L’Œuvre de Charles-Louis Philippe
L’ŒUVRE DE
CHARLES-LOUIS PHILIPPE.
Songeant au pauvre et cher Philippe, je revois bien, et sans effort, ses aspects de vigueur paysanne que la vie de bureau n’avait pas affadis : le corps « petit, mais costaud », le visage plein et coloré, où même la cicatrice creusée dans la mâchoire paraissait moins signe de maladie que de quelque ancienne blessure ; je revois aussi ses airs décidés, presque rageurs, quand l’irritaient les actes des méchants ou les jugements des sots. Mais plus facilement et plus volontiers j’évoque ses rougeurs timides, son regard de rêve et de malice ingénue, le sourire enfantin de sa bouche gourmande, et cette voix posée et douce, que représente fidèlement son écriture toujours égale et bien formée. — Pareillement, dans ses livres, le réalisme délibéré, la volonté d’âpre franchise, jamais ne supprime et jamais ne cache le fonds premier de son talent : une âme de pitié, de tendresse, de frémissante poésie. Cette âme spiritualise les sujets les plus vulgaires, transfigure les plus incultes héros, et, non contente d’animer le dialogue et le récit, s’échappe tout à coup en effusions lyriques, dont la complication naïve atteste la sincérité. « Brutal et doux, irascible et bon », — comme il s’est qualifié lui-même, Philippe a vite épuisé ses colères ; c’est dans la bonté qu’il s’attarde. Il reste bien ce même enfant têtu, modeste, ombrageux, tendre et sage, qui jadis au retour de l’école, dans la petite maison de Cérilly, rêvait sur un livre près de l’établi où son père creusait des sabots.
Comme il eût creusé des sabots, l’enfant fit des mathématiques : il faut bien vivre, et l’on croit au village que la science nourrit son homme. Mais il traite la science en simple instrument : elle n’entame pas son être intime, elle n’a pas de prise sur ses intuitions. Avant de tenir un métier, il sent qu’il est né pour l’art littéraire ; ni soucis d’avenir, ni pesantes besognes, ne l’en sauront détourner. Je ne m’étonne pas qu’avant de détester le symbolisme il ait vénéré Mallarmé, et débuté par des vers dont le gauche raffinement, plus tard, lui faisait un peu honte. Il n’aimait pas non plus qu’on lui rappelât ses Quatre Histoires de Pauvre Amour (1897). Et pourtant, quelles que soient leurs imperfections, elles ne copient aucun maître et dessinent déjà nettement une personnalité naissante. La plus maladroite, qui sent le collège : Le Journal de Roger Jan, confesse les convoitises et les froissements secrets d’un adolescent sensitif que la volupté tour à tour effraie, déçoit et dégoûte. L’art est plus sûr dans La Chair de Trois Gueux : récit d’un viol, où le poète ne peut imaginer raffolement des brutes qu’en y mêlant du mystère et du songe. Dans Le Pauvre Amour en Chair, se nuancent assez d’émotions juvéniles pour nous intéresser aux heures d’une nuit banale, depuis l’éclosion du désir jusqu’au réveil désenchanté. Enfin l’idylle plaintive et pure qui se nomme Le Clair Amour et l’Innocence, rend, avec un timbre plus grêle, le même son que l’œuvre double de la suivante année : La bonne Madeleine et la Pauvre Marie.
Rien qu’à lire ces deux courts romans poétiques, on devinerait les affinités qui dès lors destinaient Philippe à l’amitié de Francis Jammes. Philippe est de dix ans plus jeune ; il n’a pas d’ailleurs au même degré le sens inné de notre langue et le don des images neuves ; son invention ne se joue pas avec la même liberté. Aussi ni Madeleine, ni Marie ne se détachent-elles au fond de nos mémoires comme font Clara d’Ellébeuse, Almaïde et Pomme d’Anis. Mais Philippe voue à ses héroïnes un amour plus patient, plus incliné, plus soumis ; un amour grave et sans sourire. Il les protège comme un frère ; il assiste à leurs humbles tâches ; il déplie délicatement les chastes secrets de leurs cœurs. Pour consoler Marie infirme et laide, en qui brûle une belle soif de dévouement, il voudrait trouver des promesses d’amour qui ne fussent pas des mensonges. Dans sa tendre sollicitude, il entre un peu de nostalgie : Marie et Madeleine sont de sa province, lui figurent son village et le foyer de ses parents. C’est ce foyer qu’à présent il va peindre, c’est soi-même parmi les siens. La première forme de son art ne pouvait plus exquisement se consommer qu’en ce petit livre : La Mère et l’Enfant. Au premier volet du triptyque, l’enfant blotti contre les jupes maternelles lève vers la lumière des yeux émerveillés ; le troisième expose le départ amer d’un adolescent qui déjà ne veut plus compter sur les hommes ; le second porte l’image de la douleur physique, de la douleur imméritée. Elle amollirait le cœur le plus dur. Pauvre Philippe ! Bien d’autres nous ont dit les pleurs vite essuyés, « le sel des larmes d’enfance » ; — lui seul, la stupeur morne et d’un enfant qui se lasse peu à peu d’espérer, et souffre, souffre interminablement sans rien comprendre à sa souffrance, sans y voir poindre une pensée.
Les fils de paysans exilés dans Paris ont beau se retourner vers leur village ; ils voient la ville comme ses fils ne la voient pas, avec un œil toujours neuf, avec un esprit prompt à s’étonner. Philippe n’a pas abordé Paris par l’étude ou par la fête ; par les musées, les monuments ou les théâtres. Lancé tout de suite à la recherche d’un métier, en plein courant populaire, il a connu les repas de pain et de fromage ; l’escalier noir où l’on croise la faim, la honte et la prostitution ; la chambre exiguë, froide et sale, où l’on frissonne ; la visite des amis pauvres, qui vous font un peu de bien rien qu’à confronter leur misère avec la vôtre ; et la rue pleine de vertiges, où l’on est plus chez soi que dans sa chambre, éclairé par les regards, même hostiles, et réchauffé par les contacts indifférents. Il a connu les amours de la rue, la femme qu’on abrite une heure en sachant bien ce qui l’attend après ; la femme qu’on voudrait sauver, qu’on ne sauvera pas parce qu’on est faible, et que d’ailleurs pour la sauver il faudrait sauver tout un monde. Tout cela, plusieurs années de la plus âcre expérience, revit aux pages de Bubu ; d’autant plus merveilleux est l’art par lequel tant de troubles éléments sont condensés et maîtrisés. Rien d’extérieur, rien de conventionnel : elle est bien loin, l’image truculente que les collégiens d’alors se faisaient des souteneurs et des filles, d’après les chansons d’Aristide Bruant. Maurice Bélu, le grand Jules, Berthe et Blanche Méténier, ne sont point là pour un spectacle. Ils vivent, ils remplissent leur peau ; leur âme circule dans tout leur corps ; c’est le sang même de leurs veines qui forme leurs idées courtes et leurs sentiments obscurs. Le style vaut avant tout par sa franchise d’attaque : comme les pas de Bubu sur le pavé des quais, chaque phrase pose résolument, et transmet son ressort à la suivante. L’auteur ne s’embarrasse que vers la fin, quand Pierre Hardy s’efforce à sauver Berthe. Ici Philippe cédait à sa faiblesse sentimentale. Il se le reprochait bientôt ; il tenait à affirmer qu’il saurait bien, quand il voudrait, peindre les riches et les forts : en quoi je pense qu’il s’abusait. Du moins, dans ses Faits-Divers de la Revue Blanche, excelle-t-il à peindre la force égarée des voleurs et des assassins. Il se loge dans leur crâne, il convoite, il frappe, il succombe avec eux ; sa justice nous convainc que ces brutes sont nos frères, et que leurs actes sont faits de la substance de nos désirs. Là sont peut-être les chefs-d’œuvre de Philippe ; car si bien qu’il s’entende à concevoir un ensemble, toujours, dans ses longs romans, un souci de continuité, des scrupules de composition amortissent un peu sa vigueur.
Le Père Perdrix est à mon gré un livre moins réussi, moins savoureux que Bubu, mais plus difficile à écrire et plus beau. La nouveauté n’était pas de nous transporter dans une petite ville, mais de nous mettre, pour ainsi dire, dans les habits des petites gens. Ceux-ci, chez Flaubert, passent en comparses ; et Renard même les saisit tels qu’ils se laissent voir aux bourgeois. Ici, nous sommes de leur cercle, nous respirons leur atmosphère ; pour nous identifier à eux, Philippe se plaît à confondre les trois personnes du verbe : « Il n’y a que le travail pour nous… Vous êtes même étonné des idées qui vous viennent… On la sentait (l’eau-de-vie) dans l’arrière-gorge, qui vous remontait jusqu’au palais. » Procédé dont ensuite il n’a pu se défaire, tant il lui était imposé par un instinct de sympathie. — Le père Perdrix est un vieux forgeron qu’un mal d’yeux chasse de sa forge. Tout de suite il sait que le chômage, c’est la mendicité prochaine, et la paresse ; même il sait, et c’est le pire, qu’il finira par s’y faire, par ne plus sentir la honte. Au début, il y a encore de bonnes heures : des charités supportables, du travail pas trop humiliant, et la visite des enfants, où pour une fois on mange comme des riches. Nous partageons avec Philippe les sensations, sourdement pleines de sentiment et de pensée, qu’un bon repas éveille dans la chair des pauvres : (ce lyrisme du corps, — dit bien Jules Romains — ne révèle pas une tendance matérialiste ; au contraire ; il est la reprise par l’âme d’une partie d’elle-même, qu’elle avait abandonnée à l’inconscient). Mais on n’a pas le droit de festoyer, quand on est inscrit au bureau de bienfaisance. Privé d’aumônes et de travail, vivant des « ménages » que fait la mère Perdrix, le vieux sur son banc, au soleil, étale sa fainéantise. En face de lui, son filleul Jean Bousset : un fils de charron, bien instruit, bien parti pour la fortune, s’il sait obéir à ses maîtres comme son père le lui conseille. Impérieux, prudent, économe ; le père Bousset ressemble au père Philippe, Jean Bousset doit être Philippe lui-même, seulement plus pur et plus fort. La première marque de sa force est, à la veille d’une grève, une brusque insolence, qui le fait renvoyer. Sans travail comme son parrain, lui, l’ingénieur de naguère, il rêve, il s’avachit, il flâne ; il quitte les siens dans un coup de colère, et se réfugie chez les Perdrix. Bientôt la vieille meurt, et Jean, muni d’un petit emploi, emmène le vieux à Paris. Voilà bien la seule force qui soit selon le cœur de Philippe : celle qui n’estime trop lourde aucune œuvre de bonté. À cette force une autre répond dans la tête grise du père Perdrix ; il va vers la mort si discrètement que Jean Bousset seul comprendra : les pauvres seuls devinent l’héroïsme des pauvres.
L’idée de pauvreté revient si constamment dans les œuvres de Philippe qu’on ne saurait, parlant de lui, ne pas la regarder en face. Il n’a bien connu que les pauvres ; il a écrit, non pour eux seulement, mais avec la volonté qu’eux aussi pussent le comprendre. Il s’est donné pour un des leurs ; il a marqué sa place parmi eux ; il est à eux ; on n’a pas le droit de le leur prendre. Je dis : aux pauvres ; je ne dis pas, et m’étonne que l’Humanité ait presque osé dire : au Parti Socialiste Unifié.
Pour un poète, ce n’est jamais une idée simple que celle de pauvreté. Il la voit malgré lui déborder sur tant d’autres qu’il ne distingue plus ses limites. Les pauvres c’est d’abord sans doute ceux qui ont froid, ceux qui ont faim dès aujourd’hui, et ceux qui tremblent d’être comme eux, si leur travail s’arrête un jour. Puis c’est tous ceux à qui l’on a fait tort, les humiliés, les offensés. Et c’est encore ceux-là pour qui toute possession est vaine, qui ne savent rien saisir, qui laissent toute joie couler entre leurs mains. Dostoïevsky a trop vécu ces trois misères pour ne pas les sentir parentes : il y a chez lui des princes qui parlent comme de vrais pauvres, parce qu’ils se sentent pareillement dépouillés, pareillement affamés, pareillement impuissants à contenter le moindre de leurs désirs. De même Philippe, à côté de ceux qui sont pauvres, nomme « ceux qui sont laids et ceux qui sont timides, qui se promènent parmi les débris de la fête et cherchent dans les coins quelque débris qu’on leur aura laissé » ; et, non loin d’eux, celui qui, devant la conquête, est « comme le mauvais capitaine qui cherche encore ses raisons » ; « celui qui ne sait pas se servir du bonheur. »
Il en vient là malgré lui, sans se complaire à ce rapprochement qu’il jugerait sacrilège. Si toute misère le ramène à la détresse matérielle, au labeur sans sécurité, c’est qu’ici seulement il croit toucher seule la misère authentique à quoi les autres se mesurent. Pour avoir entendu, chaque jour de son enfance, causer du pain, et de la soupe, et du travail qui les gagne, les propos qu’on échange à la table des riches, même entre confrères de lettres, lui semblent vides de substance et gros d’ennui. Personnellement, si on lui demandait : « Pourquoi dites-vous toujours que vous êtes un pauvre ? » — comme Jean Bousset il répondrait sans doute : « Je ne sais pas. Ce n’est peut-être pas vrai ; mais j’ai besoin de le dire. Si je ne le disais pas, il me semble que dans la vie j’eusse pu ne pas agir comme un pauvre. » À lui, les riches ne volent pas le pain ; ils ne lui volent que ses plaisirs. Mais à chaque plaisir qu’on lui vole, il se retourne vers son voisin d’autrefois, le paysan Jean Morentin ; il revient à cet interlocuteur imaginaire « comme on revient chez soi quand on ne sait plus où aller. » Et derrière Jean Morentin, il lève tout un peuple vivant : « Son père, sa mère ; et plus loin encore dans sa race, toutes les mains noires, toutes les faces grises, et ces épaules de travailleurs qui ont grossi pour peser davantage sur les travaux forcés ; et plus loin encore, en remontant au jour où il fut dit : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », la masse obscure des pauvres dont il était le fils par les siens l’accompagnait, goutte de sueur par goutte de sueur, avec des jours sans rires, avec les rires des riches qui vous apprennent qu’on pourrait rire, avec l’unique joie que l’on gardait comme un trésor, qu’ils vous volent et dont ils ne se serviront même pas… avec le sentiment que le malheur n’est plus un ennemi puisque depuis longtemps on est habitué à sa présence. »
Encore, cette misère authentique, y a-t-il plusieurs façons de la prendre. On peut se résigner en chrétien, et se relever de l’humiliation par la croyance en une vaste égalité spirituelle. On peut, avec les anarchistes, proclamer bonne la violence qui s’empare du pain ou même du plaisir. On peut aimer, avec Rousseau, la pauvreté comme l’état normal de l’homme, comme un état qui serait beau s’il y avait moins de riches pour l’enlaidir. On peut encore, associant la patience à la révolte, travailler ferme avec l’espoir « qu’avoir à gagner leur pain quotidien sauvera les hommes ».
Ces inspirations diverses, on les trouverait toutes chez Philippe, le jour où l’on réunirait tout ce qu’il a écrit sur la pauvreté. Pourtant c’est l’accent de révolte qui se fait entendre le plus fort. « Toujours — a dit franchement Flaubert — toujours les pauvres détesteront les riches ». Philippe en sait bien le motif : « Ceux qui souffrent ont besoin d’avoir raison ». Et leurs raisons ne doivent pas rester muettes : « Si les pauvres ne faisaient pas tant de bruit, les riches ne s’apercevraient même pas qu’il y a des pauvres ». Philippe ne supporte pas qu’on voile les responsabilités. Il ne prend pas les pauvres pour les saints : « J’ai compris, moi qui voulais être un homme du peuple, que le peuple aime trop les plaisirs mauvais ». Mais le peuple n’est pas l’auteur de son destin, ni de ses vices ; voyez plutôt comment se forme un Bubu : « Il avait compris que les travailleurs qui peinent et qui souffrent sont des dupes. Il devint souteneur parce qu’il vivait dans une société pleine de riches qui sont forts, et déterminent les vocations. Ils veulent des femmes avec leur argent. Il faut bien qu’il y ait des souteneurs pour leur en donner ». Dans la période d’angoisse où la société lui refusait tout, Philippe croyait aveuglément à cette justice sommaire. Il s’engageait alors, il engageait ses amis à répandre tout autour d’eux les ferments de haine et d’indignation ; il destinait son Jean Bousset à jeter une bombe en plein Paris. Réflexion faite, il supprima la bombe ; Jean Bousset ayant déjà crié : « Merde », à son patron ; fallait-il lui prêter encore un geste de protestation désespérée ?… Incapable de haïr autrement que par pitié, Philippe fut un révolté, non pas un doctrinaire de la révolte. Il n’admettait pas les romans à thèses. On ne voit pas d’ailleurs qu’il ait eu foi dans le programme ni dans l’action d’aucun parti ; il a même dit nettement le contraire. Et c’est pourquoi grandit en lui, de plus en plus, l’ambition d’une sagesse qui ne reculât pas toute joie dans un avenir incertain, — d’une sagesse par où le plus humble sût préserver, dès à présent, son mince bonheur et sa dignité.
Cependant l’amour des pauvres, en concentrant sa vision, lui fixe des bornes étroites. Le monde où se meut Philippe n’est pas un monde à la Balzac, où des êtres de toute classe gardent, malgré leur dissemblance, un même air de réalité. Lui voit les pauvres du dedans ; les riches, seulement du dehors. Fantastiques comme des monstres de la Fable, ils n’apparaissent pas mêlés à l’action, mais planent au-dessus d’elle, y laissant parfois tomber, comme un roc, le poids écrasant de leur volonté. Un étudiant muni d’argent de poche, un médecin de campagne nanti d’un héritage, prennent, dans l’énormité de leur inconscient égoïsme, les proportions d’un Gargantua. Sous ces riches, les pauvres se traînent, accablés, entravés, vaincus par le sentiment de leur impuissance ; à peine ont-ils quelques moments de cette insouciance heureuse où l’on reprend haleine avant de souffrir. Ici pas de milieu, semble-t-il, entre l’enclume et le marteau : Sans argent, l’homme reste faible ; avec l’argent, il a la force, une force factice et toujours malfaisante, et devient tyran sans le vouloir. Philippe subit, plutôt qu’il ne choisit, cette philosophie désolée, et semble même dans ses derniers romans se travailler pour en sortir.
Marie Donadieu, c’est la grande épreuve de Jean Bousset. Marie ne grandit au fond de sa province, n’épanouit sa grâce animale et câline, que pour offrir à Jean Bousset l’occasion d’être héroïque en repoussant cette fuyante amie qui vient le reprendre après l’avoir abandonné. Philippe a créé Marie pour cela ; mais, la créant, il a voulu qu’elle existât d’abord pour elle-même, d’une existence à nulle autre semblable où se résume un passé personnel. Il la prend donc tout enfant, enfant d’une mère aventureuse, enfant gâtée par son grand’père ; il décrit l’éveil premier de ses caprices sensuels, ses voluptés d’abord furtives, puis hardies, et sa docilité sentimentale, sa vocation de femme esclave d’un seul maître, mais tentée par chaque passant. Cependant cette biographie suscite moins d’émotion que d’attente, et demeure une préparation que l’on admettrait différente ; elle parait à demi fortuite, dans un monde où toutes choses sont strictement nécessitées. Puis, Philippe a si rudement plié Marie aux servitudes du sexe, enfoncé si profond son âme dans son corps, que nous la reconnaissons mal aux heures où l’âme se délivre et palpite au-dessus du corps ainsi qu’une flamme tremblante. Les dialogues de Marie et de Jean brisent les cadres du réalisme ; les mots, les faits, signifiant moins par leur sens propre que par leur ordre, y symbolisent des sentiments qu’une expression directe déformerait. À Jean Bousset sied bien ce langage mystique ; mais comment Marie sait-elle y répondre ? Elle n’est pas pleinement sincère ; elle n’est pas simplement menteuse ; elle imite par sympathie. Elle prend la couleur de la branche sur laquelle elle s’est posée ?… Un peu d’obscurité persiste ; on conserve aussi quelques doutes concernant le sacrifice de Jean Bousset. Jean ne pouvait sauver Marie ; mais faute de suivre l’emploi qu’il va faire de sa liberté, nous ignorons si elle vaut plus, ou moins, que quelques mois de bonheur.
Croquignole est une farce qui s’achève en drame, naturellement, logiquement, et pour ainsi dire contre le gré de l’auteur. Car Philippe chérit Croquignole, et ne fait pas grief à ce gros garçon de conserver, dans l’abrutissement des bureaux, son goût pour les petites femmes et ses appétits de joie. Il ne déteste même pas la fortune de Croquignole : la mauvaise richesse est celle qu’on acquiert et qu’on entretient en exploitant le travail d’autrui ; mais l’héritage inopiné, la forte somme tombée du ciel, pour être dépensée en « bombes » dont profiteront les amis ?… Philippe voudrait bien croire qu’il n’est rien de plus innocent. Il ne le peut pas ; honnêtement il redoute la griserie d’une chance subite, et ses contre-coups dangereux. Avec ses quarante mille francs, Croquignole a de beaux festins, et le corps bien soigné de Madame Fernande ; mais les « foies blancs » qui le tourmentent ne sont pas encore apaisés. Mieux il est repu, plus fort il s’ébroue, comme « le zèbre du Jardin des Plantes. » Croquignole ne convoite pas la brebis du pauvre ; il la ravit sans y songer : par incapacité de se tenir tranquille, il prend en passant la timide Angèle, celle que Claude Buy n’osait pas prendre, celle qui se gardait pour Claude Buy. En l’apprenant, Claude Buy ne pleure pas ; il vomit, de dégoût et de détresse. Angèle, méprisée, se tue ; il serait pire qu’elle vécût. Croquignole aussi se tuera ; on ne rentre pas au bureau, après qu’on a mangé quarante mille francs ! Et le tragique du livre n’est pas tant dans l’une ou l’autre de ces deux morts que dans la loi fatale qui les relie : la prospérité n’est pas innocente ; l’homme trop heureux perd les autres et se perd lui-même après eux. Mais de cette fatalité Croquignole n’est pas coupable aux yeux du sage et doux Félicien. Félicien, — l’homme qui vous fait du bien, rien qu’à vous regarder, l’homme « en présence de qui chacun a effectué sa meilleure action » — Félicien, de son vrai nom Lucien Jean, fut vers ce temps-là pour Philippe un collègue de bureau, un compagnon de lettres, un ami respecté, presque un maître. Il lui donna de la vraie force une idée plus simple et plus calme ; celle-là même qui émane de son œuvre brève et parfaite. Et c’est à l’édition posthume des proses de Lucien Jean que Philippe consacrait ses soins quand il fut lui-même frappé.
Ni Marie Donadieu, ni même Croquignole, ne me paraît supérieur soit à Bubu, soit au Père Perdrix. Mais les deux derniers romans publiés marquent un pressentiment de possibilité plus large, un progrès de la pensée, que ne pouvait manquer de suivre un progrès du talent. Pour dire des choses nouvelles, Philippe n’avait pas à changer son style, toujours excellent quand il va droit au but, mais plutôt à le dégager de complications inutiles, qui tournaient à la manière et rendaient trop aisée la parodie. Les Contes qu’il fournit quelques mois au Matin, s’ils n’égalent point en robustesse ses Faits Divers d’autrefois, avaient du moins cet avantage de le ramener à une forme sobre et dépouillée. Mais il n’y mettait pas le meilleur de lui-même ; depuis trois ans il était obsédé par le dessein de Charles Blanchard. J’entends encore les phrases, mi-sérieuses, mi-plaisantes, où il le résumait, les premiers temps : « Je prends, disait-il, un petit mendiant, un être abandonné. À douze ans, il découvre le travail, et le travail le sauve. Il monte d’une classe, jusqu’au vrai peuple ; il devient un bon ouvrier, un père, puis un patriarche. Et voici la scène finale : Un soir, il fume au seuil de sa maison, en surveillant sa petite fille. L’enfant, penchée sur le sable, trace le portrait de Grand-Père, en commençant par la tête ; arrivée aux pieds, elle dessine, à chacun, quatorze doigts. Le vieux efface le dessin : « Un pied n’a pas plus de cinq doigts ! » Mais l’enfant, obstinément, recommence. Elle le voit tellement au-dessus des autres hommes, — cet ancien petit vagabond — qu’elle ne peut pas lui faire moins de quatorze doigts de pied ! » Ce rire ne nous abusait pas : il s’agissait d’une grave entreprise. Renonçant au prix Goncourt à force d’injustes déboires, Philippe voulait, dans une biographie à peine fictive, se délivrer des contraintes et des conventions du roman. Depuis longtemps il admirait La Vie d’un Simple, de son compatriote Guillaumin. Mais l’idée de Charles Blanchard ne lui vint pas avant qu’il eût perdu son père. Il l’avait toujours bien aimé ; mais il se reprocha de l’avoir méconnu. Il l’avait jugé souvent trop impérieux, trop prudent, trop économe, et surtout trop soumis aux puissances du monde ; maintenant la mort, qui simplifie tout, accusait les traits essentiels de ce héros modeste et fort : N’était-elle pas là, en effet, la vraie force longtemps cherchée ? Plutôt qu’à se plaindre et qu’à maudire, n’y a-t-il pas quelque grandeur à vivre la vie ouvrière, simplement, courageusement, et, ne pouvant racheter le monde, à sauver soi-même et les siens ? Certaines paroles de Félicien sont déjà comme une épigraphe pour Charles Blanchard : « Mon âme est venue toute seule, avec mon pain quotidien. J’ai toujours cru qu’avoir à gagner leur pain quotidien sauverait les hommes ». Si le travail vaut plus que la révolte, plus que la pitié, l’heure décisive d’une vie est donc celle où l’homme commence de s’attacher à son travail. C’est où Charles Blanchard devait être conduit ; mais comment ? par quelles étapes ? Mal guidé par quelques mots de son père, par d’insuffisants souvenirs, Philippe voyait s’ouvrir divers chemins où il s’engageait tour à tour. Aux deux chapitres publiés déjà dans cette Revue, aux fragments que nous donnons aujourd’hui, d’autres versions s’ajoutent, égales en mérite, entre lesquelles je n’oserais choisir. Toutes peignent les années d’enfance, et s’arrêtent au seuil de l’apprentissage. Devant le pas décisif, Philippe hésitait, se troublait ; il renonça même à finir le livre ; je pense qu’il l’aurait repris quelque jour. Peut-être un sujet si austère avait-il encore besoin de mûrir ; peut-être Philippe, par respect sincère, se sentait-il indigne de le traiter ; peut-être était-il moins à l’aise que jadis pour exclure de son œuvre, ainsi qu’il le fallait, tous soucis intellectuels. Les maîtres de Charles Blanchard, c’est le patron, l’atelier, les outils. Philippe recevait bien d’autres influences. On a beau n’être pas théoricien, il circule dans Paris des idées qui vous assiègent, se placent devant vos yeux, et vous forcent à voir le monde à travers elles. Philippe avait dédaigné toute doctrine politique et sociale ; il s’était fait une religion sans croyances. Traditionalisme, syndicalisme, catholicisme, venaient à présent le poursuivre, incarnés en tels de ses plus chers ou de ses plus illustres amis. Il résistait, mais se sentait troublé ; son trouble était un des motifs de son silence.
Ceux qui ont connu mieux que moi Philippe dans ses causeries journalières, dans ses jugements impromptus et dans ses actes spontanés, me pardonneront de souligner les traits qu’un peu de recul laisse mieux découvrir ; — avant tout ce besoin de réflexion, cette assiduité, cette méditation patiente, ce souci d’unité intérieure qu’il souhaitait d’imposer à sa vie et à son art. S’il s’est défendu de souhaiter la culture, c’est qu’il entendait sous ce mot ce qu’il désigne de moins essentiel : l’étude des œuvres anciennes, la connaissance des théories. « Je ne crois pas, — dit-il en des termes qu’Eugène Montfort a raison de citer — je ne crois pas qu’il soit nécessaire à un écrivain d’avoir une culture. Je le vois comme un sauvage, comme un barbare. Il faut qu’il ait le goût du sauvage. » Au grand bourgeois Flaubert il reprochait de s’être trop enfermé, d’avoir trop pensé, trop lu, pas assez vécu, pas assez souffert. Philippe n’était pas de ces cultivés qui s’enferment parmi les livres, ou vont des livres à la vie et ne voient la vie qu’à travers les idées ; mais il était encore bien moins de ces incultes qui pour écrire se fient à leur génie, comme pour vivre à leur instinct. Sans perdre jamais le contact du réel, il a tâché d’y voir toujours plus clair, et non pas tant de s’instruire que de se développer sans cesse. La vue de ses manuscrits nous montre combien le labeur littéraire comportait pour lui de problèmes, de retouches, de lents progrès. Ses lettres prouvent qu’il lisait peu, mais lisait bien ; et que d’avoir médité Dostoïewsky d’abord, Nietzsche plus tard, il s’était senti mûri. Dans ces mêmes lettres on discerne autre chose : c’est, pour ses amis comme pour lui-même, un désir croissant d’équilibre, de recueillement et de sérénité. On s’en serait davantage aperçu, s’il avait eu le temps d’achever son entreprise. Les derniers mois de son existence ont été les plus tourmentés ; des orages nouveaux l’ont jeté hors de lui-même, alors qu’il aspirait à s’établir dans la certitude de sa maturité. À travers les crises de passion, les phases de lassitude et de laisser aller, il s’obstinait à chercher l’ordre. Or l’ordre n’est pas comme le bonheur ; on le trouve quand on le cherche. Seulement, personne n’est en droit de dire de quel côté Philippe l’aurait enfin trouvé.