L’Œuvre de Bismarck, à propos d’un anniversaire

L’Œuvre de Bismarck, à propos d’un anniversaire
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 650-672).
L’ŒUVRE DE BISMARCK
Á PROPOS D’UN ANNIVERSAIRE

Bismarck naquit le 1er avril 1815. Il y a aujourd’hui cent ans. L’œuvre du géant s’effrite sous les doigts inhabiles des nains qui lui ont succédé. S’il avait assisté à ce spectacle, le désespoir qu’il a éprouvé d’une disgrâce inattendue, au moment où il se croyait installé au pouvoir plus fortement que jamais, aurait été centuplé. C’était déjà trop d’avoir dû livrer la chancellerie à Caprivi et d’avoir vu la diplomatie allemande confiée à un général étranger aux affaires ; qu’eût-ce été s’il lui avait été donné de voir l’Unité allemande, si péniblement préparée et constituée par lui, s’effondrer irrémédiablement ? Il aurait poussé un cri de douleur plus effrayant encore que le cri de rage jeté par lui en 1890, car il était foncièrement patriote.

Ce sentiment se fait jour, en cet instant même, dans la presse allemande, qui déplore qu’au cours de la guerre actuelle, dont les conséquences peuvent être si redoutables, une main adroite et ferme ne tienne pas le gouvernail de l’État. « En 1866 et en 1871, écrit le député von Zedlitz, dans la Post, l’Allemagne eut un pilote qui guida son vaisseau jusqu’au port d’une paix heureuse et victorieuse… Il nous manque un Bismarck. L’anniversaire de sa naissance rend plus douloureuse l’idée que cette guerre n’ait pas fait surgir un homme capable de bien diriger les affaires et d’aborder en maître les conditions de la paix. »

A l’heure où l’Empire allemand chancelle, en proie à une agonie qui peut se prolonger encore, mais qui n’en sera que plus terrible, et cela par la folle imprudence de son chef, il me parait important de résumer rapidement la carrière du grand homme d’Etat que l’Allemagne regrette si amèrement, et de tirer de ce résumé d’utiles leçons.

Otto-Edouard-Léopold de Bismarck naissait à Schönhausen le jour même où Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, recevait une adresse pompeuse de l’Institut et les vœux de nombreux courtisans. Il était le quatrième enfant de Charles-Guillaume-Ferdinand de Bismarck chef d’escadron, marié à Louise-Wilhelmine Mencken, fille du professeur de philosophie connu et estimé à Leipzig. Les Bismarck prétendent être les descendans d’un chef de tribu slave qui résidait, au Moyen Age sur les rives de l’Elbe. Certains historiens allemands affirment au contraire que le premier porteur de ce nom était un tailleur du XIVe siècle. Ce qui est sûr, c’est que cette famille comptait parmi les Junker ou hobereaux les plus réactionnaires de l’Allemagne et que son plus célèbre descendant, malgré tout son génie, en a gardé l’esprit amer et les rancunes étroites.

Rappelant la date de sa naissance, Bismarck aimait à redire que, deux mois et demi plus tard, le feld-maréchal Blücher, qui incarnait l’âme implacable de la Prusse, avait vengé la défaite de Fleurus sous Ligny.en contribuant avec les Anglais au désastre de Waterloo. Mais cela ne suffisait pas à son ressentiment contre les Français, car tout jeune encore et déjà imbu des doctrines des guerres d’indépendance, il avouait que, jetant ses regards sur la carte d’Europe, « il enrageait de ce que la France eût gardé Strasbourg… J’avais été à Heidelberg, disait-il ; j’avais visité Spire et le Palatinat, et ces souvenirs attisaient en moi la haine de la France et me rendaient belliqueux. » On peut conclure, en passant, de cette observation, que, si la France avait conservé les ruines faites par les Prussiens en 1870, celles de Saint-Cloud, par exemple, et si elle les avait exploitées à la façon des Prussiens à Heidelberg, elle aurait maintenu plus chauds encore les sentimens de juste revanche que d’excellens patriotes entretenaient par la parole et par la plume.

C’est à l’institution du docteur Plamann, le réformateur des forces physiques de la nation prussienne par l’enseignement intensif de la gymnastique et des sports variés, que le jeune Bismarck conçut un vif sentiment de nationalisme allemand auquel il sut joindre, de par l’exemple paternel, un dévouement absolu à la monarchie prussienne. Dès l’âge de dix-sept ans, il avait la conviction que l’avenir conduirait nécessairement à l’unité allemande et il en fit le pari, avec un de ses jeunes amis américains, fixant audacieusement la date de cette unité à l’année 1852. Il osa plus encore, car il ajouta : « Et moi je serai l’un des créateurs de cette unité ! » Il lui fallut attendre dix-huit ans après 1852, mais que lui importait le délai, puisque tôt ou tard ses vœux et son action devaient se réaliser ?

D’une nature exubérante et provocatrice, il eut de nombreux duels à l’Université de Gœttingue et se fit la réputation d’un bretteur, d’un buveur, d’un viveur sans pareil. Il débuta dans la carrière administrative par l’emploi d’assesseur judiciaire, puis fut transféré au tribunal municipal comme secrétaire, et de là passa en la même qualité au gouvernement d’Aix-la-Chapelle. Après un stage aux volontaires des Carabiniers de la Garde en 1838. Il quitta l’armée et l’administration pour mener la vie de gentilhomme campagnard en exploitant le domaine de Kniephof. Là, il pouvait donner libre cours à la fougue de son tempérament, prendre part aux rudes travaux champêtres et entreprendre à cheval des courses qui épouvantaient les témoins de ses folies. Il eut un instant l’idée d’aller aux Indes, y renonça et, en juillet 1847, épousa Jeanne de Putlkamer que ses équipées aventureuses n’avaient point effrayée. Il en eut trois enfans : deux fils, Herbert et Guillaume, et une fille, Marie, comtesse de Rantzau, qui aujourd’hui survit seule à son père.

Député à la première Diète réunie, il se montra le ferme défenseur de l’autorité du monarque, aimant à croire qu’elle serait toujours tempérée par l’honnêteté, l’impartialité, le sentiment du devoir. Il n’était pas opposé à quelques libertés accordées au Parlement et à la presse, mais il entendait faire avant tout respecter les intérêts supérieurs de l’Etat. Son libéralisme ne tint pas longtemps devant l’opposition qui voulait dominer à la Diète et il se laissa aller à des accès de loyalisme bruyans qui provoquèrent des tempêtes. Assailli à la tribune par des interruptions violentes, il les bravait en lisant un journal. En 1848, il se montra sans hésitation l’adversaire des mouvemens révolutionnaires et manifesta à nouveau ses sentimens royalistes. A la deuxième Diète réunie, il parla pour défendre une politique d’ordre et de légalité qui seule pouvait, suivant lui, conduire à une patrie allemande unifiée. Il n’avait pas vu sans douleur le roi Frédéric-Guillaume IV se promener, le 21 mars 1848, dans les rues de Berlin avec la cocarde tricolore de la Barsenschaft et se mettre à la tête des insurgés. Aussi, lorsque, plus tard, le monarque le fit appeler à Sans-Souci, Bismarck ne lui cacha pas ses regrets ; il s’exprima même avec une telle vivacité que la Reine l’en blâma, « Ce n’est pas avec des reproches, ajouta le Roi, que vous pouvez rétablir un trône effondré… J’ai besoin d’appui et non de critiques ! »

Alors Bismarck, radouci, conseilla à Frédéric-Guillaume de rétablir vigoureusement l’ordre menacé et d’agir sans avoir la moindre crainte des novateurs et des émeutiers. Le 3 avril 1849, cédant à ses avis, le Roi refusa la couronne impériale que lui offrait le Parlement de Francfort, car il y voyait une offre plus révolutionnaire que dynastique.

Envoyé à la Diète de Francfort, Bismarck, qui n’avait voulu transiger en rien avec les républicains ou démocrates, défendit énergiquement la prépondérance et les droits de la Prusse. Ses interventions fréquentes attirèrent l’attention du pays sur lui. Il semblait déjà mûr pour le pouvoir et il osa dire au Roi : « J’ai le courage d’obéir, si Votre Majesté a le courage de commander. » On lui avait adjoint le général de Rochow comme un maître et un mentor. Il s’en débarrassa bientôt et montra qu’il n’avait besoin de personne pour prendre les plus audacieuses initiatives et s’imposer à tous. Il savait déjà se faire craindre et la devise, qu’on a attribuée si souvent à d’autres, était bien la sienne : « Oderint, dum metuant ! »

Devenu le conseiller intime du Roi, à la grande jalousie de Manteuffel, il regrette l’inertie de la Prusse pendant la guerre de Crimée et laisse entendre que si Frédéric-Guillaume était intervenu, il serait devenu le maître de la situation. Mais son maître est moins audacieux et ne se soucie pas de risquer « des aventures à la Napoléon. » Le jeune conseiller est encore dans toute l’ardeur de l’âge et « vomit de la bile » en constatant la situation amoindrie de la Prusse. Il ne peut admettre qu’elle soit le porte-queue de l’Autriche et il rougit d’être forcé de devoir à l’Empereur des Français l’entrée du ministre prussien au Congrès de Paris. Il aspire à du nouveau et à du hardi.

Il raille les vieilles perruques et les procédés vieillots de l’Administration. La politique de sentiment lui parait ridicule. Il veut être marteau et non pas enclume. Manteuffel lui offre, pour s’en débarrasser, le portefeuille des Finances. Bismarck tient à rester à la Diète où il achève de connaître les hommes, et n’accepte de temps à autre que des missions extérieures pour parfaire sa science diplomatique. Il commence à sonder Napoléon III et il se rend compte que chez celui-ci le cœur est plus-élevé que l’intelligence.

Lors de la maladie de Frédéric-Guillaume IV, le prince royal, qui allait devenir le roi Guillaume Ier, l’envoie à l’ambassade de Saint-Pétersbourg. Bismarck s’y installe en observateur vigilant et découvre que l’empereur Nicolas a des préférences marquées pour l’Autriche et que la Cour est hostile aux Prussiens. Il s’aperçoit aussi que cet empereur n’a pas autant d’autorité qu’on le croyait sur ses sujets, et cela par le fait suivant. Il fut informé un jour que Nicolas avait demandé deux sous-officiers de la garde prussienne pour lui faire sur le dos des massages prescrits par son médecin. Et comme Bismarck s’en étonnait, le Tsar lui dit : « Je viens toujours à bout de mes Russes quand je les regarde en face, mais je ne voudrais pas leur permettre de s’approcher de mon dos qui n’a pas d’yeux pour les voir/… » L’ambassadeur prussien fit observer que, debout ou couché, son Roi confierait volontiers sa sécurité personnelle au premier venu de ses sujets.

Il montra d’ailleurs bientôt qu’il était homme à renforcer encore l’autorité royale en acceptant le pouvoir et en luttant énergiquement contre les exigences parlementaires. Avec lui, la royauté devait l’emporter sur le Landtag. Il croit que chaque Prussien, loyal comme lui, est « prêt à combattre par le fer et par le feu son voisin allemand et à le tuer, même s’il en reçoit l’ordre de sa dynastie. » On retrouve dans cette affirmation les paroles de Guillaume II aux recrues allemandes. Elles vont même plus loin, puisque le souverain envisageait sans frémir la possibilité de faire fusiller par ces jeunes gens leurs pères et leurs mères eux-mêmes, si des émeutes ou des révoltes les comprenaient au nombre des ennemis de la monarchie.

Le 23 septembre 1862, Bismarck, nommé ministre d’État et président intérimaire du Conseil, applique aussitôt délibérément une politique qu’il a fait connaître en ces termes à la Commission du Budget : « Ce n’est point par des discours parlementaires et par le vote des majorités que se résoudront les grandes questions en suspens ; c’est par le fer et par le sang. » Il avait dit, en 1849, à la tribune de la Chambre, dans le débat sur l’amnistie : « Ferro et igne. » Maintenant, il accentue son dire : « Ferro et sanguine. » N’est-ce pas aujourd’hui même la devise effrayante de l’Allemagne ?… On s’en émeut autour de lui. On le dénonce au Roi comme un bourreau. Bismarck va droit au souverain, qui lui dit : « Vous savez comment tout cela finira ?… On vous coupera la tête à vous et un peu plus tard à moi. — Sire, il faut mourir tôt ou tard. Peut-on mourir d’une manière plus digne ? » Et, emporté par une émotion et une conviction sincères, il fit valoir avec tant d’éloquence les droits supérieurs de la royauté que le Roi revint de son trouble et le maintint au pouvoir. Dès lors, Bismarck fut sûr de vaincre l’opposition. « Vous attendez des concessions de la Couronne ? dit-il aux députés. Nous les attendons de votre part ! » La Chambre rejette le budget. Soit. Mais l’État existe toujours, et la nécessité sera son seul guide. Bismarck mit alors dans ses déclarations une telle hauteur, un tel mépris des formes parlementaires, que le comte de Schwerin l’accusa d’avoir dit que sa politique reposait sur la maxime : « La force prime le droit. » Bismarck se défendit toujours d’avoir cité ce proverbe, car c’est un proverbe allemand ainsi conçu : « Gewalt geht vor (ou uber) Recht. » Le comte de Schwerin avait employé le mot Macht, moins énergique ; en effet, ce mot veut dire « autorité, pouvoir » et par analogie « force, » et le mot Gewalt est bien plus expressif. Quoi qu’il en soit, l’expression de Schwerin peint nettement la politique violente, autoritaire, absolue de Bismarck, et, si le proverbe est resté comme un aphorisme sorti de sa bouche, nul ne s’en est étonné. Sa personne elle-même incarnait cette prédominance de la force. Sa stature colossale, sa tête de dogue, ses yeux perçans, ses membres puissans, son opiniâtreté et sa résistance, sa décision et sa volonté dominatrices, son ironie pesante et cruelle, tout dénotait en lui la force physique, la force brutale, la force implacable et du corps et de l’esprit. Si exagérée, si immense qu’elle soit, la statue qu’on lui a élevée à Hambourg est cependant celle qui donne l’impression symbolique la plus fidèle de ce que devait être, de ce qu’était ce « surhomme. »

Bismarck est Prussien dans toute la rigueur et toute la réalité de la race. On lui reproche ses termes durs et violens. « Je suis fier, dit-il, de parler une langue prussienne et vous l’entendrez souvent encore dans ma bouche !… » On menace de le renverser ; il sourit : « Que peut la majorité contre moi ? Sur combien de points est-elle d’accord avec elle-même ? Et comment pourrait-elle constituer un ministère qui ait la confiance absolue du Roi ?… » Il se sent d’ailleurs appuyé par la Chambre des Seigneurs, et il clôt d’office la session parlementaire pour avoir trois mois de répit. Conscient de sa mission, il prépare les moyens d’écarter l’Autriche de Allemagne et de lui enlever toute autorité sur les Etals allemands, destinés à devenir les vassaux de la Prusse.

Lors de l’insurrection de la Pologne, en 1863, il affirme que le but des insurgés est de restaurer l’ancien royaume, et il jure qu’il saura défendre à tout prix contre eux les intérêts de l’Etat prussien et la sécurité publique. Il tiendra toute sa vie ce serment énergique et cette conduite impitoyable. Le président le rappelle aux convenances, parce que son discours a dépassé les bornes, et Bismarck répond, avec insolence, qu’il parle en vertu, non pas du règlement, mais de l’autorité conférée par le Roi. Son coup de maître sera la convention Alvensleben, signée avec la Russie, le 8 février 1863, qui lui donnera, non seulement contre la Pologne, mais contre la France, un appui utile. C’était porter une première atteinte à l’entente franco-russe et défier l’Angleterre, qui ne pouvait opposer à un tel acte qu’un blâme impuissant. On doit reconnaître ici que la convention Alvensleben a été le prélude habile des succès de 1864, de 1866 et de 1870. « L’œil, comme Bismarck l’a dit au député de Hœnig, doit savoir diriger le poing. »

Tout en maintenant une politique autoritaire, il prétend parfois ménager les formes et, à ceux qui voudraient le pousser à abuser de sa force, il fait remarquer qu’il ne peut pourtant pas dire à ses agens diplomatiques, lorsqu’ils négocient à l’étranger : « Je suis l’homme qui a deux cent mille soldats derrière lui… Ce n’est pas ainsi, ajoute-t-il, que se font les affaires. » Il a cependant agi de cette façon plus d’une fois, et ses successeurs ont abusé, à leur tour, de la manière forte.

En cette même année 1863, le dernier roi de la lignée danoise, Frédéric VII, vient à mourir et alors se rouvre l’affaire délicate du Slesvig-Holstein. Bismarck déclare aussitôt qu’il voit dans le roi Christian IX, et non dans le prince d’Augustenbourg, l’héritier du droit de ses prédécesseurs et que la Prusse saura défendre les intérêts allemands dans les duchés. Il repousse les critiques de la Diète de Francfort qui blâme l’incorporation du Slesvig au Danemark, où elle aperçoit la violation de l’autonomie provinciale des duchés. Il le fait avec tant d’énergie qu’on l’accuse d’avoir dit que le droit ne repose que sur les baïonnettes. « Quand il n’y a pas de tribunal compétent, réplique-t-il, c’est par les baïonnettes seules que le droit peut se faire valoir ! » On lui oppose des traités, notamment celui de Londres. « Si on voulait, dit-il, leur appliquer le critérium de la morale et de la justice, il faudrait les abolir à peu près tous. » Il ne déclare pas encore que ce sont « des chiffons de papier, » mais plus tard il écrira en propres termes, et ses successeurs s’en souviendront : « L’observation des traités entre les grands États n’est que conditionnelle, dès que la lutte pour la vie la met à l’épreuve. — Il n’est pas de grande nation qui consente jamais à sacrifier son existence à la foi des traités, si elle est mise en demeure de choisir. — Le proverbe Ultra nemo posse obligatur ne peut jamais perdre ses droits par la clause d’un traité. — Il est de même impossible de fixer par contrat la mesure de l’intervention et les forces exigibles pour l’exécution d’un traité, dès que l’exécuteur ne trouve plus son intérêt dans le texte qu’il a signé, ni dans l’interprétation première de ce texte. — L’instabilité des intérêts politiques et les dangers qu’ils portent en eux sont la doublure dont il est indispensable de munir les contrats écrits, s’ils doivent durer. » Je pourrais citer d’autres aphorismes audacieux du même genre qui montreraient quel peu de souci Bismarck avait, à l’occasion, de la valeur des traités ; mais je crois que les citations qu’on vient de lire suffisent à prouver ce qu’il pensait d’une promesse ou d’une signature officielle. On invoquait un jour devant lui l’opinion publique. Il se mit à rire, puis il ajouta : « Vous devez savoir que mon respect pour l’opinion publique n’a jamais été bien grand ! »

On sait la suite : il voulut et il eut la libre disposition des duchés ; il amena l’Autriche à se jeter avec la Prusse sur le Danemark, ce petit pays honnête et brave, dont le traité de Londres avait garanti l’intégrité, — prélude de ce qui devait se passer en 1914 au sujet de la Belgique. On viola le principe des nationalités, on viola le droit, la justice, les sermens, et on arracha au Danemark, après une héroïque défense, une partie de son territoire. La convention de Gastein parut donner satisfaction aux deux ravisseurs, et l’Europe, lâche et faible, laissa faire.

Bismarck vient d’agir en joueur effronté. Il a compromis l’Autriche ; il en a fait sa complice ; il l’a dupée. C’est le premier acte : dans le second, il accuse l’Autriche de déloyauté et, après avoir habilement obtenu à Biarritz la neutralité de Napoléon III, il se jette sur cette même Autriche et décide le roi Guillaume à lui déclarer la guerre. Il joue gros jeu, car, de toutes parts, on s’attend à la défaite de la Prusse ; mais il est mieux renseigné que personne sur les forces de l’Autriche et il sait qu’il aura, non seulement la neutralité de la France, mais celles de la Russie et de l’Angleterre et le concours de l’Italie. L’Europe lui apparaît sous la forme de ses diplomates « qui ressemblent, dit-il, à des savetiers bien lavés et bien peignés, » et pour lesquels il professe le plus profond mépris.

Ce n’est pas le sentiment qu’il inspire et, quoi qu’on puisse penser de la moralité de sa politique, il est permis d’admirer le calme et l’intrépidité qui ne l’abandonnent pas dans ces circonstances critiques. Il a contre lui la Cour, le prince royal, la princesse royale et la Reine, le parti féodal, les libéraux, une partie de la presse. On l’injurie, on le menace. Blind tire sur lui. Seul, le peuple, qui aime les violens et les audacieux, l’acclame et croit en lui. La veille des hostilités, il affecte de la gaieté ; il plaisante, il lit des romans, il raconte de folles aventures : au fond de l’âme, il ne se méprend pas sur ce que sa situation a de sérieux et peut avoir bientôt de tragique. On sait qu’à Sadowa, la bataille fut très indécise au début, et que Bismarck, la main sur ses fontes, était prêt à en tirer un revolver pour se faire sauter la cervelle, car il n’entendait pas survivre à une défaite. Mais il triomphe, et alors il est exalté par tous. Unitaires, féodaux, libéraux, chacun l’acclamera et saluera son génie. Mais, pouvant tout, il se modérera, et c’est alors que se manifeste sa clairvoyance extraordinaire d’homme d’Etat.

Faut-il, comme le veulent les militaires, entrer à Vienne, écraser l’Autriche, fonder immédiatement l’empire allemand ? Non, le moment n’est pas opportun. Bismarck craint encore l’intervention de la France. Hélas ! Napoléon III ne décidera rien. 60 000 hommes envoyés sur le Rhin auraient suffi pour arrêter Bismarck en plein succès. Randon les offrait, Drouyn de Lhuys les voulait, Metternich suppliait d’agir. On se contenta de demander à la Prusse un « pourboire » qu’elle refusa. Cependant Bismarck empêche l’état-major prussien d’abuser de sa victoire et obtient pour l’Autriche des concessions telles qu’elle pourra reprendre avec la Prusse, qui vient de la battre, des rapports presque cordiaux. Le ministre triomphe des désirs ardens de conquêtes émis par son maitre et par l’état-major, et il prévoit que, grâce à sa propre sagesse, dans peu d’années l’unité allemande deviendra une réalité.


Je n’ai pas à redire les origines de la guerre de 1870, ni à retracer les responsabilités de ses auteurs. Je les résumerai en quelques lignes.

Sadowa a consacré la toute-puissance de Bismarck. Non seulement la Prusse, mais l’Allemagne, mais l’Europe entière, le saluent comme un maitre, et, pendant ce temps, la France prend la route qui mène à l’abîme. L’affaire du Luxembourg dénote notre impuissance ; l’Exposition de 1867 ne révèle que des apparences séduisantes ; l’entrevue de Salzbourg se passe en tentatives infructueuses, et alors surgit la candidature Hohenzollern, habilement préparée par Bismarck. Il l’avait ourdie au printemps même de 1868, et il fait semblant de l’ignorer en 1870 ; il rejette la responsabilité sur Prim et sur la famille Hohenzollern ; il décline toute action directe de la Prusse, et quand l’affaire prend corps, se noue, devient périlleuse et mortelle, il profite de la faiblesse et de l’incapacité de ses adversaires pour les amener tête baissée dans le traquenard tendu par ses mains. Il falsifie la dépêche d’Ems et il fait croire à une Europe ignorante que la France a été la provocatrice de la guerre. Il publie le projet dicté par lui, mais écrit par Benedetti en 1866, au sujet de l’annexion de la Belgique par la France ; il s’en sert pour irriter l’Angleterre contre nous et amener la formation de la Ligue des neutres ; puis, nous surprenant sans alliances et profitant de fautes militaires impardonnables, ainsi que de la défection.du commandant en chef de l’armée du Rhin, enfermé volontairement à Metz, il vient à bout de notre malheureux pays qui, malgré une défense héroïque, est réduit à céder deux provinces et cinq milliards et à subir chez lui, à Versailles, dans le palais de Louis XIV, la proclamation de l’Empire allemand. La moindre intervention diplomatique eût pu réduire les exigences de Bismarck. Il le redoutait franchement et il l’a dit plus d’une fois. Mais l’Europe, indifférente et imprévoyante, nous a laissé succomber, et l’on voit par la guerre actuelle à quel point son inaction d’alors a été déplorable et néfaste.


Après la victoire remportée sur la France, après le traité de Francfort, la situation du ministre, devenu le prince de Bismarck, paraissait immense. Il était chancelier de l’Empire, président de la Confédération, donataire de Friedrichsruhe et du Sachsenwald, comblé de dignités, de fortune et d’honneurs. L’Etat lui faisait une pension annuelle de 105 000 marks ; ses domaines lui en rapportaient 300 000 et la banque Bleichrœder reconnaissait avoir un dépôt de lui évalué à 1 000 000 de marks. Il semblait qu’il n’eût plus rien à désirer.

Certes, il ne songeait pas à acquérir de nouvelles dignités et à accroître encore sa fortune ; mais il voulait garder le pouvoir à tout prix et assurer sa domination, non seulement sur l’Allemagne, mais sur l’Europe entière. Il fallait que tout s’inclinât devant sa puissance personnelle. Serviteur très respectueux en apparence de l’empereur Guillaume Ier, il entendait cependant que son maître suivit tous ses conseils et ratifiât toutes ses volontés. Décidé à regermaniser les Alsaciens-Lorrains et à en faire de loyaux sujets allemands, il combattit la neutralisation possible des deux provinces et en fit un pays d’Empire. Il croyait que les Alsaciens s’assimileraient plus facilement le nom d’Allemands que le nom de Prussiens. Suivant lui, ils avaient gardé une forte dose de particularisme « à la bonne façon allemande, » et c’est sur ce terrain qu’il fallait commencer à élever de nouveaux fondemens. « Plus les habitans de l’Alsace, disait-il, se sentiront Alsaciens, plus ils se déferont de l’esprit français. Dès qu’ils se sentiront complètement Alsaciens, ils sont trop logiques pour ne pas se sentir aussi Allemands. » Ses prévisions ont été bien trompées. Il s’en aperçut un peu tard et s’en irrita. Il attribua la persistance du sentiment français à l’obstination des femmes d’Alsace. Mais ce qu’il craignait surtout, et les événemens ont prouvé qu’il avait vu clair, c’était l’influence courageuse des prêtres catholiques, qui devaient combattre à outrance la germanisation. Les Winterer, les Dupont des Loges, les Simonis, les Wetterlé et autres fidèles patriotes sont venus à bout des tentatives et des efforts passionnés du chancelier de fer et ont donné un démenti au défi de Sybel : « Comment supposer que des évêques et des prêtres auraient le courage de braver Bismarck ? »

Eh bien ! comme on le sait, la germanisation de l’Alsace-Lorraine a échoué, et, malgré les séductions, les menaces ou les violences, les deux provinces sont restées françaises jusque dans la moelle de leurs os. Et c’est ici que les triomphes de Bismarck vont trouver leur fin. A tant de succès inouïs, des revers mérités succéderont. L’Eglise catholique, que le Kulturkampf devait écraser, résiste aux lois de Mai, et celui qui avait dit orgueilleusement le 14 mai 1872 : « Soyez tranquilles, messieurs, nous n’allons à Canossa ni de cœur ni d’esprit ! » celui-là consent à faire la paix en 1878 avec la Papauté.

Là encore, Bismarck a rencontré les limites de ce que peut la force. Il a fait la guerre au clergé catholique, et cherchant même ailleurs qu’en Allemagne des complices ou des dupes pour cette guerre, il a dit que la religion était le dernier rempart des pays latins et que, ce rempart démoli, ces pays ne pourraient plus résister aux entreprises de l’Allemagne. Il n’a pas réussi, mais au lieu de se buter à une entreprise impossible, il a eu l’adresse de reconnaître sa faute, et il a fait preuve une dernière fois d’un grand esprit politique.

En persécutant les catholiques et en voulant amoindrir l’éducation religieuse donnée par eux, il a constaté qu’il ne faisait qu’augmenter les succès du parti socialiste et révolutionnaire. Et alors, il a eu le courage de dire : « Du moment que l’intérêt du pays exige que je me mette en contradiction avec moi-même, je n’hésite pas à reconnaitre mon erreur et à revenir sur mes pas. » Pour arriver à un utile modus vivendi, il a saisi l’occasion du conflit de l’Allemagne et de l’Espagne au sujet des îles Carolines et il a pris le Pape pour arbitre, le saluant comme un souverain, et l’appelant « Sire » et « Majesté. » Les résultats ne se firent point attendre ; le 21 mai 1884, une loi abrogeait les dispositions les plus sévères des Maigesetze et rétablissait les relations officielles entre le Cabinet de Berlin et le Saint-Siège.

Pour arriver à cet heureux résultat, Bismarck avait dû rompre avec les nationaux-libéraux qui avaient été les adeptes les plus ardens du Kulturkampf. Mais, même vis-à-vis de ses alliés, quand il s’agissait d’intérêts qui lui paraissaient supérieurs, il n’éprouvait aucun scrupule à retirer son appui ou sa parole. Il avait maintenant à s’assurer le concours des ultras et du Centre. Il y parvint en leur donnant la promesse formelle de cesser toute persécution religieuse et de soutenir une politique protectionniste. Quel était son programme pour maintenir et solidifier son œuvre ? Renforcer l’union des États du Sud avec le Nord, empêcher le relèvement de la France, nouer une alliance avec la Russie, se réconcilier avec l’Autriche et arriver à en faire une amie et alliée. À sa grande surprise, la France, dont il avait cru écraser le crédit et diminuer les forces, se releva rapidement. Il en fut grandement irrité et se vengea sur l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, le comte Henry d’Arnim, auquel il reprochait d’avoir favorisé les menées de la droite contre M. Thiers. L’arrivée au pouvoir du maréchal de Mac-Mahon l’exaspéra. Il accusa d’Arnim, pour le perdre, d’avoir soustrait des pièces diplomatiques à l’ambassade et le fit condamner sévèrement par les tribunaux.

Cette affaire d’Arnim révéla chez Bismarck une irritabilité et une jalousie maladives. Il en donna une preuve plus grave quand il menaça en 1875 la France d’une nouvelle guerre, au sujet de son relèvement et de ses armemens. Il nia plus tard effrontément ses desseins d’alors et voulut ridiculiser Gortchakof qui avait, en cette circonstance, soutenu notre pays. Il ne montra pas une moindre inconvenance envers la reine Victoria qui avait appuyé le tsar Alexandre. Il soutint que l’alerte de 1875 était une invention, destinée à venger notre amour-propre. Les attestations du général Le Flô, notre ambassadeur à Pétersbourg, l’article du Times en date du 8 mai, les affirmations de Gortchakof et de lord Derby ruinèrent toutes les dénégations du chancelier.

De cette fausse manœuvre, devaient se dégager d’importantes leçons pour l’Europe ; plus avisée qu’en 1870, elle en fit son profit, et peu à peu une coalition se forma dans l’ombre contre l’Allemagne de Bismarck.

Mais la diplomatie allemande, sans cesse sur le qui-vive, ne demeurait pas sous le coup d’un échec et redoublait d’activité. Crispi vint à Berlin en 1877 et essaya d’amener Bismarck à soutenir les prétentions de l’Italie contre l’Autriche qui pourrait être amenée à céder Trente et Trieste aux Italiens, et à abandonner aux Allemands ses populations d’origine germanique. Quoique l’offre et les insinuations fussent tentantes, Bismarck se défia. Il fit l’homme satisfait. Pourquoi des conquêtes nouvelles ? Prendre des provinces catholiques à l’Autriche, n’était-ce pas se créer de grosses difficultés ? C’est ainsi que d’autres lui avaient parlé d’annexer la Hollande et le Danemark. A quoi bon ? « Nous avons, dit-il, assez de populations non allemandes pour en désirer d’autres encore. Peut-être autoriserait-on l’Italie à prendre l’Albanie, si l’Autriche prenait la Bosnie ? » Alors Crispi revint à la France. « Est-ce que l’Allemagne ne pouvait pas s’entendre avec elle ? — Une alliance est impossible, répondit Bismarck, et le désarmement plus encore ! — En ce cas, insinua Crispi, bornons-nous à un traité d’alliance pour le cas où la France nous attaquerait… — Soit, dit Bismarck, je vais prendre à ce sujet les ordres de S. M. l’Empereur. » Il parut conférer sérieusement avec son maître sur ces matières délicates, mais il se garda bien de prendre une décision qui lui liât les mains.

Il résulte de cette conversation que Crispi était, en 1877, hostile à l’Autriche comme à la France et que, pour arriver à ses vues, il offrait les dépouilles de l’Autriche et proposait de mettre les Français sous le joug des Allemands. Bismarck accueillait ces offres avec sa hauteur habituelle et, tout en facilitant une politique qui allait amener la formation de la Triple-Alliance, il se gardait encore de s’engager. Il avait dit en 1866, après Sadowa au moment des pourparlers de Nikolsbourg, quand il négociait la paix à lui tout seul : « Je me f… de l’Italie, » et à Busch, en 1877 : « Nous ne pouvons faire aucun fond sur elle ! » Mais, tout en s’exprimant en un langage presque insultant, il la mettait quand même dans son jeu.

Après la guerre russo-turque qui amena le traité de San-Stefano et donna à la Russie des avantages considérables, Bismarck imposa sa médiation et faisant remarquer que cette Puissance avait avalé plus qu’elle ne pouvait digérer, il dit qu’il fallait la soulager par un Congrès. On sait que le Congrès de Berlin, obéissant à son impulsion, réduisit singulièrement les succès de la Russie, substitua à son contrôle celui de l’Europe et chercha à la déposséder de toute suprématie en Orient. Bismarck arriva ainsi à mettre la Russie en échec dans les Balkans, à apaiser les rancunes de l’Autriche en secondant ses vues orientales, à flatter la France en la poussant politiquement vers la Tunisie. C’était là un succès, mais qui eut bientôt sa contre-partie. La presse russe, irritée contre une politique qui avait sauvé la Turquie, avantagé l’Autriche et réduit la plupart des avantages du traité de San-Stefano, attaqua Bismarck avec fureur. Il s’en moqua en disant bien haut : « Que m’importent les Slaves ? Ils se repaissent d’apparences. Ils croient tout ce qu’il leur plaît de croire ! » Mais l’empereur Alexandre était moins crédule qu’on ne le pensait à Berlin. Il se plaignit vivement à l’empereur Guillaume et laissa entendre qu’il se souviendrait. La neutralité russe, si utile à l’Allemagne en 1864, en 1866, en 1870, avait été un jeu de dupes.

Il ne faudrait pas croire que la politique de Bismarck ait été du goût de tout le monde en Allemagne. Le Kronprinz ne la comprenait pas et le disait ouvertement. Certains partis à la Cour intriguaient contre le chancelier. Celui-ci offrait alors sa démission, comptant bien qu’on ne l’accepterait pas et il se retirait à Varzin pour éviter un orage passager.


Mais d’autres difficultés que celles qui venaient des intrigans de la haute société se dressaient sous les pas de Bismarck. Le parti socialiste, de 113 000 voix, était arrivé à 437 000 et sa progression semblait ne pas devoir s’arrêter. Toutefois, le chancelier n’était pas homme à trembler devant ce parti, et la majorité du Reichstag lui accorda les lois répressives qu’il désirait. Mais il ne se contentait pas d’avoir les armes indispensables à la répression des troubles et des émeutes, il essayait aussi de détourner la masse ouvrière de chefs compromettans et de dangereux agitateurs. Il proposait des réformes utiles, des institutions sages, des créations opportunes. Protéger le travailleur contre les accidens survenus au cours de sa profession, former des assurances contre la vieillesse et la maladie et faire bien comprendre que le gouvernement impérial accorderait ces avantages plus facilement qu’un régime démocratique, tel était son but. Quoiqu’il se laissât appeler « le père nourricier des socialistes, » il n’entendait nullement en favoriser les développemens. Cependant, à sa mort, les socialistes étaient arrivés à obtenir 2 107 075 voix, presque le tiers des votans. Aussi Bismarck, devaut un essor qui lui causait déjà de grandes inquiétudes, avait-il eu un moment l’idée de faire machine arrière et de réformer le système électoral du Reichstag, c’est-à-dire de supprimer le suffrage universel. Il considérait que ce système avait été la plus lourde faute de sa vie et il en parla à Guillaume Ier qui refusa de le suivre dans cette régression, car l’Empereur, qui n’avait pas oublié l’attentat de Nobiling, redoutait qu’un coup d’Etat ne déchaînât une révolution et ne compromit la monarchie.

En matière d’administration, Bismarck fit beaucoup pour son pays. Il assura le relèvement de la métallurgie par des tarifs protecteurs et la prospérité de l’industrie sucrière. Tout en se défendant de créer des colonies à tort et à travers, il appuya les grandes Compagnies de commerce et de navigation et augmenta les lignes postales maritimes. Il favorisa le développement des progrès économiques et obtint à cet égard des résultats considérables. Préoccupé en même temps des périls possibles d’une coalition anti-allemande, il détermina l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche qui, par l’adhésion ultérieure de l’Italie, devint la Triple-Alliance. Ce n’est pas qu’il la considérât comme une force intangible, car il reconnaissait lui-même que si l’Italie, — ce qui devait arriver, — menaçait un jour les possessions autrichiennes de l’Adriatique, l’Allemagne ne pourrait plus compter sur elle. Les meilleurs traités n’étaient-ils pas toujours à la merci du hasard ?… Bismarck le savait mieux que personne. Mais c’était déjà quelque chose d’assurer le présent. On devait, tout en s’entourant d’alliances logiques, ménager des adversaires possibles tels que l’Angleterre, la Russie et même la France. Le traité secret de réassurance, signé en 1884 à Skierniewicz entre la Russie et l’Allemagne, était une preuve nouvelle de l’habileté du chancelier, qui voulait et savait se précautionner contre toutes les éventualités. Le même homme qui avait tant froissé la Russie au Congrès de Berlin, disait que l’Allemagne pouvait sauvegarder ses intérêts sans provoquer les susceptibilités russes et il invitait ses successeurs à pratiquer une politique de ménagemens à cet égard. « Il est infâme, insensé et impie, disait-il, de couper par dépit personnel le pont qui nous permet de nous rapprocher de la Russie ! » Il s’imaginait qu’ayant lui-même oublié ses griefs contre elle, la Russie pourrait oublier également les siens, et il croyait qu’avec de l’habileté et des avances séduisantes, il la ramènerait à sa propre politique.

Mais si Bismarck avait cru jeter des doutes en France sur la valeur de l’alliance franco-russe, il s’était trompé. Il fallait un contrepoids nécessaire à l’hégémonie allemande, et la paix de l’Europe ne pouvait plus dépendre uniquement d’un empereur et d’un chancelier. L’alliance, à laquelle l’Italie avait adhéré en 1879, était d’apparence défensive et n’envisageait que la sécurité des co-signataires. Cependant, le chancelier la préconisait, tout en déclarant qu’une durée éternelle n’était assurée à aucune convention. Il ajoutait cette observation dont nous aurions bien dû faire notre profit personnel : « Elle ne nous dispense pas d’être toujours en vedette. » Et cela, l’Allemagne, inspirée, dirigée, excitée par Bismarck, l’avait parfaitement compris. Elle savait que, tôt ou tard, elle serait amenée à faire la guerre, car ses ambitions, qui n’étaient que cachées sous la cendre, se rallumeraient au premier souffle belliqueux et répandraient l’incendie dans toute l’Europe. Et c’est à quoi il fallait se préparer.

Tous ces desseins, tous ces soucis, un homme de soixante-sept ans les acceptait délibérément. Il semblait ne connaître et ne craindre aucune fatigue, car « le damné devoir, — la maudite obligation du devoir, — le sacré devoir, » lui donnaient les forces nécessaires pour demeurer au pouvoir et gouverner l’Allemagne, chose peut-être plus difficile alors que de gouverner l’Europe elle-même.

L’Armée surtout le préoccupait. En 1871, il faisait voter le budget militaire pour trois ans ; en 1874 et en 1880, pour sept ans. En 1887, il voulait obtenir la même durée de temps et, pour atteindre ce résultat auquel le Reichstag faisait opposition, il se jetait au plus fort de la mêlée et prononçait le plus important de tous les discours de sa vie parlementaire. Je crois devoir m’y arrêter un peu, en raison des circonstances actuelles, car il n’est rien de plus saisissant que cette harangue vraiment prophétique.


Tout en se défendant de vouloir de nouvelles guerres, Bismarck laissait entendre que l’Allemagne avait le perpétuel devoir d’être prête à toutes les éventualités. Elle était, suivant lui, pacifique de nature et elle l’avait bien prouvé. Le chancelier passait sous silence les incidens qu’il avait fait naitre lui-même et qui auraient pu amener plusieurs fois, depuis 1875, une nouvelle lutte entre l’Allemagne et la France. Il rappelait le passé avec un ton modéré, disant que l’Empereur s’était vu forcé de faire deux grandes guerres, mais comme conséquence historique des siècles précédens. Nul ne pouvait contester que la guerre de France n’avait été que le complément des combats par lesquels devaient être assurés le rétablissement de l’unité allemande et la vie nationale des Allemands. On n’était donc pas fondé à en induire pour l’Allemagne des velléités belliqueuses. La politique impériale avait manifesté nettement son action pacifique dans les seize dernières années. Mais le gouvernement français ne pouvait empêcher ses concitoyens de rêver à une revanche possible.

« Entre nous et la France, disait Bismarck, l’œuvre de paix est difficile, parce qu’il y a depuis bien longtemps un procès historique qui divise les deux pays ; c’est le tracé de frontière, — lequel est devenu douteux et litigieux depuis l’époque où la France eut acquis sa complète unité et sa puissance royale, — une monarchie compacte.

« La mise en question de la frontière allemande a commencé, — si nous voulons la considérer purement dans la connexité historique, pragmatique, — lorsque la France s’est emparée des Trois-Évêchés : Metz, Toul et Verdun. C’est un fait oublié, et je ne le rappelle qu’à cause de la connexité historique. Nous n’avons point l’intention de reconquérir Toul ni Verdun ; nous possédons Metz. Mais, depuis lors, il ne s’est guère succédé en Allemagne de génération qui n’ait été forcée de tirer l’épée contre la France. Et cette période de combat pour la frontière avec la nation française est-elle aujourd’hui définitivement close, ou ne l’est-elle pas ? C’est ce que vous ne pouvez savoir, pas plus que moi. Je ne puis qu’exprimer ma propre conjecture : qu’elle n’est pas close ; il faudrait pour cela que tout le caractère français et toute la situation de frontière fussent changés.

« Nous avons tout fait de notre côté pour amener les Français à oublier le passé. La France a eu notre appui et notre aide dans tout ce qu’elle désirait, sauf pour ce qui pouvait viser une partie plus ou moins étendue de la frontière du Rhin. nous ne pouvons céder ni l’Alsace, ni ce qui est au-dessous de cette province. Mais nous avons loyalement fait tous nos efforts pour être, quant au reste, agréables à la France, pour la contenter comme nous le pouvions.

« Non seulement nous n’avons, quant à nous, aucun motif d’attaquer la France, mais assurément nous n’en avons pas plus l’intention. Cette pensée de faire la guerre, parce que peut-être elle serait plus tard inévitable et que plus tard elle pourrait être faite dans des conditions plus défavorables, — cette pensée a toujours été loin de moi, et je l’ai toujours combattue. » Mais il fallait porter une attention toute particulière sur ce qui se préparait au-delà des Vosges. La pensée de réparer les défaites de 1870 y persistait toujours et l’entretien « de ce feu sacré » soigneusement attisé par des hommes d’une popularité indéniable, semblait chose dangereuse au plus haut degré.

« Je suis donc de cette opinion, affirmait Bismarck, que le procès historique, qui depuis trois siècles est pendant entre nous et la France, n’est point fini, et que nous devons nous attendre à le voir continuer du côté français. Nous sommes actuellement en possession de l’objet en litige, si je peux qualifier ainsi l’Alsace ; nous n’avons donc aucun motif de combattre pour cet objet-là. Mais que la France ne rêve pas de le reconquérir, nul ne peut le prétendre, nul de ceux qui s’occupent quelque peu de la presse française.

« Y a-t-il eu déjà quelque ministère français qui ait pu oser dire franchement et sans réserve : — « Nous renonçons à recouvrer l’Alsace-Lorraine ; nous ne ferons pas la guerre dans ce but ; nous acceptons la situation créée par la paix de Francfort, absolument comme nous avons accepté celle de la paix de Paris en 1815, et nous n’avons point l’intention de faire la guerre pour l’Alsace ? » — Y a-t-il en France un ministère qui ait le courage de parler ainsi ? Eh ! pourquoi n’y en a-t-il pas ? — les Français autrement ne manquent pourtant pas de courage ! — Il n’y en a pas, parce que l’opinion publique en France s’y oppose, parce qu’elle ressemble en quelque sorte à une machine remplie de vapeur jusqu’à l’explosion, au point qu’une étincelle, un mouvement maladroit peut faire sauter la soupape et, autrement dit, faire éclater la guerre. Le feu est attisé et alimenté si soigneusement que l’on n’est nullement fondé à supposer l’intention de ne pas s’en servir bientôt et aussi de ne pas s’en servir, suivant la rancune humaine, pour la lancer sur le pays voisin… »

Et, envisageant l’hypothèse du triomphe de la France, le chancelier disait devant le Reichstag, qui l’écoutait avec une attention passionnée : « Si nous succombons (devant l’ennemi), — je n’ose aller au fond de cette idée, — mais vous ne me contesterez pas pourtant qu’aussi bien que nous avons battu les Français en 1870, la France, de même, peut être victorieuse, ayant doublé son armée, ayant triplé ses réserves et accordé à son gouvernement avec le plus grand empressement, avec un dévouement absolu, toutes les dépenses nécessaires, sans même discuter une seconde seulement sur ce sujet.

« Je vous rappelle que les feuilles françaises ont parlé avec une certaine pitié de ce qui se passe au Reichstag allemand, et des difficultés contre lesquelles le gouvernement allemand avait à lutter, quand il voulait augmenter les forces de la patrie. La France est infiniment plus forte qu’elle ne l’a été. Si, un jour, nous l’avons battue, ceci ne garantit point que nous la battions encore. Il faut nous donner à cet égard de plus fortes garanties, dès que, au jugement de nos autorités militaires compétentes, celles que nous avons sont insuffisantes. Si elles restaient insuffisantes et que nous vinssions à être battus, que l’ennemi victorieux entrât à Berlin, comme nous sommes entrés à Paris, et que nous fussions forcés d’accepter ses conditions de paix, — alors, messieurs, que seraient-elles, ces conditions ?… Je ne parle point de la question d’argent, bien que je n’imagine pas que les Français procédassent avec nous en y mettant des ménagemens comme nous avons fait avec eux. Un vainqueur aussi modéré que l’Allemand chrétien n’existe plus au monde. Nous trouverions en face de nous ces Français sous la domination desquels nous avons pâti de 1807 à 1813 et qui nous ont pressurés jusqu’au sang… » Il affirmait que la question d’argent ne serait que peu de chose à côté de la reprise ou de la conquête des territoires tels que l’Alsace-Lorraine, la rive gauche du Rhin, le Hanovre, etc. Et devant l’émotion de son auditoire, il s’écriait : « Mais dans le cas où nous serions victorieux, nous tâcherions de mettre la France hors d’état de nous attaquer pendant trente ans et de nous mettre nous-mêmes en état de nous assurer complètement contre la France pour la durée au moins d’une génération. La guerre de 1870 serait un jeu d’enfant à côté de celle de 1890 ou de je ne sais quand… Ainsi, d’un côté comme de l’autre, ce serait le même effort. Chacun tâcherait de saigner à blanc !… »

Puis, faisant l’éloge de l’armée allemande, il déclarait que, sans elle, on n’aurait pas eu l’unité tant désirée et que, sans elle aussi, l’Allemagne serait sans force contre les périls les plus grands. Donc le septennat s’imposait, avec ses sacrifices, avec ses nécessités et aussi avec ses avantages. Mais, malgré tant d’éloquence et de fougue, tant d’instance et de vigueur, le Reichstag lui substitua le triennat. Bismarck répondit à cette opposition par un décret de dissolution immédiate et, moins de deux mois après, il obtenait d’une nouvelle Assemblée, le 9 mars 1887, le vote du septennat militaire par 233 voix contre 40. La machine de guerre était plus forte et plus solide que jamais, et, comme les successeurs du chancelier ne firent que suivre son exemple, cette machine donna les effets terribles que nous voyons. Sur ce point, les Allemands nous ont été de beaucoup supérieurs. On peut critiquer leur industrie guerrière, leur reprocher leur machinisme à outrance, faire observer que la science de la guerre a peut-être trop dominé chez eux sur les arts de la paix, il n’empêche que leurs préoccupations à ce sujet auraient dû être mieux connues de nous, et que nous aurions dû nous-mêmes consacrer plus d’attention, plus d’efforts, plus d’argent et plus de soin à l’outillage et aux préparatifs militaires que nous ne l’avons fait. A cet égard, les paroles de Bismarck et des autres chanceliers n’étaient pas des paroles en l’air. Elles auraient dû venir jusqu’à nous et être retenues. C’est un proverbe sage que celui qui dit qu’il importe d’être instruit par l’ennemi lui-même. Or, c’est à peine si nous avons tenu compte de ce qu’il disait si haut. Il est à espérer que cette nouvelle expérience nous servira cette fois, et que la terrible leçon, succédant à celle de 1870, ne sera plus oubliée.


Le dernier triomphe, remporté par Bismarck au Reichstag, fut celui de la journée du 8 février 1888, où, déclarant que les deux nations française et russe obligeaient les Allemands à être unis, il prononça ces paroles qui furent gravées à Potsdam sous son médaillon : « Nous autres Allemands, nous craignons Dieu, mais rien autre au monde ! »

Un mois après, son empereur et maître, Guillaume Ier, mourait. Le Kronprinz lui succédait sous le nom de Frédéric III. Son règne, abrégé par une maladie implacable, dura à peine trois mois. Bismarck resta plus que jamais indéracinable et autoritaire pendant cette période, en s’appuyant sur le prince Guillaume, qui faisait une opposition ouverte à la politique libérale de son père. Bismarck crut qu’en flattant un jeune ambitieux, il se maintiendrait aux affaires dans toute la splendeur de sa puissance. Il vit bientôt que Guillaume II voulait être lui-même son premier ministre, et il comprit que sa domination était menacée. Les rescrits impériaux, relatifs à une entente internationale sur les vœux et les besoins des travailleurs et sur la législation d’assurance, furent la pierre d’achoppement. Ils parurent au Reichsanzeiger sans la signature du chancelier. Le 15 mars 1890, l’Empereur vint lui-même à la Wilhelmstrasse interdire à Bismarck le droit de s’entendre avec les chefs des groupes parlementaires sans sa permission. Une scène violente s’ensuivit, et peu s’en fallut que le chancelier ne jetât son encrier à la face de Guillaume II. Le 18 mars, il était forcé de démissionner. Il le fit avec rage, avec fureur et, au message impérial qui le créait duc de Lauenbourg, il répondit qu’il restait « le prince de Bismarck » et n’avait pas besoin de terminer sa carrière en courant après une gratification, « comme on en donne au jour de l’an aux facteurs qui ont bien fait leur service ! »

Il s’en alla, à la grande satisfaction de son jeune maître et à la joie ouverte de toute la Cour, suivi seulement de quelques fidèles à Friedrichsruhe. Là, pendant huit ans, il maudit la destinée qui lui avait retiré le pouvoir ; il maudit l’Empereur, le comte de Waldersee, le général de Verdy du Vernois, le grand-duc de Bade, les ministres qui l’avaient lâchement abandonné et son successeur, le général de Caprivi. Il écrivit ses Pensées et Souvenirs avec un dédain accentué de la politique de sentiment et un mépris hautain de la justice. Il rédigea un volume, encore inconnu aujourd’hui, où il flétrit les courtisans, les jaloux, les envieux, les intrigans qui, avaient préparé ou salué sa chute. Il n’y ménagea pas l’Empereur lui-même et il le fit avec tant d’animosité que Maximilien Harden, qui a eu connaissance de ce terrible ouvrage, dit : « Quand on lira ce livre, Byzance tremblera ! »

Bismarck passa les dernières années de son exil dans une tristesse profonde, se plaignant d’être seul, de n’avoir plus rien à faire, critiquant la politique impériale, qui avait plus d’estime pour l’obéissance servile que pour les mérites et les aptitudes, publiant des documens dangereux pour son propre pays, se moquant du chancelier nouveau qui dirigeait les affaires « comme un troupier en retraite, » accusant les uns et les autres, insultant les novateurs et les jeunes audacieux, blâmant les actes officiels, prédisant tous les désastres, assailli de temps à autre par des remords cruels, puis revenant à ses rancunes violentes, appelant la Chancellerie « une porcherie, » où il aurait cependant voulu rentrer, se plaisant à confier ses critiques amères et ses documens secrets à une presse avide de scandales, avouant hautement ses mensonges, ses perfidies et ses méfaits, se glorifiant de ses violences et de ses traîtrises, prenant l’allure d’un Méphistophélès cynique et cruel, défiant le monde et la Divinité elle-même. Mais ses forces, qu’il croyait encore puissantes, s’affaiblissent enfin. L’heure fatale est venue. Le 30 juillet 1898, il meurt en jetant un grand cri de douleur au moment où une tempête furieuse gémit dans la forêt du Sachsenwald et ébranle les fenêtres de son château… Il avait prédit, en son exil, la chute gigantesque de son œuvre et souhaité malemort aux aventuriers qui s’étaient emparés de sa succession.

Le jour est proche où ses prédictions deviendront des réalités. Le Danemark, la Pologne, l’Alsace-Lorraine, vont retrouver leur liberté. L’unité allemande ne tardera pas à se dissoudre. La fortune colossale de l’Allemagne s’effondrera sur elle-même… Le droit vengeur primera la force brutale.


HENRI WELSCHINGER.