TROISIÈME PARTIE[1].

I.

On a pu s’en convaincre, — jusqu’au moment où s’arrête notre récit, l’île de Madagascar n’a été visitée par les Européens que sur le littoral et dans une portion très circonscrite de l’intérieur, l’Ankova et la contrée adjacente ; les recherches et les observations scientifiques n’ont été poursuivies que sur des espaces assez restreints. Les Français qui vinrent au XVIIe siècle s’établir sur la Grande-Terre connurent principalement la partie méridionale ; dans le siècle présent, on ne s’est presque plus occupé de la région du sud. Les investigateurs en général, botanistes et zoologistes, ont borné leurs courses au pays qui s’étend d’Andouvourante à l’entrée de la baie d’Antongil et à l’île Sainte-Marie ; plusieurs ont exploré la côte du nord-est : les rivages de la baie de Vohémar, du port Leven, de la baie de Diego-Suarez ; quelques-uns, surtout depuis notre occupation de Nossi-Bé, ont parcouru la côte du nord-ouest : le littoral des baies de Passandava, de Mazamba, de Bombétok, et vers le sud les environs de la baie de Saint-Augustin. Les études sérieuses ont été rares dans la partie centrale, dans cette province d’Imerina dont on parle si souvent depuis que les Européens fréquentent Tananarive. Il reste donc beaucoup à faire pour les naturalistes ; néanmoins les récoltes de plantes et d’animaux ont été assez importantes pour donner une idée déjà satisfaisante de la flore et de la faune de la grande île africaine. Infiniment moins avancées sont les connaissances relatives à la constitution du sol ; c’est à peine si dans ces dernières années de véritables géologues ont commencé l’examen de quelques points des côtes de Madagascar. Des voyageurs avaient parlé d’une manière générale des signes d’anciennes actions volcaniques, indiqué le caractère de certaines roches et la nature de diverses couches superficielles, signalé en maints endroits l’existence du minerai de fer, énuméré des richesses minérales, — toute précision scientifique faisait absolument défaut[2].

L’espoir de rencontrer de la houille ou des gîtes métallifères devait déterminer l’entreprise d’explorations un peu méthodiques. On affirmait, sans en apporter grande preuve, la présence du charbon à Nossi-Bé et à la côte occidentale de Madagascar. En 1853, d’après les ordres du commandant de notre petite colonie, on tenta une première recherche. Des puits furent creusés à Nossi-Bé, une galerie fut pratiquée sur le littoral de la Grande-Terre, à Bavatoubé ; dans cette dernière localité, on put extraire d’une argile schisteuse un combustible mal défini[3]. Vers la même époque, la topographie et la constitution géologique de Nossi-Bé devinrent pour le docteur Herland le sujet d’un ensemble d’observations[4] ; il importait en effet de connaître l’île définitivement acquise à la France. Nossi-Bé, d’une étendue de 22 kilomètres de long et de 15 kilomètres dans la plus grande largeur, se trouve comme escortée par les îlots Nossi-Faly et Nossi-Coumba, devant la baie de Passandava, entre 13" 11’ et 13" 25’ de latitude sud, et 13" 53’ et 46° 7′ de longitude orientale. Trois groupes de montagnes s’élèvent sur cette petite terre : l’un, au centre de l’île, présente un sommet dépassant 500 mètres de hauteur ; près du point culminant, on compte sept lacs qui occupent des cratères d’effondrement, — les principaux cours d’eau descendent des montagnes centrales. Le groupe du nord est une chaîne dirigée nord-sud, taillée à pic du côté de l’ouest, ayant une large coupure qui livre passage à la rivière Djamarango. Le troisième groupe, le morne Loucoubé, situé au sud, est un pic granitique haut de 600 mètres, profondément raviné et couvert d’une riche végétation. Au sommet, où l’on a planté le mât des signaux, la vigie découvre Nossi-Bé tout entière, ainsi que les îles voisines. La petite terre est arrosée par des ruisseaux et trois belles rivières ; la plus importante, le Djabala, après avoir traversé une plaine fertile et un marais rempli de palétuviers, se jette dans la mer à peu de distance d’Helville, la capitale de la colonie française. Sur toute la partie centrale de Nossi-Bé, les traces de l’action d’anciens volcans frappent les yeux ; vers la côte orientale, on suit une coulée basaltique fort épaisse, cachée sur une grande étendue par un dépôt de tuf et de matières sablonneuses. Loucoubé est une masse de granit revêtue d’une couche de terre végétale ; au pied et sur les flancs de la montagne, d’immenses blocs forment des cavernes profondes ; on en voit qui servent de lit à des ruisseaux limpides. Dans les ravins et les anfractuosités, une argile jaune ou rougeâtre s’est déposée ; on emploie maintenant cette matière à la fabrication de briques excellentes pour les constructions. Une zone de schiste bleuâtre plus ou moins bien stratifié entoure le massif, et dans plusieurs localités le schiste, se détachant par lames minces, paraît devoir fournir de très bonnes ardoises. Au nord de l’île, on observe une formation particulière, des couches de grès d’une épaisseur considérable superposées aux roches granitiques. Gemme des cendres ou d’autres débris volcaniques les recouvrent en certains endroits, on juge que le soulèvement de cette portion de l’île est d’une époque plus ancienne que celui du centre.

Une circonstance particulière a été l’origine de quelques études sur le sol de la Grande-Terre. L’envoyé de France au couronnement du roi Radama II, M. le capitaine de vaisseau Jules Dupré, avait reçu la mission de conclure un traité de commerce et d’amitié avec le nouveau roi. Par cet acte, signé à Tananarive le 12 septembre 1862, ratifié à Paris le 31 avril 1863, toute sécurité était garantie aux Français qui s’établiraient à Madagascar ; le droit de propriété était reconnu, la juridiction consulaire admise. Le même jour, en présence des principaux chefs malgaches et des missions de France et d’Angleterre, le souverain signait une charte accordée à M. Lambert dès l’année précédente ; Radama donnait à son ancien ami pouvoir exclusif de fonder une compagnie pour l’exploitation des mines de Madagascar et pour la mise en culture de toutes les parties inoccupées du pays, avec le droit d’ouvrir des routes, des canaux, et d’établir des chantiers de construction. Jaloux d’assurer le succès de l’entreprise, désirant faciliter les opérations de la compagnie, le roi expédia sans retard des ordres à différens chefs de la côte, afin d’éviter les difficultés au sujet de la prise de possession des terrains. L’empereur Napoléon III donna son adhésion au projet. Par un décret en date du 2 mai 1863, la Compagnie de Madagascar se trouva autorisée, M. le baron Paul de Richemont en devint le gouverneur ; la charte accordée à M. Lambert fut transmise à la compagnie. Sans perdre de temps, la nouvelle société réunit un personnel assez nombreux, ingénieurs, médecins, agriculteurs, agens commerciaux, qu’elle chargea d’aller faire une étude des ressources des côtes du nord de l’île et de l’intérieur du pays ; M. Dupré, chef de la mission, fut investi de tous les pouvoirs du gouverneur et du conseil. Comme la saison avançait, on se hâta de partir. En arrivant à Maurice le 30 juin, le commandant apprit l’assassinat du roi, et dès le lendemain on l’informait à Bourbon que des lettres de M. Laborde, notre consul à Tananarive, annonçaient de la part des Ovas, qu’excitaient les pasteurs méthodistes, les plus mauvaises dispositions, et de la part du gouvernement la volonté d’annuler le traité. Lorsque M. Dupré se trouva le 1er  août devant Tamatave, il reçut du cabinet de Tananarive l’invitation de monter à la capitale, afin de s’entendre sur les termes d’un nouveau traité. Cette ouverture n’ayant pas été accueillie, quelques semaines après, un ministre de la reine Rasoherina se présentait à bord du navire portant le pavillon du chef de l’expédition, et communiquait un contre-projet qui fut aussitôt repoussé avec énergie ; il n’était plus question ni d’aucune garantie, ni du droit de propriété pour les Français. L’annulation du traité de Radama II et le rétablissement des douanes furent l’occasion de bruyantes réjouissances à Tamatave. Le commandant Dupré, lié par les ordres du ministère, dut rester témoin impassible de l’insolence des Ovas. Tout était fini pour la compagnie de Madagascar ; des membres de la mission qui s’étaient flattés d’accomplir de grands et utiles travaux déploraient de se voir condamnés à l’inaction ; le chef voulut mettre à profit cette disposition et ne pas laisser absolument stériles des dépenses assez considérables[5]. il autorisa un ingénieur à faire une excursion dans le nord-est, et lui-même, accompagné de M. Edmond Guillemin et de quelques agens, alla visiter plusieurs points de la côte nord-ouest. Ainsi ont été acquis à la science certains renseignemens sur l’orographie et la géologie de Madagascar.

Comme le constate notre illustre géologue M. Élie de Beaumont, M. Edmond Guillemin a su décomposer les systèmes des montagnes de la Grande-Terre, et il a observé la direction des principaux soulèvemens. — Avec cet habile ingénieur des mines, nous prendrons une idée des reliefs du sol sur les côtes de la partie du nord[6]. À l’est, un cordon de sable provenant de l’action de la mer barre tous les cours d’eau, et d’Ivondrou au village de Mananjary, sur une étendue d’environ 300 kilomètres, il encaisse une série de lacs. Dans la saison des pluies, le niveau des lacs s’élève, et l’eau qui déborde, s’écoulant par des dépressions de la zone littorale, ouvre aux fleuves des embouchures nouvelles, bientôt refermées par la mer. Des collines sans ordre et arrondies mouvementent la plaine ; ce sont les dunes que la végétation a fixées. Au-delà des lacs, les dépressions du sol forment de vastes marais couverts d’une brillante végétation. À 30 ou 40 kilomètres de la côte commence la région montagneuse. Des plissures parallèles ont façonné les gradins que traverse le sentier qui conduit à Tananarive. Au pied de la première chaîne de montagnes, à l’extrémité de la plaine sablonneuse, l’altitude, d’après des indications barométriques recueillies par le commandant Dupré, n’est que de 45 mètres au-dessus du niveau de la mer ; à Befourouna, elle est de 447 mètres. La région d’Analamazaotra est composée de chaînons serrés et parallèles ; au pied du pic basaltique, connu de tous les voyageurs, la hauteur est de 742 mètres ; au passage de la rivière Âlangourou, qui contourne à l’ouest la plaine d’Ankay, de 804 mètres, de 1397 au col des monts Angavo ; l’altitude de Tananarive serait d’environ l,345 mètres au-dessus du niveau de la mer.

La direction des chaînes parallèles qui constituent le système des montagnes s’écarte par l’orientation de 8 à 9 degrés de celle de l’axe de figure de l’île ; le relief de Madagascar résulte des efforts de plusieurs soulèvemens qui se sont produits sur cette terre à différentes époques. Le soulèvement de la partie centrale, parallèle aux montagnes de la côte orientale d’Afrique et à la direction du canal de Mozambique, qui a été le plus considérable, a joué le grand rôle dans l’orographie du pays. La masse soulevée est granitique ; par suite de la dislocation du système, les basaltes ont surgi en proportions énormes. La roche la plus abondante, surtout dans la région de l’Analamazaotra, est le basalte, après les quart4tes et les granits ; on a signalé en beaucoup d’endroits des couches sédimentaires d’argile, de grès, de calcaire, sans néanmoins fournir à ce sujet d’indications vraiment précises. Ainsi que l’ont remarqué les premiers qui explorèrent l’Aokova, sous l’influence des agens atmosphériques, les basaltes, venant à se désagréger, forment les terres argileuses de couleur rougeâtre qui donnent une physionomie particulière à certaines régions. Les quartz subissent une décomposition analogue ; de là les sables sans cesse charriés par les fleuves au moment des grandes crues et rejetés par la mer sur le rivage. Sur le littoral, la présence de fragmens de basalte semble l’indice d’un mouvement du soi. D’après l’orientation, on juge que l’île Sainte-Marie est un chaînon du même système. Gom.me dans le centre. les basaltes ont trouvé des voies par la dislocation produite pendant le soulèvement. En se décomposant, ces roches deviennent granuleuses ; mêlées à la chaux obtenue par la calcination des coraux, elles donnent un excellent mortier hydraulique. On rencontre à Sainte-Marie des filons de quartz un peu laiteux ; ils coupent obliquement la chaîne de montagnes, dont l’altitude ne dépasse pas 100 mètres. Le quartz hyalin, le beau cristal de roche, est apporté des rives du Manangourou : on se souvient que Flacourt a mentionné le fait ; jusqu’ici aucun observateur n’a vu le gisement. La direction de la chaîne peu accentuée qui constitue l’île Sainte-Marie se retrouve sur la presqu’île d’Antongil[7]. Un ingénieur de la compagnie de Madagascar, M. Coignet, a visité le pays et fourni à ce sujet sa part de renseignemens[8]. Au nord de la baie, une ligne de sable empêche aussi l’écoulement des eaux, et les marais s’étendent en arrière. Dans cette région, pour pénétrer dans le pays la seule ressource est de remonter les rivières ou de suivre deux sentiers, vestiges des routes que fit tracer le fameux Benyouski ; partout ailleurs, c’est la forêt absolument impénétrable.

À l’ouest, des chaînons granitiques étages du bord au milieu de la presqu’île demeurent parallèles au rivage de la baie[9] ; à l’est, un chaînon également granitique présente une orientation différente[10] ; jusqu’au cap Est, les basaltes occupant l’espace compris entre ce massif et le rivage offrent la même orientation que Sainte-Marie. Au nord du cap Est, la côte change de direction[11], les chaînons de basalte suivent la même ligne, et, interrompus par intervalles, ils laissent place à des plaines couvertes d’une belle végétation. Au-delà du 14e degré de latitude, la zone voisine du littoral est une plaine basse ; après les sables du rivage, le terrain est calcaire, plus loin les chaînons basaltiques se succèdent. Au nord de la baie de Vohémar, les plaines, chargées de dépôts calcaires, s’étendent dans l’intérieur du pays ; seuls quelques pitons montrent des pointes granitiques.

La direction des différentes parties rectilignes des côtes depuis le cap Est demeure complètement parallèle à celle du soulèvement des basaltes ; c’est une ligne brisée dont les ressauts sont des baies, des criques, des ports naturels, comme la baie de Vohémar, les ports Leven et Louquez. Tout au nord, l’île de Madagascar est profondément étranglée par la vaste baie de Diego-Suarez ; ainsi l’extrémité de la Grande-Terre est une presqu’île, — plateau couvert de collines arrondies, basses, presque entièrement formées de calcaires coquilliers. Sur l’isthme, le terrain se compose de granit et de basalte ; au centre, cette dernière roche forme un massif que son aspect de forteresse a fait nommer par les hydrographes anglais Windsor-Castle.

Lorsqu’on double l’extrémité nord de la grande île africaine, le cap d’Ambre, c’est la montagne d’Ambre, située à plus de 60 kilomètres au sud du cap qui sert de point de reconnaissance. La hauteur de cette montagne n’avait jamais été déterminée ; M. Guillemin a pris des mesures, et nous savons maintenant que le sommet le plus élevé dépasse 2,700 mètres d’altitude. Au rapport des habitans, il existe en arrière du massif un effondrement à parois verticales, sorte de vallée inaccessible où l’on ne pénètre que par un passage souterrain ; les Antankares, peuplade de la contrée, y trouvèrent plusieurs fois un refuge assuré pendant les incursions des Ovas. À l’ouest, le cap Saint-Sébastien est la dernière colline d’une petite chaîne granitique qui est l’arête de la presqu’île.

Sur la côte occidentale de Madagascar, il fallait songer à la recherche des dépôts de houille dont on s’était préoccupé depuis l’établissement des Français à Nossi-Bé ; le littoral de la Grande-Terre situé en face de la colonie ayant été exploré, quelques affleuremens de schistes charbonneux avaient été découverts. Les investigations de M. Guillemin, exécutées un peu trop à la hâte par suite des circonstances, ont permis néanmoins une constatation déjà importante. — Le bassin houiller de la côte nord-ouest s’étend du cap Saint-Sébastien par 12° 26′ de latitude sud jusqu’au port Radama par 14o. Dans les baies de Bavatoubé et de Passandava, la nature de la stratification a été reconnue sur une épaisseur de terrain de plus de 600 mètres : c’est une superposition de grès de différentes sortes et de schistes. Cinq affleurements de houille à la baie de Bavatoubé, deux à la baie de Passandava ont montré le combustible minéral ; les couches sont minces, il est vrai, mais elles donnent à peu près la certitude de rencontrer des couches exploitables dans des localités plus éloignées des côtes.

Depuis notre premier établissement au fort Dauphin, on vante les richesses minérales de la grande île africaine ; les richesses existent, à n’en pas douter ; des échantillons reçus des indigènes ou ramassés au hasard le prouvent[12]. On parle toujours de l’or, on cite des filons de plomb argentifère, on rapporte du cuivre diversement combiné avec d’autres substances minérales ; mais en fait d’étude scientifique tout se borne encore à l’analyse de quelques minerais. Dans les granits se trouve du fer oxydulé contenant du titane et du manganèse, et ainsi très analogue à celui de la Suède ; comme ce dernier, c’est un minerai donnant du fer et de l’acier de qualité supérieure. Les voyageurs ont appris qu’en beaucoup d’endroits on le ramasse à la surface du sol ; en effet, par la continuelle désagrégation des granits, le minerai, isolé et entraîné avec les sables, se dépose en grande abondance. Ainsi qu’en jugeaient nos compatriotes du XVIIe siècle, le sol de Madagascar est bien riche ; mais pour cette terre l’œuvre de la science est à peine commencée.

II.

Les formes sous lesquelles la vie se manifeste dans la grande île africaine offrent un saisissant intérêt. Déjà connues d’une façon qui permet d’apprécier le caractère de l’ensemble, longtemps encore elles appelleront l’investigation scientifique. Sur ce sujet, remarquable au plus haut degré, l’étude de chaque détail apporte un enseignement ; on n’a pas oublié l’exclamation de Philibert Commerson à la vue de cette nature à la fois étrange et magnifique. Plus l’examen a été sérieux, la recherche profonde, la comparaison poussée loin, plus la pensée a été conduite à la méditation. Le voyageur instruit qui visite Madagascar après avoir exploré les rivages de l’Afrique, de l’Inde, des îles de la Mer du Sud, se trouve jeté au milieu d’un monde nouveau ; plantes et animaux ont un aspect particulier ; ce sont des espèces qu’on n’a observées nulle part ailleurs, souvent des types très caractérisés qui n’existent en aucun autre pays. En considérant la position géographique de la Grande-Terre, on aurait pu s’attendre à voir une flore et une faune pleines de ressemblance avec celles des parties orientales de l’Afrique, et la différence est extrême. Mieux encore peut-être on se serait imaginé que Bourbon et Maurice donnaient déjà l’idée de la végétation et de la population animale de la grande île, et c’est à peine si quelques espèces témoignent d’un certain voisinage. Parfois l’observateur est frappé d’une analogie, c’est alors dans l’Inde ou à la côte occidentale d’Afrique qu’il faut chercher le terme de comparaison. Ainsi chaque espèce végétale ou animale qu’on rencontre sur la Grande-Terre ouvre la carrière à l’esprit qui s’efforce de parvenir à la connaissance des lois de la distribution de la vie à la surface du globe. Au-dessous de cet intérêt d’ordre supérieur se présente, accessible à tous, l’intérêt dont s’est tant préoccupé Flacourt : l’abondance et la variété des produits utiles à l’homme que fournit la riche nature de Madagascar. Lorsqu’on rassemble les observations éparses qui ont été faites sur les végétaux de la grande île africaine, au premier abord on est dans l’enchantement ; l’attention est arrêtée sur une foule de types remarquables. En poursuivant la recherche, un autre sentiment agite bientôt l’esprit : on s’aperçoit que beaucoup de sujets dignes d’un examen approfondi n’ont pas eu d’investigateurs attentifs ; on s’afflige d’ignorer à quelles espèces appartiennent les racines dont se nourrissent les Malgaches réfugiés dans les forêts ; on s’indigne contre les voyageurs qui citent les arbres d’une contrée en les appelant par des noms absolument vagues. Les écrits sur la flore de Madagascar n’embrassent qu’un champ très restreint ; depuis les travaux inachevés d’Aubert Du Petit-Thouars[13], deux botanistes seulement se sont occupés d’une manière spéciale de la végétation de la Grande-Terre : M. Bojer, de l’île Maurice, a signalé divers arbres et beaucoup d’arbrisseaux qu’il avait vus pendant ses voyages[14] ; M. Tulasne a étudié quelques familles avec l’herbier du Muséum d’histoire naturelle de Paris[15]. Il faut ensuite recourir aux ouvrages où l’on traite indifféremment des plantes de toute origine pour trouver la description de certaines espèces. Quand les sources d’information sont épuisées, on constate à regret que des notions bien assurées manquent à l’égard de plusieurs groupes de végétaux. Parfois les auteurs se sont vraiment trop peu appliqués à faire ressortir les analogies ou les dissemblances des plantes de Madagascar avec celles des autres contrées ; en pareille matière, c’est la comparaison qui met dans tout son jour le caractère d’un pays. Assez souvent on cite des végétaux observés sur la grande île africaine sans s’inquiéter s’ils n’ont pas été introduits à une époque plus ou moins ancienne. Sous ce rapport, notre éminent botaniste, M. Decaisne, qui sait toujours à quel besoin ou à quelle fantaisie des hommes les végétaux ont été soumis, nous a tenus en garde contre plus d’un piège en nous fournissant d’ailleurs de précieuses indications. Enfin, malgré nos désirs mal satisfaits, avec les renseignemens qui sont entrés dans le domaine de la science, une excursion sur les rivages de Madagascar, à travers la grande forêt d’Analamazaotra, au milieu des montagnes de la province d’Imerina, doit être instructive et intéressante.

En abordant la côte orientale de la grande île, tout contemplateur de la nature est charmé par l’aspect imposant d’une végétation des tropiques ; mais qu’il se trouve à La baie d’Antongil, à la baie de Diego-Suarez, en face des grèves de Tamatave ou de Foulepointe, devant les montagnes du pays des Antanosses, le sentiment ne sera pas le même. Aujourd’hui c’est à Tamatave que les voyageurs en général reçoivent la première impression, et l’endroit est un des moins favorables pour exciter l’enthousiasme. Les habitations, qui vers le sud paraissent descendre jusque dans la mer, sont des cases de pauvre apparence ; les dunes de sable qui se dressent près du rivage forment une ceinture d’un aspect médiocrement agréable ; plus loin, il est vrai, la scène ne manque pas de séduction. Le sol est brillant de verdure ; surtout au nord de la baie, des buissons et des joncs sont heureusement groupés au milieu d’une herbe touffue, des cocotiers de haute taille dominent des vaquois d’espèces diverses, les montagnes, noyées dans une vapeur bleuâtre, complètent le tableau. Ce n’est pas encore tout à fait la richesse et l’éclat de la végétation de quelques-unes des baies de la Mer du Sud, disent les navigateurs ; néanmoins c’est un paysage d’un caractère imposant. Une fois à terre, l’explorateur à chaque pas est arrêté par la beauté de certains arbres ou l’étrangeté de quelques plantes. Sur le littoral, souvent à la végétation indigène se mêlent des espèces étrangères qui ont été importées à diverses époques. Des citronniers propres au pays[16] donnent de charmans ombrages, et des acacias, des jujubiers, des orangers venus d’une terre étrangère, croissent avec une vigueur remarquable ; l’acacia de l’Inde étale une profusion de fleurs d’un ton jaune plein de gaîté ; puis ce sont de jolis arbrisseaux des tropiques dont chaque tige se termine par un bouquet de fleurs du plus beau rose[17], puis des ricins aux larges feuilles, les unes vertes, les autres empourprées. Les indigotiers se pressent sur de grandes surfaces, l’un d’eux se distinguant entre tous les autres par des feuilles petites et sombres avec des points d’un violet rougeâtre. En plusieurs endroits, on rencontre des arbres de la famille des euphorbes[18] qu’on croirait saupoudrés de farine : c’est un fin duvet qui couvre presque toutes les parties du végétal.

Sur le littoral de la grande île, les vaquois ou les pandanus des botanistes attirent particulièrement l’attention : arbres d’un port singulier, abondamment répandus dans les parties basses et marécageuses de Madagascar, ils se font remarquer par de volumineuses racines qui s’échappent du tronc jusqu’à une hauteur assez grande ; on croirait voir des cordes attachant au sol la tige, pourtant robuste. Les vaquois ont une écorce lisse, un bois de faible consistance, de très longues feuilles lancéolées, en général garnies de piquans sur les bords, des fleurs dioïques accompagnées de spathes plus ou moins colorées, des fruits charnus dont le noyau renferme une seule graine. Du Petit-Thouars a pris un vif intérêt à l’étude de ces végétaux monocotylédonés qu’on observe dans les régions tropicales de l’ancien monde. Sur la Grande-Terre, le vaquois comestible[19] donne des grappes de fruits d’une saveur douce que les Malgaches tiennent en estime ; l’arbre, haut de 4 à 5 mètres, a une cime étalée comme un parasol. Plusieurs espèces du même genre croissent dans les marais[20]. Pendant ses excursions, Aubert Du Petit-Thouars apercevait à distance, au milieu des marais les plus profonds, des arbres droits comme des obélisques, atteignant la hauteur d’une vingtaine de mètres ; le port tout à fait étrange de ces arbres mettait l’esprit du savant dans une cruelle perplexité. Une fange presque liquide défendait l’approche du curieux végétal. Après bien des efforts, il parvint cependant au but ; alors il reconnut une espèce toute particulière du genre des vaquois[21]. Si l’on pénètre dans les forêts, on rencontre d’autres représentans du même groupe : le vaquois sylvestre, le vaquois pygmée, ne dépassant pas la hauteur de 2 mètres, ayant une cime étalée, des feuilles assez petites et des fruits qui ne sont pas plus gros que des noix ordinaires.

Jusque sur les grèves battues des flots, dans les terrains vaseux aux embouchures des fleuves, à plus ou moins grande distance de la mer, abondent, surtout vers le nord de l’île, ces végétaux du littoral de toutes les régions des tropiques si connus sous le nom de palétuviers et de mangliers. Dans les endroits sablonneux, on remarque de singuliers arbres sans feuillage qui font songer à l’Australie, des casuarinas, certainement importés. Plus loin, ce sont ces arbres beaux et gracieux dont les feuilles, rangées en grand nombre aux deux côtés d’une longue tige, forment des collerettes ou des couronnes qui se superposent avec les années, des cycas ; mais l’espèce est répandue dans toute l’Asie tropicale[22], et selon toute probabilité elle a été introduite à Madagascar. On peut voir ce curieux représentant du règne végétal sans entreprendre un bien long voyage : un superbe individu se trouve dans les serres du Jardin des Plantes. Dans la plupart des lieux humides foisonne un palmier qui est pour les Malgaches la plus précieuse ressource : le raphia, un sagoutier[23]. Vieilles et dures, les feuilles servent à couvrir des cases ; jeunes et tendres, elles donnent une matière textile employée à confectionner des pagnes, des lambas, des nattes, des corbeilles ; naissantes, elles fournissent une excellente nourriture. De l’intérieur du tronc, on tire cette fécule connue de tout le monde sous le nom de sagou. D’autres palmiers à longues feuilles pennées, les arecs[24], sont aussi fort communs dans les parties chaudes et humides de Madagascar : groupés en masses touffues, ils parent d’une façon charmante la vallée que traverse l’Iarouka ; ainsi que le chou palmiste des Antilles, qui est, sinon du même genre, du moins du même groupe, ils ont des bourgeons très recherchés comme aliment,

À l’entrée des bois, près de Foulepointe, de Tamatave ou de la région des lacs, d’Ivondrou à Andouvourante, à côté des fougères, des cycas, des raphias, comme en divers endroits sur les sables des bords de la mer, se montrent communément des strychnos ; les graines vénéneuses, fournissant l’alcaloïde qu’on appelle la strychnine, les ont rendus célèbres ; le nom est connu de tout le monde. Plusieurs de ces végétaux sont répandus dans l’Inde, aux îles de la Sonde, aux Philippines. Sur la Grande-Terre, outre une espèce sans doute d’origine indienne, qu’il ne faut pas distinguer du strychnos des buveurs, dont les graines ont la propriété de clarifier l’eau trouble, existe en abondance le strychnos vontac, arbre rameux haut de 3 à 4 mètres, portant des fruits de la grosseur des coings, revêtus d’une enveloppe dure, ayant une chair de saveur douce très prisée des Malgaches. En considérant les vontacs ou d’autres arbres de la lisière des forêts, si la saison est propice, l’explorateur s’arrêtera, peut-être en extase devant un spectacle saisissant et inattendu. Sur de vieux troncs, sur quelque souche pourrie, retombant suspendues à de longues tiges de grandes fleurs qui sont du nombre des plus belles et des plu ? étranges : des orchidées du genre des angrecs que notre botaniste Du Petit-Thouars fit connaître au commencement du siècle. Sous les couverts semblent se cacher l’angrec éburné et l’angrec superbe, tandis qu’au grand jour, au plein soleil, là où les arbres sont clair-semés, s’offre aux regards la plus extraordinaire orchidée du genre[25]. La plante s’empare à la fois d’un tronc et des branches, enfonce ses racines dans la vieille écorce, projette de longues tiges gracieusement courbées vers le bout, garnies de deux rangées de feuilles d’un vert bleuâtre, et chargées à certains momens de quatre ou cinq fleurs, — fleurs sans pareilles, fermes comme si elles étaient de cire, d’un blanc laiteux, portant un éperon semblable à une énorme queue longue de plus de 40 centimètres. L’angrec à longue queue a été apporté en Europe, et parfois on l’a vu fleurir dans les serres chaudes pour la plus grande joie des amateurs.

Au milieu des bois et des forêts des provinces orientales et du nord abondent des arbres et de charmans arbrisseaux d’une famille qui n’est représentée en aucun autre lieu du monde, la famille des chlénacées. Une sorte de parenté existe entre ces végétaux et les mauves, mais des différences considérables ne permettent pas l’association. Signalés au siècle dernier par Commerson et par le botaniste espagnol Fernan de Noronha, dont l’œuvre n’a jamais été publiée, ces arbres ont été décrits par Du Petit-Thouars. Les chlénacées, qui composent plusieurs genres, se font remarquer par des feuilles alternes et par des fleurs en grappes pourvues d’un involucre persistant. Il y a les sarcolènes et les leptolènes, qui se couvrent de belles et grandes fleurs en panicules[26], les schizolènes atteignant une hauteur de plus de à mètres, tout gracieux lorsqu’ils sont chargés de fleurs teintées de rose, suspendues à des pédoncules qui naissent aux aisselles des feuilles[27] ; il y a encore la rhodolène, la plus belle des chlénacées, un arbuste plein d’élégance. Trop faible pour vivre isolé, il croît en s’appuyant aux arbres les plus robustes ; les tiges sont garnies de feuilles éparses, et au mois de septembre de fleurs portées deux à deux sur un pétiole commun, — fleurs magnifiques entre toutes, larges comme les plus beaux camélias, avec une corolle à six pétales qui se recouvrent et forment une sorte de campanule d’un pourpre éclatant[28]. Les brexias, arbrisseaux à grandes feuilles, ayant une parenté botanique avec les saxifrages, composent, de même que les chlénacées, une petite famille caractéristique de la flore de Madagascar.

D’autres types de végétaux également propres à la grande île africaine se montrent plus ou moins répandus dans les forêts de la baie d’Antongil, du voisinage de Foulepointe, de Tamatave, des lacs qui s’étendent d’Ivondrou à Andouvourante, ainsi que du pays des Antanosses. Voici le ravensara des Malgaches ou l’agathophylle aromatique des botanistes, unique représentant connu d’un genre de la famille des lauriers[29], arbre de taille plus haute que celui dont le feuillage servait autrefois à couronner les vainqueurs, et comme ce dernier très en faveur pour les usages culinaires. Les Malgaches emploient comme condiment les feuilles et les fruits du ravensara, et Flacourt rapporte que souvent les misérables, ne voulant pas prendre la peine de monter à l’arbre, coupent les troncs. Maintenant ce sont le didymelès, un arbre de moyenne dimension, à cime touffue, d’un type si étrange que les botanistes longtemps ne surent à quelle famille le rattacher ; les hécatéas, du groupe des euphorbes, hauts de 6 à 7 mètres, ayant de petites fleurs réunies en panicules ; les harongas, gentils arbrisseaux de la famille des millepertuis, dont les feuilles fournissent une liqueur jaune ou rougeâtre servant à teindre des étoffes, des nattes et des paniers. Parmi les types de végétaux qu’on ne voit également que sur la Grande-Terre, il y a le dicoryphe, un arbuste à rameaux grêles, presque toute l’année chargé de fleurs ou de fruits[30] ; les bonamies, de la famille des liserons, à feuilles ondulées sur les bords, à fleurs ramassées au sommet des tiges ; les ptélidies, avec des fruits comprimés et bordés d’une aile membraneuse qui les fait ressembler à des feuilles[31] ; l’astéropéia, un arbre se couvrant de petites fleurs en panicules[32] ; des passiflores remarquables donnant des fruits savoureux, les unes des arbustes, les autres des plantes grimpantes ayant de magnifiques fleurs violettes et des fruits ressemblant à des œufs[33]. Dans les grandes forêts, des arbres superbes inconnus hors de la grande île africaine dominent toute la végétation d’alentour : ce sont les hazignes des Malgaches ou les chrysopias des botanistes. La cime est étalée comme un parasol ; aux beaux jours de l’année, les rameaux se terminent par des fleurs à cinq pétales disposées en corymbes ou en ombelles d’un pourpre éclatant qui tranche admirablement sur le feuillage. Quand on entaille l’écorce, un suc jaune s’écoule en abondance ; au contact de l’air, le liquide s’épaissit et devient une résine très bonne pour fixer les couteaux dans le manche. Les ha4gnes fournissent d’excellent bois pour les constructions navales ; d’un tronc, les Malgaches façonnent une pirogue[34]. Partout on remarque sur la côte orientale un arbre plein d’élégance, dont les rameaux dressés portent aux extrémités des panicules de petites fleurs roses ou des fruits de forme ovale il est de la famille du laurier-rose et de la pervenche et seul de son genre ; c’est le tanghin, l’arbre sinistre de Madagascar[35]. Le fruit, un des plus redoutables poisons, a été le principal instrument des épreuves judiciaires et du plus grand nombre des crimes de la fameuse reine Ranavalona.

À côté de ces végétaux, de genres ou même de familles qu’on ne voit point ailleurs que sur la Grande-Terre, se montrent les espèces particulières à Madagascar appartenant à des groupes représentés en Afrique et en Asie. Dans les épaisses forêts, il existe un baobab à fruits plus ronds et moins gros que ceux du colosse de la Sénégambie[36]. En quelques endroits se trouve une singulière plante grimpante, la kigelia, ayant des fruits charnus de la longueur et du volume du bras ; une autre espèce du même genre se rencontre en Nubie[37]. Voici, dans les bois et sur presque toute la côte, de curieux arbrisseaux tels qu’il en existe à Bourbon et à Maurice ; comme sur nos arbres de Judée, les fleurs poussent en paquets sur le vieux bois : ce sont des coléas, la plus balle porte pendant presque toute l’année des masses de fleurs jaunes[38]. Un arbuste est signalé à cause de son produit : de la famille du laurier-rose et du tanghin, il est d’un type qu’on observe dans les régions tropicales du continent africain, c’est le vahéa de Madagascar, très répandu dans les grandes forêts, près des lacs, sur les bords de la rivière d’Ivondrou[39]. Le vahéa donne en quantité de la Comme élastique aussi bonne que celle du caoutchouc de la Guyane. Principalement au voisinage des lacs, du mois d’avril au mois de juin, se font admirer de charmantes fleurs de liserons[40] ; on les reconnaît aussi pour être d’un genre qui est représenté en Afrique. Puis ce sont de petits buissons d’un vert frais et gai, parés de fleurs ramassées en bouquets à l’extrémité des rameaux, des alsodéias de la famille des violettes, — on en cite des îles de la Sonde ; puis encore la vigne malgache, toute gracieuse avec ses fleurs mignonnes[41]. Les dombeyas, arbres et arbustes de l’Asie tropicale, des îles Bourbon et Maurice, sont nombreux dans les forêts de Madagascar ; liés avec les mauves par des affinités assez étroites, on les considère néanmoins comme un groupe particulier. L’un des plus beaux dombeyas qu’on voit près de Befourouna est un arbre haut d’une dizaine de mètres, ayant de larges fleurs blanches en corymbes[42].

Les plantes de la famille des combrètes[43], arbres, arbrisseaux ou lianes, disséminés dans les régions chaudes de l’Asie et de l’Afrique, occupent une place importante dans la végétation de Madagascar ; l’une des plis communes et des plus jolies est un arbre à grandes feuilles, portant des fleurs d’un rouge vif, qui ont fait l’admiration de plus d’un voyageur[44] ; les tadamiers ou terminalias d’espèces nombreuses se reconnaissent de loin aux rameaux groupés vers le sommet. Un arbrisseau qu’on remarque à cause de son beau feuillage, le salacia calypso, est aussi d’un type qui a des représentans en différentes parties du monde[45] ; ses fruits, très estimés, paraissent dès les premiers jours de l’été, circonstance exprimée d’une façon poétique par les Malgaches : sur la Grande-Terre, ce sont les fruits du soleil. Dans ce pays comblé des faveurs de la nature, il y a les vanguiers qui portent des quantités de fruits gros comme des pommes et bons à manger[46].

On parle souvent à Bourbon, à Maurice ainsi qu’à Madagascar, de bois rouge, de bois d’olive ou de bois de cadoque ; l’arbre qui le fournit, l’éléodendron oriental, existe également dans l’Inde ; nous ignorons s’il croît naturellement, ou s’il a été introduit dans la grande île africaine[47]. Les voyageurs énumérant les essences les plus recherchées des forêts de la côte orientale citent les copaliers, les intsis, les nattiers, les ébéniers, et plusieurs autres qu’il est difficile de reconnaître avec certitude. Les copaliers abondent surtout vers le nord-est ; arbres du même groupe que les acacias, ils ont un bois assez estimé, et, comme ils fournissent de la gomme copale, on y attache un grand prix[48]. Les intsis et les nattiers acquièrent des dimensions considérables, et sont employées pour les constructions[49]. On ne saurait oublier l’harami, dont on tire de la résine[50], ni l’ambora, le bois tambour des colons, arbre qui croît, à Madagascar comme à Maurice, dans les forêts humides ; ses fleurs poussent en grappes sur le tronc et à l’origine des branches[51].

Au XVIIe siècle, ou apporta en Hollande un magnifique arbuste épineux d.js îles de la Sonde, la poinciane brillante ; ses fleurs grandes, d’un rouge orangé, bordées de jaune, portées sur de longs pédicules et réunies de manière à former des grappes splendides, étaient toujours citées comme une des merveilles du règne végétal ; près de Foulepointe, une espèce du même genre, ayant des fleurs plus grandes, plus belles, plus extraordinaires encore, a été découverte par M. Bojer : c’est la poinciane royale, un arbre s’élevant à la hauteur de 10 à 12 mètres[52].

Au voisinage des rivières ou dans les vallées humides, les yeux demeurent ravis à la vue d’un feuillage splendide ; c’est l’arbre du voyageur ou le ravenala[53], l’un des plus beaux, l’un des plus caractéristiques représentans de la végétation de Madagascar. Une vérité et une erreur également propagées ont fait le ravenala poétique comme la légende. Il y a peu d’années encore, dès qu’on le nommait, chacun en imagination voyait au désert le voyageur épuisé de fatigue et prêt à succomber aux angoisses de la soif secouru tout à coup par l’arbre qui tient en réserve une eau fraîche et pure ; le ravenala, espèce magnifique de la famille des bananiers, ne vit que dans les lieux où il est facile de s’abreuver à d’autres sources. Lorsqu’on quitte Andouvourante pour se rendre à Tananarive, après un court trajet sur la belle et large rivière Iarouka et sur l’un de ses affluens, il faut près du village de Maroumby commencer à gravir les collines. À ce moment, un délicieux paysage s’offre à la vue ; dans tous les vallons, les ravenalas au feuillage glauque, en masses pressées, font oublier le reste de la végétation ; les uns en pleine croissance, les autres dans toute la magnificence d’un développement achevé, forment des groupes ravissans. Les regards s’arrêtent sur les plus beaux : les troncs s’élèvent droits à la hauteur de 8 à 10 mètres ; au sommet de cette tige robuste s’étalent, semblables à un gigantesque éventail, quinze, vingt ou vingt-cinq feuilles énormes, régulières, luisantes, montées sur des pétioles longs de 2 mètres à 2 mètres 1/2. — Entre les tiges apparaissent quelques branches supportant des fleurs ou des fruits ; ces derniers en s’ouvrant laissent échapper trente ou quarante graines vêtues d’une enveloppe soyeuse et parées de teintes vives, bleues ou pourprées. Les réservoirs de l’arbre du voyageur sont à la fois simples et parfaits : la pluie qui tombe sur les feuilles s’écoule en partie dans les pédoncules constitués en rigoles ; ces pédoncules, larges à la base et recourbés, deviennent des tubes où l’eau se conserve jusqu’à la fin des mois de sécheresse. Il suffit donc d’entailler la paroi du tuyau avec une pointe de fer pour voir s’échapper une gerbe liquide. Des Malgaches assurent que, se trouvant au travail, altérés par la chaleur du jour, ils s’évitent la peine d’aller jusqu’au torrent voisin, lorsque les ravenalas sont à portée. Pour les habitans de Madagascar, l’arbre du voyageur a une bien autre utilité que de dispenser les gens qui ont soif d’aller à la rivière. Les feuilles, comme le rapporte Flacourt, font des nappes, des plats et des assiettes ; on eu fabrique des cuillers et des gobelets ; tous les matins, le marché en est amplement approvisionné, et chacun vient compléter son ménage. Ces feuilles larges et résistantes servent à faire les toitures et à tapisser les murs des maisons ; l’écorce, après avoir été aplatie, est excellente pour les planchers, et les troncs restent de précieux matériaux pour les grosses charpentes. L’arbre, superbe et unique en son genre, devrait être nommé l’arbre du constructeur, disent ceux qui ont vu les Malgaches de la bande orientale occupés à bâtir des habitations.

Le takamaka[54], ainsi qu’on l’appelle dans les colonies, assez répandu sur la côte orientale et fort estimé pour les constructions, paraît croître avec prédilection dans les lieux où prospère le ravenala. C’est un bel arbre d’un aspect qui le signale de loin ; il a des feuilles luisantes, vraiment ornées par les nervures fines, régulières, se confondant au bord du limbe, et par de nombreuses grappes de fleurs blanches ; — du tronc, noirâtre et presque toujours crevassé, s’écoule une résine.

III.

En général, les herbes aquatiques de la famille des naïades, si répandues dans les ruisseaux et sur les étangs de l’Europe comme de l’Asie, n’appellent l’attention par aucun signe bien remarquable ; il faut aller à Madagascar pour voir un type de ce groupe vraiment extraordinaire. Dans les torrens et les ruisseaux, à peu de distance de Tamatave, de Foulepointe ou du fort Dauphin, et sans doute sur presque toute l’étendue de la côte orientale, croît l’ouvirandre fenestrée[55], la plus curieuse production végétale de la nature, si l’on s’en rapportait à une parole jetée au moment de la surprise par le botaniste anglais W. Hooker. L’ouvirandre a des racines fort épaisses qui s’étendent dans toutes les directions et forment de multiples couronnes ; de cette base s’élèvent des touffes de grandes feuilles qui s’étalent à la surface de l’eau, portées sur des pétioles s’allongeant plus ou moins selon la profondeur du courant ; au centre du bouquet se dresse dans la saison favorable la tige, qui se bifurque au sommet et se termine ainsi par deux branches portant de petites fleurs roses. Ce sont les feuilles, véritables dentelles vivantes, passant par toutes les teintes, du vert tendre un peu jaune jusqu’au vert sombre de l’olivier, qui donnent à la plante une beauté singulière et un caractère étrange. À ces feuilles, le parenchyme manque, les nervures, disposées avec régularité, semblent être les cadres de petites fenêtres bien alignées. Pendant la saison de la sécheresse, tout se flétrit : seules les racines, puisant dans la terre un peu d’humidité, ne périssent pas ; le jour où les pluies viennent remplir le lit de la rivière, s’élance une nouvelle végétation. L’ouvirandre, sorte de merveille aux yeux du botaniste, fournit aux Malgaches une ressource alimentaire ; la racine est fort estimée. Flacoart n’en avait point appris davantage ; Du-Petit-Thouars le premier a donné une description de la plante, qu’on a pu voir de nos jours dans les serres de quelques villes d’Europe. Longtemps la curieuse plante demeura le représentant unique d’un genre extrêmement particulier ; il y a trente et quelques années, M. Bernier, médecin de la marine, s’occupant avec ardeur de l’histoire naturelle de la grande île africaine, a découvert une seconde espèce d’ouvirandre qui a été l’objet d’une étude de la part de M. Decaisne[56]. L’ouvirandre de Bernier, d’apparence beaucoup moins singulière que l’ouvirandre fenestrée, a les feuilles pleines et les nervures peu distinctes ; c’est la condition que présente une troisième espèce du genre observée au Sénégal.

Dans la partie orientale de Madagascar, où il y a tant de rivières et de ruisseaux, tant de lacs et de marais, on peut le croire aisément, les plantes aquatiques abondent. Outre les joncs et différentes herbes d’un aspect assez ordinaire, beaucoup d’espèces sont vraiment remarquables. Elles sont trop nombreuses pour qu’on les cite toutes ici, mais il en est d’un type si curieux qu’il faut les signaler ; Aubert Du Petit-Thouars les a découvertes et lis a nommées les hydrostachis, Adrien de Jussieu les a étudiées[57]. Ces hydrostachis ont des touffes de feuilles plongeantes ; au centre des touffes s’élèvent des tiges portant des fleurs dioïques disposées en épis. Plantes d’apparence modeste, l’examen du savant est nécessaire pour en dévoiler les particularités et pour mesurer la distance qui existe entre elles et les formes les plus voisines observées sur d’autres terres, tandis que les ravissantes fleurs bleues ou un peu violettes du nénufar de la grande île africaine répandues à profusion sur les eaux tranquilles charment tous les yeux[58]. Les voyageurs allant d’ivondrou à Andouvourante, traversant ou contournant les lacs Risouamassaï, Rasouabé, Imoasa, se trouvent en présence d’une admirable nature. Au matin, il y a des scènes délicieuses : l’eau verdâtre, les rives herbues parsemées de belles fleurs, les petits villages épars, les fraîches prairies couvertes de rosée, les arbres se mirant dans le lac, les palmiers, les fougères entassées, toute cette brillante végétation dont nous avons esquissé le tableau compose des paysages enchanteurs.

Comme dans l’Inde et à la Chine, à Madagascar les bambous occupent une grande place ; cette richesse, détruite ou très amoindrie en beaucoup d’endroits voisins du littoral, reste considérable sur différens points. Lorsque, sur le chemin qui conduit à Tananarive, on entre dans la région où manquent les palmiers, où devient rare l’arbre du voyageur, les bambous apparaissent sur de vastes étendues, — les vallées et la base des collines en sont couvertes. Ils sont d’espèces variées ; les uns, robustes, s’élèvent droits à la hauteur de 12, 15, 20 mètres ; les autres, plus faibles, inclinent leur tête gracieuse et légère : l’effet est charmant, étrange au possible. Au moindre souffle, les grandes cannes noueuses se courbent, les feuilles longues et minces s’agitent comme des plumes, les tiges s’entrechoquent, un frisson semble se communiquer et parcourir le champ tout. entier ; le spectateur a la joie de contempler une scène sans pareille sous d’autres climats.

Après avoir gravi une foule de collines depuis le village de Maroumby jusqu’au village de Befourouna, on atteint cette fameuse forêt d’Analamazaotra, qui, sur une largeur variable, occupe à peu près toute la longueur de l’île. Les arbres, les arbrisseaux, les lianes, les fougères, les plantes de toute sorte, pressées, mêlées, enchevêtrées, forment des massifs impénétrables ; là où les hommes ont essayé de pratiquer une voie, les ravins, les marais fangeux, les fondrières, les flaques d’eau, les pentes inégales, les roches, rendent encore le passage bien pénible. En présence du désordre sublime, du luxe d’une végétation répandant l’ombre et la fraîcheur ou par intervalles laissant passer un rayon de soleil, le voyageur demeure en extase. Il voit la plupart des arbres, des arbrisseaux, des plantes herbacées qu’il a plus ou moins souvent rencontrés dans les bois voisins de Foulepointe, de Tamatave, d’Andouvourante, et sans doute bien d’autres encore. Jusqu’à présent, nul botaniste n’a bâti sa cabane au pied d’un hazigne ou d’un baobab, aucun ne s’est installé dans une grotte pendant une ou deux saisons pour étudier cette riche nature.

Sur une île, on ne s’attend guère à constater d’une partie à l’autre du littoral de bien grands changemens dans la végétation ; cependant, sous ce rapport, les divers points des côtes de Madagascar doivent éveiller l’attention. Trop restreintes ont été les recherches pour insister sur les modifications qui peut-être existent dans la flore suivant les régions, mais il y a un fait dont il importe de se préoccuper. Les récoltes de plantes effectuées dans la contrée montagneuse, dans les vallées, au bord des rivières, au fond de la baie de Vohémar si vantée[59], au port Leven, sur le territoire qui s’étend autour de la baie magnifique de Diego-Suarez, semblent indiquer que plusieurs genres de végétaux connus sur toute la côte depuis le fort Dauphin, au moins depuis Andouvourante jusqu’à la baie d’Antongil, sont assez souvent représentés dans la flore du nord par d’autres espèces. On s’étonne presque de ne pas rencontrer sur les rives occidentales la même végétation que sur les côtes orientales, car il existe le long du littoral des baies de Passandava, de Mazamba, de Bombétok, des espèces qu’on n’a point jusqu’ici observées ailleurs. Si en réalité certaines plantes demeurent confinées sur des espaces restreints, ce sera l’indice de différences dans la nature du sol, dans des conditions climatériques dont il importera de s’assurer. Dans la flore des environs de Foulepointe, de Tamatave, d’Ivondrou, nous avons cité un charmant arbrisseau de la famille des combrètes portant de superbes fleurs rouges ; un arbrisseau du même genre à fleurs violettes se trouve à la baie de Diego-Suarez, d’autres à fleurs blanches à la baie de Bombétok[60]. Plusieurs espèces de terminalias n’ont été remarquées également qu’au nord de la Grande-Terre, ainsi que des dombeyas à fleurs jaunes, des passiflores, des salacias, et nombre d’espèces appartenant à divers genres. Une astéropéia très distincte de celle qu’on admire près des lacs Rasouabé et Imasoa a été découverte dans les forêts de la baie de Diego-Suarez[61]. Sur les plages du nord-ouest, on voit le henné épineux[62], dont les Orientaux font usage depuis l’antiquité, — il aura été apporté par les Arabes ; dans cette partie de la grande île africaine, le tanghin n’existe pas. Autour de la baie de Bombétok, près de la ville fameuse de Madsanga, sont très répandus des arbres de la famille des légumineuses, les uns à fleurs rosées, les autres à fleurs rouges, des érythroxyles, des bignonias, que personne n’a rencontrés sur la côte orientale[63].

Le littoral de Madagascar, de la baie de Saint-Augustin à la baie de Bouëni, on s’en souvient, est partout cité comme une région désolée ; du sable, des arbres rabougris et clair-semés, les explorateurs n’ont pas vu autre chose. Aussi est-il de quelque intérêt de voir la récolte d’un botaniste dans ses courses à travers cette contrée misérable. Outre des aloès, il a observé des câpriers plus ou moins épars, l’un ayant les feuilles d’un vert gai avec les pétioles munis de pointes rouges et les fleurs blanches, l’autre couvert d’un duvet laineux portant des fleurs jaunes[64] ; au milieu des sables, une boerhavia[65], espèce d’un genre qui a des représentans sur divers points de la Grande-Terre et d’une famille dont le type le plus connu est la belle-de-nuit cultivée dans nos jardins. Sur les collines calcaires ont été rencontrées des dombeyas[66] et des bignonias qu’on n’a trouvées jusqu’à présent en nul autre endroit. Dans cette contrée si triste, M. Bojer a découvert un des plus beaux arbres du monde, le colvillea, de la famille des légumineuses et seul de son genre[67]. L’arbre, qui atteint la hauteur de 15 à 20 mètres, est garni d’un élégant feuillage et couronné de rameaux vêtus d’une écorce rougeâtre, parsemée de points d’une couleur plus vive ; il a des fleurs d’un jaune orangé nuancé de pourpre, suspendues à des pédoncules rouges et réunies de façon à former des grappes splendides. Par cette description, on juge de l’effet que doit produire le colvillea lorsqu’il est dans toute sa magnificence.

Nous venons de prendre une idée de la végétation du littoral de Madagascar, riche et magnifique à l’est et au nord, pauvre et chétive à l’ouest ; il faut maintenant suivre dans l’intérieur de l’île les rares observateurs qui ont parcouru l’Ankova. Après avoir franchi la vallée de l’Iarouka, escaladé depuis le village de Maroumby une foule de collines et d’escarpemens, traversé la grande forêt et gravi les derniers sommets de la chaîne d’Analamazaotra, le voyageur se trouve transporté dans un autre pays : plus de ravenalas, plus de palmiers ; la nature des tropiques a presque disparu, on est à une hauteur au-dessus du niveau de la mer déjà considérable ; le climat est celui d’une région tempérée. Néanmoins le sol tourmenté, l’entassement des montagnes, produisent encore des effets grandioses. Souvent on a parlé du spectacle imposant qui étonne et enchante le voyageur au moment où il atteint les cimes de l’Analamazaotra ; c’est la plaine d’Ankay, vaste, immense, limitée dans sa largeur par deux chaînes de montagnes, qui vient tout à coup de s’offrir aux regards. Quand une vive lumière inonde l’espace, que les ombres fortement accusées font ressortir avec netteté les moindres détails, la scène est splendide : les yeux s’arrêtent sur le village de Mouramanga, où les différentes routes se rencontrent ; celle de Tananarive, plus large que les autres, se dessine comme un ruban de couleur d’ocre qui traverse la vallée, serpente sur les flancs des collines, disparaît derrière une crête pour se montrer encore une fois dans le lointain semblable à un fil d’or bientôt perdu dans les montagnes bleues. On se souvient de la physionomie de l’Ankova[68] ; à l’exception de certaines vallées et de quelques coteaux boisés, l’aridité du sol cause une impression de tristesse. Il est intéressant de voir avec M. Bojer, le seul botaniste qui ait exploré les environs de Tananarive et les montagnes de la province d’Imerina, le caractère de la végétation de cette contrée.

Plusieurs espèces particulières de ce genre dombeya que nous avons appris à connaître sur les côtes contribuent à former la modeste parure des alentours de la capitale des Ovas ; au milieu des champs rocailleux et stériles, elles forment quelques buissons. Dans les mêmes localités croissent des arbrisseaux d’assez chétive apparence, dont les espèces appartiennent à des genres et même à des familles qui caractérisent les régions intertropicales de l’Asie et de l’Afrique[69] ; on voit un arbuste, de la famille qui a pour type le câprier du midi de la France, remarquable par ses feuilles glabres suspendues à de longs pétioles et par ses fleurs d’un blanc d’albâtre, disposées en corymbes[70]. Dans les vallons humifies végètent des plantes herbacées d’un groupe depuis longtemps signalé en Asie et en Amérique[71].

Certaines montagnes de la province d’Imerina un peu éloignées de la capitale ont encore des forêts qu’on peut admirer ; sur l’Angavo, on voit des arbres d’un port magnifique qui s’élèvent à la hauteur de 30 mètres, une essence du type du câprier, le cratéva gigantesque[72]. La force, la grâce, la beauté sont unies pour faire du cratéva de Madagascar une des merveilles du règne végétal : près de la base, le tronc a souvent plus de 1 mètre 1/2 d’épaisseur ; vers la cime, les branches, étendues sur une ligne horizontale, paraissent protéger les humbles arbrisseaux ; les feuilles d’un vert clair, veinées de rouge en dessous, — les plus nouvelles, entièrement teintées de pourpre, s’agitent sous le moindre souffle au bout de grêles pétioles longs de plus de 1 décimètre. Il est un moment de l’année où la parure est dans tout son éclat ; au milieu du charmant feuillage, si richement coloré, se détachent des corymbes de fleurs ou d’un rose tendre ou d’un ton incarnat. Les Malgaches tirent des troncs du cratéva de larges planches qui servent à faire les contrevens des maisons. Des dombeyas de différentes sortes abondent dans les forêts de l’Ankova ; l’une d’elles, l’astrapée cannabine[73], qui se distingue par de grandes feuilles ovales et par des fleurs pendantes d’une entière blancheur, est très répandue sur le mont Angavo et en beaucoup d’autres endroits de la province d’Imerina. C’est une espèce précieuse pour les Ovas ; l’écorce fournit une matière textile qui remplace le chanvre. Aux mêmes lieux croissent plusieurs de ces curieux arbustes du genre coléa, dont on voit le plus bel échantillon dans toutes les forêts voisines de la côte, ainsi qu’une singulière plante de la famille des bignonias propre à la grande île africaine : l’arthrophylle de Madagascar, qui a des feuilles articulées au milieu du limbe[74]. Sur les flancs rocailleux du mont Antoungoun, entre les rochers poussent des arbrisseaux d’un type bien connu dans les régions tropicales de l’Asie et de l’Afrique : les érythroxylons[75]. Dans les forêts sombres de l’Angavo, surtout dans les vallons, des vaquois d’une espèce particulière, se faisant remarquer par des feuilles semblables à des rubans[76], contrastent par l’aspect avec le reste de la végétation. Tous ces arbres et ces arbrisseaux comme relégués dans quelques solitudes formaient sans doute autrefois un manteau de verdure sur le pays aujourd’hui nu et presque désolé d’Ankova. Si l’on compare la flore de cette région élevée de la Grande-Terre à celle du littoral, la différence est facile à reconnaître ; les genres de végétaux ne changent guère, mais les espèces en général ne sont pas les mêmes et les types les plus caractéristiques demeurent attachés aux parties basses, chaudes et humides.

Maintenant, malgré les lacunes dans nos connaissances, se dessine avec netteté le surprenant caractère de la flore de Madagascar. L’ensemble se compose de plantes de quelques familles et d’une longue suite de genres n’existant que sur cette terre, ensuite d’une foule d’espèces tout à fait particulières à l’île, mais de types représentés, les uns exclusivement en Afrique, les autres, — peut-être en plus grand nombre, — seulement dans l’Inde et les îles adjacentes, enfin d’espèces dont les formes génériques sont trop disséminées pour jeter beaucoup de lumière dans une question de géographie physique. Rien n’accuse donc mieux l’isolement de Madagascar que cette flore à la fois si spéciale et si caractérisée. La grande île, voisine du continent africain, ne rappelle l’Afrique par la végétation que dans certains traits, et semble offrir des analogies un peu plus prononcées avec l’Asie tropicale ; mais au sujet de ces relations diverses d’un si réel intérêt, la réserve est encore nécessaire ; il sera difficile de conclure d’une manière définitive tant que la flore du Mozambique n’aura pas été parfaitement étudiée. On remarque à Madagascar plusieurs végétaux qu’on ne distingue pas de ceux de l’Inde : pour quelques-uns, l’identité reste douteuse ; pour les autres, elle est évidente, et dans ce dernier cas il est besoin d’examiner si la présence de ces végétaux sur la grande île est toujours due soit à l’intervention de l’homme, soit à des circonstances particulières ; l’attention des savans n’a pas encore été dirigée de ce côté.

Dès le temps où des Européens vinrent s’établir sur la Grande-Terre, les Malgaches se livraient à la culture de plusieurs végétaux ; ils avaient le riz, la canne à sucre, différentes espèces d’ignames. D’où les tenaient-ils ? Personne ne paraît s’être inquiété de la provenance de ces plantes. À cet égard, une recherche approfondie serait peut-être fort instructive. On a fait déjà de véritables efforts pour retrouver l’origine des peuples de Madagascar : les traits du visage, des coutumes, des superstitions ont conduit à des rapprochemens ; des mots de la langue ont été regardés, non sans raison, comme des indices d’une parenté avec des nations d’une autre partie du monde, — on ne s’est pas douté que par l’examen et la comparaison des plantes cultivées il ne serait pas impossible d’être amené sûrement au point de départ.

Flacourt nous a informés que les Malgaches possédaient plusieurs variétés de riz ; la culture de cette céréale, soit dans les bas-fonds, soit sur les collines, était alors répandue chez la plupart des peuples de la grande île. Il est permis de croire que le riz a été introduit par les Arabes ; pour la canne à sucre, surtout pour les ignames, on doit probablement en chercher ailleurs l’origine. Notre premier historien de Madagascar a énuméré les diverses sortes d’ignames cultivées ; quelques-unes d’entre elles échappent encore à la détermination scientifique. Ces végétaux, à racines énormes, sont de la famille des aroïdées[77] ; ils se rapportent au genre colocasia[78], plantes de haute taille, ayant de larges feuilles, de jolies fleurs, un port superbe ; elles produisent grand effet lorsqu’on les voit en masses dans un site pittoresque, comme par exemple sur la rive droite de l’Ivondrou. Cultivées de temps immémorial dans l’Inde et dans les îles de la Mer du Sud, c’est peut-être de ce côté qu’il faut porter l’attention pour apprendre par quelles mains ces ignames ont été transplantées à Madagascar. Il conviendrait aussi de s’occuper dans le même dessein de la grande cardamome de l’Inde, la longouze des Malgaches[79], devenue si abondante en certains endroits que de ses fruits on chargerait un navire, dit Flacourt. C’est une belle plante que la cardamome, portant des fleurs fort élégantes et des fruits d’un rouge écarlate, qui ont une chair blanche, aigrelette, de goût agréable. Le coton nous est cité dès le XVIIe siècle comme d’un usage très général dans plusieurs provinces de la Grande-Terre, et pourtant les botanistes ne signalent aucune espèce particulière de cotonnier à Madagascar ; là encore il y a une étude à poursuivre, une origine à rechercher.

À tous les points de vue, la richesse et la singularité de la flore de Madagascar nous attirent. La richesse de la végétation, c’est l’existence facile pour les habitans, la misère impossible. Chacun peut cueillir des fruits, arracher des racines autant qu’il en a besoin pour sa subsistance, se procurer sans peine des feuilles et des écorces qui donnent des matières textiles propres à la fabrication des vêtemens, avoir en abondance du bois pour construire des habitations. L’étrangeté de la flore conduit à se préoccuper de l’état du monde à son origine. Souvent on a supposé que des îles avaient pu être détachées des continens à des époques plus ou moins récentes ; les espèces végétales les plus caractéristiques, celles que nous avons décrites, apportent une preuve irrécusable que l’île de Madagascar n’a jamais été unie soit à l’Afrique, soit à l’Asie, depuis l’apparition de la vie sur cette terre. Les espèces liées par une sorte de parenté avec celles d’autres régions indiquent des analogies dans les climats et contribuent ainsi à répandre quelque lumière sur la physique du globe. Plus encore que l’étude des végétaux, l’observation des animaux de la grande île africaine rendra ces vérités saisissantes.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 1er  juillet et du 1er  août.
  2. On citait seulement quelques remarques du célèbre géologue anglais Buckland, suggérées par des échantillons de roches recueillis au port Louquez. — Notice on the geological structure of a part of the island Madagascar, — Transactions of the geological Society, London, t. V, p. 478.
  3. Annales des Mines, 5e série, t. VI, p. 570 ; 1854.
  4. Essai sur la géologie de Nossi-Bé, par le docteur J.-F. Herland, chirurgien de la marine. — Annales des Mines, 5e série, t. VIII, 1856.
  5. Après de longues et difficiles négociations, une indemnité pécuniaire a été payée par le gouvernement de Madagascar.
  6. Notice sur une exploration géologique à Madagascar pendant l’année 1853.
  7. Elle est de nord 24 degrés à 25 degrés est.
  8. Excursion sur la côte nord-est de Vile de Madagascar ; — Bulletin de la Société de géographie, 5e série, t. XIV, p. 253 et 334 ; 1867 ; — et Documens sur la compagnie de Madagascar, p. 264 ; 1867.
  9. Direction nord 33 degrés ouest.
  10. Nord 45 degrés ouest.
  11. Nord 13 degrés à 14 degrés ouest.
  12. L. Simonin, les Richesses naturelles de Madagascar, — Revue maritime et coloniale, t. V, p. 628 ; 1862. — Voyez aussi une étude du même auteur, la Mission de Madagascar, dans la Revue du 15 avril 1864.
  13. Histoire des végétaux recueillis sur les isles de France, La Réunion (Bourbon) et Madagascar, Paris 1804. — Genera nova madagascariensia.
  14. Rapports sur les travaux de la Société d’histoire naturelle de l’île Maurice (10e, 11e, 12e et 13e), Maurice 1839-1843.
  15. Florœ madagascariensis fragmenta, in Annales des Sciences naturelles, 4e série, t. VI, p. 75, t. VIII, p. 44, et t. IX, p. 298 ; 1856-1857.
  16. Limonia madagascariensis, décrit par Lamarck, Citrus media, etc.
  17. Lochnera rosea, de la famille des apocynées, dont la pervenche et le laurier-rose sont les représentans les plus connus.
  18. Aleurites cordata de la Chine et de l’Inde transporté à Bourbon et à Madagascar.
  19. Pandanus edulis.
  20. Pandanus ensifolius et pandanus muricatus, décrits par Du Petit Thouars.
  21. Pandanus obeliscus.
  22. Cycas circinalis.
  23. Sagus pedunculata.
  24. Areca madagascariensis.
  25. Angrœcum eburneun, A. superbum, A. sesquipedale. Du Petit-Thouars.
  26. Sarcolœna grandiflora, S. multiflora, S. eriophora, Leptolœna multiflora.
  27. Schizolœna rosea, S. elongata, S. cauliflora.
  28. Rhodolœna allivola.
  29. Agathophyllum aromaticum, de la famille des lauracées.
  30. Dicoryphe, de la famille des hamamélidacées.
  31. Ptelidium, de la famille des célastrinées, dont le fusain est le représentant le plus connu ; la plupart des célastrinées appartiennent aux régions tropicales.
  32. Asteropeia multiflora, de la famille des homalidées.
  33. Paropsia edulis ; — Deidamia noronhiana, D. commersoniana ; voyez Tulasne, Annales des Sciences naturelles, 4e série, t. VIII, p. 44.
  34. Chrysopia fasciculata, C. verrucosa, etc., de la famille des clusiacées.
  35. Tanghinia veneniflua, de la famille des apocynées.
  36. Adansonia digitata, de l’Afrique occidentale, — de la famille des bombacées.
  37. Kigelia africana, de la famille des bignoniacées.
  38. Colea floribunla, Hooker, de la famille des bignoniacées.
  39. Vahea madagascariensis (gummifera, Lamarck). — Le Tabernœmontana noronhiana du même groupe est commun près de Foulepointe.
  40. Pharbitis flagrans, Bojer.
  41. Buddleia madagascariensis, figuré dans le Botanical Magazine, pl. 2824.
  42. Dombeya spectabilis, décrit par Bojer, de la famille des dombeyacées.
  43. Familles des combrétacées, comprenant les genres Combretum, Pœvrea, Terminalia.
  44. Pœvrea coccinea. De Candolle, figuré au Botanical Magazine, pl. 2402. Il a été quelquefois appelé en français chigommier, du nom malgache chigouma.
  45. Salacia calypso. De Candolle, de la famille des hippocratacées.
  46. Vanguieria edulis, de la famille des rubiacées-cofféacées.
  47. Elœodendron orientale, de la famille des célastrinées ; — d’autres espèces décrites par M. Tulasne paraissent n’avoir été observées qu’à Madagascar.
  48. Hymenœa verrucosa, de la famille des légumineuses-papilionacées.
  49. Intsia madagascariensis. De Candolle, de la famille des papilionacées ; — nattiers, espèces du genre du genre Mimusops, de la famille des sapotacées.
  50. Canarium harami, Bojer, de la famille des burséracées.
  51. Ambora tambourissa, de la famille des monimiacées.
  52. Poinciana regia, de la famille des légumineuses-papillonacées, décrite et figurée par M. Hooker, Botanical Magazine, pl. 2884.
  53. Ravenala madagascariensis, Sonnerat et Adanson.
  54. Calophyllum inophyllum, de la famille des guttifères, paraît être originaire de l’Inde ; le Calophyllum tacamahaca est particulier à Madagascar.
  55. Ouvirandra fenestralis.
  56. Ouvirandra bernieriana, Decaisne, in Icones selectœ Plantarum, edit. a Benj. Delessert, t. III, p. 62, pl. 100.
  57. Quatre espèces sont décrites par A. de Jussieu, Icones selectœ Plantarum, éditæ a Benj. Delessert, t. III, p. 57-60, pi. 91-94.
  58. Nymphœa madagascariensis. De Candolle.
  59. Maundrell, A Visit in the North-East province of Madagascar ; — The Journal of the royal geographical Society, t. XXXVII, 1867.
  60. Pœvrea violacea, P. albiflora, P. villosa, décrits par M. Tulasns.
  61. Asteropeia amblyocarpa, Tulasne.
  62. Lawsonia alba, de la famille des lythrariées.
  63. Dahlbergia (Chadsia) versicolor, D. flammea, Bojer, de la famille des légumineuses. Erythroxylon jossinioïdes, de la famille des érythroxylées. Bignonia euphorbioïdes.
  64. Capparis pyracantha, C. chrysomeia, Cadaba virgata, décrits par Bojer.
  65. Boerhavia plicata, de la famille des nyctaginées.
  66. Dombeya triumfettœfolia, D. cuspidata.
  67. Colvillea racemosa.
  68. Voyez la Revue du 1er  août, p. 627.
  69. Quisqualis madagascariensis, Bojer (Hortus mauritianus), de la famille des combrétacées ; Cissempelos naphrophylla, de la famille des ménispermacées.
  70. Thylachium Sumangui, Bojer, de la famille des capparidées.
  71. Polanisia brachiata et P. micrantha, décrits par Bojer.
  72. Cratœva excelsa, de la famille des capparidées.
  73. Astrapœa (Hilsenbergia) cannabina, décrite par Bojer.
  74. Arthrophyllum madagascariensis, de la famille des bignoniacées.
  75. Erythroxylon discolor, E, myrloïdes.
  76. Pandanus vittarifolius, décrit par Bojer,
  77. Une espèce de cette famille, qui se trouve dans nos bois, est connue de tout le monde sous le nom vulgaire de gouet et de pied-de-veau (Arum vulgare).
  78. Colocasia esculentum, C. antiquorum.
  79. Amomum cardamomum, de la famille des amomacées.