 39 soirées, en six ans, dont 21 dans sa première course. Il en avait eu 11 au Château-d’eau.

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX
SIEGFRIED GÜNTHER HAGEN BRUNNHILDE WALTRAUTE GUTRUNE ALBERICH
Dir.
Cortot,
1902
(Château-d’eau).
Dalmorès. Albers. Vallier. Litvinne.
Adiny.
Bréma.
Olitzka.
Melgounoff.
Leclercq.
Janssen.
Challet.
Dir.
Messager,
1908 (Opéra).
Van Dyck.
Godard.
Gilly.
Dangès.
Delmas. Grandjean. Lapeyrette.
Charbonnel.
Béart. Duclos.
1909 Gresse fils. Litvinne. Boyer de Lafory.
1910 Bourdon.
1911 Altchewsky. Teissié. Demougeot. Beek.
1912 Verdier. Roselli. Bréval.
Borgo.
1913 Dalmorès. Henriquez.


Cliché Boyer et P. Bert.
Ernest Van Dyck dans Le Crépuscule des dieux.
(Siegfried.)

Pl. XIX.



Cliché Klary.
Felia Litvinne dans Le Crépuscule des dieux.
(Brünnhilde.)

Pl. XX.




Cliché Reutlinger.
Louise Grandjean dans Le Crépuscule des dieux
(Brünnhilde.)


Cliché Bert.
Jean Delmas dans Le Crépuscule des dieux
(Hagen.)

Pl. XXI.