G. Charpentier (p. 66-109).


III


Le commencement de la semaine fut désastreux pour Claude. Il était tombé dans un de ces doutes qui lui faisaient exécrer la peinture, d’une exécration d’amant trahi, accablant l’infidèle d’insultes, torturé du besoin de l’adorer encore ; et, le jeudi, après trois horribles journées de lutte vaine et solitaire, il sortit dès huit heures du matin, il referma violemment sa porte, si écœuré de lui-même qu’il jurait de ne plus toucher un pinceau. Quand une de ces crises le détraquait, il n’avait qu’un remède : s’oublier, aller se prendre de querelle avec des camarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusqu’à ce que la chaleur et l’odeur de bataille des pavés lui eussent remis du cœur au ventre.

Ce jour-là, comme tous les jeudis, il dînait chez Sandoz, où il y avait réunion. Mais que faire jusqu’au soir ? L’idée de rester seul, à se dévorer, le désespérait. Il aurait couru tout de suite chez son ami, s’il ne s’était dit que ce dernier devait être à son bureau. Puis, la pensée de Dubuche lui vint, et il hésita, car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps. Il ne sentait pas entre eux la fraternité des heures nerveuses, il le devinait inintelligent, sourdement hostile, engagé dans d’autres ambitions. Pourtant, à quelle porte frapper ? Et il se décida, il se rendit rue Jacob, où l’architecte habitait une étroite chambre, au sixième étage d’une grande maison froide.

Claude était au second, lorsque la concierge, le rappelant, cria d’un ton aigre que M. Dubuche n’était pas chez lui, et qu’il avait même découché. Lentement, il se retrouva sur le trottoir, stupéfié par cette chose énorme, une escapade de Dubuche. C’était une malchance incroyable. Il erra un moment sans but. Mais, comme il s’arrêtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel côté tourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait conté son ami : certaine nuit passée à l’atelier Dequersonnière, une dernière nuit de terrible travail, la veille du jour où les projets des élèves devaient être déposés à l’École des Beaux-Arts. Tout de suite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle était l’atelier. Jusque-là, il avait évité d’y aller jamais prendre Dubuche, par crainte des huées dont on y accueillait les profanes. Et il y allait carrément, sa timidité s’enhardissait dans son angoisse d’être seul, au point qu’il se sentait prêt à subir des injures, pour conquérir un compagnon de misère.

Rue du Four, à l’endroit le plus étroit, l’atelier se trouvait au fond d’un vieux logis lézardé. Il fallait traverser deux cours puantes, et l’on arrivait enfin dans une troisième, où était plantée de travers une sorte de hangar fermé, une vaste salle de planches et de platras, qui avait servi jadis à un emballeur. Du dehors, par les quatre grandes fenêtres, dont les vitres inférieures étaient barbouillées de céruse, on ne voyait que le plafond nu, blanchi à la chaux.

Mais Claude, ayant poussé la porte, demeura immobile sur le seuil. La vaste salle s’étendait, avec ses quatre longues tables, perpendiculaires aux fenêtres, des tables doubles, très larges, occupées des deux côtés par des files d’élèves, encombrées d’éponges mouillées, de godets, de vases d’eau, de chandeliers de fer, de caisses de bois, les caisses où chacun serrait sa blouse de toile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poêle oublié du dernier hiver se rouillait, à côté d’un reste de coke, qu’on n’avait même pas balayé ; tandis que, à l’autre bout, une grande fontaine de zinc était pendue, entre deux serviettes. Et, au milieu de cette nudité de halle mal soignée, les murs surtout tiraient l’œil, alignant en haut, sur des étagères, une débandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forêt de tés et d’équerres, sous un amas de planches à laver, retenues en paquets par des bretelles. Peu à peu, tous les pans restés libres s’étaient salis d’inscriptions, de dessins, d’une écume montante, jetée là, comme sur les marges d’un livre toujours ouvert. Il y avait des charges de camarades, des profils d’objets déshonnêtes, des mots à faire pâlir des gendarmes, puis des sentences, des additions, des adresses ; le tout dominé, écrasé par cette ligne laconique de procès-verbal, en grosses lettres, à la plus belle place : « Le 7 juin, Gorju a dit qu’il se foutait de Rome. Signé : Godemard. »

Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement des fauves dérangés chez eux. Ce qui l’immobilisait, c’était l’aspect de la salle, au matin de « la nuit de charrette », ainsi que les architectes nomment cette nuit suprême de travail. Depuis la veille, tout l’atelier, soixante élèves, étaient enfermés là, ceux qui n’avaient pas de projets à déposer, « les nègres », aidant les autres, les concurrents en retard, forcés d’abattre en douze heures la besogne de huit jours. Dès minuit, on s’était empiffré de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure, comme dessert, on avait fait venir trois dames d’une maison voisine. Et sans que le travail se ralentît, la fête avait tourné à l’orgie romaine, au milieu de la fumée des pipes. Il en restait, par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteilles cassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire ; pendant que l’air gardait l’âcreté des bougies noyées dans les chandeliers de fer, l’odeur sûre du musc des dames, mêlée à celle des saucisses et du vin bleu.

Des voix hurlèrent, sauvages :

— À la porte !… Oh ! cette gueule !… Qu’est-ce qu’il veut, cet empaillé ?… À la porte ! à la porte !  

Claude, sous la rudesse de cette tempête, chancela un instant, étourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande élégance, même pour les natures les plus distinguées, étant de rivaliser d’ordures. Et il se remettait, il répondait, lorsque Dubuche le reconnut. Ce dernier devint très rouge, car il détestait ces aventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huées, qui se tournaient contre lui, maintenant ; et il bégaya :

— Comment ! c’est toi !… Je t’avais dit de ne jamais entrer… Attends-moi un instant dans la cour. 

À ce moment, Claude, qui reculait, manqua d’être écrasé par une petite charrette à bras, que deux gaillards très barbus amenaient au galop. C’était de cette charrette que la nuit de gros travail tirait son nom ; et, depuis huit jours, les élèves, retardés par les basses besognes payées du dehors, répétaient le cri : « Oh ! que je suis en charrette ! » Dès qu’elle parut, une clameur éclata. Il était neuf heures moins un quart, on avait le temps bien juste d’arriver à l’École. Une débandade énorme vida la salle ; chacun sortait ses châssis, au milieu des coudoiements ; ceux qui voulaient s’entêter à finir un détail, étaient bousculés, emportés. En moins de cinq minutes, les châssis de tous se trouvèrent empilés dans la voiture, et les deux gaillards barbus, les derniers nouveaux de l’atelier, s’attelèrent comme des bêtes, tirèrent au pas de course ; tandis que le flot des autres vociférait et poussait par derrière. Ce fut une rupture d’écluse, les deux cours franchies dans un fracas de torrent, la rue envahie, inondée de cette cohue hurlante.

Claude, cependant, s’était mis à courir, près de Dubuche, qui venait à la queue, très contrarié de n’avoir pas eu un quart d’heure de plus, pour soigner un lavis.

— Qu’est-ce que tu fais ensuite ?

— Oh ! j’ai des courses toute la journée.

Le peintre fut désespéré de voir que cet ami lui échappait encore.

— C’est bon, je te laisse… Et tu en es, ce soir, chez Sandoz ?

— Oui, je crois, à moins qu’on ne me retienne à dîner ailleurs. 

Tous deux s’essoufflaient. La bande, sans se ralentir, allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. Après avoir descendu la rue du Four, elle s’était ruée à travers la place Gozlin, et elle se jetait dans la rue de l’Échaudé. En tête, la charrette à bras, tirée, poussée plus fort, bondissait sur les pavés inégaux, avec la danse lamentable des châssis dont elle était pleine ; puis, la queue galopait, forçant les passants à se coller contre les maisons, s’ils ne voulaient pas être renversés ; et les boutiquiers, béants sur leurs portes, croyaient à une révolution. Tout le quartier était dans le bouleversement. Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l’entraîner. Une paille dans le torrent.

— Eh bien ! adieu, dit Claude. À ce soir !

— Oui, à ce soir !

Le peintre, hors d’haleine, s’était arrêté au coin de la rue des Beaux-Arts. Devant lui, la cour de l’École se trouvait grande ouverte. Tout s’y engouffra.

Après avoir soufflé un moment, Claude regagna la rue de Seine. Sa malechance s’aggravait, il était dit qu’il ne débaucherait pas un camarade, ce matin-là ; et il remonta la rue, il marcha lentement jusqu’à la place du Panthéon, sans idée nette ; puis, il pensa qu’il pouvait toujours entrer à la mairie, pour serrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandoz avait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissait cependant l’histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu’il voulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail. Et il prenait déjà sa course, lorsqu’une fraternité d’artiste, un scrupule de travailleur honnête, l’arrêta : c’était un crime que d’aller déranger un brave homme, de lui apporter le découragement d’une œuvre rebelle, au moment où il abattait sans doute gaillardement la sienne.

Dès lors, Claude dut se résigner. Il traîna sa mélancolie noire sur les quais jusqu’à midi, la tête si lourde, si bourdonnante de la pensée continue de son impuissance, qu’il ne voyait plus que dans un brouillard les horizons aimés de la Seine. Puis, il se retrouva rue de la Femme-sans-Tête, il y déjeuna chez Gomard, un marchand de vin, dont l’enseigne : Au Chien de Montargis, l’intéressait. Des maçons, en blouse de travail, éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés ; et, comme eux, avec eux, il mangea son « ordinaire » de huit sous, le bouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. C’était encore trop bon, pour une brute qui ne savait pas son métier : quand il avait manqué une étude, il se ravalait, il se mettait plus bas que les manœuvres, dont les gros bras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, il s’attarda, il s’abêtit, dans les conversations des tables voisines. Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard.

Mais, place de l’Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas. Pourquoi n’avait-il point songé à Fagerolles ? Il était gentil, Fagerolles, bien qu’il fût élève de l’École des Beaux-Arts ; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui, même lorsqu’il défendait la mauvaise peinture. S’il avait déjeuné chez son père, rue Vieille-du-Temple, pour sûr il s’y trouvait encore.

Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensation de fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l’écraser, lorsqu’une bousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la rue l’amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, des façades plates, bariolées d’enseignes jusqu’aux gouttières, trouées de minces fenêtres, où l’on entendait bruire tous les métiers en chambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petite boutique de journaux le retint : c’était, entre un coiffeur et un tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités de romance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant les images, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il n’eut que le temps de sauter sur le trottoir, réduit là à une simple bordure : les roues lui frôlèrent la poitrine, il fut inondé jusqu’aux genoux.

M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d’art, avait ses ateliers au rez-de-chaussée ; et, au premier étage, pour abandonner à ses magasins d’échantillons les deux grandes pièces éclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d’un étouffement de cave. C’était là que son fils Henri avait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de ce trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de la boutique à images, du tripier et du coiffeur. D’abord, son père avait fait de lui un dessinateur d’ornements, pour son usage personnel. Puis, lorsque le gamin s’était révélé avec des ambitions plus hautes, s’attaquant à la peinture, parlant de l’École, il y avait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et de réconciliations. Aujourd’hui encore, bien qu’Henri eût remporté de premiers succès, le fabricant de zinc d’art, résigné à le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie.

Après s’être secoué, Claude enfila le porche de la maison, une voûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre, l’odeur fade et moisie d’un fond de citerne. L’escalier s’ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampe dévorée de rouille. Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée, M. Fagerolles en train d’examiner ses modèles. Alors, voulant être poli, il entra, malgré son écœurement d’artiste pour tout ce zinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur de l’imitation.

— Bonjour, monsieur… Est-ce qu’Henri est encore là ?  

Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à la main un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le léger tube, de verre.

— Henri n’est pas rentré déjeuner, répondit-il sèchement.

Cet accueil troubla le jeune homme.

— Ah ! il n’est pas rentré… Je vous demande pardon. Bonsoir, monsieur.

— Bonsoir. 

Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète, Fagerolles aussi lui échappait. Il s’en voulait maintenant d’être venu et de s’être intéressé à cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même en lui : c’était son mal peut-être, l’idée fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crâne. Et, lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer, pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cette pensée seule le secoua d’un tremblement. Son atelier lui semblait un lieu d’horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s’il y avait laissé le cadavre d’une affection morte. Non, non, monter les trois étages, ouvrir la porte, s’enfermer en face de ça : il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! il était trop malheureux, il allait, rue d’Enfer, débaucher Sandoz.

Le petit logement, au quatrième, se composait d’une salle à manger, d’une chambre à coucher et d’une étroite cuisine, que le fils occupait ; tandis que la mère, clouée par la paralysie, avait, de l’autre côté du palier, une chambre où elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. La rue était déserte, les fenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tête arrondie d’un grand arbre et le clocher carré de Saint-Jacques du Haut-Pas.

Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbé sur sa table, absorbé devant une page écrite.

— Je te dérange ?

— Non, je travaille depuis ce matin, j’en ai assez… Imagine-toi, voici une heure que je m’épuise à retaper une phrase mal bâtie, dont le remords m’a torturé pendant tout mon déjeuner. 

Le peintre eut un geste de désespoir ; et, à le voir si lugubre, l’autre comprit.

— Hein ? toi, ça ne va guère… Sortons. Un grand tour pour nous dérouiller un peu, veux-tu ?  

Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femme l’arrêta. C’était sa femme de ménage, qui d’habitude venait deux heures le matin et deux heures le soir ; seulement, le jeudi, elle restait l’après-midi entière, pour le dîner.

— Alors, demanda-t-elle, c’est décidé, monsieur : de la raie et un gigot avec des pommes de terre ?

— Oui, si vous voulez.

— Et combien faut-il que je mette de couverts ?

— Ah ! ça, on ne sait jamais… Mettez toujours cinq couverts, on verra ensuite. Pour sept heures, n’est-ce pas ? Nous tâcherons d’y être.

Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant, Sandoz se glissa chez sa mère ; et, quand il en fut ressorti, du même mouvement discret et tendre, tous deux descendirent, silencieux. Dehors, après avoir flairé à gauche et à droite, comme pour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombèrent sur la place de l’Observatoire, enfilèrent le boulevard du Montparnasse. C’était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaient quand même, aimant ce large déroulement des boulevards extérieurs, où leur flânerie vaguait à l’aise. Ils ne parlaient toujours pas, la tête lourde encore, rassérénés peu à peu d’être ensemble. Devant la gare de l’Ouest seulement, Sandoz eut une idée.

— Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir où en est sa grande machine ? Je sais qu’il a lâché ses bons dieux aujourd’hui.

— C’est ça, répondit Claude. Allons chez Mahoudeau.

Ils s’engagèrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Le sculpteur Mahoudeau avait loué, à quelques pas du boulevard, la boutique d’une fruitière tombée en faillite ; et il s’y était installé, en se contentant de barbouiller les vitres d’une couche de craie. À cet endroit, large et déserte, la rue est d’une bonhomie provinciale, adoucie encore d’une pointe d’odeur ecclésiastique : des portes charretières restent béantes, montrant des enfilades de cours, très profondes ; une vacherie exhale des souffles tièdes de litière, un mur de couvent s’allonge, interminable. Et c’était là, flanquée de ce couvent et d’une herboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, et dont l’enseigne portait toujours les mots : Fruits et légumes, en grosses lettres jaunes.

Claude et Sandoz faillirent être éborgnés par des petites filles qui sautaient à la corde. Il y avait, sur les trottoirs, des familles assises, dont les barricades de chaises les forçaient à prendre la chaussée. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue de l’herboristerie les attarda un moment. Entre les deux vitrines, décorées d’irrigateurs, de bandages, de toutes sortes d’objets intimes et délicats, sous les herbes séchées de la porte, d’où sortait une continuelle haleine d’aromates, une femme maigre et brune, debout, les dévisageait ; pendant que, derrière elle, dans l’ombre, apparaissait le profil noyé d’un petit homme pâlot, en train de cracher ses poumons. Ils se poussèrent du coude, les yeux égayés d’un rire farceur ; puis, ils tournèrent le bec-de-canne de la boutique à Mahoudeau.

La boutique, assez grande, était comme emplie par un tas d’argile, une Bacchante colossale, à demi renversée sur une roche. Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cette masse encore informe, où l’on ne distinguait que des seins de géante et des cuisses pareilles à des tours. De l’eau avait coulé, des baquets boueux traînaient, un gâchis de plâtre salissait tout un coin ; tandis que, sur les planches de l’ancienne fruiterie restées en place, se débandaient quelques moulages d’antiques, que la poussière amassée lentement semblait ourler de cendre fine. Une humidité de buanderie, une odeur fade de glaise mouillée montait du sol. Et cette misère des ateliers de sculpteur, cette saleté du métier s’accusaient davantage, sous la clarté blafarde des vitres barbouillées de la devanture.

— Tiens ! c’est vous !  cria Mahoudeau, assis devant sa bonne femme, en train de fumer une pipe.

Il était petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de rides à vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noir s’embroussaillaient sur un front très bas ; et, dans ce masque jaune, d’une laideur féroce, s’ouvraient des yeux d’enfant, clairs et vides, qui souriaient avec une puérilité charmante. Fils d’un tailleur de pierres de Plassans, il avait remporté là-bas de grands succès, aux concours du Musée ; puis, il était venu à Paris comme lauréat de la ville, avec la pension de huit cents francs, qu’elle servait pendant quatre années. Mais, à Paris, il avait vécu dépaysé, sans défense, ratant l’École des Beaux-Arts, mangeant sa pension à ne rien faire ; si bien que, au bout des quatre ans, il s’était vu forcé, pour vivre, de se mettre aux gages d’un marchand de bons dieux, où il grattait dix heures par jour des Saint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier des paroisses. Depuis six mois seulement, l’ambition l’avait repris, en retrouvant des camarades de Provence, des gaillards dont il était l’aîné, connus autrefois chez tata Giraud, un pensionnat de mioches, devenus aujourd’hui de farouches révolutionnaires ; et cette ambition tournait au gigantesque, dans cette fréquentation d’artistes passionnés, qui lui troublaient la cervelle avec l’emportement de leurs théories.

— Fichtre ! dit Claude, quel morceau !  

Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lâcha un nuage de fumée.

— Hein ! n’est-ce pas ?… Je vais leur en coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils en font !

— C’est une baigneuse ? demanda Sandoz.

— Non, je lui mettrai des pampres… Une bacchante, tu comprends !

Mais, du coup, violemment, Claude s’emporta.

— Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?… Une vendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui se serait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il faut que ça vive !  

Mahoudeau, interdit, écoutait avec un tremblement. Il le redoutait, se pliait à son idéal de force et de vérité. Et, renchérissant :

— Oui, oui, c’est ce que je voulais dire… Une vendangeuse. Tu verras si ça pue la femme !  

À ce moment, Sandoz, qui faisait le tour de l’énorme bloc d’argile, eut une légère exclamation.

— Ah ! ce sournois de Chaîne qui est là !

En effet, derrière le tas, Chaîne, un gros garçon, peignait en silence, copiant sur une petite toile le poêle éteint et rouillé. On reconnaissait un paysan à ses allures lentes, à son cou de taureau, halé, durci, en cuir. Seul, le front se voyait, bombé d’entêtement ; car son nez était si court, qu’il disparaissait entre les joues rouges, et une barbe dure cachait ses fortes mâchoires. Il était de Saint-Firmin, à deux lieues de Plassans, un village où il avait gardé les troupeaux jusqu’à son tirage au sort ; et son malheur était né de l’enthousiasme d’un bourgeois du voisinage, pour les pommes de canne qu’il sculptait avec son couteau, dans des racines. Dès lors, devenu le pâtre de génie, le grand homme en herbe du bourgeois amateur, qui se trouvait être membre de la Commission du Musée, poussé par lui, adulé, détraqué d’espérances, il avait tout manqué successivement, les études, les concours, la pension de la ville ; et il n’en était pas moins parti pour Paris, après avoir exigé de son père, un paysan misérable, sa part anticipée d’héritage, mille francs, avec lesquels il comptait vivre un an, en attendant le triomphe promis. Les mille francs avaient duré dix-huit mois. Puis, comme il ne lui restait que vingt francs, il venait de se mettre avec son ami Mahoudeau, dormant tous les deux dans le même lit, au fond de l’arrière-boutique sombre, coupant l’un après l’autre au même pain, du pain dont ils achetaient une provision quinze jours d’avance, pour qu’il fût très dur et qu’on n’en pût manger beaucoup.

— Dites donc, Chaîne, continua Sandoz, il est joliment exact, votre poêle !  

Chaîne, sans parler, eut dans sa barbe un rire silencieux de gloire, qui lui éclaira la face comme d’un coup de soleil. Par une imbécillité dernière, et pour que l’aventure fût complète, les conseils de son protecteur l’avaient jeté dans la peinture, malgré le goût véritable qu’il montrait à tailler le bois ; et il peignait en maçon, gâchant les couleurs, réussissant à rendre boueuses les plus claires et les plus vibrantes. Mais son triomphe était l’exactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naïves d’un primitif, le souci du petit détail, où se complaisait l’enfance de son être, à peine dégagé de la terre. Le poêle, avec une perspective de guingois, était sec et précis, d’un ton lugubre de vase.

Claude s’approcha, fut pris de pitié devant cette peinture ; et lui, si dur aux mauvais peintres, trouva un éloge.

— Ah ! vous, on ne peut pas dire que vous êtes un ficeleur ! Vous faites comme vous sentez, au moins. C’est très bien, ça !  

Mais la porte de la boutique s’était rouverte, et un beau garçon blond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope, entrait en criant :

— Vous savez, l’herboriste d’à côté, elle est là qui raccroche… La sale tête !  

Tous rirent, sauf Mahoudeau, qui parut très gêné.

— Jory, le roi des gaffeurs, déclara Sandoz en serrant la main au nouveau venu.

— Hein ? quoi ? Mahoudeau couche avec, reprit Jory, lorsqu’il eut fini par comprendre. Eh bien ! qu’est-ce que ça fiche ? Une femme, ça ne se refuse jamais.

— Toi, se contenta de dire le sculpteur, tu es encore tombé sur les ongles de la tienne, elle t’a emporté un morceau de la joue. 

De nouveau, tous éclatèrent, et ce fut Jory qui devint rouge à son tour. Il avait, en effet, la face griffée, deux entailles profondes. Fils d’un magistrat de Plassans, qu’il désespérait par ses aventures de beau mâle, il avait comblé la mesure de ses débordements, en se sauvant avec une chanteuse de café-concert, sous le prétexte d’aller à Paris faire de la littérature ; et, depuis six mois qu’ils campaient ensemble dans un hôtel borgne du quartier Latin, cette fille l’écorchait vif, chaque fois qu’il la trahissait pour le premier jupon crotté, suivi sur un trottoir. Aussi montrait-il toujours quelque nouvelle balafre, le nez en sang, une oreille fendue, un œil entamé, enflé et bleu.

On causa enfin, il n’y eut plus que Chaîne qui continuât à peindre, de son air entêté de bœuf au labour. Tout de suite, Jory s’était extasié sur l’ébauche de la Vendangeuse. Lui aussi adorait les grosses femmes. Il avait débuté, là-bas, en écrivant des sonnets romantiques, célébrant la gorge et les hanches ballonnées d’une belle charcutière qui troublait ses nuits ; et, à Paris, où il avait rencontré la bande, il s’était fait critique d’art, il donnait, pour vivre, des articles à vingt francs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. Même un de ces articles, une étude sur un tableau de Claude, exposé chez le père Malgras, venait de soulever un scandale énorme, car il y sacrifiait à son ami les peintres « aimés du public », et il le posait comme chef d’une école nouvelle, l’école du plein air. Au fond, très pratique, il se moquait de tout ce qui n’était pas sa jouissance, il répétait simplement les théories entendues dans le groupe.

— Tu sais, Mahoudeau, cria-t-il, tu auras ton article, je vais lancer ta bonne femme… Ah ! quelles cuisses ! Si l’on pouvait se payer des cuisses comme ça !  

Puis, brusquement, il parla d’autre chose.

— À propos, mon avare de père m’a fait des excuses. Oui, il craint que je ne le déshonore, il m’envoie cent francs par mois… Je paie mes dettes.

— Des dettes, tu es trop raisonnable !  murmura Sandoz en souriant.

Jory montrait en effet une hérédité d’avarice, dont on s’amusait. Il ne payait pas les femmes, il arrivait à mener une vie désordonnée, sans argent et sans dettes ; et cette science innée de jouir pour rien s’alliait en lui à une duplicité continuelle, à une habitude de mensonge qu’il avait contractée dans le milieu dévot de sa famille, où le souci de cacher ses vices le faisait mentir sur tout, à toute heure, même inutilement. Il eut une réponse superbe, le cri d’un sage qui aurait beaucoup vécu.

— Oh ! vous autres, vous ne savez pas le prix de l’argent. 

Cette fois, il fut hué. Quel bourgeois ! Et les invectives s’aggravaient, lorsque de légers coups, frappés contre une vitre, firent cesser le vacarme.

— Ah ! elle est embêtante à la fin ! dit Mahoudeau avec un geste d’humeur.

— Hein ! qui est-ce ? l’herboriste ? demanda Jory. Laisse-la entrer, ce sera drôle.

D’ailleurs, la porte s’était ouverte sans attendre, et la voisine, madame Jabouille, Mathilde comme on la nommait familièrement, parut sur le seuil. Elle avait trente ans, la figure plate, ravagée de maigreur, avec des yeux de passion, aux paupières violâtres et meurtries. On racontait que les prêtres l’avaient mariée au petit Jabouille, un veuf dont l’herboristerie prospérait alors, grâce à la clientèle pieuse du quartier. La vérité était qu’on apercevait parfois de vagues ombres de soutanes, traversant le mystère de la boutique, embaumée par les aromates d’une odeur d’encens. Il y régnait une discrétion de cloître, une onction de sacristie, dans la vente des canules ; et les dévotes qui entraient, chuchotaient comme au confessionnal, glissaient des injecteurs au fond de leur sac, puis s’en allaient, les yeux baissés. Par malheur, des bruits d’avortement avaient couru : une calomnie du marchand de vin d’en face, disaient les personnes bien pensantes. Depuis que le veuf s’était remarié, l’herboristerie dépérissait. Les bocaux semblaient pâlir, les herbes séchées du plafond tombaient en poussière, lui-même toussait à rendre l’âme, réduit à rien, la chair finie. Et, bien que Mathilde eût de la religion, la clientèle pieuse l’abandonnait peu à peu, trouvant qu’elle s’affichait trop avec des jeunes gens, maintenant que Jabouille était mangé.

Un instant, elle resta immobile, fouillant les coins d’un rapide coup d’œil. Une senteur forte s’était répandue, la senteur des simples dont sa robe se trouvait imprégnée, et qu’elle apportait dans sa chevelure grasse, défrisée toujours : le sucre fade des mauves, l’âpreté du sureau, l’amertume de la rhubarbe, mais surtout la flamme de la menthe poivrée, qui était comme son haleine propre, l’haleine chaude qu’elle soufflait au nez des hommes.

D’un geste, elle feignit la surprise.

— Ah ! mon Dieu ! vous avez du monde !… Je ne savais pas, je reviendrai.

— C’est ça, dit Mahoudeau, très contrarié. Je vais sortir d’ailleurs. Vous me donnerez une séance dimanche. 

Claude, stupéfait, regarda Mathilde, puis la Vendangeuse.

— Comment ! cria-t-il, c’est madame qui te pose ces muscles-là ? Bigre, tu l’engraisses !

Et les rires recommencèrent, pendant que le sculpteur bégayait des explications : oh ! non, pas le torse, ni les jambes ; rien que la tête et les mains ; et encore quelques indications, pas davantage.

Mais Mathilde riait avec les autres, d’un rire aigu d’impudeur. Carrément, elle était entrée, elle avait refermé la porte. Puis, comme chez elle, heureuse au milieu de tous ces hommes, se frottant à eux, elle les flaira. Son rire avait montré les trous noirs de sa bouche, où manquaient plusieurs dents ; et elle était ainsi laide à inquiéter, dévastée déjà, la peau cuite, collée sur les os. Jory, qu’elle voyait pour la première fois, devait la tenter, avec sa fraîcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait. Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l’exciter sans doute, par s’asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandon de fille.

— Non, laisse, dit celui-ci en se levant. J’ai affaire… N’est-ce pas ? vous autres, on nous attend là-bas. 

Il avait cligné les paupières, désireux d’une bonne flânerie. Tous répondirent qu’on les attendait, et ils l’aidèrent à couvrir son ébauche de vieux linges, trempés dans un seau.

Cependant, Mathilde, l’air soumis et désespéré, ne s’en allait point. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on la bousculait ; tandis que Chaîne, qui ne travaillait plus, la couvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d’une convoitise gloutonne de timide. Jusque-là, il n’avait pas desserré les lèvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les trois camarades, il se décida, il dit de sa voix sourde, empâtée de longs silences :

— Tu rentreras ?

— Très tard. Mange et dors… Adieu. 

Et Chaîne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide, au milieu des tas de glaise et des flaques d’eau, sous le grand jour crayeux des vitres barbouillées, qui éclairait crûment ce coin de misère mal tenu.

Dehors, Claude et Mahoudeau marchèrent les premiers, pendant que les deux autres les suivaient ; et Jory se récria, lorsque Sandoz l’eût plaisanté, en lui affirmant qu’il avait fait la conquête de l’herboriste.

— Ah ! non, elle est affreuse, elle pourrait être notre mère à tous. En voilà une gueule de vieille chienne qui n’a plus de crocs !… Avec ça, elle empoisonne la pharmacie. 

Cette exagération fit rire Sandoz. Il haussa les épaules.

— Laisse donc, tu n’es pas si difficile, tu en prends qui ne valent guère mieux.

— Moi ! où ça ?… Et tu sais que, derrière notre dos, elle a sauté sur Chaîne. Ah ! les cochons, ils doivent s’en payer ensemble !  

Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncé dans une forte discussion avec Claude, se retourna au milieu d’une phrase, pour dire :

— Ce que je m’en fiche !  

Il acheva sa phrase à son compagnon ; et, dix pas plus loin, il lança de nouveau, par-dessus son épaule :

— Et, d’abord, Chaîne est trop bête !  

On n’en parla plus. Tous quatre, flânant, semblaient tenir la largeur du boulevard des Invalides. C’était l’expansion habituelle, la bande peu à peu accrue des camarades racolés en chemin, la marche libre d’une horde partie en guerre. Ces gaillards, avec la belle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavé. Dès qu’ils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux, ils empoignaient Paris d’une main et le mettaient tranquillement dans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ils promenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatigués, dédaigneux de ces misères, n’ayant du reste qu’à vouloir pour être les maîtres. Et cela n’allait point sans un immense mépris de tout ce qui n’était pas leur art, le mépris de la fortune, le mépris du monde, le mépris de la politique surtout. À quoi bon, ces saletés-là ? Il n’y avait que des gâteux, là dedans ! Une injustice superbe les soulevait, une ignorance voulue des nécessités de la vie sociale, le rêve fou de n’être que des artistes sur la terre. Ils en étaient stupides parfois, mais cette passion les rendait braves et forts.

Claude, alors, s’anima. Il recommençait à croire, dans cette chaleur des espérances mises en commun. Ses tortures de la matinée ne lui laissaient qu’un engourdissement vague, et il en était de nouveau à discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, il est vrai, de la crever le lendemain. Jory, très myope, regardait les vieilles dames sous le nez, se répandait en théories sur la production artistique : on devait se donner tel qu’on était, dans le premier jet de l’inspiration ; lui, jamais ne se raturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient à descendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangées de beaux arbres, à l’infini, paraissaient être faites pour leurs disputes. Mais, quand ils eurent débouché sur l’Esplanade, la querelle devint si violente, qu’ils s’arrêtèrent, au milieu de la vaste étendue. Hors de lui, Claude traita Jory de crétin : est-ce qu’il ne valait pas mieux détruire cette œuvre que de la livrer médiocre ? Oui, c’était dégoûtant, ce bas intérêt de commerce ! De leur côté, Sandoz et Mahoudeau parlaient à la fois, très fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tête, finissaient par s’attrouper autour de ces jeunes gens si furieux, qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants s’en allèrent, vexés, croyant à une farce, lorsqu’ils les virent brusquement, très bons amis, s’émerveiller ensemble, au sujet d’une nourrice vêtue de clair, avec de longs rubans cerise. Ah ! sacré bon sort, quel ton ! c’est ça qui fichait une note ! Ravis, ils clignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces, comme réveillés en sursaut, étonnés d’être déjà là. Cette Esplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornée seulement au sud par la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, si grande, si calme ; car ils y avaient suffisamment de place pour les gestes ; et ils reprenaient un peu haleine, eux qui déclaraient trop étroit Paris, où l’air manquait à l’ambition de leur poitrine.

— Est-ce que vous allez quelque part ? demanda Sandoz à Mahoudeau et à Jory.

— Non, répondit ce dernier, nous allons avec vous… Où allez-vous ?  

Claude, les regards perdus, murmura :

— Je ne sais pas… Par là. 

Ils tournèrent sur le quai d’Orsay, ils le remontèrent jusqu’au pont de la Concorde. Et, devant le Corps législatif, le peintre reprit, indigné :

— Quel sale monument !

— L’autre jour, dit Jory, Jules Favre a fait un fameux discours… Ce qu’il a embêté Rouher !  

Mais les trois autres ne le laissèrent pas continuer, la querelle recommença. Qui ça, Jules Favre ? qui ça, Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dont personne ne parlerait plus, dix ans après leur mort ! Ils s’étaient engagés sur le pont, ils haussaient les épaules de pitié. Puis, lorsqu’ils se trouvèrent au milieu de la place de la Concorde, ils se turent.

— Ça, finit par déclarer Claude, ça, ce n’est pas bête du tout.

Il était quatre heures, la belle journée s’achevait dans un poudroiement glorieux de soleil. À droite et à gauche, vers la Madeleine et vers le Corps législatif, des lignes d’édifices filaient en lointaines perspectives, se découpaient nettement au ras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries étageait les cimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux bordures vertes des contre-allées, l’avenue des Champs-Élysées montait tout là-haut, à perte de vue, terminée par la porte colossale de l’Arc de Triomphe, béante sur l’infini. Un double courant de foule, un double fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, les vagues fuyantes des voitures, que le reflet d’un panneau, l’étincelle d’une vitre de lanterne semblaient blanchir d’une écume. En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chaussées larges comme des lacs, s’emplissait de ce flot continuel, traversée en tous sens du rayonnement des roues, peuplée de points noirs qui étaient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient, exhalaient une fraîcheur, dans cette vie ardente.

Claude, frémissant, cria :

— Ah ! ce Paris… Il est à nous, il n’y a qu’à le prendre. 

Tous quatre se passionnaient, ouvraient des yeux luisants de désir. N’était-ce pas la gloire qui soufflait, du haut de cette avenue, sur la ville entière ? Paris tenait là, et ils le voulaient.

— Eh bien ! nous le prendrons, affirma Sandoz de son air têtu.

— Parbleu ! dirent simplement Mahoudeau et Jory.

Ils s’étaient remis à marcher, ils vagabondèrent encore, se trouvèrent derrière la Madeleine, enfilèrent la rue Tronchet. Enfin, ils arrivaient à la place du Havre, lorsque Sandoz s’exclama :

— Mais c’est donc chez Baudequin que nous allons ?

Les autres s’étonnèrent. Tiens ! ils allaient chez Baudequin.

— Quel jour sommes-nous ? demanda Claude. Hein ? jeudi… Fagerolles et Gagnière doivent y être alors… Allons chez Baudequin. 

Et ils gravirent la rue d’Amsterdam. Ils venaient de traverser Paris, c’était là une de leurs grandes tournées favorites ; mais ils avaient d’autres itinéraires, d’un bout à l’autre des quais parfois, ou bien un morceau des fortifications, de la porte Saint-Jacques aux Moulineaux, ou encore une pointe sur le Père-La-Chaise, suivie d’un crochet par les boulevards extérieurs. Ils couraient les rues, les places, les carrefours, ils vaguaient des journées entières, tant que leurs jambes pouvaient les porter, comme s’ils avaient voulu conquérir les quartiers les uns après les autres, en jetant leurs théories retentissantes aux façades des maisons ; et le pavé semblait à eux, tout le pavé battu par leurs semelles, ce vieux sol de combat d’où montait une ivresse qui grisait leur lassitude.

Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles, à l’angle de la rue Darcet. Sans qu’on sût pourquoi, la bande l’avait choisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât le quartier. Elle s’y réunissait régulièrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaient pris l’habitude d’y paraître un instant. Ce jour-là, par ce beau soleil, les petites tables du dehors, sous la tente, se trouvaient toutes occupées d’un double rang de consommateurs barrant le trottoir. Mais eux, avaient l’horreur de ce coudoiement, de cet étalage en public : et ils bousculèrent le monde, pour entrer dans la salle déserte et fraîche.

— Tiens ! Fagerolles qui est seul ! cria Claude.

Il avait marché à leur table accoutumée, au fond, à gauche, et il serrait la main d’un garçon mince et pâle, dont la figure de fille était éclairée par des yeux gris, d’une câlinerie moqueuse, où passaient des étincelles d’acier.

Tous s’assirent, on commanda des bocks, et le peintre reprit :

— Tu sais que je suis allé te chercher chez ton père… Il m’a joliment reçu !  

Fagerolles, qui affectait des airs de casseur et de voyou, se tapa sur les cuisses.

— Ah ! il m’embête, le vieux !… J’ai filé ce matin, après un attrapage. Est-ce qu’il ne veut pas me faire dessiner des choses pour ses cochonneries en zinc ! C’est bien assez du zinc de l’École. 

Cette plaisanterie aisée sur ses professeurs enchanta les camarades. Il les amusait, il se faisait adorer par cette continuelle lâcheté de gamin flatteur et débineur. Son sourire inquiétant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigts souples, d’une adresse native, ébauchaient sur la table des scènes compliquées, avec des gouttes de bière répandues. Il avait l’art facile, un tour de main à tout réussir.

— Et Gagnière, demanda Mahoudeau, tu ne l’as pas vu ?

— Non, il y a une heure que je suis là. 

Mais Jory, silencieux, poussa du coude Sandoz, en lui montrant de la tête une fille qui occupait une table avec son monsieur, dans le fond de la salle. Il n’y avait, du reste, que deux autres consommateurs, deux sergents jouant aux cartes. C’était presque une enfant, une de ces galopines de Paris qui gardent à dix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chien coiffé, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez délicat, une grande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait un journal illustré, tandis que le monsieur, sérieusement, buvait un madère ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gais regards vers la bande, à toute minute.

— Hein ? gentille ! murmura Jory, qui s’allumait. À qui diable en a-t-elle ?… C’est moi qu’elle regarde. 

Vivement, Fagerolles intervint.

— Eh ! dis donc, pas d’erreur, elle est à moi !… Si tu crois que je suis là depuis une heure pour vous attendre !  

Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d’Irma Bécot. Oh ! une petite d’un drôle ! Il connaissait son histoire, elle était fille d’un épicier de la rue Montorgueil. Très instruite d’ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusqu’à seize ans les cours d’une école du voisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles, et elle achevait son éducation, de plain-pied avec la rue, vivant sur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dans les continuels commérages des cuisinières en cheveux, qui déshabillaient les abominations du quartier, pendant qu’on leur pesait cinq sous de gruyère. Sa mère était morte, le père Bécot avait fini par coucher avec ses bonnes, très raisonnablement, pour éviter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goût des femmes, il lui en avait fallu d’autres, bientôt il s’était lancé dans une telle noce, que l’épicerie y passait peu à peu, les légumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allait encore à l’école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, un garçon l’avait jetée en travers d’un panier de figues. Six mois plus tard, la maison était mangée, son père mourait d’un coup de sang, elle se réfugiait chez une tante pauvre qui la battait, en partait avec un jeune homme d’en face, y revenait à trois reprises, pour s’envoler définitivement un beau jour dans tous les bastringues de Montmartre et des Batignolles.

— Une roulure ! murmura Claude de son air de mépris.

Tout d’un coup, comme son monsieur se levait et sortait, après lui avoir parlé bas, Irma Bécot le regarda disparaître ; puis, avec une violence d’écolier échappé, elle accourut s’asseoir sur les genoux de Fagerolles.

— Hein ? crois-tu, est-il assez crampon !… Baise-moi vite, il va revenir. 

Elle le baisa sur les lèvres, but dans son verre ; et elle se donnait aussi aux autres, leur riait d’une façon engageante, car elle avait la passion des artistes, en regrettant qu’ils ne fussent pas assez riches pour se payer des femmes à eux tout seuls.

Jory surtout semblait l’intéresser, très excité, fixant sur elle des yeux de braise. Comme il fumait, elle lui enleva sa cigarette de la bouche et la mit à la sienne ; cela, sans interrompre son bavardage de pie polissonne.

— Vous êtes tous des peintres, ah ! c’est amusant !… Et ces trois-là, pourquoi ont-ils l’air de bouder ? Rigolez donc, je vas vous chatouiller, moi ! vous allez voir !  

En effet, Sandoz, Claude et Mahoudeau, interloqués, la contemplaient d’un air sérieux. Mais elle restait l’oreille aux aguets, elle entendit revenir son monsieur, et elle jeta vivement dans le nez de Fagerolles :

— Tu sais, demain soir, si tu veux. Viens me prendre à la brasserie Bréda. 

Puis, après avoir replacé la cigarette tout humide aux lèvres de Jory, elle se cavala à longues enjambées, les bras en l’air, dans une grimace d’un comique extravagant ; et, lorsque le monsieur reparut, la mine grave, un peu pâle, il la retrouva immobile, les yeux sur la même gravure du journal illustré. Cette scène s’était passée si rapidement, au galop d’une telle drôlerie, que les deux sergents, de bons diables, se remirent à battre leurs cartes, en crevant de rire.

Du reste, Irma les avait tous conquis. Sandoz déclarait son nom de Bécot très bien pour un roman ; Claude demandait si elle voudrait lui poser une étude ; tandis que Mahoudeau la voyait en gamin, une statuette qu’on vendrait pour sûr. Bientôt, elle s’en alla, en envoyant du bout des doigts, derrière le dos du monsieur, des baisers à toute la table, une pluie de baisers, qui achevèrent d’enflammer Jory. Mais Fagerolles ne voulait pas la prêter encore, très amusé inconsciemment de retrouver en elle une enfant du même trottoir que lui, chatouillé par cette perversion du pavé, qui était la sienne.

Il était cinq heures, la bande fit revenir de la bière. Des habitués du quartier avaient envahi les tables voisines, et ces bourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques, où le dédain se mêlait à une déférence inquiète. On les connaissait bien, une légende commençait à se former. Eux, causaient maintenant de choses bêtes, la chaleur qu’il faisait, la difficulté d’avoir de la place dans l’omnibus de l’Odéon, la découverte d’un marchand de vin chez qui on mangeait de la vraie viande. Un d’eux voulut entamer une discussion sur un lot de tableaux infects qu’on venait de mettre au Musée du Luxembourg ; mais tous étaient du même avis : les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils ne parlèrent plus, ils fumèrent en échangeant des mots rares et des rires d’intelligence.

— Ah çà, demanda enfin Claude, est-ce que nous attendons Gagnière ?

On protesta. Gagnière était assommant ; et, d’ailleurs, il arriverait bien à l’odeur de la soupe.

— Alors, filons, dit Sandoz. Il y a un gigot ce soir, tâchons d’être à l’heure. 

Chacun paya sa consommation, et tous sortirent. Cela émotionna le café. Des jeunes gens, des peintres sans doute, chuchotèrent en se montrant Claude, comme s’ils avaient vu passer le chef redoutable d’un clan de sauvages. C’était le fameux article de Jory qui produisait son effet, le public devenait complice et allait créer de lui-même l’école du plein air, dont la bande plaisantait encore. Ainsi qu’ils le disaient gaiement, le café Baudequin ne s’était pas douté de l’honneur qu’ils lui faisaient, le jour où ils l’avaient choisi pour être le berceau d’une révolution.

Sur le boulevard, ils se retrouvèrent cinq, Fagerolles avait renforcé le groupe ; et, lentement, ils retraversèrent Paris, de leur air tranquille de conquête. Plus ils étaient, plus ils barraient largement les rues, plus ils emportaient à leurs talons de la vie chaude des trottoirs. Quand ils eurent descendu la rue de Clichy, ils suivirent la rue de la Chaussée-d’Antin, allèrent prendre la rue Richelieu, traversèrent la Seine au pont des Arts pour insulter l’Institut, gagnèrent enfin le Luxembourg par la rue de Seine, où une affiche tirée en trois couleurs, la réclame violemment enluminée d’un cirque forain, les fit crier d’admiration. Le soir venait, le flot des passants coulait ralenti, c’était la ville lasse qui attendait l’ombre, prête à se livrer au premier mâle assez vigoureux pour la prendre.

Rue d’Enfer, lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autres chez lui, il disparut dans la chambre de sa mère ; il y resta quelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourire discret et attendri qu’il avait toujours en en sortant. Et ce fut aussitôt, dans son étroit logis, un vacarme terrible, des rires, des discussions, des clameurs. Lui-même donnait l’exemple, aidait au service la femme de ménage, qui s’emportait en paroles amères, parce qu’il était sept heures et demie, et que son gigot se desséchait. Les cinq, attablés, mangeaient déjà la soupe, une soupe à l’oignon très bonne, quand un nouveau convive parut.

— Oh ! Gagnière ! hurla-t-on en chœur.

Gagnière, petit, vague, avec sa figure poupine et étonnée, qu’une barbe follette blondissait, demeura un instant sur le seuil à cligner ses yeux verts. Il était de Melun, fils de gros bourgeois qui venaient de lui laisser là-bas deux maisons, et il avait appris la peinture tout seul dans la forêt de Fontainebleau, il peignait des paysages consciencieux, d’intentions excellentes ; mais sa vraie passion était la musique, une folie de musique, une flambée cérébrale qui le mettait de plain-pied avec les plus exaspérés de la bande.

— Est-ce que je suis de trop ? demanda-t-il doucement.

— Non, non, entre donc ! cria Sandoz.

Déjà, la femme de ménage apportait un couvert.

— Si l’on ajoutait tout de suite une assiette pour Dubuche ? dit Claude. Il m’a dit qu’il viendrait sans doute. 

Mais on conspua Dubuche, qui fréquentait des femmes du monde. Jory raconta qu’il l’avait rencontré en voiture avec une vieille dame et sa demoiselle, dont il tenait les ombrelles sur les genoux.

— D’où sors-tu, pour être si en retard ? reprit Fagerolles, en s’adressant à Gagnière.

Celui-ci, qui allait avaler sa première cuillerée de soupe, la reposa dans son assiette.

— J’étais rue de Lancry, tu sais, où ils font de la musique de chambre… Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n’as pas idée ! Ça vous prend là, derrière la tête, c’est comme si une femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose de plus immatériel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine… Parole d’honneur, on se sent mourir… 

Ses yeux se mouillaient, il pâlissait comme dans une jouissance trop vive.

— Mange ta soupe, dit Mahoudeau, tu nous raconteras ça après.

La raie fut servie, et l’on fit apporter la bouteille de vinaigre sur la table, pour corser le beurre noir, qui semblait fade. On mangeait dur, les morceaux de pain disparaissaient. D’ailleurs, aucun raffinement, du vin au litre, que les convives mouillaient beaucoup, par discrétion, pour ne pas pousser à la dépense. On venait de saluer le gigot d’un hourra, et le maître de la maison s’était mis à le découper, lorsque de nouveau la porte s’ouvrit. Mais, cette fois, des protestations furieuses s’élevèrent.

— Non, non, plus personne !… À la porte, le lâcheur !  

Dubuche, essoufflé d’avoir couru, ahuri de tomber au milieu de ces hurlements, avançait sa grosse face pâle, en bégayant des explications.

— Vrai, je vous assure, c’est la faute de l’omnibus… J’en ai attendu cinq aux Champs-Élysées.

— Non, non, il ment !… Qu’il s’en aille, il n’aura pas de gigot !… À la porte, à la porte !  

Pourtant, il avait fini par entrer, et l’on remarqua alors qu’il était très correctement mis, tout en noir, pantalon noir, redingote noire, cravaté, chaussé, épinglé, avec la raideur cérémonieuse d’un bourgeois qui dîne en ville.

— Tiens ! il a raté son invitation, cria plaisamment Fagerolles. Vous ne voyez pas que ses femmes du monde l’ont laissé partir, et qu’il accourt manger notre gigot, parce qu’il ne sait plus où aller !  

Il devint rouge, il balbutia :

— Oh ! quelle idée ! Êtes-vous méchants !… Fichez-moi la paix à la fin !  

Sandoz et Claude, placés côte à côte, souriaient : et le premier appela Dubuche d’un signe, pour lui dire :

— Mets ton couvert toi-même, prends là un verre et une assiette, et assieds-toi entre nous deux… Ils te laisseront tranquille. 

Mais, tout le temps qu’on mangea le gigot, les plaisanteries continuèrent. Lui-même, quand la femme de ménage lui eut retrouvé une assiettée de soupe et une part de raie, se blagua, en bon enfant. Il affectait d’être affamé, torchait goulument son assiette, et il racontait une histoire, une mère qui lui avait refusé sa fille, parce qu’il était architecte. La fin du dîner fut ainsi très bruyante, tous parlaient à la fois. Un morceau de brie, l’unique dessert, eut un succès énorme. On n’en laissa pas. Le pain faillit manquer. Puis, comme le vin manquait réellement, chacun avala une claire lampée d’eau, en faisant claquer sa langue, au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond, avec la béatitude de gens qui viennent de se nourrir très richement, ils passèrent dans la chambre à coucher.

C’étaient les bonnes soirées de Sandoz. Même aux heures de misère, il avait toujours eu un pot-au-feu à partager avec les camarades. Cela l’enchantait d’être en bande, tous amis, tous vivant de la même idée. Bien qu’il fût de leur âge, une paternité l’épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres d’espoir. Comme il n’avait qu’une pièce, sa chambre à coucher était à eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaient s’asseoir sur le lit. Par ces chaudes soirées d’été, la fenêtre restait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuit claire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas et l’arbre des Sourds-Muets. Les jours de richesse, il y avait de la bière. Chacun apportait son tabac, la chambre s’emplissait vite de fumée, on finissait par causer sans se voir, très tard dans la nuit, au milieu du grand silence mélancolique de ce quartier perdu.

Ce jour-là, dès neuf heures, la femme de ménage vint dire :

— Monsieur, j’ai fini, puis-je m’en aller ?

— Oui, allez-vous-en… Vous avez laissé de l’eau au feu, n’est-ce pas ? Je ferai le thé moi-même. 

Sandoz s’était levé. Il disparut derrière la femme de ménage, et ne rentra qu’au bout d’un quart d’heure. Sans doute, il était allé embrasser sa mère, dont il bordait le lit chaque soir, avant qu’elle s’endormît.

Mais le bruit des voix montait déjà, Fagerolles racontait une histoire.

— Oui, mon vieux, à l’École, ils corrigent le modèle… L’autre jour, Mazel s’approche et me dit : « Les deux cuisses ne sont pas d’aplomb. » Alors, je lui dis : « Voyez, monsieur, elle les a comme ça. » C’était la petite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux : « Si elle les a comme ça, elle a tort. »

On se roula, Claude surtout, à qui Fagerolles contait l’histoire, pour lui faire sa cour. Depuis quelque temps, il subissait son influence ; et, bien qu’il continuât de peindre avec une adresse d’escamoteur, il ne parlait plus que de peinture grasse et solide, que de morceaux de nature, jetés sur la toile, vivants, grouillants, tels qu’ils étaient ; ce qui ne l’empêchait pas de blaguer ailleurs ceux du plein air, qu’il accusait d’empâter leurs études avec une cuiller à pot.

Dubuche, qui n’avait pas ri, froissé dans son honnêteté, osa répondre :

— Pourquoi restes-tu à l’École, si tu trouves qu’on vous y abrutit ? C’est bien simple, on s’en va… Oh ! je sais, vous êtes tous contre moi, parce que je défends l’École. Voyez-vous, mon idée est que, lorsqu’on veut faire un métier, il n’est pas mauvais d’abord de l’apprendre. 

Des cris féroces s’élevèrent, et il fallut à Claude toute son autorité pour dominer les voix.

— Il a raison, on doit apprendre son métier. Seulement, ce n’est guère bon de l’apprendre sous la férule de professeurs qui vous entrent de force dans la caboche leur vision à eux… Ce Mazel, quel idiot ! dire que les cuisses de Flore Beauchamp ne sont pas d’aplomb ! Et des cuisses si étonnantes, hein ? vous les connaissez, des cuisses qui la disent jusqu’au fond, cette enragée noceuse-là !

Il se renversa sur le lit, où il se trouvait ; et, les yeux en l’air, il continua d’une voix ardente :

— Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendre dans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir en la châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que les saillies des caractères, et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon d’être Dieu !  

Sa foi revenait, la course à travers Paris l’avait fouetté, il était repris de sa passion de la chair vivante. On l’écoutait en silence. Il eut un geste fou, puis il se calma.

— Mon Dieu ! chacun ses idées ; mais l’embêtant, c’est qu’ils sont encore plus intolérants que nous à l’Institut… Le jury du Salon est à eux, je suis sûr que cet idiot de Mazel va me refuser mon tableau. 

Et, là-dessus, tous partirent en imprécations, car cette question du jury était un éternel sujet de colère. On exigeait des réformes, chacun avait une solution prête, depuis le suffrage universel appliqué à l’élection d’un jury largement libéral, jusqu’à la liberté entière, le Salon libre pour tous les exposants.

Devant la fenêtre ouverte, pendant que les autres discutaient, Gagnière avait attiré Mahoudeau, et il murmurait d’une voix éteinte, les regards perdus dans la nuit :

— Oh ! ce n’est rien, vois-tu, quatre mesures, une impression jetée. Mais ce qu’il y a là-dedans !… Pour moi, d’abord, c’est un paysage qui fuit, un coin de route mélancolique, avec l’ombre d’un arbre qu’on ne voit pas ; et puis, une femme passe, à peine un profil ; et puis, elle s’en va, et on ne la rencontrera jamais, jamais plus… 

À ce moment, Fagerolles cria :

— Dis donc, Gagnière, qu’est-ce que tu envoies au Salon, cette année ?  

Il n’entendit pas, il poursuivait, extasié :

— Dans Schumann, il y a tout, c’est l’infini… Et Wagner qu’ils ont encore sifflé dimanche !  

Mais un nouvel appel de Fagerolles le fit sursauter.

— Hein ? quoi ? ce que j’enverrai au Salon ?… Un petit paysage peut-être, un coin de Seine. C’est si difficile, il faut avant tout que je sois content. 

Il était redevenu brusquement timide et inquiet. Ses scrupules de conscience artistique le tenaient pendant des mois sur une toile grande comme la main. À la suite des paysagistes français, ces maîtres qui ont les premiers conquis la nature, il se préoccupait de la justesse du ton, de l’exacte observation des valeurs, en théoricien dont l’honnêteté finissait par alourdir la main. Et, souvent, il n’osait plus risquer une note vibrante, d’une tristesse grise qui étonnait, au milieu de sa passion révolutionnaire.

— Moi, dit Mahoudeau, je me régale à l’idée de les faire loucher, avec ma bonne femme. 

Claude haussa les épaules.

— Oh ! toi, tu seras reçu : les sculpteurs sont plus larges que les peintres. Et, du reste, tu sais très bien ton affaire, tu as dans les doigts quelque chose qui plaît… Elle sera pleine de jolies choses, ta Vendangeuse. 

Ce compliment laissa Mahoudeau sérieux, car il posait pour la force, il s’ignorait et méprisait la grâce, une grâce invincible qui repoussait quand même de ses gros doigts d’ouvrier sans éducation, comme une fleur qui s’entête dans le dur terrain où un coup de vent l’a semée.

Fagerolles, très malin, n’exposait pas, de peur de mécontenter ses maîtres ; et il tapait sur le Salon, un bazar infect où la bonne peinture tournait à l’aigre avec la mauvaise. En secret, il rêvait le prix de Rome, qu’il plaisantait d’ailleurs comme le reste.

Mais Jory se planta au milieu de la chambre, son verre de bière au poing. Tout en le vidant à petits coups, il déclara :

— À la fin, il m’embête, le jury !… Dites donc, voulez-vous que je le démolisse ? Dès le prochain numéro, je commence, je le bombarde. Vous me donnerez des notes, n’est-ce pas ? et nous le flanquerons par terre… Ce sera rigolo. 

Claude acheva de se monter, ce fut un enthousiasme général. Oui, oui, il fallait faire campagne ! Tous en étaient, tous se pressaient pour se mieux sentir les coudes et marcher au feu ensemble. Il n’y en avait pas un, à cette minute, qui réservât sa part de gloire, car rien ne les séparait encore, ni leurs profondes dissemblances qu’ils ignoraient, ni les rivalités qui devaient les heurter un jour. Est-ce que le succès de l’un n’était pas le succès des autres ? Leur jeunesse fermentait, ils débordaient de dévouement, ils recommençaient l’éternel rêve de s’enrégimenter pour la conquête de la terre, chacun donnant son effort, celui-ci poussant celui-là, la bande arrivant d’un bloc, sur le même rang. Déjà Claude, en chef accepté, sonnait la victoire, distribuait des couronnes. Fagerolles lui-même, malgré sa blague de Parisien, croyait à la nécessité d’être une armée ; tandis que, plus épais d’appétits, mal débarbouillé de sa province, Jory se dépensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases, préparant là ses articles. Et Mahoudeau exagérait ses brutalités voulues, les mains convulsées, ainsi qu’un geindre dont les poings pétriraient un monde ; et Gagnière, pâmé, dégagé du gris de sa peinture, raffinait la sensation jusqu’à l’évanouissement final de l’intelligence ; et Dubuche, de conviction pesante, ne jetait que des mots, mais des mots pareils à des coups de massue, en plein milieu des obstacles. Alors, Sandoz, bien heureux, riant d’aise à les voir si unis, tous dans la même chemise, comme il disait, déboucha une nouvelle bouteille de bière. Il aurait vidé la maison, il cria :

— Hein ? nous y sommes, ne lâchons plus… Il n’y a que ça de bon, s’entendre quand on a des choses dans la caboche, et que le tonnerre de Dieu emporte les imbéciles !  

Mais, à ce moment, un coup de sonnette le stupéfia. Au milieu du silence brusque des autres, il reprit :

— À onze heures ! qui diable est-ce donc ?  

Il courut ouvrir, on l’entendit jeter une exclamation joyeuse. Déjà, il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant :

— Ah ! que c’est gentil de nous aimer un peu et de nous surprendre !… Bongrand, messieurs !  

Le grand peintre, que le maître de la maison annonçait ainsi, avec une familiarité respectueuse, s’avança, les mains tendues. Tous se levèrent vivement, émotionnés, heureux de cette poignée de main si large et si cordiale. C’était un gros homme de quarante-cinq ans, la face tourmentée, sous de longs cheveux gris. Il venait d’entrer à l’Institut, et le simple veston d’alpaga qu’il portait, avait à la boutonnière une rosette d’officier de la Légion d’honneur. Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapades étaient de tomber là, de loin en loin, pour fumer une pipe, au milieu de ces débutants, dont la flamme le réchauffait.

— Je vais faire le thé, cria Sandoz.

Et, quand il revint de la cuisine avec la théière et des tasses, il trouva Bongrand installé, à califourchon sur une chaise, fumant sa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrand lui-même parlait d’une voix de tonnerre, petit-fils d’un fermier beauceron, fils d’un père bourgeois, de sang paysan, affiné par une mère très artiste. Il était riche, n’avait pas besoin de vendre, et gardait des goûts et des opinions de bohème.

— Leur jury, ah bien ! j’aime mieux crever que d’en être ! disait-il avec de grands gestes. Est-ce que je suis un bourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souvent leur pain à gagner ?

— Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre un fameux service, en y défendant nos tableaux.

— Moi, laissez donc ! je vous compromettrais… Je ne compte pas, je ne suis personne. 

Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança d’une voix aiguë :

— Alors, si le peintre de la Noce au village ne compte pas !  

Mais Bongrand s’emportait, debout, le sang aux joues.

— Fichez-moi la paix, hein ! avec la Noce. Elle commence à m’embêter, la Noce, je vous en avertis… Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis qu’on l’a mise au musée du Luxembourg.

Cette Noce au village restait jusque-là son chef-d’œuvre : une noce débandée à travers les blés, des paysans étudiés de près, et très vrais, qui avaient une allure épique de héros d’Homère. De ce tableau datait une évolution, car il avait apporté une formule nouvelle. À la suite de Delacroix, et parallèlement à Courbet, c’était un romantisme tempéré de logique, avec plus d’exactitude dans l’observation, plus de perfection dans la facture, sans que la nature y fût encore abordée de front, sous les crudités du plein air. Pourtant, toute la jeune école se réclamait de cet art.

— Il n’y a rien de beau, dit Claude, comme les deux premiers groupes, le joueur de violon, puis la mariée avec le vieux paysan.

— Et la grande paysanne, donc, s’écria Mahoudeau, celle qui se retourne et qui appelle d’un geste !… J’avais envie de la prendre pour une statue.

— Et le coup de vent dans les blés, ajouta Gagnière, et les deux tâches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, très loin !

Bongrand écoutait d’un air gêné, avec un sourire de souffrance. Comme Fagerolles lui demandait ce qu’il faisait en ce moment, il répondit avec un haussement d’épaules :

— Mon Dieu ! rien, des petites choses… Je n’exposerai pas, je voudrais trouver un coup… Ah ! que vous êtes heureux, vous autres, d’être encore au pied de la montagne ! On a de si bonnes jambes, on est si brave, quand il s’agit de monter là-haut ! Et puis, lorsqu’on y est, va te faire fiche ! les embêtements commencent. Une vraie torture, et des coups de poing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte d’en dégringoler trop vite !… Ma parole ! on préférerait être en bas, pour avoir tout à faire… Riez, vous verrez, vous verrez un jour !  

La bande riait en effet, croyant à un paradoxe, à une pose d’homme célèbre, qu’elle excusait d’ailleurs. Est-ce que la suprême joie n’était pas d’être salué comme lui du nom de maître ? Les deux bras appuyés au dossier de sa chaise, il renonça à se faire comprendre, il les écouta, silencieux, en tirant de sa pipe de lentes fumées.

Cependant, Dubuche, qui avait des qualités d’homme de ménage, aidait Sandoz à servir le thé. Et le vacarme continua. Fagerolles racontait une histoire impayable du père Malgras, une cousine à sa femme, qu’il prêtait, quand on voulait bien lui en faire une académie. Puis, la conversation tomba sur les modèles, Mahoudeau était furieux, parce que les beaux ventres s’en allaient : impossible d’avoir une fille avec un ventre propre. Mais, brusquement, le tumulte grandit, on félicitait Gagnière au sujet d’un amateur qu’il avait connu à la musique du Palais-Royal, un petit rentier maniaque dont l’unique débauche était d’acheter de la peinture. En riant, les autres demandaient l’adresse. Tous les marchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l’amateur se défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermédiaire, dans l’espoir d’obtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. Claude montrait un beau mépris : on était volé, eh bien ! qu’est-ce que ça fichait, si l’on avait fait un chef-d’œuvre, et que l’on eût seulement de l’eau à boire ? Jory, ayant de nouveau exprimé des idées basses de lucre, souleva une indignation. À la porte, le journaliste ! On lui posait des questions sévères : est-ce qu’il vendrait sa plume ? est-ce qu’il ne se couperait pas le poignet, plutôt que d’écrire le contraire de sa pensée ? Du reste, on n’écouta pas sa réponse, la fièvre montait toujours, c’était maintenant la belle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seule passion de l’œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l’air comme un soleil. Quel désir ! se perdre, se consumer dans ce brasier qu’ils allumaient !

Bongrand, jusque-là immobile, eut un geste vague de souffrance, devant cette confiance illimitée, cette joie bruyante de l’assaut. Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensait à l’accouchement de l’œuvre dont il venait de laisser l’ébauche sur son chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura, les yeux mouillés d’attendrissement :

— Oh ! jeunesse, jeunesse !  

Jusqu’à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remit de l’eau chaude dans la théière. On n’entendait plus monter du quartier, anéanti de sommeil, que les jurements d’une chatte en folie. Tous divaguaient, grisés de paroles, la gorge arrachée, les yeux brûlés ; et lui, lorsqu’ils se décidèrent enfin à partir, prit la lampe, les éclaira par-dessus la rampe de l’escalier, en disant très bas :

— Ne faites pas de bruit, ma mère dort. 

La dégringolade assourdie des souliers le long des marches alla en s’affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence.

Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand, causait toujours, à travers les rues désertes. Il ne voulait pas se coucher, il attendait le soleil, avec une rage d’impatience, pour se remettre à son tableau. Cette fois, il était certain de faire un chef-d’œuvre, exalté par cette bonne journée de camaraderie, la tête douloureuse et grosse d’un monde. Enfin, il avait trouvé la peinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retourne chez une femme adorée, le cœur battant à grands coups, désespéré maintenant de cette absence d’un jour, qui lui semblait un abandon sans fin ; et il allait droit à sa toile, et en une séance il réalisait son rêve. Cependant, tous les vingt pas, à la clarté vacillante des becs de gaz, Bongrand l’arrêtait par un bouton de son paletot, en lui répétant que cette sacrée peinture était un métier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau être un malin, il n’y entendait rien encore. À chaque œuvre nouvelle, il débutait, c’était à se casser la tête contre les murs. Le ciel s’éclairait, des maraîchers commençaient à descendre vers les Halles. Et l’un et l’autre continuaient à vaguer, chacun parlant pour lui, très haut, sous les étoiles pâlissantes.