L’île de Pâques



Pour Albert Vandal.


Il est, au milieu du Grand Océan, dans une région où l’on ne passe jamais, une île mystérieuse et isolée ; aucune autre terre ne gît en son voisinage et, à plus de huit cents lieues de toutes parts, des immensités vides et mouvantes l’environnent. Elle est plantée de hautes statues monstrueuses, œuvres d’on ne sait quelle race aujourd’hui dégénérée ou disparue, et son passé demeure une énigme.

J’y ai abordé jadis, dans ma prime jeunesse, sur une frégate à voiles, par des journées de grand vent et de nuages obscurs ; il m’en est resté le souvenir d’un pays à moitié fantastique, d’une terre de rêve.

Sur mes cahiers de petit aspirant de marine, j’avais noté au jour le jour mes impressions d’alors, avec beaucoup d’incohérence et d’enfantillage.

C’est ce journal d’enfant que j’ai traduit ci-dessous, en essayant de lui donner la précision qui lui faisait défaut.


Journal d’un aspirant de la FLORE


I


3 janvier 1872.

À huit heures du matin, la vigie signale la terre, et la silhouette de l’île de Pâques se dessine légèrement dans la direction du nord-ouest. La distance est grande encore, et nous n’arriverons que dans la soirée, malgré la vitesse que les alizés nous donnent.

Depuis plusieurs jours, nous avons quitté, pour venir là, ces routes habituelles que suivent les navires à travers le Pacifique, car l’île de Pâques n’est sur le passage de personne. On l’a découverte par hasard, et les rares navigateurs qui l’ont de loin en loin visitée en ont fait des récits contradictoires. La population, dont la provenance est d’ailleurs entourée d’un inquiétant mystère, s’éteint peu à peu, pour des causes inconnues, et il y reste, nous a-t-on dit, quelques douzaines seulement de sauvages, affamés et craintifs, qui se nourrissent de racines ; au milieu des solitudes de la mer, elle ne sera bientôt qu’une solitude aussi, dont les statues géantes demeureront les seules gardiennes. On n’y trouve rien, pas même une aiguade pour y faire provision d’eau douce, et, de plus, les brisants et les récifs empêchent le plus souvent d’y atterrir.

Nous y allons, nous, pour l’explorer, et pour y prendre, si possible, une des antiques statues de pierre, que notre amiral voudrait rapporter en France.

Lentement elle s’approche et se précise, l’île étrange ; sous le ciel assombri de nuages, elle nous montre des cratères rougeâtres et des rochers mornes. Un grand vent souffle et la mer se couvre d’écume blanche.

Rapa-Nui est le nom donné par les indigènes à l’île de Pâques, — et, rien que dans les consonances de ce mot, il y a, me semble-t-il, de la tristesse, de la sauvagerie et, de la nuit… Nuit des temps, nuit des origines ou nuit du ciel, on ne sait trop de quelle obscurité il s’agit ; mais il est certain que ces nuages noirs, dont le pays s’enténèbre pour nous apparaître, répondent bien à l’attente de mon imagination.

À quatre heures du soir enfin, à l’abri de l’île, dans la baie où Cook vint mouiller jadis, notre frégate replie ses voiles et jette ses ancres. Des pirogues alors se détachent du singulier rivage et se dirigent vers nous, dans le vent déchaîné.
***

Voici même une sorte de baleinière, qui nous amène un semblant d’Européen !… Un bonhomme en chapeau et en paletot, nous arrivant de Rapa-Nui, cela déroute mes idées et me désenchante.

Il monte à bord, ce visiteur : c’est un vieux Danois, personnage bien imprévu,

Il y a trois ans, nous conte-t-il, l’une de ces goélettes tahitiennes, qui transportent en Amérique la nacre et les perles, a fait un détour de deux cents lieues pour le déposer ici. Et, depuis ce temps-là, il vit seul avec les indigènes, le vieil aventurier, aussi séparé de notre monde que s’il eût fixé dans la lune sa résidence. Il avait été chargé, par un planteur américain, d’acclimater dans l’île les ignames et les patates douces, afin de préparer d’immenses plantations pour l’avenir ; mais rien ne va, rien ne pousse, et les sauvages refusent de travailler. Ils sont encore trois ou quatre cents, nous dit ce vieux, groupés justement tous aux environs de la baie où nous avons jeté l’ancre, tandis que le reste du pays est devenu un désert, ou peu s’en faut. Lui, le Danois, habite une maison de pierre qu’il a trouvée en arrivant et dont il a refait la toiture ; c’était autrefois une demeure de missionnaires français, — car il y a eu, durant quelques années, des missionnaires à Rapa-Nui, mais ils s’en sont allés, ou ils sont morts, on ne sait pas trop, laissant la peuplade revenir aux fétiches et aux idoles.

Tandis qu’il nous parle, j’entends derrière moi quelque chose de léger bondir, et je me retourne pour voir : un des rameurs du Danois, un jeune sauvage, qui s’est enhardi jusqu’à grimper à bord. Oh ! l’étonnante figure maigre, avec un petit nez en bec de faucon et des yeux trop rapprochés, trop grands, égarés et tristes ! Il est nu, à la fois très svelte et très musclé, tout en nerfs ; sa peau, d’une couleur de cuivre rouge, est ornée de fins tatouages bleus, et ses cheveux, rouges aussi, d’un rouge artificiel, sont noués par des tiges de scabieuse sur le sommet de la tête, formant ainsi une huppe que le vent remue et qui ressemble à une flamme. Il promène sur nous l’effarement de ses yeux trop ouverts. Dans toute sa personne, un charme de diablotin ou de farfadet.

— Et les statues ? demandons-nous au vieux Robinson danois.

Ah ! les statues, il y en a de deux sortes. D’abord, celles des environs de cette baie, qui toutes sont renversées et brisées. Et puis les autres, les effrayantes, d’une époque et d’un visage différents, qui se tiennent encore debout, là-bas, là-bas, sur l’autre versant de l’île, au fond d’une solitude où personne ne va plus.

Il s’apprivoise, le sauvage à la huppe rouge. Pour nous plaire, le voici qui chante et qui danse. Il est un de ceux que les missionnaires avaient baptisés jadis et il s’appelle Petero (Pierre). Le vent, qui augmente au crépuscule, emporte sa chanson mélancolique et tourmente sa chevelure.

Mais les autres sont craintifs et ne veulent pas monter. Leurs pirogues cependant nous entourent, secouées de plus en plus par les lames, inondées d’embruns et d’écume. Montrant leurs membres nus, ils demandent par signes des vêtements aux matelots, en échange de leurs pagaies qu’ils offrent, et de leurs lances et de leurs idoles de bois ou de pierre. Toute la peuplade est accourue vers nous, naïvement surexcitée par notre présence. Dans la baie, la mer devient mauvaise. Et la nuit tombe.

II


4 janvier.

Cinq heures du matin, et le jour commence de poindre sous d’épaisses nuées grises. Vers la rive encore obscure, une baleinière qu’on m’a confiée m’emporte avec deux autres aspirants, mes camarades, pressés comme moi de mettre le pied dans l’île étrange. L’amiral, amusé de notre hâte, nous a donné à chacun des commissions diverses : reconnaître la passe et l’endroit propice au débarquement, chercher les grandes statues — et, pour son déjeuner, lui tuer des lapins !

Il fait froid et sombre. Nous avons vent debout ; un alizé violent nous jette au visage des paquets d’écume salée. L’île, pour nous recevoir, a pris sa plus fantastique apparence ; sur les grisailles foncées du ciel, ses rochers et ses cratères semblent du cuivre pâle. D’ailleurs, pas un arbre nulle part ; une désolation de désert.

Sans trop de peine, nous trouvons la passe au milieu des brisants qui, ce matin, font grand et sinistre tapage. Et, la ceinture de récifs une fois franchie, arrivés en eau calme et moins éventés, nous apercevons Petero, notre ami d’hier au soir, qui s’est perché sur une roche et nous appelle. Ses cris éveillent la peuplade entière et, en un instant, la grève se couvre de sauvages. Il en sort de partout, de creux de rochers où ils dormaient, de huttes si basses qu’elles semblaient incapables de recéler des êtres humains. De loin, nous ne les avions pas remarquées, les huttes de chaume ; elles sont là, nombreuses encore, aplaties sur le sol dont elles ont la couleur.

À l’endroit que Petero nous a désigné, à peine avons-nous débarqué, tous ces hommes nous entourent, agitant devant nous, dans la demi-obscurité matinale, leurs lances à pointe de silex, leurs pagaies et leurs vieilles idoles. Et le vent redouble, bruissant et froid ; les nuages bas semblent traîner sur la terre.

La baleinière qui nous a amenés s’en retourne vers la frégate, suivant les ordres du commandant. Mes deux camarades, qui ont des fusils, s’en vont par la plage, du côté d’un territoire à lapins que le Danois nous a indiqué la veille, — et je reste seul, cerné de plus en plus près par mes nouveaux hôtes : des poitrines et des figures bleuies par les tatouages, de longues chevelures, de singuliers sourires à dents blanches, et des yeux de tristesse dont l’émail est rendu plus blanc encore par les dessins d’un bleu sombre qui le soulignent. Je tremble de froid, sous mes vêtements légers, humides des embruns de la mer, et je trouve que le plein jour tarde bien à venir ce matin, sous le ciel si épais… Leur cercle s’est fermé de tous côtés, et, chacun me présentant sa lance ou son idole, voici qu’ils me chantent, à demi-voix d’abord, une sorte de mélopée plaintive, lugubre, et l’accompagnent d’un balancement de la tête et des reins comme feraient de grands ours, debout… Je les sais inoffensifs, et du reste leurs figures, que les tatouages rendent farouches au premier abord, sont d’une enfantine douceur ; ils ne m’inspirent aucune crainte raisonnée ; mais c’est égal, pour moi qui, la première fois de ma vie, pénètre dans une île du Grand Océan, il y a un frisson de surprise et d’instinctif effroi à sentir si près tous ces yeux et toutes ces haleines, avant jour, sur un rivage désolé et par un temps noir….

Maintenant le rythme de la chanson se précipite, le mouvement des têtes et des reins s’accélère, les voix se font rauques et profondes ; cela devient, dans le vent et dans le bruit de la mer, une grande clameur sauvage menant une danse furieuse.

Et puis, brusquement : cela s’apaise. C’est fini. Le cercle s’ouvre et les danseurs se dispersent… Que me voulaient-ils tous ? Enfantillage quelconque de leur part, ou bien conjuration, ou bien encore souhaits de bienvenue ?… Qui peut savoir ?…

***

Un vieil homme très tatoué, portant sur la chevelure de longues plumes noires, quelque chef sans doute, me prend par une main ; Petero me prend par l’autre ; tous deux en courant m’emmènent, et la foule nous suit.

Ils m’arrêtent devant une de ces demeures en chaume qui sont là partout, aplaties parmi les roches et le sable, ressemblent à des dos de bête couchée.

Et ils m’invitent à entrer, ce que je suis obligé de faire à quatre pattes, en me faufilant à la manière d’un chat qui passe par une chatière, car la porte, au ras du sol, gardée par deux divinités en granit de sinistre visage, est un trou rond, haut de deux pieds à peine.

Là dedans, on n’y voit pas, surtout à cause de la foule qui se presse et jette de l’ombre alentour ; il est impossible de se tenir debout, bien entendu, et, après les grands souffles vivifiants du dehors, on respire mal, dans une odeur de tanière.

À côté de la cheffesse et de sa fille, on m’invite à m’asseoir sur des nattes ; on n’a rien à m’offrir comme cadeau et je comprends, à certaine mimique éplorée, qu’on s’en excuse. Maintenant mes yeux s’accoutument, et je vois grouiller autour de nous des chats et des lapins.

Il me faut faire dans la matinée beaucoup d’autres visites du même genre, pour contenter les notables de l’île, et je pénètre en rampant au fond de je ne sais combien de gîtes obscurs — où la foule entre derrière moi, m’enserre dans une confusion de poitrines, de cuisses, nues et tatouées ; peu à peu je m’imprègne d’une senteur de fauve et de sauvage.

Tous sont disposés à me donner des idoles, des casse-tête ou des lances, en échange de vêtements ou d’objets qui les amusent. L’argent, naturellement, ne leur dit rien : c’est bon tout au plus pour orner des colliers ; mais les perles de verre sont d’un effet bien plus beau.

Cependant le plein jour est venu et, de tous côtés, le rideau de nuages se déchire. Alors, les aspects changent ; l’île plus éclairée, plus réelle, se fait moins sinistre, et d’ailleurs je m’y habitue.

Déjà, pour faire des marchés, j’ai livré tout ce que contenaient mes poches : mon mouchoir, des allumettes, un carnet et un crayon ; je me résous à livrer encore ma veste d’aspirant pour obtenir une massue extraordinaire que termine une sorte de tête de Janus à double visage humain, — et je continue ma promenade en bras de chemise.

Je suis décidément tombé au milieu d’un peuple d’enfants ; jeunes et vieux ne se lassent pas de me voir, de m’écouter, de me suivre, et portent derrière moi mes acquisitions diverses, mes idoles et mes armes, en chantant toujours des mélopées plaintives. Quand on y songe, en effet, quel événement que notre présence dans leur île isolée, où ils ne voient pas en moyenne tous les dix ans poindre une voile autour d’eux sur l’infini des eaux !

En plus du cortège qui se tient à distance, j’ai aussi conquis des amitiés particulières, au nombre de cinq : Petero, d’abord ; puis deux jeunes garçons, Atamou et Houga ; et deux jeunes filles, Marie et Juaritaï.

Toutes deux sont nues, Marie et Juaritaï, à part une ceinture qui retombe un peu aux places essentielles ; leur corps serait presque blanc, sans le hâle du soleil et de la mer, s’il ne gardait toutefois ce léger reflet de cuivre rouge, qui est le sceau de la race. De longs tatouages bleus, d’une bizarrerie et d’un dessin exquis, courent sur leurs jambes et leurs flancs, sans doute pour en accentuer la sveltesse charmante. Marie, qui fut un enfant baptisé par les missionnaires, — ce nom de Marie, à une fille de l’île de Pâques, déroute beaucoup, — n’a pour elle que sa taille de jeune déesse, sa fraîcheur et ses dents. Mais Juaritaï serait jolie partout et dans tous les pays, avec son petit nez fin et ses grands yeux craintifs ; elle a noué à l’antique sa chevelure, artificiellement rougie, dans laquelle des brins d’herbe sont piqués…

Mon Dieu, comme le temps passe !… Déjà dix heures et demie, l’heure à laquelle nous devons rentrer à bord pour le déjeuner, et j’aperçois là-bas, franchissant les lignes de récifs, la baleinière qui arrive pour nous reprendre. Mes deux camarades aussi reviennent de la chasse, suivis comme moi d’un cortège qui chante. Ils ont tué plusieurs mouettes blanches, qu’ils distribuent aux femmes ; mais de lapins, aucun. Quels mauvais commissionnaires nous sommes, tous les trois !… Et les grandes statues que j’étais chargé d’aller reconnaître, moi qui les ai oubliées !…

***

À bord, on nous reçoit bien, quand même, et les officiers s’intéressent à toutes les choses que je rapporte.

Mais je ne tiens pas en place et, dès midi, je retourne à terre auprès de mes amis sauvages.

Il vente toujours, et le vent d’ailleurs doit être familier à cette île de Pâques, située dans la région où l’alizé austral souffle le plus fort. Pourtant il ne reste plus au ciel que des lambeaux tourmentés du sombre vélum de ce matin, et le soleil paraît, dans du bleu profond, un brûlant soleil, car nous sommes ici tout près du tropique.

Quand j’arrive à la grève, je m’aperçois que, dans l’île, c’est l’heure de dormir, l’heure de la sieste méridienne, et mes cinq amis, qui sont là par politesse à m’attendre, assis sur des pierres, ont des yeux très somnolents.

Je dormirais bien quelques minutes, moi aussi ; mais où trouver un peu d’ombre pour ma tête, dans ce pays qui n’a pas un arbre pas un buisson vert ?

Après hésitation, je vais demander au vieux chef l’hospitalité d’un moment, et, marchant à quatre pattes, je m’insinue en son logis.

Il y fait très chaud et il y a encombrement de corps étendus. C’est que, sous cette carapace, qui a tout juste la contenance d’un canot renversé, le chef habite avec sa famille : une femme, deux fils, une fille, un gendre, un petit-fils ; plus, des lapins et des poules ; plus, enfin, sept vilains chats, à mine allongée et hauts sur pattes, qui ont plusieurs petits.

On m’installe cependant sur un tapis de joncs tressés et, par déférence, les gens sortent un à un sans bruit pour aller se coucher ailleurs ; je reste sous la garde d’Atamou, qui m’évente avec un chasse-mouches en plumes noires, et je m’endors.

Une demi-heure après, quand je reprends conscience de vivre, je suis complètement seul, au milieu d’un silence où se perçoit le bruit lointain de la mer sur les récifs de corail ; et, de temps à autre, une courte rafale d’alizé agite les roseaux de la toiture. À ce réveil, dans ce pauvre gîte de sauvages, me vient d’abord la notion d’un dépaysement extrême. Je me sens loin, loin comme jamais, et perdu. Et je suis pris aussi de cette angoisse spéciale qui est l’oppression des îles et qu’aucun lieu du monde ne saurait donner aussi intensément que celui-ci ; l’immensité des mers australes autour de moi m’inquiète soudain, d’une façon presque physique.

Par le trou qui sert de porte, un rayon de soleil pénètre, éclatant, vu du recoin obscur où je suis couché ; sur le sol de la case, il dessine l’ombre d’une idole qui en surveille l’entrée — et les ombres saugrenues de deux chats à trop longues oreilles, qui rêvent, assis là sur leur derrière, regardant au dehors… Même cette traînée de lumière et son éclat morne me semblent avoir quelque chose d’étranger, d’extra-lointain, d’infiniment antérieur. Dans cet ensoleillement, dans ce silence, au souffle de ce vent tropical, une tristesse indicible vient m’étreindre au réveil : tristesse des premiers âges humains peut-être, qui serait confusément demeurée dans la terre où je m’appuie, et que surchaufferait à cette heure le toujours même soleil éternel…

Bien entendu, cela passe vite, s’efface comme un caprice d’enfant, dès le plein retour de la vie. Et, sans bouger encore, je m’amuse à examiner les détails de la demeure, tandis que des souris, malgré ces deux chats en sentinelle, font le va-et-vient tranquillement à mes côtés.

La toiture en roseaux qui m’abrite est soutenue par des nervures de palmes ; — mais où donc les ont-ils prises, puisque leur île est sans arbres et ne connaît guère d’autre végétation que celle des herbages ?… Dans ce réduit, qui n’a pas un mètre et demi de haut sur quatre mètres de long, mille choses sont soigneusement accrochées : des petites idoles de bois noir, qu’emmaillottent des sparteries grossières ; des lances à pointe de silex éclaté, des pagaies à figure humaine, des coiffures en plumes, des ornements de danse ou de combat, et beaucoup d’ustensiles d’aspect inquiétant, d’usage à moi inconnu, qui semblent tous d’une extrême vieillesse. Nos ancêtres des premiers âges, lorsqu’ils se risquèrent à sortir des cavernes, durent construire des huttes de ce genre, ornées d’objets pareils ; on se sent ici au milieu d’une humanité infiniment primitive et, dirait-on, plus jeune que la nôtre de vingt ou trente mille ans.

Mais, quand on y songe, tout ce bois si desséché de leurs massues et de leurs dieux, à quelle époque peut-il remonter et d’où leur est-il venu ?… Et leurs chats, leurs lapins ?… Je veux bien que les missionnaires les leur aient amenés jadis. Mais les souris qui se promènent partout dans les cases, personne, je suppose, ne les a apportées, celles-là !… Alors, d’où arrivent-elles ?… Les moindres choses, dans cette île isolée, soulèvent des interrogations sans réponse ; on s’étonne qu’il puisse y avoir ici une faune et une flore.

***

Quant aux habitants humains de l’île de Pâques, ils sont venus de l’Occident, des archipels de Polynésie ; cela ne fait plus question.

D’abord, ils le disent eux-mêmes. D’après la tradition de leurs vieillards, ils seraient partis, il y a deux siècles ou trois, de l’île océanienne la plus avancée vers l’est, d’une certaine île de Rapa — qui existe bien réellement et s’appelle encore ainsi. — Et c’est en mémoire de cette très lointaine patrie qu’ils auraient nommé leur nouvelle terre : Rapa-Nui (la Grande Rapa).

Cette origine étant admise, reste tout le mystère de leur exode et de leur voyage. En effet, la région australe du Grand Océan comprise entre l’Amérique et l’Océanie est à elle seule beaucoup plus large que l’Océan Atlantique ; elle représente la solitude marine la plus vaste, l’étendue d’eau la plus effroyablement déserte qui soit à la surface de notre monde — et, au centre, gît l’île de Pâques, unique, infime et négligeable comme un caillou au milieu d’une mer. En outre, les vents dans cette région ne soufflent pas, comme chez nous, de tous les points du ciel, mais d’une direction constante, et, pour des navires venant de Polynésie, ils ne peuvent qu’être éternellement contraires. Alors, sur de simples pirogues, au bout de combien de mois d’un louvoyage obstiné, avec quels vivres, guidés par quelle prescience inexplicable, comment et pourquoi ces navigateurs mystérieux ont-ils réussi à atteindre justement ce grain de sable, égaré dans une telle immensité[1] ? Depuis leur arrivée, d’ailleurs, ils auraient perdu tout moyen de communication avec le reste de la terre.

Mais, qu’ils soient des Polynésiens, ces gens-là, des Maoris, c’est incontestable. Devenus seulement un peu plus pâles que leurs ancêtres, à cause du climat nuageux, ils en ont gardé la belle stature, le beau visage très caractérisé, avec l’ovale un peu long et les grands yeux rapprochés l’un de l’autre. Ils ont conservé aussi plusieurs des coutumes de leurs frères de là-bas, et surtout ils en parlent le langage.

C’est même pour moi l’un des charmes imprévus de cette île que la langue des Maoris y soit parlée, car j’ai commencé de l’étudier dans les livres des missionnaires, en prévision de notre arrivée prochaine à « Tahiti la délicieuse », dont je rêvais depuis mon enfance. Et ici, pour la première fois de ma vie, je puis placer quelques-uns de ces mots qui résonnent à mon oreille d’une façon encore si neuve et si mélodieusement barbare.

***

Les grandes statues, ce soir je ne les oublierai pas comme j’avais fait ce matin. Et, ma sieste méridienne finie, je les demande, dans son propre langage, au premier qui se présente à moi, à Atamou :

— Conduis-moi, je te prie, aux Sépultures.

Et il me comprend à merveille.

J’ai dit : sépultures (en tahitien : maraé, et à l’île de Pâques : maraï) parce que ces colosses de pierre, qui font l’objet de notre voyage, ornent les places où l’on ensevelissait, sous des roches amoncelées en tumulus, les grands chefs tombés dans les batailles. Ce nom de maraï, les indigènes le donnent également aux mille figures de fétiches et d’idoles qui remplissent leurs cases en roseaux et qui, dans leur esprit, sont liées au souvenir des morts.

Donc, nous partons, Atamou et moi, sans cortège par hasard, tous deux seuls, pour visiter le maraï le plus proche. Et c’est ma première course dans l’île inconnue.

En suivant à petite distance le bord de la mer, nous traversons une plaine, que recouvre une herbe rude, d’espèce unique, de couleur triste et comme fanée.

Sur notre chemin, nous trouvons les ruines d’une petite demeure, pareille à celle que le Danois habite. Atamou m’apprend que c’était la maison d’un papa farani (père français, missionnaire), et m’arrête pour me conter à ce sujet, avec une mimique excessive, une histoire sans doute très émouvante, que je ne démêle pas bien ; je vois seulement à ses gestes qu’il y a eu des guet-apens, des hommes cachés derrière des pierres, des coups de fusil et des coups de lance… Que lui ont-ils fait, à ce pauvre prêtre ?… On ne sait jamais à quel degré de férocité soudaine peut atteindre un sauvage, ordinairement doux et câlin, lorsqu’il est poussé par quelqu’une de ses passions d’homme primitif, ou par quelque superstition ténébreuse. Il ne faut pas oublier non plus qu’un instinct de cannibalisme sommeille au plus intime de ces natures polynésiennes, si accueillantes et d’apparence débonnaire : ainsi, là-bas, en Océanie, aux îles de Routouma et d’Hivaoa, des Maoris, d’un aspect charmant, à l’occasion vous mangent encore.

Son histoire contée, Atamou, persuadé que j’ai très bien compris, me prend par la main, et nous continuons notre route.

Devant nous, voici un monticule de pierres brunes, dans le genre des cromlechs gaulois, mais formé de blocs plus énormes ; il domine d’un côté la mer où rien ne passe, de l’autre la plaine déserte et triste, que limitent au loin des cratères éteints. Atamou assure que c’est le maraï, et tous deux nous montons sur ces pierres.

On dirait une estrade cyclopéenne, à demi cachée par un éboulement de grosses colonnes, irrégulières et frustes. Mais je demande les statues, que je n’aperçois nulle part — et alors Atamou. d’un geste recueilli, m’invite à regarder mieux à mes pieds… J’étais perché sur le menton de l’une d’elles, qui renversée sur le dos, me contemplait fixement d’en bas, avec les deux trous qui lui servaient d’yeux. Je ne me l’imaginais pas si grande et informe, aussi n’avais-je pas remarqué sa présence… En effet, elles sont là une dizaine, couchées pêle-mêle et à moitié brisées : quelque dernière secousse des volcans voisins, sans doute, les a culbutées ainsi, et le fracas de ces chutes a dû être lourdement terrible. Leur visage est sculpté avec une inexpérience enfantine ; des rudiments de bras et de mains sont à peine indiqués le long de leur corps tout rond, qui les fait ressembler à des piliers trapus. Mais une épouvante religieuse pouvait se dégager de leur aspect, quand elles se tenaient debout, droites et colossales, en face de cet océan sans bornes et sans navires. Atamou me confirme d’ailleurs qu’il y en a d’autres, dans les lointains de l’île, beaucoup d’autres, toute une peuplade gisante et morte, le long des grèves blanchies par le corail.

Aux pieds du maraï est une petite plage circulaire, entourée de rochers, sur laquelle nous descendons ; l’émiettement, par la mer, des coraux de toute espèce lui a fait un sable d’une blancheur neigeuse, semé de frêles coquilles précieuses et de fins rameaux de corail rose.

Cependant l’alizé, comme hier, souffle avec une violence croissante, à mesure que la journée s’avance. Il apporte à nouveau, du fond des solitudes de la mer Australe, tout un banc de nuages noirs, si noirs que les montagnes, les vieux volcans refroidis, recommencent de se détacher en clair sur le ciel soudainement obscur. Et Atamou, qui voit la pluie prochaine, précipite notre retour.

En effet, à mi-chemin, nous prend une ondée rapide, tandis que le vent furieux couche entièrement les herbes dans toute l’étendue de la plaine ; alors, sous des roches qui surplombent en voûte, nous nous arrêtons à l’abri, — au milieu d’un essaim de libellules rouges… D’où sont-elles venues, celles-là, encore ?… Et les papillons, que nous avons vus courir au-dessus de ces tapis d’herbes pâles, les papillons blancs, les papillons jaunes, qui donc en a apporté la graine, à travers huit cents lieues d’Océan ?…

Très vite ils s’en vont, ces nuages en troupe sombre, continuer leur course sur les déserts de la mer, après avoir arrosé en passant la mystérieuse île. Et, quand nous revenons à la baie où se tient notre frégate, le soleil du soir rayonne.

Les environs de cette baie, où sont groupées les cases de roseaux, ont en ce moment un aspect bien insolite de vie et de joie, car tous les officiers du bord s’y sont promenés durant l’après-midi, chacun escorté d’une petite troupe d’indigènes, et, maintenant que l’heure de rentrer approche, ils attendent l’arrivée des canots, assis là par terre au milieu des grands enfants primitifs qui ont été leurs amis de la journée et qui chantent pour leur faire plus de fête. Je prends place, à mon tour, et aussitôt mes amis particuliers viennent en courant se serrer auprès de moi, Petero, Houga, Marie et la jolie Juaritaï. Notre présence de quelques heures a déjà, hélas ! apporté du ridicule et de la mascarade dans ce pays de l’âpre désolation. Nous avons presque tous échangé, contre des fétiches ou des armes, de vieux vêtements quelconques, dont les hommes aux poitrines tatouées se sont puérilement affublés. Et la plupart des femmes, par convenance ou par pompe, ont mis de pauvres robes sans taille, en indienne décolorée, qui avaient dû jadis être offertes à leurs mères par les prêtres de la mission, et dormaient depuis longtemps sous le chaume des cases.

Ils chantent, les Maoris ; ils chantent tous, en battant des mains comme pour marquer un rythme de danse. Les femmes donnent des notes aussi douces et flutées que des notes d’oiseau. Les hommes, tantôt se font des petites voix de fausset toutes chevrotantes et grêles, tantôt produisent des sons caverneux, comme des rauquements de fauves qui s’ennuient. Leur musique se compose de phrases courtes et saccadées, qu’ils terminent toujours par de lugubres vocalises descendantes, en mode mineur ; on dirait qu’ils expriment l’étonnement de vivre, la tristesse de vivre, et pourtant c’est dans la joie qu’ils chantent, dans l’enfantine joie de nous voir, dans l’amusement des petits objets nouveaux par nous apportés.

Joie d’un jour, joie qui, demain, quand nous serons loin, fera pour longtemps place à la monotonie et au silence. Prisonniers sur leur île sans arbres et sans eau, ils sont, ces chanteurs sauvages, d’une race condamnée, qui, même là-bas en Polynésie, dans les îles mères, va s’éteignant très vite ; ils appartiennent à une humanité finissante et leur singulier destin est de bientôt disparaître…

Pendant que ceux-là battent des mains et s’amusent, mêlés si familièrement à nous, d’autres personnages nous observent dans une immobilité pensive. Sur des roches en amphithéâtre, qui nous dominent et font face à la mer, se tient échelonnée toute une autre partie de la population, plus craintive ou plus ombrageuse, avec qui nous n’avons pu lier connaissance : des hommes très tatoués, farouchement accroupis, les mains jointes sous les genoux ; des femmes assises dans des poses de statue, ayant aux épaules des espèces de manteaux blanchâtres et, sur leurs cheveux noués à l’antique, des couronnes de roseaux. Pas un mouvement, pas une manifestation, pas un bruit ; ils se contentent de nous regarder, d’un peu haut et à distance. Et, quand nous nous éloignons dans nos canots, le soleil couchant, déjà au ras de la mer, leur envoie ses rayons rouges, par une trouée dans de nouveaux nuages, encore soudainement venus ; il n’éclaire que leurs groupes muets et leur rocher, qui se détachent lumineux sur l’obscurité du ciel et des cratères bruns…

Le soir, à bord, étant de service pour la nuit, je parcours les documents que possède l’amiral sur l’île de Pâques, depuis qu’elle a été découverte par les hommes « civilisés », et je constate, d’ailleurs sans surprise, que ce sont les civilisés qui ont montré, vis-à-vis des sauvages, une sauvagerie ignoble.

Vers 1850, en effet, une bande de colons péruviens imagina d’envoyer ici des navires pour faire une râfle d’esclaves : les Maoris se défendirent comme ils purent, avec des lances et des pierres, contre les fusils des agresseurs ; ils furent battus, cela va sans dire, tués en grand nombre, et des centaines d’entre eux, capturés odieusement, durent partir en esclavage pour le Pérou. Au bout de quelques années, cependant, le gouvernement de Lima fit rapatrier ceux qui n’étaient pas morts de mauvais traitements ou de nostalgie. Mais les exilés, en rentrant chez eux, y rapportèrent la variole, et plus de la moitié de la population périt de ce mal nouveau, contre lequel les sorciers de l’île ne connaissaient point de remède.


III


5 janvier.

Aujourd’hui encore nous obtenons du commandant, un de mes camarades et moi, un canot à nos ordres pour nous rendre dès le matin dans l’île, et nous partons au petit jour. Il vente comme hier, et nous avons l’alizé droit debout, ce qui retarde notre marche à l’aviron, nous arrose d’embruns, nous mouille de la tête aux pieds. Non sans peine, nous atteignons la plage, nous étant un peu trompés de route au milieu des récifs de corail, qui sont plus que jamais bruissants et couverts d’écume blanche.

Atamou et les amis d’hier accourent pour nous recevoir, avec quelques sauvages de figure inconnue — et je fais parmi ces derniers l’acquisition matineuse d’un dieu en bois de fer, au visage triste et féroce, coiffé de plumes noires.

C’est la première fois que mon camarade descend à terre, et, sur sa demande, je le mène d’abord voir l’antique maraï, auquel nous allons décidément tenter aujourd’hui d’enlever une statue. Des gens nous suivent en grande troupe, ce matin, à travers la plaine d’herbages mouillés, et, arrivés là-bas, se mettent à danser sur les dalles funéraires et sur les idoles couchées, à danser partout comme une légion de farfadets, échevelés et légers dans le vent qui siffle, nus et rougeâtres, bariolés de bleu, corps sveltes et clairs parmi les pierres brunes et devant les horizons noirs ; ils dansent, ils dansent, sur les énormes figures, heurtant de leurs doigts de pieds, sans bruit, les fronts des colosses, les nez ou les joues. Et on n’entend guère non plus ce qu’ils chantent, dans le fracas toujours croissant des rafales et de la mer…

Les hommes de Rapa-Nui, qui vénèrent tant de petits fétiches et de petits dieux, paraissent tous sans respect pour ces sépultures : ils ne se souviennent plus des morts endormis là-dessous[2].

***

Nous retournons ensuite à la baie déjà familière, où sont les cases de roseaux, et là je commence à circuler d’une manière moins pompeuse qu’hier, en petit cortège maintenant, accompagné de mes seuls intimes, comme quelqu’un qui serait déjà du pays. Des hommes, qui me croisent, se bornent à me toucher la main ou à me faire un signe amical, en continuant leur route.

« Ia ora na, taio ! » (Bonjour, ami !) me disent la cheffesse et sa fille, qui sont dans un champ à arracher des patates douces et ne se dérangent plus de leur besogne. Le vieux chef me reçoit dans une caverne attenante à sa demeure, où il passe sa vie accroupi, les mains jointes sous ses genoux bleuis de tatouages ; avec sa figure rayée de bleu sombre, ses longs cheveux, ses longues dents et son habitude de s’immobiliser dans des poses de bête, il serait d’apparence affreuse, sans la douceur extrême de son regard. Je ne semble plus l’intéresser particulièrement et j’abrège ma visite.

Désirant emporter une de ces coiffures en plumes noires, d’un mètre de largeur, comme j’en ai vu sur la tête de quelques vieux personnages difficiles à aborder, je m’en ouvre à Houga, celui qui comprend le mieux mes phrases hésitantes, et nous commençons ensemble nos recherches. Il m’introduit alors dans plusieurs cases, où sont accroupis des ancêtres à figure bleue et à dents blanches, immobiles comme des momies, et qui d’abord ne paraissent pas remarquer ma présence ; l’un d’eux cependant est occupé : il arrache les dents à une mâchoire humaine pour remettre des yeux d’émail à son idole. Il y a là en effet, accrochées sous la toiture, de très grandes couronnes de plumes ; mais les vieillards en demandent des prix fous : mon pantalon de toile blanche, et ma veste d’aspirant avec ses galons d’or, — ma veste neuve, puisque hier j’ai vendu l’autre. C’est trop cher ; il faut y renoncer. Et Houga, me voyant désolé, me propose d’en réparer pour ce soir une un peu ancienne, un peu usée qu’il possède chez lui, et de me la céder en échange d’un pantalon seulement, — ce que j’accepte.

Allons maintenant faire au vieux Robinson danois notre visite, depuis hier promise.

Les abords de sa maisonnette, à eux seuls, sont déjà pour serrer le cœur, avec ce semblant de véranda, ce semblant de petit jardin, où poussent quelques maigres plantes dont il a dû apporter les graines… Quel exil que celui de cet homme, qui, en ce pays presque vide, n’a même pas un bouquet d’arbres, même pas un peu de verdure où reposer sa vue. Et en cas de détresse, de maladie ou de menace de mort, aucune possibilité de communiquer avec le reste du monde…

Il est parti dès l’aube pour la chasse aux lapins, — nous explique avec mille grâces et en nous priant d’entrer quand même, son épouse morganatique : une Maorie entre deux âges et plutôt fanée, qui est naturellement la grande élégante de l’île et qui porte ce matin une tunique en mousseline aune[3], avec une couverture de voyage en laine rouge, jetée comme un châle sur les épaules. Elle nous offre l’eau fraîche et claire d’une gargoulette, présent rare, car il n’y a point de sources à Rapa-Nui ; les indigènes ramassent de l’eau quand il pleut et la conservent dans des gourdes où elle a vite fait de se corrompre, ou bien vont en chercher au fond des cratères, dans des mares souvent taries. Quel dénuement et quelle tristesse, dans cette solitaire demeure ! Et dire qu’il serait impossible à cet homme de se procurer autre chose, même le voulant, puisqu’ici il n’y a rien nulle part.

Ailleurs, les ermites, les reclus peuvent toujours, si l’angoisse les prend, s’en aller ou appeler au secours ; mais celui-là… on se sent froid à l’âme rien qu’en songeant à ce que doivent être pour lui les pluvieux crépuscules, les tombées de nuit par mauvais temps, les veillées d’hiver…

Nous ne voulons pas abuser davantage de l’accueil de cette dame, d’autant plus que cela risquerait de tourner mal pour l’un de nous, ou même pour tous deux, et à l’heure du repas de nos canotiers (dix heures), nous rentrons à bord, — où, depuis le matin, sont commencés les préparatifs de l’enlèvement de la statue, l’amiral ayant décidé que ce serait aujourd’hui si possible, et que nous partirions ensuite pour l’Océanie.

À midi, l’expédition est prête à aller chercher la grande idole. Dans la chaloupe de la frégate, on a embarqué d’énormes palans, une sorte de chariot improvisé et une corvée de cent hommes, sous la conduite d’un lieutenant de vaisseau. Mais je suis de service à bord, moi, hélas ! et je contemple mélancoliquement tout ce monde qui va partir.

À la dernière minute pourtant, l’amiral, dont je suis l’« aspirant de majorité », me fait appeler sur son balcon. Il remettra à demain ma journée de garde, à condition que je lui rapporte un croquis exact du maraï avant qu’on en ait changé l’aspect. — C’est étonnant ce que cela m’aura servi pendant cette campagne, de savoir dessiner, pour obtenir ainsi des permissions d’aller courir ! — Et je saute avec joie dans la chaloupe, déjà bondée de monde, où les matelots ont des figures de gens qui se rendent à une fête.

Très chargée, la chaloupe a du mal à franchir les récifs, par une passe nouvelle qui nous fera accoster dans une baie plus voisine du maraï. Nous arrivons tout de même, mais on s’inquiète de ce que sera le retour, avec le poids de l’idole en plus, et il faudra sûrement faire deux voyages pour ramener les cent matelots.

Les indigènes se sont réunis en masse sur la plage et poussent des cris perçants pour nous recevoir. Depuis hier, la nouvelle de l’enlèvement prochain de la statue s’est répandue parmi eux, et ils sont accourus de toute part pour nous regarder faire ; il en est venu même de ceux qui habitent la baie de La Pérouse, de l’autre côté de l’île ; aussi voyons-nous beaucoup de figures nouvelles.

Le lieutenant de vaisseau qui commande la corvée tient à ce que les cent hommes s’acheminent vers le maraï en rangs et au pas, les clairons sonnant la marche ; cette musique jamais entendue met la peuplade entière dans un état de joie indescriptible, — et ils deviennent difficiles à tenir en bon ordre, les matelots, avec toutes ces belles filles demi-nues, qui autour d’eux gambadent et s’amusent.

Au maraï, par exemple, il n’y a plus de discipline possible ; cela devient une folle confusion de vareuses de marine et de chairs tatouées, une frénésie de mouvement et de tapage ; tout ce monde se frôle, se presse, chante, hurle et danse. Au bout d’une heure, à coups de pinces et de leviers, tout est bousculé, les statues plus chavirées, plus brisées, et on ne sait pas encore laquelle sera choisie.

L’une, qui paraît moins lourde et moins fruste, est couchée la tête en bas, le nez dans la terre ; on ne connaît pas encore sa figure, et il faut la retourner pour voir. Elle cède aux efforts des leviers manœuvrés à grands cris, pivote autour d’elle-même et retombe sur le dos avec un bruit sourd. Son retournement et sa chute donnent le signal d’une danse plus furieuse et d’une clameur plus haute. Vingt sauvages lui sautent au ventre et y gambadent comme des forcenés… Ces vieux morts des races primitives, depuis qu’ils dorment là sous leur tumulus, n’ont jamais entendu pareil vacarme, — si ce n’est peut-être quand ces statues ont perdu l’équilibre, secouées toutes ensemble par quelque tremblement de terre, ou bien tombant de vieillesse, une à une, le front dans l’herbe.

C’est bien celle-là, décidément, la dernière touchée et retournée, que nous allons emporter ; non pas tout son corps mais seulement sa tête, sa grosse tête qui pèse déjà quatre ou cinq tonnes ; alors, on se met en devoir de lui scier le cou. Par bonheur, elle est en une sorte de pierre volcanique assez friable, et les scies mordent bien, en grinçant d’une manière affreuse…

***

Ayant terminé, dans la bousculade, mes croquis pour l’amiral, je m’en vais, moi ; la fin de la manœuvre et l’embarquement de l’idole massacrée ne m’intéressent plus. Avec mes fidèles, Atamou, Petero, Marie et Juaritaï, je m’en retourne vers la baie où sont les cases en roseaux, pour voir un peu à la réparation de ma couronne de plumes, que Houga m’a promis de finir ce soir même.

Et je le trouve bien au travail, comme je l’espérais, ce brave petit sauvage ; il a coupé la queue à un coq noir pour remplacer les plumes avariées, et cela avance, cela prend vraiment très grand air.

Le vieux chef, comme je passe devant sa grotte, m’appelle par signes ; d’un air engageant et confidentiel, il me montre une poussière sombre, qu’il tient enveloppée dans un étui de feuilles mortes et qu’il nomme « tatou ». C’est de la poudre à tatouer, et, puisque je semble apprécier l’industrie de Rapa-Nui, il me propose de me faire sur les jambes quelques légers dessins bleus, en échange de mon pantalon que je lui offrirais pour sa peine.

Un autre vieillard aussi m’emmène chez lui, pour échanger, contre une boîte d’allumettes suédoises, une paire de boucles d’oreilles en épine dorsale de requin. Je rapporterai donc, ce soir encore, mille choses étonnantes.


Dominant cette baie, qui est devenue notre quartier général, il y a le cratère de Rano-Kaou[4], le plus large peut-être et le plus régulièrement circulaire qui soit au monde. Vu du ciel, il doit faire l’effet de ceux que les télescopes nous révèlent dans la lune. C’est un colisée immense et magnifique, dans lequel manœuvrerait aisément toute une armée. Le dernier des rois de Rapa-Nui était monté s’y cacher avec son peuple lors de l’invasion péruvienne, et là eut lieu le grand massacre. Les sentiers qui y mènent sont remplis d’ossements, et des squelettes entiers apparaissent encore, couchés dans l’herbe.

À l’extrême déclin du soleil, je reviens m’asseoir avec mes cinq amis en face de la mer, au point où nous avons déjà pris l’habitude d’attendre ensemble l’arrivée des canots. Ce sera la dernière fois peut-être, car j’aperçois là-bas au loin la chaloupe qui retourne à bord et, au milieu de l’entassement des matelots vêtus de blanc, la grosse tête brune de l’idole qui s’en va en leur compagnie ; donc, la manœuvre s’est terminée à souhait, et nous avons chance de partir demain[5]. Je dis presque : tant pis, car volontiers je serais resté encore…

***

Mais le soir, au moment de me coucher dans mon hamac, je suis appelé chez le commandant, et je pressens du nouveau pour la journée suivante.

Il m’annonce en effet que le départ est ajourné de vingt-quatre heures. Demain il a le projet de se rendre, avec quelques officiers, dans la région plus éloignée, où des idoles très différentes de celles à notre connaissance, restent encore debout. La course probablement sera pénible et longue ; sur la carte, que nous examinons ensemble, cela fait, pris à vol d’oiseau avec un compas, six lieues, qui en représentent bien sept ou huit, avec les détours, les montées, les descentes… Et il me demande si je veux l’accompagner. J’en meurs d’envie, cela va sans. dire. Mais demain, je suis de garde, hélas ! moi, m’étant promené aujourd’hui tout le jour.

— « Ça. dit-il, j’en fais mon affaire avec l’amiral. » — Et il ajoute en riant : « À une condition… — Ah ! oui, les dessins ! » Il va falloir que je dessine les statues sous toutes les faces et pour tout le monde… Tant qu’on voudra, pourvu qu’on m’emmène[6]


IV
6 janvier.

Avant quatre heures du matin, par une nuit encore noire, sous un ciel épais, nous quittons la frégate. Et avant jour nous atteignons la plage, choisissant pour débarquer un point difficile et solitaire, afin de ne pas donner l’éveil aux indigènes qui, tous, voudraient nous suivre. Nous sommes quatre de l’état-major, le commandant, deux officiers et moi ; le vieux Danois et un Maori de confiance nous guident ; trois matelots rompus à la marche nous suivent, portant à l’épaule notre déjeuner et le leur. Du côté des cases, là-bas, on voit briller des feux dans l’herbe.

D’abord nous passons près du maraï dévasté hier, dont l’aspect est sinistre. Le ciel est voilé tout d’une pièce, sauf une déchirure, au raz de l’horizon oriental, qui laisse voir une lueur jaune annonçant la fin de la nuit.

Tous à la file, à travers l’herbe mouillée, nous nous dirigeons vers l’intérieur de l’île, qu’il faudra traverser d’un bord à l’autre, et, au bout d’une demi-heure, derrière un repli de colline, la mer et les feux lointains de la frégate disparaissent pour nos yeux, ce qui nous isole soudainement davantage. Nous nous enfonçons dans cette partie centrale de l’île que couvre, sur la carte du commandant, le mot Tekaou-hangoaru écrit en grosses lettres de la main de l’évêque de Tahiti. Tekaouhangoaru est le premier des noms que les Polynésiens donnèrent à ce pays ; plus encore que le nom de Rapa-Nui, il sonne la sauvagerie triste, au milieu de vent et ténèbres.

Dans les temps mêmes où la population était nombreuse, il paraît que ce territoire central restait inhabité. Il en va de même, d’ailleurs, dans les autres îles peuplées par les Maoris, qui sont une race de pêcheurs et de marins, vivant surtout de la mer ; ainsi le centre de Tahiti, et celui de Nuka-Hiva, malgré une végétation admirable et des forêts pleines de fleurs, n’a jamais cessé d’être un silencieux désert. Mais, pas de forêts ici, à Rapa-Nui, pas d’arbres, rien ; des plaines dénudées, funèbres, plantées d’innombrables petites pyramides de pierre ; on dirait des cimetières n’en finissant plus.

Le jour se lève, mais le ciel reste très sombre, une pluie fine commence à tomber. Et nous avons beau avancer toujours, notre horizon demeure fermé de tous côtés par des cratères qui se succèdent pareils, avec la même forme en tronc de cône, la même coloration brune.

Nous sommes jusqu’aux genoux dans l’herbe mouillée. Cette herbe aussi est toujours la même ; elle couvre l’île dans toute son étendue ; c’est une sorte de plante rude, d’un vert grisâtre, à tiges ligneuses garnies d’imperceptibles fleurs violettes ; il en sort des milliers de ces petits insectes qu’on appelle en France des éphémères. Quant aux pyramides que nous continuons de rencontrer à chaque pas, elles sont composées de pierres brutes, que l’on a simplement posées les unes sur les autres ; le temps les a rendues noires ; elles paraissent être là depuis des siècles.

Voici cependant une vallée où la végétation change un peu ; il y croît des fougères, des cannes-à-sucre sauvages, de maigres buissons de mimosas, et aussi quelques autres arbrisseaux courts, que les officiers reconnaissent pour être d’essences très répandues en Océanie, mais qui là-bas deviennent des arbres. — Est-ce que les hommes les ont apportés ? ou bien vivent-ils ici depuis le grand mystère des origines, et alors pourquoi sont-ils restés à l’état de broussailles et dans ce recoin unique, au lieu de se développer comme ailleurs et d’envahir ?

***

Vers neuf heures et demie enfin, ayant traversé l’île dans sa plus grande largeur, nous voyons de nouveau se déployer devant nous les lignes bleues de l’Océan Pacifique. Et la pluie cesse, et les nuages se déchirent, et le soleil paraît. Vraiment nous sortons de Tekaouhangoaru comme on s’éveillerait d’un cauchemar d’obscurité et de pluie.

Il y a même dans le lointain, près de la mer, quelque chose qui ressemble à une maisonnette d’Européen. Et c’est, nous dit le Robinson danois, la troisième des habitations que les missionnaires avaient jadis construites ; dans ce lieu, qui s’appelle Vaïhou, il y avait en ce temps-là une tribu heureuse qui vivait au bord de la plage ; mais plus personne aujourd’hui ; Vaïhou est un désert et la maisonnette tombe en ruine.

Nous apercevons déjà le cratère de Ranoraraku, au pied duquel nous trouverons, paraît-il, ces statues annoncées, différentes de toutes les autres, plus étranges et encore debout. Nous n’en sommes bientôt qu’à deux lieues, et ce sera le terme de notre voyage. Donc, ici, dans la maison vide, nous nous arrêterons pour déjeuner ; d’abord, cela soulagera plus tôt les épaules de nos marins, et puis nous aurons au moins l’abri d’un reste de toiture.

Une sauvagesse très vieille et d’affreuse laideur se montre sur la porte, ensuite vient à nous avec des sourires craintifs. C’est la seule créature vivante rencontrée sur notre chemin. Elle a fait son gîte de cette petite ruine solitaire, et, sans doute, elle est quelque fille de la tribu disparue. — Mais de quoi vit-elle et qu’est-ce qu’elle peut bien manger ? Des racines, probablement, des lichens, avec des poissons qu’elle pêche.

***

À partir de Vaïhou, le pays que nous traversons est sillonné de sentiers aussi battus et piétinés que s’il y passait chaque jour une foule nombreuse. Et cependant tout est désert : on nous l’avait dit, et nous le voyons bien ; notre guide indigène nous assure même qu’à part cette vieille femme, on ne trouverait pas un être humain à cinq lieues à la ronde. Alors. que penser ?… Dans cette île, tout est pour inquiéter l’imagination.

Le lieu dont nous continuons de nous approcher a dû être, dans la nuit du passé, quelque centre d’adoration, temple ou nécropole, car voici maintenant que la région entière s’encombre de ruines : assises de pierres cyclopéennes, restes d’épaisses murailles, débris de constructions gigantesques. Et l’herbe, de plus en plus haute, recouvre ces traces des mystérieux temps, — l’herbe à tiges ligneuses comme celles du genêt, toujours, toujours la même herbe et du même vert décoloré.

Nous cheminons à présent le long de la mer. Au bord des plages, sur les falaises, il y a des terrasses faites de pierres immenses ; on y montait jadis par des gradins semblables à ceux des anciennes pagodes hindoues et elles étaient chargées de pesantes idoles, qui sont renversées aujourd’hui la tête en bas, le visage enfoui dans les décombres. L’Esprit des Sables et l’Esprit des Rochers[7], l’un et l’autre gardiens des îles contre l’envahissement des mers, tels sont les personnages des vieilles théogonies polynésiennes que ces statues figuraient.

C’est ici, au milieu des ruines, que les missionnaires découvrirent quantité de petites tablettes en bois, gravées d’hiéroglyphes ; — l’évêque de Tahiti les possède aujourd’hui et sans doute donneraient-elles le mot de la grande énigme de Rapa-Nui, si l’on parvenait à les traduire.

Les dieux se multiplient toujours, à mesure que nous avançons vers le Ranoraraku, et leurs dimensions aussi s’accroissent; nous en mesurons de dix et même de onze mètres, en un seul bloc ; on ne les trouve plus seulement au pied des terrasses, le sol en est jonché ; on voit partout leurs informes masses brunes émerger des hautes herbes ; leurs coiffures qui étaient des espèces de turbans, en une lave différente et d’un rouge de sanguine, ont roulé çà et là, aux instants des chutes, et l’on dirait de monstrueuses pierres meulières.

Près d’un tumulus, un entassement de mâchoires et de crânes calcinés semble témoigner de sacrifices humains qui se seraient accomplis là durant quelque longue période. Et — autre mystère — des routes dallées, comme étaient les voies romaines, descendent se perdre dans l’Océan

Des mâchoires, des crânes, on en trouve du reste ici partout. On ne peut nulle part soulever un peu de terre sans remuer des débris humains, comme si ce pays était un ossuaire immense. C’est que, à une époque dont l’épouvante s’est transmise jusqu’aux vieillards de nos jours, les hommes de Rapa-Nui connurent l’horreur d’être trop nombreux, de s’affamer et de s’étouffer dans leur île, dont ils ne savaient plus sortir ; alors survinrent, entre les tribus, de grandes guerres d’extermination et de cannibalisme. C’était en des temps où l’existence de l’Océanie n’était même pas soupçonnée par les hommes blancs ; mais, au siècle dernier, lorsque passa Vancouver, il trouva encore, dans cette île qui n’avait déjà plus que deux mille habitants à peine, des traces de camps retranchés sur toutes les montagnes, des restes de fortifications en palissades au bord de tous les cratères.

Tant de blocs taillés, remués, transportés et érigés, attestent la présence ici, pendant des siècles, d’une race puissante, habile à travailler les pierres et possédant d’inexplicables moyens d’exécution. Aux origines, presque tous les peuples ont ainsi traversé une phase mégalithique[8], durant laquelle des forces que nous ignorons leur obéissaient.

Par ailleurs, l’île semble bien petite en proportion de cette zone considérable, occupée par les monuments et les idoles. Était-ce donc une île sacrée, où l’on venait de loin pour des cérémonies religieuses, à l’époque très ancienne de la splendeur des Polynésiens, quand les rois des archipels avaient encore des pirogues de guerre capables d’affronter les tempêtes du large et, de tous les points du Grand-Océan, s’assemblaient dans des cavernes, pour y tenir conseil, en une langue secrète ?… Ou bien ce pays est-il un lambeau de quelque continent submergé jadis comme celui des Atlantes ? Ces routes plongeant dans les eaux sembleraient l’indiquer ; mais les légendes maories ne font pas mention de cela, et, tandis que l’Atlantide en sombrant a formé sous la mer des plateaux gigantesques, ici, autour de l’île de Pâques, tout de suite les profondeurs insondables commencent…

Cependant, une fatigue, à la fin, et comme une anxiété nous viennent de cette interminable marche en file espacée, entre les hautes herbes, dans ces étroits sentiers de sauvages, au milieu de tant de désolation, de mystère et de silence. D’ailleurs, ces statues couchées, que nous rencontrons à chaque pas, sont de tout point semblables à celles que nous connaissions déjà, plus grandes seulement, mais de même forme et de même visage.

Et nous réclamons à notre guide les autres que nous étions venus voir, les autres statues, les différentes, qui se tiennent encore debout…

— Tout à l’heure, nous dit-il, là-bas sur le flanc du Ranoraraku : c’est là qu’on les trouve, mais rien que là, en un groupe unique.

Du reste, les sentiers maintenant abandonnent la rive et tournent vers l’intérieur des terres, dans la direction du volcan.

Il y a une heure et demie environ que nous avons repris notre route depuis la halte de Vaïhou, lorsque nous commençons de distinguer, debout au versant de cette montagne, de grands personnages qui projettent sur l’herbe triste des ombres démesurées. Ils sont plantés sans ordre et regardent presque tous de notre côté comme pour savoir qui arrive, bien que nous apercevions aussi quelques longs profils à nez pointu tournés vers ailleurs. C’est bien eux cette fois, eux auxquels nous venions faire visite ; notre attente n’est point déçue, et involontairement nous parlons plus bas à leur approche.

En effet, ils ne ressemblent en rien à ceux qui dormaient, couchés pas légions sur notre passage. Bien qu’ils paraissent remonter à une époque plus reculée, ils sont l’œuvre d’artistes moins enfantins ; on a su leur donner une expression, et ils font peur. Et puis ils n’ont pas de corps, ils ne sont que des têtes colossales, sortant de terre au bout de longs cous et se dressant comme pour sonder ces lointains toujours immobiles et vides. De quelle race humaine représentent-ils le type, avec leur nez à pointe relevée et leurs lèvres minces qui s’avancent en une moue de dédain ou de moquerie ? Point d’yeux, rien que deux cavités profondes sous le front, sous l’arcade sourcilière qui est vaste et noble, — et cependant ils ont l’air de regarder et de penser. De chaque côté de leurs joues, descendent des saillies qui représentaient peut-être des coiffures dans le genre du bonnet des sphinx, ou bien des oreilles écartées et plates. Leur taille varie entre cinq et huit mètres. Quelques-uns portent des colliers, faits d’incrustations de silex, ou des tatouages dessinés en creux.

Vraisemblablement, ils ne sont point l’œuvre des Maoris, ceux-là. D’après la tradition que les vieillards conservent, ils auraient précédé l’arrivée des ancêtres ; les migrateurs de Polynésie, en débarquant de leurs pirogues, il y a un millier d’années, auraient trouvé l’île depuis longtemps déserte, gardée seulement par ces monstrueux visages. Quelle race, aujourd’hui disparue sans laisser d’autres souvenirs dans l’histoire humaine, aurait donc vécu ici jadis, et comment se serait-elle éteinte ?…

Et qui dira jamais l’âge de ces dieux ?… Tout rongés de lichens, ils paraissent avoir la patine des siècles qui ne se comptent plus, comme les menhirs celtiques… Il y en a aussi de tombés et de brisés. D’autres, que le temps, l’exhaussement du sol ont enfouis jusqu’aux narines, semblent renifler la terre.

Sur eux, flamboie à cette heure le soleil méridien, le soleil tropical qui exagère leur expression dure en mettant plus de noir dans leurs orbites sous le relief de leur front, et la pente du terrain allonge leurs ombres sur cette herbe de cimetière. Au ciel, quelques derniers lambeaux de nuages achèvent de se dissiper, de se fondre dans du bleu violent et magnifique. Le vent s’est calmé, tout est devenu tranquillité et silence autour des vieilles idoles : d’ailleurs, quand l’alizé ne souffle plus, qui troublerait la paix funèbre de ce lieu, qui remuerait son linceul uniforme d’herbages, puisqu’il n’y a jamais personne et qu’il n’existe dans l’île aucune bête, ni oiseau, ni serpent, rien que les papillons blancs, les papillons jaunes et les mouches qui bourdonnent en sourdine… Nous sommes à mi-montagne, ici, au milieu des sourires de ces grands visages de pierre ; au-dessus de nos têtes, nous avons les rebords du cratère éteint, sous nos pieds la plaine déserte jonchée de statues et de ruines, et pour horizon les infinis d’une mer presque éternellement sans navires…

Ces mornes figures, ces groupes figés au soleil, vite, vite il me faut, puisque je l’ai promis, les esquisser sur mon album, tandis que mes compagnons s’endorment dans l’herbe. Et ma hâte, ma hâte fiévreuse à noter tous ces aspects, — malgré la fatigue et le sommeil impérieux contre lesquels je me défends, — ma hâte est pour rendre plus particuliers et plus étranges encore les souvenirs que cette vision m’aura laissés…

En effet, tout de suite après, c’est le départ, car le commandant s’inquiète, et nous aussi, de la trop longue route que nous avons à refaire avant la nuit à travers les solitudes centrales ; le départ, avec la certitude que jamais dans notre vie nous ne reviendrons en visite chez ces dieux, au fond de leur invraisemblable domaine.

Vers deux heures donc, au plus brûlant de la journée, recevant dans les yeux, juste en face, un soleil que rien ne voile plus, nous nous remettons en marche pour le retour, à la file, dans ces étroits sentiers dont l’existence ne s’explique pas, ayant toujours cette même herbe autour de nous, jusqu’à mi-jambe ou jusqu’à la ceinture.

Et, malgré les averses du matin, cette herbe n’est même pas humide, le sol non plus. Comment ce pays peut-il sécher si vite et sa terre redevenir en quelques heures si poussiéreuse, au milieu des immenses nappes marines qui l’environnent ?… Et puis, c’est singulier, quand on y réfléchit, la persistance de cette île et son air de quiétude, au milieu du Grand-Océan, qui, dirait-on, ne vient mouiller que ses plages de corail, sans vouloir jamais franchir une ligne convenue… Il suffirait pourtant du dénivellement le plus léger dans les effroyables masses liquides pour submerger ce rien qui, depuis tant d’années, chauffe au soleil son peuple d’idoles… Et, la fatigue aidant, je crois que peu à peu l’âme des anciens hommes de Rapa-Nui pénètre la mienne, à mesure que je contemple à l’horizon le cercle souverain de la mer : voici que je partage leur angoisse devant l’énormité des eaux et que tout à coup je les comprends d’avoir accumulé au bord de leur terre infime ces géantes figures de l’Esprit des Sables et de l’Esprit des Roches, afin de tenir en respect, sous tant de regards fixes, la terrible et, mouvante puissance bleue…

Au crépuscule, nous sommes de retour à la région habitée, en face du mouillage de notre frégate. Les timoniers, avec des longues-vues, guettaient notre arrivée, et une embarcation se détache aussitôt du bord pour venir nous prendre. J’ai juste le temps de m’asseoir une dernière fois devant la mer, à la nuit tombante, au milieu de mes cinq amis sauvages, et nous attendons ensemble le canot qui m’emportera pour toujours. Ils ont l’air très frappé de mon départ et me disent, avec mélancolie, sous la voûte des nuages ramenés par le vent du soir, plusieurs choses que je voudrais mieux entendre. Quant à moi, j’éprouve un serrement de cœur en leur faisant mes adieux, — car ce sont de grands adieux et entre nous l’éternité commence : l’appareillage est fixé à six heures demain matin et, pour sûr, je ne reviendrai jamais.

***

Le soir, à bord, j’ai entre les mains, pour la première fois. une des tablettes hiéroglyphiques de Rapa-Nui, que le commandant possède et m’a confiée, un de ces « bois qui parlent », ainsi que les Maoris les appellent. Elle est en forme de carré allongé, aux angles arrondis ; elle a dû être polie par quelque moyen primitif, sans doute par le frottement d’un silex ; le bois, rapporté on ne sait d’où, en est extrêmement vieux et desséché. Oh ! la troublante et mystérieuse petite planche, dont les secrets à présent demeureront à jamais impénétrables ! Sur plusieurs rangs, des caractères gravés s’y alignent ; comme ceux d’Égypte, ils figurent des hommes, des animaux, des objets ; on y reconnaît des personnages assis ou debout, des poissons, des tortues, des lances. Ils éternisaient ce langage sacré, inintelligible pour les autres hommes, que les grands chefs parlaient, aux conseils tenus dans les cavernes. Ils avaient un sens ésotérique ; ils signifiaient des choses profondes et cachées, que seuls pouvaient comprendre les rois ou les prêtres initiés[9][10]


On m’appelle !… C’est de la part de l’amiral, ce soir, — et comme hier, comme avant-hier, quand on m’avait appelé ainsi à des heures insolites, je pressens du nouveau, qui pourrait bien me ramener encore une fois dans l’île sombre.

En effet, l’amiral souhaiterait posséder un dieu en pierre, remplissant certaines conditions de taille et de physionomie ; comme il sait que son aspirant de majorité a beaucoup fréquenté dans les cases, il me demande si je me chargerais de lui procurer cela, et de le faire vite, demain au petit jour, sans retarder le départ de la frégate qui reste fixé à six heures.

Justement j’en connais, une idole, qui répond à son idéal, chez le vieux chef lui-même ; je prends l’engagement de la lui rapporter avant l’appareillage, en échange d’une redingote qu’il me confiera ; — et, charmé de retourner encore à Rapa-Nui, je prépare avant de m’endormir plusieurs phrases de langue polynésienne, pour une dernière et suprême causerie avec mes amis sauvages.


V


7 janvier.

À quatre heures du matin, je suis en route, dans la baleinière de l’amiral. Par hasard, le temps est calme, mais si couvert, si noir ! Depuis notre arrivée, c’est la même chose à la fin de chaque nuit : un voile obscur, tout d’une pièce, retarde le lever du jour sur l’île et sur la mer.

Et me voici donc une fois de plus, dans la demi-obscurité matinale, au milieu des brisants et des récifs, revenant vers la baie où je ne pensais plus reparaître. Les aspects encore nocturnes de ce rivage sont aussi fantastiques aujourd’hui que le matin de ma première visite. De lourdes ténèbres demeurent dans les fonds, sur les vieux volcans morts, tandis que s’éclairent déjà vaguement les grèves. Çà et là, parmi les roches et les cases à peine dessinées, brillent des feux dans l’herbe, dansent des flammes jaunes, et, devant l’on voit passer les ombres de quelques sauvagesses, qui rôdent alentour, en surveillant des cuissons de racines ou d’ignames ; à mesure qu’on approche, des odeurs de fumée vous viennent, des odeurs de fauve, de tanière. Et ces formes nues, ces attitudes primitives, que la lueur des feux révèle, sont pour plonger l’esprit dans un rêve des anciens temps : cela devait être ainsi, une aube préhistorique, dans des régions nuageuses, commençant d’éclairer le réveil et la petite activité d’une tribu humaine à l’âge de pierre…

Les femmes sans doute circulent ici plus tôt que les hommes, car je suis d’abord rencontré et reconnu par Juaritaï et Marie. On ne pensait plus me revoir, ni moi ni aucun de nous. Grands cris de joie. On court chez le vieux chef, l’avertir que c’est à lui que j’ai affaire, et que c’est pressé. Il sort au devant de moi. Le marché lui agrée. En échange de son idole, que deux de mes matelots emportent sur leurs mains nouées en chaise, je lui livre la belle redingote de l’amiral et il l’endosse sur-le-champ.

Pas de temps à perdre. Il faut redescendre à la course vers la plage. En peu d’instants, mes amis sont tous sur pied pour me voir encore. Houga, éveillé en sursaut, se présente enveloppé d’un manteau en écorce d’arbre, et puis j’entends derrière moi accourir Atamou, et enfin Petero, le maigre farfadet. Ce sont bien nos derniers adieux, cette fois-ci ; dans quelques heures, l’île de Pâques aura disparu à mes yeux pour toujours. Et vraiment un peu d’amitié avait jailli entre nous, de nos différences profondes peut-être, ou bien de notre enfantillage pareil.

Il fait presque jour quand je me rembarque dans la baleinière, avec l’idole. Mes cinq amis restent sur la grève, pour me suivre jusqu’à perte de vue. Seul le vieux chef, qui était descendu avec eux pour me reconduire, remonte lentement vers sa case, — et, le voyant si ridicule et lamentable avec sa redingote d’amiral d’où sortent deux longues jambes tatouées, j’ai le sentiment de lui avoir manqué de respect, d’avoir commis envers lui une faute de lèse-sauvagerie…


pierre loti.
  1. D’après la tradition des Maoris et leurs généalogies d’ancêtres, cette aventure de leur arrivée à l’ile de Pâques ne remonterait qu’à un millier d’années. — P. L.
  2. L’opinion admise est que les statues de l’île de Pâques n’ont pas été faites par les Maoris, mais qu’elles sont l’œuvre d’une race antérieure, inconnue et aujourd’hui éteinte. Cela est vrai peut-être pour les grandes statues de Ranoraraku, dont je parlerai plus loin. Mais les innombrables statues qui garnissaient jadis les maraï au bord des plages appartiennent bien à la race maorie et représentent vraisemblablement l’Esprit des Sables et l’Esprit des Roches. — P. L.
  3. WS : jaune ?
  4. À l’île de Pâques, le nom de tous les volcans commence par Rano, ce qui signifie proprement : étang. C’est qu’en effet, la partie profonde de tous ces cratères est devenue avec le temps un marécage, où les indigènes, après les pluies, viennent chercher de l’eau. Mais, pour avoir choisi cette appellation de Rano, il faut donc que les Maoris, en prenant possession de l’île, aient trouvé ces volcans déjà éteints et convertis en réservoirs. Cela détruirait cette théorie généralement admise que l’île aurait été bouleversée et diminuée par le feu depuis que les Maoris l’habitent. — P. L
  5. Cette tête d’idole est aujourd’hui à Paris, au Jardin des Plantes, à l’une des entrées du Muséum. — P. L.
  6. Nous sommes en 1872. On n’avait encore inventé ni les photo-jumelles, ni les kodaks, et personne à bord ne faisait de photographie. — P. L.
  7. Tii-Oné et Tii-Papa, l’ « Esprit des Sables » et l’ « Esprit des Rochers » : ces noms et cette explication viennent des vieux chefs de l’île Laïvavaï (archipel Toubouaï, Polynésie) où se trouvent au bord de la mer des statues de même figure qu’à l’île de Pâques, bien que moins hautes et moins détériorées. — P. L.
  8. Chez les Maoris, il semblerait que l’âge des Grandes-Pierres se soit prolongé jusqu’aux temps modernes, car, la matière volcanique dont certaines de leurs statues sont composées paraît peu durable, et les idoles au bord de la mer ne sauraient avoir plus de trois ou quatre siècles. La science officielle admet, il est vrai, que ces statues sont en trachyte, matière dure et résistante ; cela est exact peut-être pour les grandes figures de Ranoraraku ; mais non pour les innombrables idoles dont les plages sont jonchées : je les ai vu scier aisément avec des scies à bois, et la matière en est friable et légère.
  9. Monseigneur d’Axiéri, évêque-missionnaire qui vécut de longues années en Polynésie, possédait un grand nombre de « bois qui parlent », et il avait obtenu, de quelques vieux chefs de l’île de Pâques, aujourd’hui défunts, la signification littérale de chacun des caractères de leur écriture. On trouvera ci-dessous un aperçu des documents qu’il a laissés et qui sont tout à fait uniques. Cette écriture, — tracée en, sillons de bœuf (suivant les expressions de l’évêque-missionnaire), — se lisait en commençant par le bas de l’inscription, et, toutes les fois qu’on passait d’une ligne à une autre, il fallait retourner la tablette, chaque ligne étant inscrite la tête en bas par rapport aux lignes voisines. Malheureusement, la signification ésotérique des mots, la seule importante, n’a pu être retrouvée et le langage des bois demeure à jamais inintelligible.
  10. WS : Voici la signification des lignes retournées :
    2eligne : (7) Homme. (8) Case. (9) Cocotier. (10) Cachalot. (11) Ciel. (12) Hotu matu’a (premier roi de Polynésie) sur ses terres.
    4e ligne : (19) Homme. (20) Il est en la maison de prière. (21) Arbre. (22) Dorade. (23) Soleil. (24) Il est allé au ciel et sur la terre.
    6e ligne : (31) Lance à pumex. (32) Hameçon. (33) Canne en fleur. (34) poisson noir. (35) Étoile unie. (36) Le père sur son siège. (37) Bouche.