L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/VI/A

Maurice Senart et Cie, éditeur (p. 61 (np)--).

A. — L’Or du Rhin (1869).

Il est juste, toutefois, de tenir compte de l’audition qui avait été préparée, des principales pages de ce prologue, la veille de la première représentation de la Valkyrie, le 6 mai 1893, avec une conférence. Je l’ai déjà mentionnée plus haut. On ne fut pas sans trouver étrange ce parti de faire chanter à l’Opéra, au piano, et sous forme de concert de salon, une partition qu’il eût été tellement plus logique de mettre en action. On remarqua aussi que plus d’un maître critique eût été mieux en droit que celui qui prenait alors la parole, de se qualifier « wagnérien de la première heure ». N’importe, le succès fut vif et mérité, soit pour l’interprétation de Pugno et de Debussy, sur deux pianos à queue, soit pour l’ampleur donnée par Fournets aux phrases de Wotan, le mordant de Renaud dans la partie d’Albérich, la belle sonorité de Mme Richard dans Erda et l’une des Filles du Rhin, la finesse de Vaguet dans Loge, sans oublier Mmes Bosman et Marcy dans les autres rôles.

Il va sans dire que cette audition n’eut pas de lendemains ; mais peut-on affirmer qu’elle ne retarda pas la représentation même ? On prit trop facilement l’habitude de se contenter d’entendre l’œuvre au concert. On admit trop aisément que sa mise à la scène était impossible et que l’effet en serait médiocre, sinon fâcheux. L’effort accompli en 1909, par la nouvelle direction Messager-Broussan, prouva une fois de plus que Wagner n’avait rien imaginé d’irréalisable, et que sa conception, au contraire, avait tout à gagner à prendre corps.

En tête des interprètes se retrouvait Van Dyck, dont le personnage de Loge était une des plus célèbres incarnations. (C’est en 1890, à Vienne, qu’il avait commencé de l’évoquer, mais l’Angleterre et l’Amérique, sans oublier Monte-Carlo, l’avaient aussi applaudi à l’envi.) L’avant-goût qu’il venait de nous en donner, dans les exécutions de l’œuvre à la salle Gaveau, était justement l’un des exemples les plus topiques qu’on pût voir de la supériorité de la représentation sur le concert. Loge, vif et mobile comme la flamme, fantasque et crépitant comme elle, est tout mouvement, en scène. Il n’est pas un geste, un sursaut, un cri, qui ne soit suggéré par la musique.

Le caractère essentiel du personnage, « cette correspondance étroite, cette union intime du chant et de l’orchestre, qui met sans cesse l’acteur et le chanteur à sa véritable place dans l’ensemble sonore, au centre de la musique et de l’œuvre », seul un artiste comme celui-ci pouvait l’évoquer. Et M. Pierre Lalo que je cite ici, a trouvé un mot particulièrement heureux pour expliquer ce qu’une pareille interprétation offrait de créateur : « Avec une connaissance profonde du contenu poétique et musical de l’œuvre, M. Van Dyck sait qu’à telles paroles, qu’à tel détail mélodique de son rôle répond dans l’orchestre tel thème, tel dessin instrumental : il les appelle, il les fait jaillir par la vie intense de sa diction et de son accent. »

Et quel relief prenait ce langage incisif, qui menait tout le drame, qui secouait en quelque sorte à son gré la passivité des autres personnages ! On ne peut, sans un frémissement intime retrouver dans le souvenir la façon dont il lançait ce mot, symbolique de toute la tétralogie et fatal conseil où se prévoit déjà le crépuscule de ces dieux : « Le vol ! » — Tranchant comme un coup de hache, il semblait, dans le soudain arrêt, le brusque silence de tout l’orchestre, glacer jusqu’au fond de l’âme.

Oui, succédant de près au Siegfried du Crépuscule des Dieux, le Loge de l’Or du Rhin aura été le couronnement de la carrière d’Ernest Van Dyck à l’Opéra. Il surprit, après tant de purs et nobles héros. Mais un tel contraste, si violent soit-il, c’est précisément la beauté spéciale d’une interprétation intuitive comme celle dont Van Dyck a donné constamment l’exemple. Elle a pour bases « l’autorité de diction et le sens de l’action que Wagner déclarait qualités nécessaires entre toutes ». Je cite cette fois Fourcaud, qui s’y connaissait mieux que pas un, — et qui ajoute : « il a une verve, une joie enfiévrée, une ruse ironique, une mordante fantaisie qu’on ne saurait trop reconnaître. Il est la vie de cette réalisation scénique. Il laisse vraiment dans l’esprit de ceux qui le voient et l’entendent l’impression franche de l’art wagnérien. »

On eût souhaité plus d’homogénéité entre lui et les autres interprètes : on eût attendu également plus de vie et de lumière de l’orchestre et moins d’à peu près de la mise en scène, souvent plus heureuse et plus expressive. On ne put d’ailleurs que louer Delmas, qui incarnait naturellement Wotan et sa fière allure, mais en faisant bien sentir l’inconscience foncière de ce dieu autoritaire et indécis à la fois. Alberich, c’était le jeune baryton Duclos, excellent pour sa voix sonore et sa ferme articulation : Mime, Fabert, déjà remarqué dans ce hideux personnage lors des représentations de Siegfried.

L’Or du Rhin a obtenu ainsi 15 représentations, comme début, mais n’a plus reparu dès lors que pour les exécutions totales de la tétralogie, c’est-à-dire cinq fois.

L’OR DU RHIN
WOTAN LOGE DONNER ALBERICH MIME FRIKA FREIA FAFNER FASOLT ERDA
Dir.
Messager,
1909 (Opéra).
Delmas. Van Dyck.
Fabert.
Noté. Duclos. Faubert.
Nansen.
Demougeot. Campredon. Journet. Gresse. Charbonnel.
1910 Dangès. Le Senne. Cerdan. Cerdan. Lacombe-Olivier.
1911 Roselly. Mati. Charny.
1912 Rousselière.
1913 Swolfs. Kirsch.
Maurice Senart et Cie, éditeur (p. Pl. XIV).


Cliché Dupont.
Ernest Van Dyck dans L’or du Rhin.
(Loge.)

Pl. XIV.