L’Œuvre de Guy de Maupassant

Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 187-209).


L’ŒUVRE
DE
GUY DE MAUPASSANT


Une vie qui tient tout entière dans les dix années d’une production incessante et d’un labeur qui était fécond sans être hâtif, commencée par la conquête immédiate de la célébrité et terminée brusquement par la chute dans une folie sans remède ; vie d’un homme qui a voulu jouir de tout et à la fois par le corps et par l’esprit ; vie d’un artiste qui, depuis le premier jour où il a fait œuvre d’art, jusqu’au dernier où sa plume s’est brisée entre ses doigts, n’a subi dans son talent aucune diminution, mais qui au contraire n’a cessé d’aller les yeux fixés sur l’image de la perfection ; vie brève et pleine qui a sa beauté, au sens esthétique du mot et qui aussi a sa beauté morale, puisque, par la lutte contre les difficultés de la forme et par celle plus poignante contre l’envahissement du mal, elle témoigne d’un continuel effort de volonté ; — une œuvre une et variée, déterminée par l’action d’un principe intérieur et qui pourtant se modifie sous les influences qui font l’atmosphère d’une époque d’art, dirigée vers l’étude de certains sujets et qui néanmoins reflète les aspects de la réalité multiple et changeante ; une œuvre où il n’y a presque rien de médiocre et d’insignifiant, mais dont quelques parties nous apparaissent faites de matériaux solides et capables de résister à la morsure du temps ; — ç’a été la vie et c’est l’œuvre de Maupassant. C’est pourquoi l’annonce de sa mort n’a laissé personne indifférent. Aujourd’hui encore, et quelque effort qu’on fasse pour se tenir en garde contre les surprises d’une sensibilité un peu grossière, il est impossible, au moment de parler de lui, de se défendre d’une émotion ; mais il faut l’exprimer quand ce ne serait que pour retrouver ensuite cette liberté d’esprit qui est indispensable au travail du critique.

I

La vie de Guy de Maupassant a été tout à fait dépourvue d’événemens au sens vulgaire où on emploie ce mot. Pour ce qui est des événemens de la vie du cœur et de l’esprit et de ces épisodes de la sensibilité qui souvent ont sur un écrivain une influence décisive, il a mis un soin jaloux à nous les laisser ignorer. Il a caché sa vie. Il ne se met pas en scène dans ses livres ; il n’y fait pas étalage de ses préférences et de ses goûts ; il n’y parle jamais en son nom, sauf dans un seul, qui est des derniers temps, et dont la publication lui fut presque arrachée. Nul plus que lui n’a échappé à cette manie qui, de nos jours, s’est développée parallèlement dans le public et chez les artistes, celui-là voulant connaître la personne quand il ne devrait qu’admirer le talent, ceux-ci se prêtant complaisamment à cette curiosité qui flatte en eux je ne sais quelle coquetterie presque féminine ou quel instinct profond de cabotinage. Toutes les fois qu’on l’a sollicité à se raconter lui-même, il s’y est refusé obstinément. Il a fermé sa porte à tous les indiscrets. Il a protesté par avance contre toutes les indiscrétions. Il a élevé un mur entre les hommes et lui. — Cela vient en partie d’une méfiance maladive et qui était chez lui affaire de tempérament. Jamais ni à personne, il ne s’est livré. Dans le monde, réservé et froid, il aborde volontiers tous les sujets, sauf pourtant ceux qui le touchent d’un peu près. Ses lettres ne contiennent ni confidences ni épanchemens. Il n’a pas d’amis. Très persuadé de cette vérité, dont la constatation est pour lui une souffrance, qu’il nous est impossible d’entrer dans l’âme des autres, mais que chaque être au milieu des autres êtres forme un tout impénétrable et isolé, véritablement il a vécu seul. — Et cela vient aussi de la conception très haute et un peu hautaine qu’il se faisait de son métier d’écrivain. Car il affectait de n’y voir qu’un métier et un gagne-pain. C’était une affectation qui ne trompait personne. Mais c’était surtout une manière de protester contre cette vanité sotte et ce gonflement trivial de tant d’autres qui ne parlent des Lettres qu’avec une emphase ridicule, et, parce qu’ils y emploient leurs loisirs, se croient les pontifes d’une religion qui les élève au-dessus de l’humanité. Si sobre de détails sur lui-même, Maupassant ne nous renseigne pas davantage sur ses méthodes de travail ; il redoute les dissertations et les exposés de principes, quoiqu’il ait réfléchi à l’objet et aux conditions de l’art. Il pense que de l’écrivain rien n’appartient au public que son œuvre, indépendamment des origines d’où elle est sortie, des élémens dont elle est composée, des procédés par quoi elle a été élaborée ; rien que l’œuvre formant un tout à la manière des êtres organisés, vivante et impersonnelle.

Aussi l’impersonnalité est-elle le caractère qui frappe d’abord dans l’œuvre de Maupassant. L’auteur s’efforce d’en être comme absent, ne laissant point percer son émotion, ne trahissant jamais sa présence par l’expression d’un jugement, mais content de faire passer sous nos yeux des êtres et des événemens, à la manière de la nature féconde et indifférente. D’autres, obstinément repliés sur eux-mêmes, ne sauront, sous des formes différentes, que retracer l’histoire de leur âme. Pour lui, au contraire, il tâche à sortir de soi afin d’aller vivre la vie de personnages qui diffèrent de lui comme ils diffèrent entre eux. Il prend toutes les attitudes et tous les tons. Que si le lecteur malgré cela arrive à découvrir derrière ces récits la nature elle-même du conteur, l’espèce de son tempérament et de sa sensibilité, son humeur triste ou gaie : c’est qu’une œuvre, à moins d’être médiocre et sans portée, ne peut manquer de nous renseigner sur le tour d’esprit de celui qui l’a conçue. Il reste que l’écrivain impersonnel, au lieu de ne chercher qu’un moyen détourné pour se mettre en scène, a eu pour unique souci de créer un monde de personnages animés de leur vie propre. Son art est extérieur et objectif.

Cela dit, il faut se hâter d’ajouter que nul ne doit plus que Maupassant à l’expérience qu’il a faite de la vie, et pour ainsi dire au matériel de cette expérience : spectacles auxquels il a assisté, rencontres qu’il a faites, anecdotes qu’on lui a rapportées. En sorte que si on voulait, comme on dit, rendre compte de la genèse de son œuvre, il faudrait le suivre pas à pas, énumérer les milieux qu’il a traversés, les incidens dont il a été le témoin, les personnages qui ont posé devant lui ; mais en les énumérant on ferait le catalogue de tous ses récits. Cela est pour le moins curieux ; et il faut y insister, puisque nous découvrirons par là quel est spécialement le tour d’esprit de Maupassant, cette disposition originelle qui fait qu’un homme devient un écrivain et d’une famille déterminée d’écrivains.

Guy de Maupassant est né en Normandie ; il y a passé toute sa jeunesse ; il y a fait par la suite de fréquens séjours. C’est aussi la Normandie qui a fourni le plus de matière à son observation. Elle lui a fourni paysages et personnages : chemins bordés de pommiers, intérieurs de fermes, places de marchés, cabarets et tribunaux, coutumes locales, longues mangeailles après les noces, les baptêmes et les enterremens, et toute cette population née du sol, hobereaux, fermiers et filles de ferme, paysans rusés, processifs et farceurs. Par sa famille, dont il ne s’est rappelé que tard et sur le déclin de son intelligence les origines nobiliaires, il a été mêlé surtout à un monde de petite bourgeoisie. Et ces petits bourgeois reparaîtront dans son œuvre, figures disgracieuses, âmes rétrécies par les préoccupations d’une vie mesquine et difficile. Ses études terminées, il a été quelque temps employé de ministère. Et voici défiler les bureaucrates malchanceux, défians et potiniers, courbés sur la besogne ingrate, ployés sous la terreur du chef, rattachés au seul espoir d’un avancement, visités par le rêve unique de la gratification, produits d’une déformation spéciale introduite dans le type humain par la discipline de l’Administration. Épris d’exercice physique et de sport nautique, il a ses canotiers, ivres de grand air et de jeunesse, dans le cadre habituel de leurs exploits, entre Bougival et Meudon. Ayant fréquenté dans toutes les régions du monde où l’on vend l’amour, il en rapporte les descriptions les plus précises. Mis en relations par les nécessités du métier avec le personnel des journaux du boulevard, il y prend sur le vif les types d’hommes et de femmes de Bel Ami. Aux souvenirs de la guerre il doit ses récits de l’invasion. Obligé pour les soins de sa santé d’aller vers le Midi, il en rapporte, avec ses récits de voyage, des aspects et des types nouveaux. Et subissant malgré lui dans les derniers temps la séduction des élégances mondaines, il se fait à son tour l’historien de l’humanité qu’on rencontre dans les salons. C’est ainsi qu’il est étroitement dépendant des milieux par où il passe. Il semble que tout son effort consiste à en dégager la « littérature » qu’ils contiennent, ou encore que son œuvre lui soit imposée successivement par chacun d’eux.

De même, presque tous les individus qu’il met en scène ont existé, mêlés réellement aux aventures qu’il leur prête. Boule-de-suif a existé, telle qu’il nous la montre et digne de son surnom ; et elle a été l’héroïne de l’exploit d’un genre spécial pour lequel sa mémoire a mérité de ne pas périr. Mouche a existé, et aussi le Rosier de Madame Husson. La maison Tellier existe à Rouen et ses pensionnaires ont figuré à la pieuse cérémonie qui les remua si profondément. L’aventure de « ce cochon de Morin » s’est déroulée entre Gisors et les Andelys. Le fond d’autres nouvelles a été fourni à Maupassant par des amis ; on nous dit quand et par qui[1]. Mais il y a plus. Quand on trouvait, dans tous les recueils de Maupassant, de ces troublantes histoires : récits de nuits passées sous l’étreinte d’angoisses innommées, hallucinations, visions d’êtres étranges et de spectacles de l’autre monde, phénomènes de dédoublement, comme si dans notre fauteuil et devant notre table, au moment de nous y asseoir, nous nous apercevions assis déjà, sensations douloureuses de l’Invisible devenu soudain palpable et hostile, et toutes ces pages haletantes et frémissantes du frisson de la folie, — on croyait que l’écrivain ne fit qu’exploiter, après d’autres, cette mine de récits, et ce « genre » : le fantastique. Quelques-uns le lui reprochaient. Hélas ! ici encore il se contentait d’enregistrer des histoires arrivées : il décrivait ce qu’il avait vu, ayant lui-même ces fois-là servi d’objet à son observation et, par un don de double vue, fixé sur lui son propre regard.

Tel est le procédé ordinaire de Maupassant. Il n’invente pas. Il n’imagine pas. On devine bien qu’en le constatant je n’entends en rien diminuer la part de création qui lui revient. Mais il y a pour le moins deux familles d’écrivains. Les uns partent d’une idée dont l’espèce peut d’ailleurs varier à l’infini, depuis le rêve du poète jusqu’à la conception abstraite du moraliste ; cette idée est génératrice de l’œuvre ; elle appelle, évoque, fait se lever, se grouper, s’agencer autour d’elle les élémens qu’elle emprunte à la réalité ; elle les modifie et elle les vivifie ; elle se crée à elle-même ses moyens d’expression. Ces écrivains devancent et ils dominent l’impression reçue de la réalité. D’autres, au contraire, dépendent de cette impression. Ils partent d’un fait. Le travail qu’ils accomplissent s’opère sur une donnée qui leur vient du dehors. Maupassant est de ceux-là. — Il définit quelque part la faculté spéciale à l’écrivain. « Son œil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d’un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille les mouvemens, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses[2]. » Ce n’est encore que la sensibilité réceptive, qui emmagasine les images. Elle peut suffire au peintre. Elle ne suffit pas à l’écrivain. Pour celui-ci un geste n’a de valeur qu’autant qu’il traduit un mouvement de l’âme, une attitude ne vaut qu’autant qu’elle est significative d’une émotion, et toute l’apparence physique qu’autant qu’elle est révélatrice du caractère. Aux données de la sensation il faut que s’ajoute le travail de l’intelligence. Ce travail se fait chez Maupassant à la fois très rapide et très intense. Il se trouve en présence d’un individu qu’il ne connaît pas ou que de longue date il a perdu de vue : « Dans un seul élan de ma pensée, plus rapide que mon geste pour lui tendre la main, je connus son existence, sa manière d’être, son genre d’esprit et ses théories sur le monde[3]. » C’est ainsi. Dans la vision d’un homme de province, c’est toute la vie de province qui lui apparaît. De même, à rencontrer un vieil homme affalé sur les banquettes d’une brasserie, il devinera tout le caractère avec toute l’existence, la veulerie primitive de la volonté et la crise d’où ce faible est sorti à jamais vaincu. Et la maigre silhouette et le profil anguleux d’une ménagère lui diront mieux que toutes les confidences la longue médiocrité d’une existence rétrécie. — Il en va pour les faits comme pour les êtres. Si de la vie où nous sommes mêlés, tant d’épisodes nous semblent indifférens et passent inaperçus, sans avoir fixé notre attention, c’est que le sens nous en échappe, comme les mots d’une langue inapprise frappent vainement notre oreille. Mais il est clair qu’un fait reprend sa signification, et avec elle son intérêt, dès que nous apercevons les mobiles d’où il est issu, et que nous le voyons naître dans ses causes. C’est ce qui arrive pour l’observateur qui, dans le raccourci de chaque vision, découvre tout le long travail que résume chaque moment d’un être ou d’une vie.

Maupassant possède à un degré éminent « ces deux sens très simples : une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous[4] ». Ce don d’apercevoir par l’inspection rapide de l’extérieur le dedans qui y est contenu, c’est chez Maupassant le don primitif et essentiel qui rend possible pour lui le travail de l’écrivain et qui le détermine par avance. Induit à écrire, non par la poussée d’une idée, mais par l’impulsion qu’il reçoit des choses, des êtres et des faits, il se tiendra tout près de la réalité. Et cette réalité lui apparaîtra divisée en tableaux ou en actes, dont chacun forme un tout isolé et complet.

L’éducation littéraire à laquelle fut soumis Maupassant accentua encore chez lui cette disposition de nature. Voici comment il résume l’enseignement qu’il reçut de Flaubert : « Il s’agit, disait Flaubert, de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a dans tout de l’inexploré… Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus pour nous à aucun autre arbre et à aucun autre feu… Ayant en outre posé cette vérité qu’il n’y a pas de par le monde entier deux grains de sable absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques phrases un être ou un objet de manière à le particulariser nettement[5]. » Tout donc a contribué à fixer l’œil de Maupassant sur la réalité particulière aperçue directement, puis étudiée en elle-même et creusée dans ses dessous.

Quelle fut d’ailleurs l’influence de l’auteur de Madame Bovary sur celui qu’il appelait « son disciple » ? et fut-elle profitable ou fâcheuse ? En tout cas elle fut profonde. Entre beaucoup de choses que Maupassant dut à Flaubert, il lui doit quelques-uns de ses plus incontestables défauts. L’hypocondrie du maître, s’ajoutant à celle de l’élève, contribua à rendre plus méprisant le regard que celui-ci jetait sur l’humanité, comme si un homme avait le droit de mépriser les hommes et comme si le premier devoir de l’artiste n’était pas un devoir de sympathie. Et l’élève acceptait de confiance quelques-uns des partis pris les plus aveugles du maître : c’est ainsi qu’il a mis dans son œuvre tant de Bouvard et un peu trop de Pécuchet. Par bonheur il s’est, sur certains points et grâce à la vigueur de sa propre personnalité, défendu de cette influence. Il n’a jamais cru comme Flaubert que la littérature fût le tout de la vie, si même celle-ci n’a été instituée uniquement afin d’être traduite par celle-là. Il n’a pas davantage eu part aux puérilités que conseillait à Flaubert sa superstition du style ni cru qu’un hiatus fût une affaire d’État. Sur d’autres points il a su se dégager peu à peu de cette influence ; et, par exemple, ayant conçu d’abord le réalisme sur le modèle de celui de l’Éducation sentimentale, il s’en est fait par la suite une conception différente, plus personnelle, et mieux en accord avec les instincts d’artiste qui étaient en lui. C’est de même qu’entré dans les lettres sous les auspices de M. Zola et dans le temps où le naturalisme triomphait, il a dû à ce compagnonnage des débuts presque toutes les erreurs et les affectations regrettables de sa première manière : comme le souci de ne décrire qu’une humanité restreinte étudiée dans des types d’exception choisis encore entre les plus bas, comme dans certaines peintures l’exagération du trait poussé jusqu’à la caricature, et comme la grossièreté de l’expression soulignant celle des sujets. Le naturalisme avait fait ce miracle de brouiller la vue de cet observateur au regard si net. Il lui fallut un peu de temps pour se remettre au point.

Apparemment le plus grand service que ses amis Bouilhet et Flaubert aient rendu à Maupassant dans l’apprentissage auquel ils l’ont soumis, ç’a été de le soumettre à un apprentissage. Bouilhet, pour sa part, lui répétait que cent vers, s’ils sont irréprochables, suffisent à la réputation d’un artiste ; il lui faisait comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent dans un jour d’heureuse rencontre amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique, et aussi parfaite que nous la pouvons produire. Et sans doute en lui donnant ce conseil il l’exprimait avec une conviction d’autant plus âpre qu’il se rendait compte, en honnête ouvrier de lettres, d’avoir toujours manqué cette perfection toujours souhaitée. Flaubert, pendant sept années, fit déchirer à Maupassant vers, contes, nouvelles, drames, et enfin tous ces essais dont plus d’un sans doute eût été bien accueilli des lecteurs. Il lui épargna ainsi ces premiers et perfides succès dont le plus grand danger est d’égarer un écrivain hors de sa véritable voie et dont le moindre n’est pas de l’encourager à aller dans le sens de ses défauts. Les leçons sont trop rares aujourd’hui de l’art difficile et des laborieuses préparations ! Lorsque Maupassant commença de publier, il était lui-même. Il avait eu le temps, loin du public, de dégager son originalité. Cette originalité était assez accentuée pour qu’il pût réagir contre la mode, ou même pour qu’il pût s’y prêter sans péril. Du premier au dernier de ses recueils, l’inspiration, dans ce qu’elle a d’essentiel, restera la même. Pour ce qui est de la forme et des procédés, il n’a varié qu’autant qu’on peut varier tout en restant soi-même.

II

Maupassant a d’abord écrit des vers. C’est la règle. La forme versifiée est celle qui s’impose aux littératures commençantes et aux littérateurs qui débutent. Presque tous les maîtres de la prose contemporaine ont commencé par écrire des vers. M. Alexandre Dumas lui-même en a fait. Ils ont ensuite témoigné de leur sens critique en ne recommençant pas. Deux pièces : Au bord de l’eau et Vénus rustique contiennent le meilleur du recueil intitulé : Des vers. Elles ne sont pas médiocres. Encore ne font-elles pas regretter que Maupassant n’ait pas persévéré. C’est qu’en effet nous n’y trouvons rien qui ne se retrouve dans les livres qui ont suivi. Ce sont histoires sensuelles contées en un style dru qui, en dépit des rimes, reste très voisin de la prose. Maupassant n’était pas né poète. Cela ne veut pas dire qu’il ne fût pas capable de sentir en poète. La poésie ne tient pas tout entière dans le lyrisme, ni surtout dans une certaine sorte de lyrisme, dans les effusions sentimentales et dans le rêve. Maupassant écrit quelque part[6] : « Je sens frémir en moi quelque chose de toutes les espèces d’animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J’aime la terre comme elles et non comme vous les hommes : je l’aime sans l’admirer, sans la poétiser, sans l’exalter. J’aime d’un amour bestial et profond, méprisable et sacré tout ce qui vit, tout ce qui pense, tout ce qu’on voit, car tout cela, laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon cœur : tout, les jours, les nuits, les fleuves, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des femmes. » Lui-même est ici dupe des mots quand il parle de cet amour de la nature qui ne la « poétise » pas. Car ce sentiment d’une communion avec tous les êtres est par excellence un sentiment poétique, et celui-là même qui défraie une bonne partie de la poésie des anciens. Mais ce n’est pas par le sentiment qu’un poète se distingue de celui qui ne l’est pas : c’est par le don de l’expression. Ce n’est pas par la tête ou par le cœur qu’on est poète : c’est par l’oreille et c’est par les yeux. Il faut être sensible à l’harmonie particulière des mots, à la sonorité des syllabes, aux effets du rythme et de la cadence. Il faut en outre être prédisposé à traduire ses idées en images. La phrase de Maupassant, d’une harmonie pleine et d’un dessin arrêté, n’est pas musicale. Son style est plus précis qu’il n’est imagé.

Boule-de-suif, la Maison Tellier, Mademoiselle Fifi, les Contes de la Bécasse, Clair de Lune, les Sœurs Bondoli, auxquels il faut ajouter Une Vie, Bel Ami, Mont-Oriol, sont les livres d’après lesquels on a une fois pour toutes arrêté la physionomie d’écrivain de Maupassant. Ce sont livres d’un conteur de santé exubérante, de verve abondante, de gaieté bruyante, à la touche brutale, au rire cynique. Boule-de-suif est un défi tranquillement jeté à toutes les conventions sociales et à quelques convenances, à la pruderie bourgeoise et à l’hypocrisie mondaine, une sorte de gageure et de comique réhabilitation de la « fille » qui se trouve incarner l’idée de Patrie et personnifier toute seule la résistance à l’ennemi. La Maison Tellier est un exercice du même genre. L’auteur s’y amuse visiblement à scandaliser les badauds en leur montrant l’humanité, vue de l’intérieur d’une maison de tolérance. Le conteur prend soin de nous avertir par les courts préambules qui précèdent la plupart de ses Contes et qui ne sont pas inutiles : c’est après boire, à l’issue d’un repas d’hommes, quand les cerveaux sont échauffés par les vapeurs du vin et par la fumée des cigares. C’est l’heure où des profondeurs de l’être remonte et affleure la bestialité qui n’est absente pas même des plus intellectuels d’entre nous. Il faudrait, pour l’ignorer, n’avoir jamais suivi au fumoir des hommes distingués et graves. Le commis voyageur qui est en nous réclame ses droits : il a besoin de plaisanteries énormes et grasses. Maupassant l’en a fourni libéralement. Une bonne moitié de ses nouvelles appartient au genre qu’on appelle « gaulois ». On sait quels en sont les thèmes ordinaires ; ils ne sont pas variés ; et peut-être le premier mérite du conteur, en pareille affaire, est-il d’avoir évité la monotonie. Mais ce genre est toujours en possession de plaire dans un pays où l’imagination nationale se développant librement s’est exprimée par les fabliaux et chez un peuple qui range parmi les joyaux de sa littérature les Contes de La Fontaine et ceux de Voltaire. La gauloiserie à de certaines époques s’est faite raffinée et savante ; et elle est alors devenue ce qu’il y a sans doute, parmi les choses écrites, de plus répugnant et de plus odieux. Contre ce défaut, du moins, Maupassant a été toujours tenu en garde par la verdeur de son imagination. Dans son fond et au plus large sens du mot, il est un Gaulois. — C’est encore à la manière de nos aïeux qu’il se plaît à narrer des aventures plaisantes et des récits de bonnes farces qui ne prétendent qu’à provoquer le rire, un gros rire sonore et sans pensée. Et donc, dans ces histoires, des personnages défilent d’une laideur triviale, d’une difformité grotesque, d’un ridicule excentrique, et aussi de solides garçons aux reins prodigieusement exigeans, jetés à la poursuite de femmes dont les résistances, dans les rares cas où elles résistent, sont invariablement vaincues, mais dont la chute a lieu parfois sur un canapé et d’autres fois au revers d’un fossé, — car il est des distinctions sociales. Çà et là éclatent des récits tragiques, puisqu’on ne saurait oublier que l’homme est par nature un animal méchant, féroce en même temps que lubrique et doué de l’instinct de destruction. Quelques « études » s’y rencontrent aussi, qui toutes mettent en relief l’égoïsme foncier de l’homme, et tantôt son immoralité inconsciente, tantôt les perversions chez lui de l’idée morale. Et jamais de détente. Jamais une note de tendresse ou de pitié. Mais toujours la violence de l’observateur sans illusions, du moraliste ironique et dur.

Sans doute, ces traits jusqu’au bout resteront ceux de la physionomie de Maupassant. Pourtant on les verra dans la suite ou s’adoucir ou se compléter par quelques autres dont le voisinage donnera à l’ensemble moins de rudesse. La littérature de ces dix dernières années a été marquée par un attendrissement de l’âme humaine qui en a été aussi un élargissement. Nos écrivains ont compris que si, comme la science semble tendre à le démontrer, la nécessité est la loi de l’activité humaine, — non pas cette nécessité extérieure telle que la concevaient les anciens et qui appelait les luttes héroïques, mais une nécessité intérieure provenant des instincts de notre nature et des penchans hérités et féconde en défaites obscures, — il faut donc plaindre cette humanité pour des misères auxquelles il n’est pas en son pouvoir d’échapper. Le mépris est un déni de justice, et il ne sert de rien de haïr. Maupassant n’est pas demeuré étranger à ce mouvement : à mesure qu’il avançait, il s’y abandonnait davantage. Il ne se contente plus de se placer en dehors de ses personnages pour faire saillir leurs ridicules et leurs travers, pour éclairer les replis obscurs où se cachent de puissans et honteux mobiles, ou encore pour les humilier devant l’inutilité de leurs efforts et devant les résultats dérisoires où aboutissent leurs meilleures intentions. Mais pénétrant en eux, il suit avec eux leur voie douloureuse. Yvette est l’histoire d’une fille de courtisane contrainte, par la fatalité de ses origines et du milieu où elle a été élevée, à devenir telle à son tour que sa mère. Ses velléités d’être une honnête femme, une révolte de pudeur instinctive, une tentative désespérée pour s’évader, tout sera inutile. La condamnation a été portée, par avance et sans appel. C’est le Demi-Monde avec son dénouement vrai : Mlle de Sancenaux y devenant non la femme, mais la maîtresse d’Olivier de Jalin. Et cela est si admirablement présenté, sans déclamation et sans vain apitoiement, que nous sommes saisis sur la fin par la tristesse de cette souillure imposée par la vie à une créature humaine. Monsieur Parent est un de ces bourgeois bonasses et crédules que leur niaiserie prédestine au sort de George Dandin. Mais cette fois l’auteur ne s’égaie plus aux dépens de ce brave homme. Il le rend intéressant par sa confiance même et par la coquinerie de ceux qui le trahissent, respectable par cet élan de son cœur soulevé de tendresse paternelle pour l’enfant né d’un autre. La mésaventure de Monsieur Parent, ce n’est plus un vulgaire accident, c’est un malheur, le malheur où sombre toute une vie et qui fait d’un homme désormais sans courage et sans dignité je ne sais quelle épave incertaine et quel débris sans nom. Mademoiselle Perle, où s’entendent les battemens étouffés d’un cœur discret et qui s’est sacrifié volontairement, Mademoiselle Perle est, peu s’en faut, une nouvelle sentimentale. Dans la Petite Roque, Maupassant étudie ce problème, un des plus angoissans qu’il y ait : Comment un honnête homme peut-il, dans une heure d’aberration, devenir l’égal des pires criminels, en proie désormais au remords, et tremblant chaque soir au retour des ténèbres où il verra dans l’effacement de toutes choses réapparaître l’image lumineuse de son crime ?

Maintenant il n’ignore plus que dans le cœur des hommes agité par tant de sentimens contraires, des batailles se livrent, et combien la lutte est douloureuse contre l’envahissement d’une idée. C’est ce qui donne à ce roman de Pierre et Jean son allure tragique. Un fils se sent peu à peu gagné par le soupçon et enfin empli par la certitude que sa mère a eu un amant. Toutes ses idées sur le monde en sont brusquement bouleversées. Il a vu, suivant une belle expression qui est de Maupassant, « l’autre face des choses » ; et pour l’avoir vue il se déprend à jamais de cette vie d’apparence et de mensonge. Il ira, cœur brisé, loin de ceux qui peuvent vivre calmes dans l’infamie, heureux par le bien-être acheté honteusement. Mais voici qu’à l’instant de partir, après avoir pendant des mois souffert et fait souffrir, et que ce soit lassitude ou pitié, il sent se produire en lui ce curieux phénomène de l’apaisement : il n’a plus de haine. Dans Fort comme la mort, qui nous retrace l’agonie du cœur d’un vieil homme amoureux d’une jeune fille, c’est décidément la pitié qui triomphe. Quand le peintre Olivier Berlin, vaincu par la violence d’une passion sans espoir comme sans raison, éprouve le besoin de crier du moins son mal, c’est auprès de l’amante délaissée qu’il trouve un refuge, auprès de l’amante qu’il n’aime plus et qui souffre tant de n’être plus aimée. En ses derniers livres, c’étaient les crises des âmes qui intéressaient Maupassant, singulièrement revenu de son impassibilité de jadis. Il avait repris à son tour cette forme du roman de psychologie qui redevenait à la mode : il l’avait prise telle qu’il la voyait pratiquée autour de lui : dans Notre cœur, la description des élégances mondaines ne tient guère moins de place que dans les romans les plus réputés à ce point de vue de M. Bourget. Maupassant avait une inquiétude de se renouveler qu’on n’a pas assez remarquée. Ses plus récentes tentatives allaient vers le théâtre. Si je n’insiste ni sur Musotte ni sur la Paix du ménage, c’est qu’il y a dans l’une beaucoup de M. Jacques Normand et dans l’autre beaucoup de M. Alexandre Dumas ; aussi bien dans l’une et dans l’autre ce qu’il y a de meilleur n’est-il pas ce que ces pièces ajoutent aux nouvelles d’où elles sont tirées ?


III

Or, quand on vient de fermer ces livres, parmi lesquels il en est de presque entièrement amusans et uniquement drôles, on se sent le cœur serré par la plus pénible impression de malaise et d’angoisse. Pour l’expliquer il ne suffit pas de dire que l’inspiration de Maupassant a été sans cesse en s’attristant, ni même de rappeler certaines confessions terrifiantes comme celle du Horla. C’est de tous les coins de l’œuvre du romancier que cette impression se dégage. Le fond même ici est aride et désolé. Dans un temps d’universelle désespérance, nul autre plus que cet écrivain n’a montré le vide de tout et donné la sensation de l’absolu néant.

On dirait qu’il procède par une espèce d’élimination de tout ce qui sert d’objet à l’espérance des hommes, de but à leur activité, d’attrait et de soutien à leur énergie. Ce n’est pas qu’il ait une pénétration d’esprit particulière et qui lui ait permis d’aller tout de suite au fond de certains problèmes ardus. Ce serait plutôt pour la cause contraire. Maupassant n’est aucunement un penseur. On le voit, chaque fois qu’il se hasarde à exprimer une idée sur quelque question abstraite. Dans l’Inutile Beauté un homme du monde nous confie la conception qu’il se fait de Dieu : « Sais-tu comment je conçois Dieu ? Comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poisson unique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu, mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés[7]. » Sans doute Maupassant ayant un don merveilleux de prêter à ses personnages un langage en rapport avec leur caractère, on ne peut lui faire porter la responsabilité des propos de cet imbécile en habit noir. Cependant, quand on songe à telles autres déclarations qui sont de lui, et quand on sait quels sont les thèmes habituels où se complaît sa pensée, il semble bien que cette conception de Dieu comme d’un Poisson unique pondant ses œufs dans la mer ne lui semble pas particulièrement déraisonnable. Et quand Rodolphe de Salins continue exposant ses théories sur la destinée humaine, à savoir que la pensée est dans la création un accident à jamais regrettable, et que la terre a été faite pour les animaux non pour les hommes, décidément par sa bouche c’est Maupassant qui parle.

Tout ce qui est d’ordre intellectuel, œuvre ou conquête de l’esprit, lui échappe. Et, comme il arrive, ce qu’il ne comprend pas, il le nie. « Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien ; nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !… La pensée de l’homme est immobile. Ses limites précises, proches, infranchissables une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. » Alors, à quoi bon les philosophies, faites qu’elles sont des explications parfois saugrenues et toujours insuffisantes que les hommes essaient de donner à des problèmes dont ils ne trouveront jamais la solution, attendu que peut-être ils n’ont pas de sens ? À quoi bon la science, qui si loin qu’elle croie avoir poussé ses investigations aboutit toujours à l’inconnaissable, ne servant qu’à nous faire mieux sentir combien nous ignorons tout ce qu’il nous importerait de savoir ? À quoi bon les arts, qui ne consistent que dans l’imitation vaine et dans la reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? « Les poètes font avec des mots ce que les peintres essaient avec des nuances. Pourquoi encore ? Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. » Tous les efforts des hommes sont inutiles ; à moins encore qu’ils ne se tournent contre eux. Les hommes se sont organisés en société afin de travailler en commun à l’œuvre de la civilisation qui est le progrès et l’adoucissement des mœurs ; et de l’institution sociale est sortie la guerre qui n’est pas seulement un retour à la sauvagerie originelle, mais qui en est une aggravation, car les « vrais sauvages ne sont pas ceux qui se battent pour manger les vaincus, mais ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ». Les sociétés sont régies par des lois, et ces lois ne font que perpétuer en les consacrant d’odieuses coutumes et des préjugés criminels. Au-dessus des lois il y a la morale, et c’est en son nom que se commettent les pires iniquités. Au-dessus de la morale il y a la religion, et la religion, quand elle n’est pas une hypocrisie, est un leurre et une duperie. — À quoi donc aboutit, pour faire exactement le compte, tout ce travail où s’épuise depuis des siècles la pensée humaine, l’éternelle travailleuse ? Ah ! s’il n’était que stérile ! Mais c’est lui qui nous rend l’existence si douloureuse et qui nous fait à nous seuls, parmi tous les êtres qui peuplent la surface de la terre, un privilège du malheur. Car les bêtes, qui ne pensent pas, ne souffrent pas[8].

Pour ce qui est des hommes que Maupassant rencontre dans la vie et de ceux qu’il met en scène dans ses livres, plus l’activité cérébrale est développée chez eux, et moins il les estime. À peine fait-il une exception pour les artistes et les écrivains, par camaraderie sans doute et solidarité confraternelle. Parmi tant de personnages qui traversent sa « comédie humaine », il n’y a pas un être de culture supérieure. Ceux qui mènent la vie élégante, les raffinés et les mondains, lui paraissent tout particulièrement méprisables. Ils passent à côté de tout sans rien comprendre. Leurs aspirations, leurs goûts, leurs sympathies et leurs plaisirs eux-mêmes, tout chez eux est factice, frivole, convenu et faux. Les bourgeois, peuple de bacheliers et de fonctionnaires, ne sont pas moins ridicules, et ils sont plus laids. Maupassant serait tout près de leur préférer ces paysans rusés qui mettent au service de leur convoitise tant d’ingénieuse et d’amusante sournoiserie. Mais toutes ses sympathies vont à des êtres simples, dont les corps sont vigoureux et sains et qui, uniquement jaloux de développer leurs muscles et de jouir des biens de la terre, retrouvent, en ne suivant que les impulsions de l’instinct, le vrai sens de la destinée humaine[9].

L’unique sentiment à la peinture duquel Maupassant est sans cesse revenu, l’amour, dans lequel il voit aussi bien l’unique attrait de la vie, c’est de même qu’il l’a dépouillé de tout idéal. Il le vide de toute idée ; et, tel qu’il nous le montre, à peine est-ce encore un sentiment. L’humanité, habile à se tromper, rêve d’union des âmes dans l’amour, d’oubli de soi, de désintéressement et d’abnégation, d’unions mystiques, étrangères aux nécessités de la matière, supérieures aux surprises des sens et qui survivraient seules durables dans l’anéantissement et dans la destruction de tout. Ce sont de beaux rêves. C’est un tissu de mensonges, séduisant mais si frêle ! Cet idéal que « nous poursuivons sans jamais l’atteindre, derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de la pensée, dans l’infini du regard qui n’est qu’une nuance de l’iris, dans le charme du sourire venu d’un pli de la lèvre et d’un éclair d’émail, dans la grâce du mouvement né du hasard et de l’harmonie des formes », s’il nous échappe toujours et s’il nous laisse seulement plus lassés après une vaine poursuite, c’est apparemment qu’il n’est qu’une chimère. La Joconde, après des siècles, n’a pas livré le secret de son sourire, et ses amans sont désespérés pour avoir voulu déchiffrer une énigme dont le mot n’existe pas. Mais il y a dans le musée de Syracuse une admirable statue de Vénus : « Ce n’est point la femme poétisée, la femme idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme la Vénus de Milo, c’est la femme telle qu’elle est, telle qu’on l’aime, telle qu’on la désire, telle qu’on la veut étreindre. Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche puissante et la jambe un peu lourde[10]. » C’est la Vénus charnelle, et c’est la Vénus rustique : une paysanne faite en déesse. Elle est divine, non parce qu’elle exprime une pensée, mais seulement parce qu’elle est belle. C’est la Beauté, piège tendu par la nature à l’individu en vue de la reproduction de l’espèce. C’est elle que nous recherchons à travers les formes, si incomplètes soient-elles, qu’elle revêt dans nos corps imparfaits ; elle qui nous attire par un invincible attrait. Elle éveille au plus profond de notre être des ardeurs inexpliquées et violentes, aux époques surtout où le renouveau de l’année fait monter au cœur de tous les vivans une même sève et un même besoin d’aimer. On voit alors, à travers la forêt des usages, des lois et des conventions, s’unir ceux qu’entraîne l’un vers l’autre une même force irrésistible, et se ruer avec des sanglots que leur arrachent tour à tour ou tout ensemble le plaisir, la rage et la haine, comme on voyait dans les forêts primitives se ruer et s’entretuer les mâles pour l’amour de la femelle impassible, impudique et superbe.

L’amour ainsi compris, dépourvu de ce que Maupassant appelle quelque part la musique de l’amour, et réduit à n’être que le désir charnel et le plaisir des sens, est à coup sûr ce qu’on peut imaginer de plus décevant. Car il est de l’essence du désir de se détruire lui-même, et le plaisir ne laisse après soi que la lassitude et le dégoût. Mais en outre elle se flétrit, elle se fane, elle se décompose, elle disparaît tout entière, cette beauté réalisée pour un temps par l’harmonie des lignes et par le contour de notre chair périssable ! Elle s’en va, cette jeunesse qui nous faisait désirer d’être aimés et qui nous rendait aimables ! Rien ne nous reste que le regret, le regret de toutes les choses en-allées et qui ne reviendront plus. Nous songeons que tout est fini. Et de toutes les avenues de la vie, de celles que nous avons parcourues et de celles où se traîneront encore nos années languissantes, une seule image se lève qui est celle de la Mort.

Cette image de la Mort est partout dans l’œuvre de Maupassant ; elle y répand partout son ombre : elle se dresse au moment qu’on s’y attend le moins, comme une rencontre imprévue et hideuse. Qu’on se rappelle, dans Bel Ami, après une série d’images libertines et d’aventures polissonnes, l’étrange effet que produit, éclatant tout d’un coup, le discours de Norbert de Varenne sur la mort. « Il arrive un jour, voyez-vous, où derrière tout ce qu’on regarde c’est la mort qu’on aperçoit… Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille, comme si je portais une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule… Chaque pas m’approche d’elle ; chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons c’est mourir… Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai souvent envie d’étendre les bras pour la repousser[11]. » Et il va, absorbé dans cette idée qui répugne si absolument à la créature vivante que celle-ci n’arrive pas même à la comprendre tout à fait : l’idée du complet anéantissement. Le monde, songe-t-il, continuera d’exister ; il naîtra encore des milliers et des milliers d’êtres, et pour ces êtres le soleil continuera de se lever ; il y aura pour eux des aurores et des soirs. Mais de tout cela il ne verra plus rien, et lui-même il ne sera plus rien. La petite Yvette, au moment de se suicider, pleure sa beauté et se lamente sur sa chair, cette figure, ces yeux, ces joues, qui ne seront plus qu’une pourriture noire au fond de la terre. La place où M. Parent s’assied dans une salle de brasserie et où il appuie son crâne plus dénudé chaque jour reflète elle aussi « les ravages du temps, qui passe et fuit en dévorant les hommes, les pauvres hommes[12] ». Anne de Guilleroy, au moment d’ensevelir sa mère, fait un retour sur elle-même et songe qu’un jour viendra, qui n’est peut-être pas bien loin, où elle s’en ira à son tour. C’est cela qui empoisonne toutes les joies des hommes. « Si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous[13]. » Encore si elle n’était que probable, cette mort ! mais elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour. « Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude de la mort[14] ! » Ici la plainte du matérialiste rejoint la méditation du chrétien : ce sont les mêmes idées, les mêmes tours, et presque des termes identiques ; car, religions ou philosophies, elles sont nées d’une même constatation, et par des chemins différens elles nous ramènent toutes à prendre conscience de la même irrémédiable misère.

On voit bien par là quelle espèce de tristesse morne est ensevelie au fond de l’œuvre de Maupassant. Car il est une tristesse généreuse qui nous élève l’âme et hausse nos courages. La tristesse peut être efficace et salutaire ; et on a dit, non sans raison, que le pessimisme est le plus sûr agent du progrès, puisqu’il nous porte, mécontens de l’ordre actuel des choses à en souhaiter un autre, et qu’il prépare ainsi l’avènement du mieux. C’est qu’on songe alors à la grandeur de la destinée humaine et qu’on mesure la distance qui nous sépare du but aperçu là-bas, si loin ! La tristesse d’un Maupassant nous laisse, sans espoir et sans rêve, courbés sous un esclavage humiliant et dur. Toutes les inventions des hommes, en même temps qu’elles s’efforcent à refouler l’instinct et à diminuer la part de l’animalité, ont pour objet de nous masquer l’épouvante de la dernière heure. Les religions parlent d’une vie future par où cette vie terrestre se prolongerait à l’infini. La morale pose des principes qui témoignent, à travers tous les changemens, de la durée de la conscience. Les lettres, les arts, les sciences attestent, à travers toutes les ruines, la perpétuité de la pensée humaine. Mais sous l’action de ce matérialisme si sombre, tous ces prestiges disparaissent. L’homme mortel reste en face de ce mystère dont la vue ne peut se supporter non plus que celle du soleil : il voit la Mort faisant continûment son œuvre, jusque dans l’amour même, dans l’amour dérisoire où deux êtres s’unissent pour donner la vie dans le moment même qui les emporte, ainsi que toutes les minutes et toutes les secondes, vers la destruction finale.


IV

Cette philosophie, — si c’en est une, — philosophie à courte vue, mais dont Maupassant adopte avec une sorte d’âpre conviction les conclusions grossières et désolantes, donne à l’œuvre de l’écrivain sa signification et sa valeur humaine. Ce qui, au point de vue spécial des lettres, en fait la valeur, c’est que Maupassant, plus qu’aucun autre des écrivains de sa génération, a été un artiste.

Car nous avons des savants qui, sous couleur de littérature, promettent de nous donner de l’histoire, de l’histoire naturelle et de la sociologie ; nous avons des romanciers pour nous présenter la réalité toute nue et toute crue dans ce qu’elle a de décousu, d’incohérent et d’inchoatif, des dramatistes pour nous offrir des tranches de vie, des poètes pour suggérer rien que par le jeu des voyelles tout un monde de sensations, et, je pense, aussi des peintres et des sculpteurs et des musiciens de mots ; mais ce dont nous manquons le plus, c’est d’écrivains sachant qu’écrire est un art qui a ses moyens d’expression qui lui sont propres, ses règles et ses lois dont l’application est par elle-même quelque chose de beau, et qu’avant même d’être un art c’est un métier où l’on est d’abord apprenti et où, pour passer maître, il faut avoir fait son chef-d’œuvre. Ici encore Maupassant ne nous a pas laissé de bien longues confidences, mais il y suffit de quelques lignes telles que celles-ci : « Ceux, dit-il, que rien ne satisfait, que tout dégoûte parce qu’ils rêvent mieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur œuvre donne toujours l’impression d’un travail inutile et commun, en arrivent à juger l’art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres. Nous autres qui sommes seulement des travailleurs consciens et tenaces, nous ne pouvons lutter contre l’invincible découragement que par la continuité de l’effort[15]. » Et ce qui est plus éloquent, plus concluant surtout que des protestations, c’est en effet à travers son œuvre la continuité de l’effort.

Le premier signe auquel l’artiste se reconnaît, c’est qu’il a de son art quelque idée ; il sait quel en est l’objet et quels en sont les procédés ; il sait lui-même l’œuvre qu’il y veut faire et par quels moyens il espère y réussir. Poètes et romanciers et tous ceux qui s’intitulent eux-mêmes « écrivains originaux », ils n’ont pas coutume d’en convenir. Ils mettent leur coquetterie à laisser croire qu’ils ne savent ce qu’ils font. Une belle œuvre leur semble plus belle s’ils ne l’ont pas faite exprès. C’est leur ambition de passer pour des producteurs inconsciens, pareils aux forces aveugles de la nature. Mais l’événement leur donne un éclatant démenti, s’il est vrai qu’il n’y a guère de grand écrivain qui n’ait été doublé d’un critique avisé. Pour ce qui est de Maupassant, on a dit qu’il portait ses contes naturellement, comme les pommiers de sa Normandie portent leurs pommes. Cela n’est pas exact. Je ne sais même s’il serait exagéré de dire qu’il avait ses théories, quoiqu’il ait, lui centième, protesté contre les théories en littérature. Mais en tout cas il avait réfléchi à propos des théories qui avaient cours autour de lui ; et ici son originalité consiste dans les corrections et dans les réserves qu’il apporte à la théorie des écrivains réalistes ou naturalistes, et qui proviennent d’une connaissance plus judicieuse des exigences de l’art.

C’est la prétention de ces écrivains de « faire vrai » ; et il n’en serait pas de plus légitime, si d’ailleurs ce souci du vrai n’avait tant de fois servi de prétexte à des recherches bizarres et aussi étrangères à la vérité qu’à la beauté. Ils prétendent, en outre, n’exprimant rien que la vérité, l’exprimer tout entière, c’est-à-dire donner de la vie une image qui lui soit exactement semblable. Mais la vie est composée de menus faits parmi lesquels il en est d’indifférens, d’illogiques ou de contradictoires. L’artiste ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet ; et c’est précisément en faisant œuvre de choix qu’il fera œuvre d’art. La vie présente tout au même plan, précipite les faits ou les laisse se traîner indéfiniment. « L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événemens essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient. » Il corrige sans cesse les événemens au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité. À ce prix, il arrivera, « au lieu de nous montrer la photographie banale de la vie, à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité elle-même ». Mais qui parle de réalité, et de quelle réalité parle-t-on, s’il est vrai qu’elle apparaisse différente à chaque individu ? « Chacun de nous se fait une illusion du monde… suivant sa nature. L’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer[16]. » — Tout cela aboutit à séparer nettement l’art de la vie, celui-là devant être de celle-ci une reproduction d’autant plus précieuse qu’il ne cherchera pas à en être une copie servile. Et cela ne cesse pas d’être le réalisme, mais c’est le réalisme interprété par un artiste.

Le dernier effort de l’art, c’est enfin de se dissimuler. Presque tous les écrivains d’aujourd’hui mettent une insistance, la plus déplaisante qui soit, à étaler sous nos yeux leur travail préparatoire. Les naturalistes vident dans leurs livres l’amas des notes entassées dans les portefeuilles. Les psychologues nous font repasser par tous les chemins qu’ils ont suivis pour arriver à la découverte qui seule nous intéresse. Mais l’artiste comprend que, s’il accepte de faire ce long et ce pénible travail, c’est précisément afin de l’épargner au lecteur. Un portrait achevé ne doit laisser transparaître ni les préparations ni les dessous. Cela même est la méthode de Maupassant qui ne nous montre jamais que des résultats.


V

De cet art, dont nous venons d’essayer d’indiquer les principes, si nous voulons maintenant trouver les meilleurs spécimens, ce n’est pas dans les romans de Maupassant qu’il faut les aller chercher. Non certes qu’ils soient sans mérite. Mais Maupassant y est moins original, y étant davantage sous la dépendance des modèles voisins. Ils ne forment pas sa part de contribution la plus personnelle au mouvement contemporain ; et si Maupassant ne les eût pas écrits, on comprend bien qu’il y manquerait de belles pages et qu’il y manquerait même un beau livre, Pierre et Jean ; mais il n’y manquerait rien d’essentiel. D’ailleurs l’écrivain n’est pas à l’aise dans le cadre trop vaste pour lui du roman : habitué à voir la réalité découpée en petits tableaux complets, il compose un roman d’une nouvelle agrandie ou encore d’une succession de nouvelles ; et, vite lassé, à la manière des nerveux, ce n’est pas son goût de vivre longuement et de faire longue compagnie avec ses personnages. Il préfère, ayant campé hardiment un bonhomme, passer à d’autres ; la multiplicité des besognes lui agrée mieux que la lenteur d’une seule. Puisque d’ailleurs il n’admet pas qu’il y ait un type du roman, et puisque, d’après lui, toutes les formes en sont bonnes pourvu que l’auteur y ait réalisé son dessein, c’est sur ses intentions mêmes que nous le jugerons. À son roman : Une Vie il donne le sous-titre : « l’humble vérité », et il semble donc n’avoir voulu pour cette fois qu’esquisser l’image d’une vie semblable à beaucoup d’autres. Mais, accumulant sur la tête d’une seule personne toutes les tristesses de la vie, il fait d’elle véritablement une privilégiée ; son cas, qui ne cesse ni d’être possible ni d’être vrai, n’est du moins pas d’une vérité humble, étant d’une vérité d’exception. Dans Bel Ami, il a voulu faire passer sous nos yeux les tableaux variés de l’existence d’une sorte d’aventurier de lettres ; mais de tous ses livres c’est celui qui laisse la plus forte impression de monotonie, et le seul peut-être qui par endroits donne celle de l’ennui. C’est que, le journaliste Deroy n’ayant pour réussir d’autre raison sinon qu’il est un beau mâle, et n’ayant pour parvenir qu’un moyen, celui de la nature, la répétition à la longue et malgré tout en devient fatigante. Dans Mont-Oriol le cadre est bien vaste pour une aventure qui gagnerait à être plus lestement contée, et qui de fait l’a été maintes fois par Maupassant lui-même. Ou plutôt on saisit trop ici le procédé, emprunté par Maupassant aux écrivains de l’école naturaliste et qu’il eût mieux fait de leur laisser : il consiste à rattacher à l’aide d’une aventure quelconque, et qui aurait pu être différente étant par elle-même insignifiante, la série des documens et des notes prises sur un milieu. Enfin, quittant ce qu’il appelle le « roman objectif » pour la forme qui en est exactement le contraire, « le roman de psychologie », Maupassant a prouvé par le succès de Pierre et Jean que son talent n’était pas seulement vigoureux, mais qu’il était souple et pouvait se prêter aux recherches les plus différentes. Si néanmoins il n’a retrouvé le même succès ni dans Fort comme la mort ni même dans Notre Cœur, c’est peut-être qu’il pouvait bien faire dans le domaine de l’étude psychologique une excursion, mais que ce domaine n’était pas le sien, les personnages qu’il comprend le mieux étant aussi les moins compliqués, et les sentimens dont l’étude lui appartient en propre ne se prêtant guère à de très subtiles analyses.

C’est dans la nouvelle que Maupassant est tout à fait supérieur, et au point de défier toute rivalité. Il y est un créateur, ce qui est la condition indispensable pour être un maître. Il a renouvelé le genre ; il l’a remis à la mode. À cette vogue retrouvée du genre nous devons la masse des contes médiocres et des nouvelles insipides dont nous sommes inondés chaque jour, la nouvelle étant devenue article de production courante, et ayant sa place dans les journaux entre la chronique fantaisiste et l’article d’information. Ainsi se trouve confirmée la règle qui veut que nous payions cher chacun de nos plaisirs, et la loi est appliquée d’après laquelle l’impulsion donnée par un chef-d’œuvre doit se propager et se continuer jusqu’à ce qu’elle s’épuise dans la série d’imitations de plus en plus faibles. L’Histoire d’une fille de ferme, En famille, l’Héritage, Mon oncle Jules, les Bijoux, l’Enfant, dix autres que nous avons citées, vingt autres que nous pourrions citer, donnent cette impression qui est celle même qu’on cherche à produire en art : c’est l’impression de la plénitude et de la perfection du rendu, venant de ce que l’idée a été complètement réalisée et l’effet obtenu justement par les moyens appropriés. Il n’y a ni de manque ni d’excès, mais rien que justesse, harmonie, équilibre. C’est d’abord la proportion du cadre avec le sujet ; car cela a son importance, bien qu’on l’ignore généralement et que ce soit assez l’habitude de faire tenir une simple anecdote dans les dimensions d’un tableau d’histoire. Le milieu est nettement indiqué, afin que les personnages y viennent prendre leur place comme d’eux-mêmes et afin qu’ils y baignent dans leur lumière naturelle. Ceux-ci nous sont présentés de face, en quelques traits bien appuyés, ceux qui signifient et qui tiennent lieu de tous les autres. Dans l’individu physique l’être moral apparaît déjà : il achève de se dessiner et il se révèle entièrement à mesure que le personnage parle et qu’il agit. Maupassant possède à un degré éminent ce don du récit, qui est aussi bien un don de la race, celui qui consiste à faire se dérouler une aventure ou plaisante ou tragique et à la mener, en suivant l’ordre naturel des faits, vers un dénouement rapide. Et il se transforme avec une telle prestesse dans chacun de ses personnages, et il nous fait si bien entrer avec lui dans l’intimité de chacun d’eux, dans cette intimité grâce à laquelle rien ne semble plus indifférent, qu’en vérité nous arrivons à trouver de l’intérêt à l’aventure de Ce cochon de Morin et à l’histoire de la Bête à Maît’ Belhomme. Cela est conté d’ailleurs dans un style si clair, si sobre et surtout si simple, avec un tel bonheur d’expression venu non de l’imprévu des termes mais de leur justesse, qu’il semble bien qu’il n’y eût pas moyen d’en employer d’autres, et que ceux-ci n’ont pas été choisis entre plusieurs, mais qu’ils sont venus d’eux-mêmes, attendu qu’ils étaient les seuls. Ce style de Maupassant échappe presque à l’étude : il fera à jamais l’admiration de tous les curieux de bonne langue française et le désespoir de tous les chercheurs de curiosités grammaticales. On pourrait en dire autant de ses nouvelles elles-mêmes. Plus on en goûte profondément la valeur et moins on se sent capable d’en parler longuement. C’est Voltaire qui disait qu’on ne commente pas Racine, parce qu’il faudrait mettre au bas de toutes les pages : « Beau, admirable, sublime ! » ce dont au surplus les commentateurs ne se sont pas fait faute. Au bas de presque toutes les nouvelles de Maupassant il faudrait mettre : « Cela est la perfection elle-même. »

On a comparé Maupassant à La Fontaine : c’est un La Fontaine qui n’a pas la même légèreté de touche, pas la même insouciance non plus et qui n’a pas d’esprit. On l’a rapproché de Mérimée : c’est un Mérimée qui n’en a ni la distinction, ni le scepticisme détaché, ni les raffinemens de cruauté. Mais ce qui importe ce n’est pas qu’il ressemble de plus ou moins loin à celui-ci ou à cet autre, c’est qu’il est un génie dans la tradition. Il a des ancêtres dans toute la lignée des écrivains de souche purement française. Sa verve remonte jusqu’à celle des vieux conteurs gaulois. Et Villon, qui parlait avec la même ardeur sensuelle du corps de la femme « qui tant est tendre et souef », tremblait avec la même épouvante devant les affres de la mort. Maupassant a tous les traits qui caractérisent la race ; il n’en a point d’autres. Dans son clair génie il n’y a nulle infiltration du génie étranger. Cela même, à la date d’aujourd’hui, pourrait lui faire une originalité. Les limites de son esprit sont aussi bien celles dont l’esprit français ne sort que rarement. Ni rêveur ni mystique, incapable de comprendre toute idée ou trop abstraite ou trop compliquée, médiocrement sensible au jeu des couleurs et à la musique des phrases, il est curieux des spectacles de la vie et s’applique à rendre dans ce qu’ils ont de plus particulier les cent actes divers de l’ample comédie. C’est avec ce fond de tempérament français et gaulois qu’il a traversé la société d’aujourd’hui. Venu dans une époque d’extrême civilisation et d’infinie lassitude, il a, par l’effet même de sa rude vigueur, traduit plus fortement que les autres ce dégoût de toutes les œuvres de l’esprit, et pareillement la désolation de la créature réduite à ne rien apercevoir au delà des transformations de la matière. Et, venu dans une époque où la littérature, moins soucieuse de la vie intérieure qu’elle ne l’était jadis, s’attache surtout à décrire les rapports des hommes entre eux et ceux qu’ils soutiennent avec les choses, il a donné de la vie une traduction et de l’art une expression qui, en dépit de différences profondes venues de la différence des temps, s’en vont rejoindre à travers les siècles le réalisme des maîtres classiques.


René Doumic.
  1. Voir l’article de M. Émile Faguet dans la Revue bleue du 15 juillet et les Souvenirs de M. Charles Lapierre dans le numéro du Journal des Débats du 10 août (Éd. rose).
  2. Maupassant, Sur l’eau, p. 40.
  3. Le Rosier de Madame Husson, p. 6.
  4. Notre Cœur, p. 18.
  5. Préface de Pierre et Jean.
  6. Sur l’eau, p. 87.
  7. L’Inutile beauté, p. 39.
  8. Voir Sur l’eau, passim.
  9. La Vie errante, p. 120.
  10. La Vie errante, p. 118.
  11. Bel Ami, p. 160.
  12. Monsieur Parent, p. 67.
  13. Fort comme la mort, p. 157.
  14. Miss Harriet, Regret, p. 284.
  15. Préface de Pierre et Jean.
  16. Voir Préface de Pierre et Jean.