L’Œuvre de Corot/Avant-propos

AVANT-PROPOS


Au mois de mai 1847, Corot, que les amateurs n’avaient pas encore gâté tien qu’il eût atteint la cinquantaine, rentrant dans la demeure paternelle de Ville-d’Avray après un voyage d’étude, eut l’agréable surprise de trouver une lettre d’un inconnu, qui avait distingué sa peinture et qui demandait à se rendre acquéreur d’un de ses tableaux. Cet inconnu se nommait Constant Dutilleux. Modeste peintre de province, confiné dans une retraite laborieuse à Arras, où grandissait autour de lui une nombreuse famille, il n’en sortait que pour réchauffer son zèle au foyer parisien, qui crée l’émulation et fait jaillir la renommée. C’est là que germa dans son cœur le culte des deux hommes qui finirent par l’accaparer : Delacroix et Corot. Ces deux grands artistes acceptèrent et lui rendirent l’amitié qu’il leur offrit. Le premier lui laissa un gage suprême de ses sentiments dans son testament, en le mettant au nombre des intimes qui eurent la charge de veiller à l’exécution de ses volontés. Quant à Corot, depuis le jour où sa peinture précéda sa personne dans l’atelier artésien, pendant près de vingt ans, sa vie se mêla à celle de son admirateur. La belle saison le ramenait périodiquement à Arras. Dutilleux, de son côté, attiré vers Paris à partir du jour où il eut fait sa connaissance, était l’hôte assidu de la rue Paradis-Poissonnière. Le maître et le disciple allaient travailler de compagnie d’après
Constant Dutilleux
(vers 1860).
nature. Lorsque la mort frappa brusquement l’humble émule du grand poète, le 14 octobre 1865, il était en route pour Fontainebleau, et son compagnon l’attendait à Paris pour y partir avec lui.

Dutilleux mort, Corot continua d’être aimé et vénéré dans sa famille. Depuis 1853, Mlle Elisa Dutilleux était mariée à un de ses cousins de Douai, M. Alfred Robaut. Fils d’un homme qui était lui-même un dessinateur émérite, celui-ci était né au milieu des presses lithographiques et, de bonne heure, avait fait sous l’œil paternel ses preuves dans l’art de crayonner sur la pierre. Ce travailleur sans prétentions personnelles avait un cœur enthousiaste, grand ouvert pour l’admiration des belles choses, une âme d’apôtre. Les dieux de Dutilleux furent ses dieux. Du jour où ses lèvres eurent appris à prononcer ces deux noms sacrés de Delacroix et de Corot, sa vie s’illumina de leur rayonnement. Du fond de sa province, où son labeur demeurait attaché à l’industrie créée par son père, il suivit longtemps sans l’approcher l’éclat de leur génie lointain. Delacroix mourut sans qu’il l’eût aperçu plus de deux fois. Corot lui-même avait beau venir souvent à Arras, les affaires retenaient le lithographe à Douai. C’était en courant qu’il s’échappait pour voir s’épanouir, dans l’atelier de Papa Dutilleux, le bon sourire du grand ami. Le souvenir de cette vision hantait ses rêves. Il le prolongeait en s’entourant, autant que le permettaient ses ressources d’artisan laborieux, du charme joyeux des œuvres du peintre. Mais, quand avec son cher beau-père il eut perdu, du même coup, les visites annuelles de son hôte, il n’y tint plus. Paris, où rayonnait l’astre de sa vie, l’attira à son tour impérieusement. Il céda ses affaires, quitta Douai et vint s’établir à la porte de l’atelier du maître. C’était au lendemain de la guerre de 1870. Les douloureux événements de mai 1871 avaient ramené une fois de plus Corot dans le Nord. Il avait accepté l’hospitalité à Douai même ; M. et Mme Alfred Robaut l’avaient gardé plus de deux mois sous leur toit. Dès lors, la vie du lithographe subit une orientation nouvelle. Adieu les pierres et les presses ! Elles avaient servi naguère d’auxiliaires au crayon du copiste pour traduire et vulgariser quelques-uns des croquis magnifiques sortis, comme autant de fleurs éblouissantes, des cartons de Delacroix au jour de sa vente. Mais, à présent, le gendre de Dutilleux, l’héritier de sa religion artistique rêvait pour les deux figures qui la personnifiaient une apothéose magnifique, dépassant la sphère de ses travaux professionnels. Cette apothéose aurait pour cadre un catalogue descriptif et détaillé de leurs innombrables productions. La destinée ayant clos déjà l’œuvre d’Eugène Delacroix, ce fut celui-ci qui sollicita d’abord le soin pieux du travailleur. Pendant vingt ans, il chercha partout, nota et, ce qui surtout importe, reproduisit avec une fidélité exemplaire toutes les peintures et tous les dessins de l’artiste bien-aimé qu’il put rencontrer sur son chemin. Le livre ainsi composé, avec ses multiples et suggestives vignettes, est le résumé synthétique et vivant de toute la carrière du peintre ; c’est le répertoire complet de son talent.

« L’Œuvre de Delacroix » parut en 1885, mais M. Alfred Robaut n’avait pas attendit jusque là pour préparer son pendant, le « Corot ». Dès son arrivée à Paris en 1872, il avait conçu et commencé cet ouvrage parallèlement avec l’autre. La bienveillance que Corot ne cessa de lui témoigner lui facilita la tâche. La porte de l’atelier s’ouvrit à ses investigations ; la mémoire du maître fut mise à contribution par un infatigable interrogateur. En même temps, le crayon marchait et, avec l’aide de la chambre claire, une main habile et experte fixait l’aspect des tableaux un instant apparus devant elle. Il y a plus. Des centaines d’études, datant de toutes les époques de sa vie, étaient conservées par Corot au long des murs ou dans les armoires de son atelier. Un beau matin, le fanatique paya d’audace ; il obtint du peintre l’autorisation de faire du tout un paquet et d’emporter ce paquet devant un objectif de photographe. Ce photographe habitait Arras et s’appelait Charles Desavary. Il était, lui aussi, un des gendres de Dutilleux, Corot savait ses chères études en bonnes mains et, tandis que lui-même partait chercher l’inspiration dans quelque campagne radieuse des splendeurs de l’été, il laissa les enfants de son cœur suivre un autre chemin et signa allègrement leur exeat temporaire. Voici le précieux billet destiné à être présenté au père Clément, le Cerbère de la rue Paradis-Poissonnière :

« Voudrez-vous laisser prendre et emballer les études que Monsieur Robaut jugera convenables.

« Ce 9 août 1872.
C. Corot ».

Les peintures qui partirent ainsi étaient au nombre d’environ six cents. Lorsque Corot revint de sa villégiature, il les retrouva toutes à leur place, raccrochées ou rangées par celui au soin respectueux duquel il les avait confiées. La plupart de ces toiles, qui illustraient l’existence de leur auteur et dont celui-ci ne voulait se séparer à aucun prix, demeurèrent dans l’atelier jusqu’à sa mort et figurèrent à sa vente posthume. Quelques-unes ont été, malgré tout, arrachées à l’obstination jalouse du maître. Des unes comme des autres l’image est conservée. Il en est que la fantaisie d’un moment a ramenées sur le chevalet et que des retouches ont modifiées. Pour celles-là la photographie est un document peut-être encore plus intéressant, en ce qu’elle témoigne des phases successives d’une même composition. Un certain nombre de clichés pris en outre par Desavary, pendant les séjours de Corot à Arras, d’après les tableaux qu’il y faisait, sont, à ce point de vue particulier, des plus instructifs.

M. Robaut n’aurait pu souhaiter un meilleur collaborateur que son beau-frère. C’était à la fois un photographe des plus adroits et un peintre de beaucoup de goût. Lui aussi, il adorait Corot et il s’assimila si bien son génie que ses copies d’après ce modèle idéal donnent l’illusion de l’original. Le photographe ne se borna pas aux tableaux ; il rechercha l’homme lui-même. Grâce à son souci avisé de reproduire les traits de l’artiste, ce dernier revit tout entier sous nos yeux. L’opérateur, étant un artiste lui-même, a réussi à conserver à la figure qui posait devant lui le naturel de la vie quotidienne. Ses clichés sont des notes intimes du plus grand charme. Desavary ne fut d’ailleurs que le digne continuateur de deux autres praticiens d’Arras, MM. Grandguillaume et Cuvelier, des amateurs passés maîtres, qui eurent l’honneur de tirer les premiers des portraits photographiques de Corot aux environs de 1850.

Tous ces renseignements iconographiques, M. Robaut les a recueillis et conservés. Dieu sait combien d’autres sa curiosité méthodique réussit à y ajouter. Il n’était pas moins avide de connaître les détails de la longue carrière dont il avait assumé d’être l’annaliste. Il questionnait Corot sur ses voyages, sur ses amitiés de jeunesse, voire sur sa famille et sur son enfance ; provoquait des anecdotes et, quand le grand ami se montrait en velléité de confidences, son oreille était aux aguets et sa mémoire enregistrait. « Papa Corot, qu’est-ce que ce pays-là ? » répétait-il sans cesse, une toile ou un dessin entre les mains. Et le bonhomme de s’épanouir et d’évoquer, selon le hasard des rencontres, une radieuse matinée dans une douce vallée italienne ou bien une séance d’application minutieuse sous la sévère frondaison des chênes de Fontainebleau. Il nommait ses compagnons ou ses hôtes et, quand il était en humeur de causerie, ce retour vers le passé fouettait sa verve. Semblait-il en avoir assez au contraire de parler de lui, l’importun s’enfuyait. Mais il n’abandonnait pas son idée fixe ; et c’est Corot qu’il cherchait loin de Corot lui-même.


M. Alfred Robaut
(vers 1890).
Il courait les boutiques des marchands, frappait à la porte des amateurs. Chez les uns comme chez les autres, son inlassable patience crayonnait sans trêve. Il n’était pas accueilli partout à bras ouverts. Les propriétaires de chefs-d’œuvre ne sont pas toujours enclins à en partager la jouissance. Un jour, il s’en confia au « bon papa ». Corot prit un bout de papier et rédigea une façon d’épître à la fois impersonnelle et catégorique, destinée à convaincre les récalcitrants :

« Vous serez bien aimable de donner à mon ami Alfred Robaut toutes facilités pour dessiner le ou les tableaux de moi que vous possédez.

« Votre dévoué,
« Mai 1874.
C. Corot ».


Comment éconduire un homme porteur d’un pareil talisman ? — Corot fit davantage. Il livra ses cartons de dessins à M. Robaut et lui laissa prendre les plus beaux pour en faire exécuter des fac-similé. C’est encore à Arras que la chose fut faite. Desavary, aidé de ses élèves, les reproduisit en autographie. La photographie eût été plus rigoureusement exacte ; mais les moyens limités dont on disposait à cette époque ne permettaient pas de l’appliquer à cette publication. Tel qu’il est, le document demeure d’un grand prix.

La passion fureteuse de M. Robaut demanda ensuite leurs secrets à ces humbles confidents que sont les albums et les carnets de poche. Sur leurs feuillets il glana avidement les indications et calqua scrupuleusement les silhouettes. Telle était la dévotion de l’apôtre pour le maître que le moindre chiffon de papier échappé des augustes mains devenait une sainte relique entre les siennes.

M. Robaut comptait parmi les privilégiés à qui l’atelier n’était jam.ais fermé. Sa bonne humeur enjouée plaisait à Corot, qui l’appelait familièrement « son cher la joie ». Cette douce intimité dura jusqu’à la mort du maître. Lorsque la maladie l’eut terrassé, chaque jour ramena au chevet de son lit celui qu’un critique avisé a nommé son Dangeau et qu’on appellerait encore plus justement son Loyal Serviteur. Son attentive sollicitude nota jour par jour l’évanouissement progressif de l’âme bien-aimée. Le 22 février 1875, il était à la porte de la chambre mortuaire, épiant la fatale nouvelle. Quand ce fut fini, quand la dépouille inanimée reposa solitaire sous la garde du brave curé de Coubron, le fidèle pénétra une dernière fois auprès de son idole. Ce fut encore le crayon au bout des doigts, pour tracer d’un trait respectueux et ému la douloureuse image des lieux où, planait la mort parmi le souvenir.

Il suivit fiévreusement les enchères et lutta de toutes ses forces pour retenir le plus grand nombre possible des précieuses dépouilles. Déjà, beaucoup de belles œuvres telles que le « Port de la Rochelle » et le « Beffroi de Douai » chantaient sur ses murs la gloire de Corot. Désormais, la place manqua pour accrocher les chefs-d’œuvre et ils s’accumulèrent les uns sur les autres. Des brassées de dessins admirables, adjugés à vil prix, boudèrent les cartons qui s’étaient déjà emplis à la vente d’Eugène Delacroix.

Les tableaux du maître, qui avaient attendu si longtemps la faveur du public, commencèrent, quand la source fut tarie, à exciter la convoitise des amateurs. La spéculation s’en mêla. Des galeries se formèrent, puis se dispersèrent sous le marteau du commissaire-priseur. M. Robaut fut là, suivant les expositions et les ventes. Sa compétence reconnue fit autorité. Marchands et acheteurs l’invoquèrent contre les faussaires, dont l’audacieuse industrie se développa avec la vogue du peintre. Tous les experts s’inclinèrent devant ses expertises.

Quelques mois après la mort de Corot, dans le courant de 1875, on organisa à l’Ecole des Beaux-Arts une exposition solennelle composée d’environ deux cents de ses toiles, empruntées, pour la circonstance, aux collections privées et aux musées. L’occasion était bonne pour saisir au passage bien des morceaux inconnus, momentanément révélés. Grâce aux nombreuses photographies faites par la maison Braun et aux croquis dont il couvrit lui-même ses tablettes, M. Robaut conserva de cette réunion un souvenir aussi complet que possible. Trois ans plus tard, en 1878, une manifestation également brillante eut lieu dans les galeries de M. Durand-Ruel. L’Exposition Universelle avait marchandé à Corot la place que réclamait son génie. Il triompha rue Laffitte, et le scrupuleux enquêteur dessina un par un les éléments de ce triomphe.

Entre temps, son travail sur Delacroix s’achevait. Il vit le jour au moment où s’ouvrirent simultanément l’exposition de son œuvre à l’Ecole des Beaux-Arts et la souscription pour son monument du Luxembourg. L’auteur de ce livre si instructif et si vivant préparait son « Corot » sur le même modèle, et l’ouvrage était annoncé : des bulletins de souscription circulaient. Le succès très limité de son premier volume, sans ralentir le zèle du travailleur, retarda du moins la publication du nouveau. Les années passèrent. On voyait toujours son ardeur empressée suivre son idée. Que ce fussent les Cent Chefs-d’œuvre à la galerie Petit ou la Centennale au Champ-de-Mars, du moment qu’il s’agissait de Corot, M. Robaut était sur la brèche. Mais les matériaux s’accumulaient sans que l’édifice attendu finît par s’élever. Des chapitres détachés du livre projeté s’éparpillèrent à droite et à gauche : telle la substantielle étude biographique parue dans la « Galerie Contemporaine » qu’édita la librairie Baschet ; telle aussi la série d’articles donnés au journal « l’Art, » où l’auteur révéla l’œuvre décoratif de Corot. Mais l’âge et la fatigue finirent par se faire sentir et peu à peu le courageux ouvrier, que ses forces trahissaient, en vint à désespérer, malgré qu’il en eût, d’achever une entreprise désormais trop lourde pour lui.

Peu importe quel hasard me conduisit à lui offrir mes services et à substituer ma bonne volonté à son savoir. Mais un rapprochement s’impose. Dans l’hommage rendu à la mémoire d’Eugène Delacroix sous la forme d’un catalogue raisonné, M. Robaut avait eu pour émule mon père, Adolphe Moreau, dont le « Delacroix et son œuvre » avait précédé et, jusqu’à un certain point, préparé sa publication beaucoup plus ample et plus minutieusement documentée. Par un retour fortuit, c’est à son fils qu’échoit aujourd’hui la tâche d’assurer à Corot le monument ébauché et déjà plus qu’à moitié construit. Collaborateur de la dernière heure, il tient à s’effacer derrière l’auteur, trop heureux d’avoir été honoré de sa confiance et autorisé à parler en son nom.