L’Œuvre de Corot et le Paysage moderne

L’Œuvre de Corot et le Paysage moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 913-930).
L’ŒUVRE DE COROT
ET LE PAYSAGE MODERNE

On pourrait de deux mots barbares et dans un raccourci sans doute un peu forcé) résumer l’œuvre de Corot et marquer sa place dans l’histoire de la peinture française. en disant que sorti de « l’académisme » il ouvrit les voies à « l’impressionnisme ». Comment, sous quelles influences et dans quelle mesure s’accomplit cette évolution qui fut celle de la peinture moderne elle-même ? C’est ce que l’examen de quelques-unes de ses œuvres caractéristiques. étudiées à leur date et dans leur milieu permettrait peut-être d’indiquer.


I

Il est inutile de revenir, après tant d’autres, sur sa biographie, d’ailleurs sans aventure ; il suffira d’en retenir deux faits : la date de sa naissance, 1796 ; et l’impérieuse vocation qui, en dépit de la résistance de parens respectés et obéis, fit d’un commis en draperie un des maîtres de la peinture. Quand, à force de doux entêtement, il obtint la permission de quitter le comptoir pour l’atelier, il avait passé le temps de l’apprentissage ; il avait 26 ans ; en était en 1822.

À cette date, l’école moderne de paysage n’existait pas encore, mais « le genre du paysage », ses lois et ses variétés, avaient fait, depuis la fin du siècle précédent, chez les esthéticiens, les amateurs et les artistes, l’objet de discussions et de recherches dont il n’est pas indifférent d’essayer de marquer nettement le « moment » et les tendances, d’ailleurs contradictoires. Il peut paraître étrange que la « découverte » de la nature, célébrée comme une des grandes conquêtes littéraires et sentimentales du XVIIIe siècle, ait été si lente à faire sentir ses effets sur la peinture. Jean-Jacques Rousseau, depuis longtemps, avait ouvert les yeux de ses contemporains sur « l’or des genêts et la pourpre des bruyères, la majesté des arbres, l’étonnante variété des herbes et des fleurs » que dans ses promenades solitaires il foulait sous ses pas. Bernardin de Saint-Pierre, après lui, s’étonnant de la pauvreté pittoresque de la langue, avait demandé qu’on inventât des termes et comme des tours nouveaux, pour « l’art nouveau de rendre la nature » ; il avait en quelque sorte frayé la voie aux peintres en analysant curieusement les variétés et combinaisons de formes que peuvent affecter les sommets ou les flancs des montagnes, la gamme infiniment nuancée de subtiles couleurs et de changeans reflets qu’un souffle d’air déplace et fait jouer à la surface des nuages ou des eaux... Les peintres, absorbés par d’autres contemplations, semblaient n’avoir pas compris. L’étude des plâtres antiques, le culte de la ligne sévère, étaient, pour eux, depuis David, la grande affaire et l’unique pédagogie. « Je ne vous dis rien du paysage, — écrivait dédaigneusement, en 1796, un esthéticien de la nouvelle école, l’auteur des Lettres critiques et philosophiques sur le Salon ; — c’est un genre qui ne devrait pas exister. »

Pourtant, à y regarder de plus près, on pourrait suivre, dés le dernier tiers du XVIIIe siècle chez quelques peintres, du second ou du troisième ordre il est vrai, tous plus ou moins élèves de Joseph Vernet, les premiers effets du sentiment nouveau. Pour établir la part exacte de chacun, il faudrait retrouver, grouper et comparer leurs œuvres aujourd’hui éparses, et se donner beaucoup de mal sans pouvoir espérer d’être payé de ses peines. Que valaient ces Vues de la forêt de Fontainebleau ou de Montmorency, ces Intérieurs de ferme, ces Granges ruinées que le soleil éclaire à travers plusieurs solives, ces Effets de soleil couchant, tous ces paysages « agrestes » que l’on voit se multiplier aux Salons de 1789, 1791, 1793, signés des noms de Didier-Boguet, Gillion, Cazin, Bruandet, etc. ? Avant eux, quelle place faudrait-il décidément accorder à ce mauvais sujet de Lantara, mort à l’h6pital en 1778, quelques semaines après Jean-Jacques Rousseau ? Les Couchers de soleil, les Effets du soir et du matin qu’il allait paresseusement contempler dans la banlieue de Paris et dont il rapportait d’inégales études, témoignent, par la limpidité et l’harmonie de leurs perspectives aériennes, d’une finesse d’œil dont on retrouverait encore, sous la maigreur de la facture, la vertu efficace. Les Vues, un peu trop panoramiques, mais d’impression très juste, d’exécution attentive et souvent spirituelle que Louis Moreau aimait à peindre à Meudon, à Saint-Germain et à Saint-Cloud, les Grandes routes de Louis de Marne avec leur jolie lumière blonde, et ses cours de ferme ou d’auberge, avec leurs bandes d’oies aussi majestueuses que si elles venaient de sauver le Capitole, les Moulins de Montmartre de Georges Michel, qui à force de nettoyer des Ruysdaël, des Cuyp, des Van Goyen (déjà recherchés par quelques collectionneurs originaux) s’était « grisé de demi-teintes, de beaux tons, de lumière et d’harmonie », et, à leur école, avait appris à peindre, — un grand nombre d’études enfin de cette même époque qu’on s’étonne de voir passer dans des ventes obscures ou de découvrir dans les cabinets de quelques vieux amateurs, pourraient témoigner que par un mouvement discret, silencieux mais ininterrompu, la peinture tendait à se rapprocher de la nature et que plus d’une tentative, modeste assurément mais significative, avait devancé la venue et préparé peut-être le triomphe des grands lyriques du paysage... Quand, en 1826, Boutard, critique de goût très classique, mais de très libre esprit, imaginait dans son Dictionnaire des Beaux-Arts cette définition : « Le paysage a pour objet l’imitation des effets de la lumière dans les espaces de l’air et sur la face de la terre et des eaux », ne donnait-il pas innocemment la «formule » même de la future école du « plein air » et de l’impressionnisme ?


II

Ces premiers tâtonnemens du paysage naturaliste furent rejetés dans l’ombre par la conception de l’art que l’esthétique de Winckelmann et de Raphaël Mengs, l’autorité de David, firent, pour un temps, triompher dans la pédagogie. L’esprit de système qui régnait en maître absolu sur la peinture d’histoire admettait malaisément la légitimité des genres secondaires. « L’art de peindre est un et ne devrait à la rigueur comporter qu’un seul genre, qui est la peinture d’histoire » écrivait un paysagiste, Valenciennes lui-même. Le paysage n’aurait pas dû exister. Du moins s’efforçait-on de le relever en dignité. Ceux s’y étaient exercés autrefois, Ruysdaël et ses compatriotes, « n’avaient travaillé que pour des hommes dont l’esprit et l’âme étaient engourdis... L’idéal leur était absolument inconnu. » Il fallait donc que l’idéal vint au secours du genre méprise :


Si canimus sylvas, sylvæ sint consule dignæ !

C’est à quoi Valenciennes employa sa plume et ses pinceaux. L’an VIII de la République, paraissaient en un vénérable in-4o les Élémens de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de réflexions et conseils sur le genre du paysage. Si l’on veut comprendre les ravages que la raison raisonnante peut exercer sur un honnête esprit, il faut lire ces conseils. Les principes y sont déduits avec une sorte de fureur. Claude Lorrain lui-même ne trouve pas grâce aux yeux de Valenciennes ; il a « trop sacrifié au genre ». Sans doute, il « a rendu avec la plus exacte vérité et même avec intérêt le lever tranquille ou le brûlant déclin de l’astre du jour ; il a peint admirablement l’air atmosphérique ; personne n’a mieux fait sentir que lui cette belle vapeur, ce vague et cette indécision qui fait le charme de la nature et qu’il est si difficile de rendre. » Mais il n’a pas su « affecter l’imagination ; vous chercheriez en vain dans ses paysages un seul arbre où elle puisse soupçonner une hamadryade, une fontaine d’où elle voie sortir une naïade : « les dieux, les demi-dieux, les nymphes, les satyres, sont trop étrangers à ses beaux sites...

Le devoir du peintre de paysage n’est pas de nous donner « le froid portrait de la nature insignifiante et inanimée », mais de la faire parler à l’âme «par une action sentimentale ». Il doit lire, comparer, « s’enthousiasmer à la lecture des poètes qui ont décrit et chanté la nature ; la voir à travers Sapho ou Théocrite descendre « au Tartare avec Ixion ou Sisyphe », — gravir les rochers avec Ossian... On se demande parfois, quand on parcourt la liste des concours du paysage historique ou les livrets des salons de la première moitié du siècle, dans quels recueils innomés, dans quels dictionnaires de la fable les peintres du temps puisèrent leurs sujets : c’est Valenciennes qui est responsable de ces débauches d’érudition. En « établissant » qu’aux quatre parties du jour correspondait « un choix de sujets propres à embellir le paysage », il a fait sortir de tous les manuels toutes les variétés de demi-dieux, nymphes, dryades, hamadryades, ægipans, satyres et sylvains ; — il a réveillé au fond de l’histoire romaine des héros justement oubliés. Au matin, « moment où la riante Aurore sortant des bras de son vieil époux répand des herbes et des fleurs sur la surface de la terre », le paysagiste ne perdra pas son temps à représenter « les habitans de la campagne se dirigeant à leurs travaux rustiques, pendant que leurs fidèles et innocentes compagnes s’occupent de la troupe intéressante des volatiles qui les suit battant de l’aile et demandant, par des sons variés et perçans, la graine préparée pour son premier repas. » Il se plaira plutôt à évoquer les Fêtes de Delphes, les Heures attelant au char du soleil quatre coursiers fougueux : Pour le Soir, il pourra aller chercher jusque chez les « modernes» ; Tarsis et Zélie dans la vallée de Tempé, pour la Nuit, Phrosine et Mélidor seront des sujets convenables. Quant à l’histoire romaine, elle peut être mise en tableaux, aussi bien qu’en sonnets ; elle offre au paysagiste des ressources infinies. Victor Bertin, élève et continuateur de Valenciennes, ne trouvera-t-il pas un sujet de paysage dans l’épisode de : Tanaquil prédisant à Lucumon sa future élévation au moment où un aigle lui enlève sa coiffure ?

C’est à l’école de Valenciennes, il ne faut pas l’oublier, que se formèrent tous les paysagistes qui, pendant la première moitié du siècle, devaient diriger les ateliers, régenter l’école, composer les jurys, proscrire des salons les hérétiques dangereux, fonder et distribuer le prix de paysage historique, créé en 1816 comme une consécration solennelle de la bonne doctrine et un moyen de résistance aux velléités de naturalisme çà et là persistantes. C’est aux plus fidèles élèves de Valenciennes que Camille Corot allait innocemment demander des leçons.


III

Son premier maître avait été un jeune homme de son âge, que des succès précoces avaient mis en évidence dès 1812, et que, en 1817, le prix de paysage historique obtenu au premier concours avait presque illustré : Achille Etna Michallon. A voir la Mort de Roland du musée du Louvre, on aurait peine à comprendre les espérances que ses maîtres et ses contemporains avaient fondées sur lui. Mais on connaît d’autres tableaux plus intimes et plus clairs, surtout des études franches et lumineuses qui font pressentir un paysagiste de race. M. Émile Michel veut bien m’en signaler une chez M. Eugène Thirion, peinte à Tivoli, à l’endroit même où Corot devait venir un peu plus tard planter son chevalet. « Le dessin en est très fin et scrupuleux, l’exécution très habile, la tonalité charmante ; un effet de plein soleil par un temps très doux avec des nuages légers, flottant dans un ciel pâle. Les valeurs sont très exactement rendues : les colorations de détail respectées, mais bien dans la masse. L’étude poussée à fond dans les parties faites n’est même pas couverte au bas de la toile... » On voyait à Lyon, dans l’atelier d’un vieux professeur de dessin, plusieurs autres études de Michallon, frappantes par les mêmes qualités. Il serait intéressant de les retrouver ; on y lirait clairement quelle influence le jeune professeur put exercer sur son élève. Que savait celui-ci et de quoi était-il capable quand il franchit pour la première fois le seuil de son maître ? que valaient ces études faites au Bois-Guillaume près de Rouen (où il avait été boursier au lycée impérial), plus tard sur la berge de la Seine, au bout de la rue du Bac, tout près du magasin de modes de sa mère, sous les yeux des jeunes ouvrières curieuses de voir peindre monsieur Camille » ? Nous ne saurions le dire. On peut présumer en tous cas que ce qu’allait chercher ce jeune homme dans ses premiers tête-à-tête avec la nature, ce n’étaient pas des paysages historiques ; « l’innocente clarté du jour » avait ravi ses yeux ; un instinct mystérieux l’attirait vers ce qui « devait faire à jamais le charme de sa vie. »

Michallon, dès ses premiers essais, le jugea capable d’aller sur le terrain et lui donna pour tout viatique le conseil « de bien regarder la nature et de la reproduire naïvement avec le plus grand scrupule. » Corot avait conservé le plus reconnaissant souvenir de ce maître qui fut pour lui un camarade et un ami : avec sa nature enthousiaste et simple, prompte à la confiance et à l’abandon, son empressement à écouter et à provoquer les conseils, il profita beaucoup en peu de temps. Parmi les plus anciennes esquisses retrouvées dans son atelier, je remarque à côté d’Études de toits et cheminées à Montmartre, des Vues des Alpes au soleil[1] « copiées d’après Michallon » et de nombreuses Études de plantes et d’architecture également « copiées d’après Michallon. » Il devait malheureusement être bientôt privé de ce guide excellent ; à la fin de l’année 1822, Michallon mourut subitement, à peine âgé de 26 ans ;- et Corot se mit en quête d’un autre professeur.

Il alla chez Victor Bertin. C’était un des chefs reconnus de l’école ; il régnait sur le paysage classique ; l’histoire romaine et la Fable n’avaient pas de secrets pour lui. Le temps était loin où un critique l’auteur des Lettres d’un Danois sur la situation des Beaux-Arts en France, 1801 pouvait lui reprocher « de ne connaître que les environs du pays qui l’a vu naître, de s’être engagé trop tôt dans l’hymen, pour acquérir le titre honorable de père » et de n’avoir pas visité l’Italie ! Les paysages italiens servaient de fond à tous ses tableaux, où de Numa Pompilius à Cicéron défila tout le De Virís.

Corot fut pendant trois ans l’élève respectueux de Bertin ; il se pénétra de toutes les lois du paysage historique ; il apprit à disposer noblement dans le rectangle d’une toile les architectures, les mouvemens de terrain, les masses de feuillage ; et s’il put lui arriver par la suite de dire ou de laisser entendre qu’il ne retira pas de cet enseignement tout le profit qu’il eût voulu, du moins ne prit-il jamais vis-à-vis de son ancien maître l’attitude d’un révolte. C’est de lui vraisemblablement qu’il reçut le sujet de son premier tableau d’exposition. Dans ses voyages en Italie, Bertin s’était plus d’une fois arrêté à Narni, où les ruines d’un pont romain sur la Nera lui fournissaient un motif selon son esthétique. En 1810 et 1827, il avait exposé des Vues des environs de Narni ; c’est par le Pont de Narni qu’au Salon de 1827 Corot fit ses débuts.

Regardons le tableaux entre deux rives encaissées au premier plan, un cours d’eau se dirige vers la plaine, qui s’élargit à l’horizon et fuit dans la lumière ; un pont en ruine dresse sur le ciel ses arches démantelées ; un chemin sablonneux court à gauche, animé d’un troupeau de chèvres blanches et va se perdre sous de grands arbres qui arrondissent noblement le dôme un peu métallique de leurs sombres frondaisons. Des paysans en costumes de lazzaroni sont assis en avant. L’aspect général est d’une netteté rigide, la facture sèche ; l’arrangement un peu mécanique des premiers plans fait penser aux « paysages ajustés » de Watelet ; mais le grand ciel lumineux, — qui emplit tout le fond du tableau, se dore à la ligne d’horizon, bleuit au zénith et se reflète aux eaux basses de la Nera, — sollicite plus doucement l’œil. Jusqu’au bord du cadre, la marche décroissante de la lumière et son action sur les choses ont été suivies et indiquées avec une application et une timidité également sensibles ; sur les piles et les morceaux de tablier encore debout du pont romain, sur la masse des feuillages, sur les blanches toisons des chèvres, sur le sable du chemin et les accidens du terrain, enfin sur les vêtemens des paysans, des rappels de tons de lumière ont été posés après coup, par petites touches, « comme on met de la nonpareille sur un gâteau bien cuit », aurait pu dire Delacroix.

IV

Si l’on pouvait disposer dans une même galerie, d’un côté les compositions » officielles que Corot peignit en ses premières années d’active production, d’après les préceptes et pour être soumis, aux Salons, au jugement de ses maîtres et du public, — de l’autre, les petites études qu’il exécutait seul, sans aucune préoccupation d’exposition, de jury, de règles à appliquer ou de critiques à éviter, sub love crudo, dans la présence réelle de la nature, — on serait frappé de contradictions singulières. Autant il paraît embarrassé et contraint dans les unes, autant il est spontané, original et charmant dans les autres. Qu’on se rappelle le Château Saint-Ange du musée de Lille, le Forum romain (mars 1826) et le Colisée qu’il légua au Louvre (montrant par la le prix qu’il attachait à ces premiers essais de sa jeunesse, à ces premiers éveils de son génie), la Terrasse du palais Doria, l’Ile de San Bartolomeo, toute la suite de ces petits tableaux que l’on a pu revoir en 1889 ou dans quelques expositions particulières, et qui datent tous de la fin de 1825 à 1827... Ils restent, par l’extrême simplicité de l’exécution et l’inexprimable finesse de la tonalité, parmi ses plus rares morceaux. Jamais il n’eut du monde extérieur, des formes dans l’air et la lumière une vision plus vive, plus nette à la fois et plus délicate, on voudrait pouvoir dire plus mélodieuse. C’est un don vraiment divin de retenir de toutes les apparences naturelles ce qu’elles ont d’exquis, d’en saisir et d’en fixer comme sans effort, dans une image fidèle et spiritualisée, la grâce intime et la douceur. Dans ces heures fécondes, sous l’aménité du ciel printanier d’Italie, Corot reçut de la nature la révélation des plus charmans secrets et des suprêmes lois de la peinture ; il comprit, il sentit, il vit que ce n’est pas seulement avec des lignes, mais encore et surtout par les valeurs, par le dosage et la distribution des quantités et des qualités de lumière que se construit et « s’établit » un tableau ; et quand, beaucoup plus tard, à la fin de sa vie, sollicité de résumer en quelques mots les règles essentielles de son art, il se bornait à écrire : « Dans la carrière d’artiste, il faut conscience, confiance et persévérance ; ainsi armé, deux choses, à mes yeux de la dernière importance, sont : l’étude sévère du dessin et des valeurs, » il livrait à la fois toute son expérience et toute son esthétique.

A vouloir analyser l’un après l’autre ces délicieux petits tableaux, on fatiguerait le lecteur. Quand on pourrait dire comment, dans le Pont-Saint-Ange par exemple, les blonds rosés des fabriques et les verts éteints de la berge, l’azur léger du ciel où se fondent des effluves d’argent et les tons d’ambre fin des dômes et du pont fraternisent tendrement ; comment, dans le Forum romain, les modulations infiniment délicates des tons de brique ou de pierre saumonés, orangés, ardoises, çà et là soutenus d’impondérables demi-teintes discrètement nuancées de verts et de lilas, chantent harmonieusement dans la transparence et la splendeur calme de l’air... aurait-on donné, avec des mots, la sensation de ce que les mots n’ont pas, après tout, mission de rendre sensible ? L’accord de deux tons associés, le contraste de deux complémentaires, le blond rosé d’un campanile montant dans la limpidité d’un ciel d’azur qui verdit par endroits, suffisent à combler l’œil d’intime volupté. La littérature, à tenter de transcrire ou de « transposer » ces relations subtiles, se perdrait en d’inutiles et confuses bouillies de mots et d’adjectifs. C’est ici le domaine propre de « la peinture ». Et, sans doute, la métaphysique a le droit de la dédaigner ; mais enfin, c’est la peinture. Delacroix se plaignait qu’on oubliât trop communément que pour bien juger de ces choses, il faut « de l’œil », comme pour la musique « de l’oreille ». Corot fut un grand peintre, parce qu’il reçut de la Providence l’œil le mieux organisé, le plus merveilleusement sensible et le plus « juste » dont elle ait jamais fait don a un mortel.


V

Comment expliquer alors qu’il ait pu, dans le même temps, du même œil et de la même main, voir et peindre la nature de façons si différentes ? Comment le peintre du Pont Saint-Ange ou de l’île San Bartolomeo est-il aussi l’auteur de ces paysages compassés, dont les rochers aux « cassures savantes », les arbres redressés comme par un appareil orthopédique, les premiers plans aux ombres lourdes se retrouvent encore, en 1841, dans le Démocrite et les Abdérítains du musée de Nantes ? Était-ce timidité ? Avait-il foi vraiment, dans la candeur de son ame, à l’efficacité des règles et des formules qu’il voyait professer par les maîtres les plus élevés en dignités ? et s’efforçait-il de s’en inspirer dans celles de ses œuvres qui devaient donner de lui-même, aux jurys et au public, l’opinion la plus « haute », dans celles où il mettait le meilleur de son application, sinon de son cœur ?

Il lui fallut longtemps pour acquérir cette confiance dont, à la fin de sa vie il faisait, — il savait bien pourquoi, — l’une des vertus cardinales de l’artiste, pour oser mettre d’accord les sollicitations intimes de son génie, les appels doucement impérieux de ses visions et de son rêve avec ce que la pédagogie lui avait inculqué. À suivre, de 1822 à 1845, les salons de Corot, on pourrait faire l’histoire de son « affranchissement », dire comment le souvenir et l’influence de ses libres études se fait de plus en plus sentir dans les constructions laborieuses et les « ajustemens » de ses « grands » tableaux. En 1833, il avait fait, à Fontainebleau, une étude de chênes qui est aujourd’hui entre les mains assurément les plus dignes d’un pareil dépôt, chez M. Français. À ceux qui ne connaissent de Corot que les fameux « brouillards argentés » dont les littérateurs, les contrefacteurs, les marchands et Corot lui-même, peut-être, à la fin de sa vie, ont fait un grand abus, il faudrait montrer ce morceau. Il est enlevé d’autorité, d’une facture directe et décidée, corsé de ton, délicat autant que ferme. Deux ans après, Corot « utilisait » cette étude et la plaçait au second plan et à gauche, près du rocher au-dessus duquel descend un ange, dans son tableau d’Agar au désert (Salon de 1835). Le critique qui l’accusait alors « de sécheresse » et « d’un coloris sale et terreux » pourrait à peine être taxé d’excessive sévérité. De l’étude au tableau, d’autres préoccupations étaient intervenues : la vision s’était refroidie, la main alourdie, le charme envolé. On trouverait le même « écart » entre les admirables Études de moines données à son ami Alfred Robaut et le Saint Jérôme du Salon de 1837.

Cinq ans plus tard, un précieux tableau du musée de Metz : le Pâtre, nous montre déjà Corot plus d’accord avec lui-même. Nous ne saurions mieux faire que d’en emprunter la description à M. Émile Michel[2] : « C’est vers la fin du jour ; le soleil vient de disparaître d’un ciel clair et pur ; la pâle silhouette des montagnes lointaines se détache à peine sur l’or du couchant. Les profondeurs des grands arbres sont pleines de mystère et déjà une ombre bleuâtre envahit les vallées. Un ruisseau rapide court au premier plan parmi les gazons qu’il anime. Des chèvres folâtrent et broutent çà et là, pendant qu’adossé au tronc élevé d’un jeune arbre, un pâtre jette dans le silence du soir sa rustique chanson. Il semble que le souffle d’un air plus pur vous anime et en même temps qu’une impression de calme et de recueillement, je ne sais quel parfum d’antiquité et de nature vous pénètre peu à peu… » Corot, paraît-il, avait gardé pour ce tableau une prédilection particulière, comme s’il eût eu le sentiment qu’il avait marqué pour lui le commencement de l’émancipation. Aucune de ses œuvres peut être n’est à ce point de vue, plus instructive que l’Homère et les Bergers du Salon de 1845, conservé au musée de Saint-Lo aucune ne montrerait avec la même persuasive évidence la Juxtaposition des souvenirs de l’école et du sentiment personnel. C’est de l’école que procèdent les premiers plans et le groupe d’Homère et des bergers mais tout pénétrés de la des caresses de la lumière enveloppante et la mer bleue qui sourit au fond sous un pan de ciel vermeil, surtout, à droite entre des bouquets d’arbres l’apparition de blondes architectures dans la lumière jeune, annoncent la présence du véritable Corot. Ce qu’il avait rêvé dans ses premières études d’Italie, on le retrouve là. L’heure de l’affranchissement a sonné On conviendra qu’il était temps, si l’on veut bien se souvenir qu’en 1845 le bon Corot touchait à la cinquantaine

A mesure que sans rupture violente ni scandale il s’était éloigné de Victor Bertin et de Xavier Bidault, il s’était rapproché d’un maître, naïf comme lui, plus digne de le conseiller et de le soutenir : Claude le Lorrain Le même rêve au fond habitant leurs deux âmes de leur habituelle contemplation de la nature, une impression se dégageant dominante : la gloire du ciel profond, infini dans son dialogue éternel avec la terre et les eaux De l’un à l’autre, assurément, la différence des milieux et des temps se fait sentir chez Corot la sensibilité est plus agile, la rétine plus tendre semble emmagasiner plus de vibrations il entre plus de consonances des jeux plus compliqués d’harmoniques et de complémentaires dans la constitution de ses grands accords ; à analyser ses ciels admirables, qui sont moins de la couleur que de la lumière et dont les sonorités sont tour à tour si légères et si riches on y noterait la palpitation de plus d’atomes, et partout en même temps des sens plus aiguisés et plus exigeans, un métier moins simple, une main moins patiente Mais chez l’un comme chez l’autre les données essentielles se ramènent toujours à l’opposition de la fluidité lumineuse des fonds avec les constructions plus denses des premiers plans. Du Bain de Diane à Biblis, son dernier chef-d’œuvre Corot, dans ce qu’on pourrait appeler sa grande manière classique, revient sans cesse au même motif entre deux masses inégales de verdures ou de rochers s’appuyant de chaque côté aux deux montans du cadre une grande trouée d’horizon fuyant, de ciel et d’eau est ménagée. Le moment choisi de préférence est aux heures indécises, surtout celles du crépuscule ou les formes terrestres se silhouettent par grandes masses sur le firmament qui retient encore, dans un grave recueillement, une solennité tendre, la suprême splendeur du jour qui va mourir. Les figures qu’il se plaît à évoquer, dans ce décor auguste, n’y sont jamais qu’un accident pittoresque ; elles animent de l’arabesque de leurs lignes ou des notes toujours savamment nuancées de leurs draperies flottantes, la grande symphonie orchestrale qui les enveloppe de sa puissance et de sa douceur.

Quel que soit le sujet, les véritables acteurs sont moins ces figures elles-mêmes que le chœur des choses inanimées, des harmonies aériennes, où vient se condenser et se manifester, dans un état général de nature bien mieux que dans un souvenir historique ou mythique, cette « action sentimentale » que Valenciennes exigeait dans tout paysage[3]. D’autres fois, c’est aux fêtes du matin, à l’arrivée joyeuse du jour dans les clairières humides ou sur les eaux frissonnantes, que sa fantaisie nous convie ; des bandes de nymphes dansantes accourent ; elles forment des rondes ou bien enroulent des guirlandes au tronc de quelque hêtre ou à la gaine d’un dieu Terme rieur. Mais c’est là-haut, dans l’ivresse légère et le lyrisme des jeunes rayons, dans l’échange des reflets qui, de la terre heureuse au ciel bienveillant, montent et redescendent, dans les échos des notes gaies, rapides et chantantes qui, de toutes parts, à tous les coins de l’horizon s’éveillent, s’appellent et se répondent, que se célèbre la véritable fête. Il faut avoir analysé patiemment le détail technique de ces symphonies pastorales ; elles sont merveilleusement orchestrées. Corot, qui était passionné de musique, n’aurait pas désavoué cette assimilation de son art à un art voisin.


VI

Nous avons parlé un peu légèrement des figures qu’il mêla à ses paysages « classiques ». Gardons-nous d’oublier que lorsqu’il a abordé l’étude de la forme vivante dans ses rapports avec le milieu atmosphérique où elle baigne, Corot s’est montré l’égal des plus grands maîtres. Son incomparable finesse d’œil, là encore, l’a admirablement servi. Il n’avait jamais négligé la figure. Dès son premier voyage en Italie, il avait copié plusieurs fragmens des fresques du Campo-Santo ; Andrea del Sarto, surtout, le grand Andrea de l’Annunziata, l’avait ensuite enthousiasmé, et il en avait fait de respectueuses copies. Pour son Agar au désert (1835) et son Saint Jérôme, il avait beaucoup travaillé d’après le modèle vivant ; pour la décoration de la chapelle des fonts baptismaux, à Saint-Nicolas du Chardonnet (où il peignit un Baptême du Christ, aujourd’hui à peu près invisible grâce à la construction d’un mur, aggravée par la pose de vitraux aussi médiocres de dessin que faux de ton et vulgaires de couleur), il avait abordé la « grande nature ». Il avait ambitionné alors de plus importans travaux de décoration murale, et des tableaux comme l’Eurydice blessée ou la Toilette montrent ce qu’il eût pu faire en ce genre. Si le détail anatomique de ses figures nues n’est pas toujours impeccable, les relations des carnations (admirablement dans l’air) avec l’enveloppe atmosphérique sont d’une justesse et d’une qualité si rares que l’œil en reste comme comblé de plaisir. Enfin, il ne cessa jamais, pour son intime satisfaction et l’assouvissement de ses plus secrètes inclinations de « peintre », de brosser, sans aucune pensée d’exposition ni de vente, diverses études de Liseuses, Jeunes filles à la mandoline, Intérieur d’atelier, etc., qui sont, dans la seconde partie de son œuvre, et dans une note très différente, ce que les études d’Italie furent dans la première. Dans ces morceaux, faits sous un jour d’atelier, il est plus franchement « coloriste » que dans ses paysages ; il y laisse au ton local toute sa plénitude, recherche des harmonies plus étoffées et des sonorités plus soutenues, sans jamais compromettre d’ailleurs cette impression totale et cette rigoureuse discipline des détails qui résultent de l’observation constante et de la présence de l’air ambiant. On pourrait citer de cette série quelques pièces dignes des plus grands maîtres ; sans les imiter directement, avec une palette et des procédés différens, elles évoquent la ressemblance, tantôt de Van der Meer de Delft, tantôt de Velasquez, tandis que quelques Intérieurs de cuisine n’auraient pas déplu à Pieter de Hooch... Et, sans doute, on peut demander autre chose encore à un tableau et les esthéticiens transcendans doivent être respectés ; mais croyons-en Chardin, c’est bien bon de bonne peinture !


VII

Pendant que Corot, sans renier ses origines classiques, se libérait de sa manière froide et officielle pour atteindre à la libre et large expression de son véritable génie, une bataille mémorable se livrait dans l’école française. Un groupe de paysagistes, plus jeunes que lui d’une quinzaine d’années, avait levé contre les ateliers académiques l’étendard de la révolte. Encouragés par des exemples venus d’Angleterre et par les vieux maîtres hollandais, par Bonington, qui exposait pour la dernière fois en 1827, et dont Corot n’ignorait pas les aquarelles, par Constable, — ils osèrent négliger l’Italie et opposer aux paysages ajustés et aux nobles mythologies de fidèles et ardens portraits de la terre natale. C’étaient, disait-on dans le camp ennemi, « des sites arides et sans charme, dont les lignes sont pauvres et la végétation desséchée et rabougrie. » Delécluze, un peu effaré mais s’efforçant de résumer le débat avec impartialité, écrivait : « On devait bien s’attendre à trouver dans les paysagistes la même anarchie de goût que chez les peintres d’histoire et de genre. Ce sont encore les homéristes et les shakspeariens qui, sous la forme de Tityres et de pêcheurs de morues, se disputent la gloire de plaire. Les uns s’appellent ennuyeux, les autres dégoûtans ! » Corot restait en dehors de ces querelles. Il ne prit jamais ouvertement parti contre ses anciens maîtres ; et s’il ne se fit pas faute, plus tard, avec quelque affectation peut-être, de proclamer son admiration pour Théodore Rousseau, qu’il comparaît tantôt à un aigle et tantôt à un lion, lui, Corot, n’étant qu’une alouette ! par son âge pas plus que par ses origines, il n’appartint au groupe des révolutionnaires.

Mais comment n’eût-il pas été frappé de tant de paysages intimes que la jeune école produisait d’année en année avec un succès croissant ? Comment toutes ces interprétations exactes et passionnées de la nature maternelle n’auraient-elles pas touché son cœur ? Pourquoi n’eût-il pas dit lui aussi l’amour qu’il avait pour elle, et fait, comme les autres, des « tableaux » avec les études qu’il rapportait de ses promenades dans les provinces ? Au Salon de 1848, profitant de la liberté alors accordée pour la première fois aux exposans, il en envoyait une demi-douzaine, et désormais, de plus en plus nombreuses, à côté de ses paysages où les nymphes et les ægipans venaient encore errer, il montra des vues de pays, où, sans qu’on puisse dire que les préoccupations ethnographiques aient été jamais dominantes ni que les « géographes» aient le droit de le revendiquer pour l’un des leurs, il sut exprimer le charme propre de chaque région. Ses études de Suisse et de Hollande sont à ce point de vue aussi intéressantes que généralement peu connues. Dans ses fréquens séjours aux environs d’Arras et de Douai, en Artois, en Picardie, dans ses villégiatures à Ville-d’Avray, à Compiègne, ä Fontainebleau, dans ses visites en Saintonge, en Poitou, en Limousin, il renouvela le fonds déjà si riche de son œuvre. A Marcoussis comme à Castel-Gandolfo, à Ville-d’Avray comme au lac de Garde, au pont de Mantes comme au pont Saint-Ange, à la Rochelle comme à Civitta Vecchia, dans les saulaies de l’Artois comme dans les bois de chênes-liège de la campagne romaine, dans les rues des villages de Picardie ou de l’Ile-de-France comme sur les voies sacrées de la Rome antique, ce qu’il trouvait d’ailleurs, ce qu’il aimait, c’était encore et toujours la nature, et, dans cette nature, ce qui de plus en plus charmait ses yeux. c’étaient les accords délicats des choses dans l’air mélodieux. On a vu quel peintre d’architecture il avait été et quel parti il avait tiré de ces « fabriques » éclairées par les rayons obliques, dont la tradition lui était venue de l’école, et dont il avait fait, par la grâce de son génie, en les égrenant comme des notes de lumière, un des élémens de l’harmonie de ses tableaux. Il fit servir, dans les horizons plus voilés de la France septentrionale, les plus humbles chaumières, tapies dans la verdure ou étagées sur les coteaux modérés. À une même œuvre d’enchantement. Sans qu’on y sente jamais la « composition » la mise en place systématique, tout se dispose naturellement pour le plus heureux effet : les plus humbles motifs s’ordonnent dans un doux rayonnement pour la plus reposante satisfaction des yeux.

On a parlé de sa monotonie. On n’a donc voulu voir dans cette œuvre si variée que les seuls « brouillards argentés », le tableau type que le public adopta, que les marchands demandèrent. et qu’il fut entraîné à produire en ses dernières années, trop souvent et trop vite... Mais regardez ! Voici de claires matinées et de fins crépuscules. dont la mélancolie légère semble avoir retenu le meilleur et le plus apaisant de la lumière du jour ; voici des bords paisibles de rivière peints à côté de son cher Daubigny, dont les graves verdures s’enlèvent largement sur le ciel moite et humide ; voici des chemins creux qui se perdent sous bois et gagnent sans se presser le village prochain, s’arrêtant devant une maison de garde, avec çà et là la surprise d’un rayon, l’aménité d’une note de lumière ménagée à quelque tournant, comme une invitation au repos et un appel ami ; voici des villages éparpillés dans la verdure et s’éveillant ou s’endormant comme au son d’une musique invisible : voici le Pont de Mantes, — hélas ! parti pour l’Amérique d’où les chefs-d’œuvre ne reviennent plus, — aussi noble en sa lumière virginale que les viaducs de Rome et combien plus charmant que le pont de Narni ! — voici la Rochelle, le blond chef-d’œuvre, la perle précieuse, claire et discrète, transparente et profonde, si française et si belle sous les caresses du ciel natal ! Voici, enfin, des intérieurs de bois, des clairières au crépuscule ou au clair de lune qui prennent dans le mystère de la nuit des airs de forêts enchantées ; — voici, près d’Avon, à Fontainebleau de grands horizons de verdures moutonnantes, dont les larges ondulations se déroulent majestueusement, pareilles à un sombre océan apparu soudain du haut d’un monticule, entre deux troncs d’arbres élancés comme les colonnes d’un temple debout sur quelque promontoire... — De l’intimité la plus humble, il s’élève sans effort au style le plus émouvant — et ce « style » alors n’est plus l’étroite et impersonnelle application d’une recette, l’art de disposer sur une toile des fragmens d’études, c’est l’expression libre et large, persuasive et animée d’un profond sentiment de nature.


VIII

Dès qu’il eut pris clairement conscience de lui-même, qu’il osa davantage obéir jusqu’au bout à son démon familier et qu’il s’habitua à lire plus librement à la fois dans la nature et dans son propre cœur, Corot en vint à créer, pour son usage, un système de notations sommaires et rapides, dont il faut dire quelques mots. Ce vif sentiment, cette intuition si sûre et si subtile de la vie de l’atmosphère et de ses relations avec tout ce qu’elle enveloppe et fait vivre, cette attention portée sur les choses moins pour en surprendre l’intime structure et la physionomie individuelle que pour saisir et noter leurs rapports avec ce qui les environne, cette observation délicate des phénomènes les plus éphémères et des plus mobiles apparences qu’un souffle de brise, l’angle changeant d’un rayon défont et modifient sans cesse, devaient le conduire graduellement à ce qu’on a appelé « l’impressionnisme».

Il pouvait s’abandonner impunément à son charme dangereux, parce qu’avant de se permettre les synthèses sommaires, il avait patiemment accumulé de minutieuses analyses ; il avait, en ses jeunes années et jusqu’à sa pleine maturité, rempli ses cartons de dessins attentifs, étudié comment les plans des terrains s’établissent, comment les arbres robustes s’attachent à la terre maternelle ; il savait comment se comporte la vivante charpente d’où partent les menues branches et les feuilles qui tremblent au moindre vent, il avait observé comment elles sont adaptées sur leur tige, quelle est leur forme et leur profil...

Peu à peu, à ses consciencieuses enquêtes, on voit, dans la collection de ses dessins et de ses carnets, se substituer une autre méthode d’indications rapides. Il s’était permis de dire que Victor Bertin ne lui avait pas assez appris « l’importance du dessin d’ensemble et par masses » ; et de bonne heure, dans la rue, au théâtre, il s’était exercé à croquer des silhouettes de passants ou de danseuses. Il voulut de même, sur le terrain, noter instantanément non seulement la silhouette générale et la distribution des grandes masses, mais aussi les relations d’ombre et de lumière des diverses parties. A cet effet, il avait imaginé un ensemble de signes conventionnels, une sténographie dont lui seul pouvait tirer parti. Pour la pleine lumière, un rond ; pour les plans d’ombre, un rectangle ou un carré ; pour les zones intermédiaires (par exemple un nuage que soleil éclaire par derrière) un rond inscrit dans un carré lui servaient à dresser comme un état des lieux. Un procès-verbal instantané. Au moyen de chiffres, allant de 1 à 5, il marquait les relations variables et les intervalles de clarté... Et comme il avait par devers lui de longues contemplations, une mémoire pittoresque prodigieuse, une imagination prompte s’émouvoir à l’appel de cette mémoire. et que d’ailleurs il savait, à l’occasion, et jusqu’à la fin, reprendre ses études et « se ramener sur le terrain », il se trouve que ces impressions chiffrées lui furent d’un réel secours. Il reste toutefois certain qu’il se laissa entraîner, quand eut sonné l’heure du succès qui vînt tardivement récompenser cette vie exemplaire, à des improvisations vraiment trop superficielles. Les adulateurs et les parasites. les marchands surtout et les amateurs, trop souvent marchands à peine déguisés, qui composent leurs galeries comme leur portefeuille et spéculent à la hausse, lui demandèrent à satiété ce qui dans son œuvre était le moins digne de lui. De là dans cette œuvre si riche, des parties destinées à disparaître et qui ont déjà payé la rançon des engouement naïfs ou intéressés d’autrefois. Mais le meilleur et l’essentiel est inaltérable et restera, dans l’histoire de la peinture française au XIXe siècle, comme un des chapitres les plus charmans et les plus décisifs.

Corot enfin eut le privilège d’unir à une sensibilité frémissante et exquise une âme admirablement équilibrée : la volonté était chez lui avisée et tenace ; il conserva un sentiment parfait des ressources et des possibilités de son art. Plus qu’aucun autre, il enrichit, il assouplit jusqu’aux limites extrêmes la langue pittoresque, il y fit passer des « frissons nouveaux » ; mais il ne la faussa, ni ne la corrompit. il ne fut pas esclave de la sensation ; il ne s’y abandonna pas, éperdu et haletant jusqu’au stérile paroxysme ; il ne fatigua ni la peinture. ni notre sensibilité. que d’autres, après lui, ont lassée, violentée, si bien qu’elle il demande grâce. Il savait qu’il importe surtout, quel que soit l’outil ou l’instrument dont on dispose pour traduire son rêve, d’éveiller dans l’âme des spectateurs des impressions équivalentes, où le souvenir de la réalité revienne fidèle et épuré dans une sereine contemplation. Il fut un idéaliste : avec la vision du monde, il fit passer en nous le lyrisme charmant dont ce spectacle avait ravi son cœur.

Aussi son œuvre continue-t-elle de s’offrir comme un abri délicieux, un rendez-vous de repos et de fraîcheur dans l’aridité de la route. Toutes les plus caressantes mélodies de la nature y ont été captées pour notre usage par un génie bienfaisant et fraternel. Rien de forcé, rien de faux surtout ni de violent. Il semble n’avoir connu de la vie que les heures sereines, ou du moins, quelle qu’ait pu être l’amertume des temps difficiles, n’en avoir emporté que des souvenirs apaisés. Peut-être, s’il est vrai que rien ne nous rende si grand qu’une grande douleur, serait-on tenté de dire parfois que cette consécration suprême lui fit trop défaut. Ne nous en plaignons pas ! Il était bon pour notre temps, où l’art a été le confident de tant de tristes secrets, qu’un homme se trouvât et qu’une œuvre parût en qui tout fût lumière, sérénité, harmonie. Corot a travaillé la chanson aux lèvres ; ses sens comme spiritualisés, son âme divinement légère et naïve, auront reflété, pour la consolation de la pauvre humanité, un monde où tout semble proclamer que la création fut un acte d’amour, et où rien ne pèse plus de la colère du Créateur ni du repentir de la faute.


ANDRÉ MICHEL.

  1. Michallon avait fait en Suisse de fréquentes excursions. L’année de sa mort, il envoyait au Salon une Vue du Wellerhorn et de la Grande Scheideck. Il semble que dans leur admiration pour J-J. Rousseau-et aussi pour Gessner, dont Corot fut un lecteur assidu et fervent, — plusieurs jeunes peintres prirent, à la fin du XVIIIe siècle, la route jusqu’alors peu frayée de la Suisse et des Alpes. Corot y fit à son tour au moins deux voyages et en rapporte de charmantes études. Valenciennes lui-même, dans l’itinéraire qu’il trace au peintre paysagiste, l’autorise à rentrer dans son pays par la Suisse, mais seulement après avoir fait le tour du monde antique, de l’Egypte à l’Italie. J’ai relevé, dans un carton des Archives nationales, la note suivante de Vien au comte d’Angivilliers (1784) : « D’après vos intentions, j’ai vu ce matin Taunay, peintre paysagiste, et je lui ai renouvelé les avis que je lui avais donnés, i) y a six semaines, que je préférais, pour son avancement, le voyage d’Italie à celui de Suisse qu’il avait envie de faire. » Le conseil fut suivi ; en 1791, Taunay exposait une Vue du lac de Némí.
  2. Étude historique et critique sur le musée de peinture de la ville de Metz ; 1868.
  3. Cette « action sentimentale », Corot a voulu quelquefois la porter jusqu’au drame, et dans la Destruction de Sodome (1844), surtout dans l’Incendie de Sodome (1857), avec les violets sulfureux et les jaunes brûlés de ses fonds ; dans le Dante et Virgile (1859) et le Christ au Jardin des Oliviers, avec des rouges vineux sur des verts nocturnes, on pourrait aisément relever quelque préoccupation ou influence d’Eug. Delacroix, que Corot admirait beaucoup... Mais ce ne sont là que des incidens dans l’ensemble de son œuvre.