L’île de Madagascar
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L’ÎLE
DE MADAGASCAR


LES TENTATIVES DE COLONISATION. — LA NATURE DU PAYS.
— UN RÉCENT VOYAGE SCIENTIFIQUE.

PREMIÈRE PARTIE.

Entre toutes les terres lointaines, Madagascar compte parmi les pays dont on s’est occupé en France avec une sorte de prédilection. Depuis déjà beaucoup plus de deux siècles, chacun entend affirmer que Madagascar est une possession française ; une telle assurance a éveillé l’attention et flatté l’orgueil national. La grande île africaine a du reste chaque jour davantage attiré les regards par suite de circonstances exceptionnelles. La position géographique étant jugée fort importante pour les navigateurs, et les ressources du sol vantées pour le commerce et la colonisation, l’espoir d’un accroissement d’influence politique ou d’une acquisition de richesses est devenu le mobile d’une foule d’entreprises. Les événemens tragiques qui se sont succédé causant en Europe une vive émotion, les écrits se sont multipliés. La présence de populations d’origines très diverses, rapprochées ou mêlées sur un même point du globe, se trouvant reconnue, un nouvel élément a été fourni pour exciter l’intérêt qui s’attache à l’histoire de l’humanité. Des aspects étranges ou magnifiques de la végétation ayant été signalés, les esprits enclins à subir le charme des beautés de la nature ont suivi avec curiosité les narrations des voyageurs. Les plantes et les animaux du pays observés d’une manière scientifique ont amené comme une révélation cette vue du passé : Madagascar a été le centre d’une création spéciale ; la grande île n’est sans doute que le débris d’un continent, vaste peut-être comme l’Australie, qui à une époque ancienne du monde dominait sur l’Océan indien.

Tant de préoccupations ont encouragé des tentatives hardies, déterminé des recherches plus ou moins importantes, suscité de nombreux ouvrages. Néanmoins jusqu’à présent une faible partie de Madagascar avait été explorée. On s’abuse si l’on croit que des descriptions se rapportant à certains points circonscrits s’appliquent à l’île entière. Avec une intention calculée, des narrateurs, négligeant de préciser les limites du champ de leurs observations, ont permis à l’opinion de s’égarer. Aujourd’hui rien de semblable n’est à craindre ; des voyageurs dont les récits datent presque d’hier ont pris soin de constater que de vastes espaces de l’île n’ont jamais été visités par les Européens. En toute vérité, ils déclarent que la topographie et la constitution géologique n’ont pas encore eu d’investigateurs, que la vie végétale et animale, si remarquable sur cette terre, n’a point été l’objet d’études suffisantes[1]. Seule la configuration des côtes est tracée d’une manière assez exacts ; c’est l’œuvre d’officiers des marines de France et d’Angleterre. Depuis un certain nombre d’années, la route de Tamatave à Tananarive, la capitale de l’île, a été souvent parcourue ; les étapes ont été indiquées sans être mesurées, et la position de Tananarive est restée quelque peu indécise. Pour tout le reste, des renseignemens d’un caractère scientifique font défaut. Qu’un prisonnier ait traversé une partie considérable de l’île, que des aventuriers soient allés plus ou moins loin sur la Grande-Terre, ainsi que les Malgaches désignent leur patrie, peu importe, on n’a tiré aucun avantage de pareilles courses.

Jusqu’à nos jours, les indigènes avaient interdit aux Européens l’accès de l’intérieur du pays. En présence des obstacles, les plus entreprenans avaient été découragés. Le moment est arrivé néanmoins où les difficultés ont été vaincues ; — un de nos compatriotes, ferme dans son dessein, apportant à l’exécution d’un projet bien arrêté une persévérance inébranlable, mettant à profit des relations nouées avec adresse, est enfin parvenu à obtenir l’appui des uns et à déjouer la surveillance des autres. De 1868 à 1870, M. Alfred Grandidier a traversé l’île dans une partie de la longueur et sur plusieurs points dans toute la largeur. Dominé par l’unique ambition d’acquérir des connaissances nouvelles sur une région qui offre tous les genres d’intérêt, le voyageur n’a pas visité une localité sans faire les opérations astronomiques et géodésiques propres à fixer avec certitude la position géographique. Il a tracé la direction des cours d’eau, déterminé la hauteur des montagnes, étudié les reliefs du sol, décrit les aspects et la condition du pays. Pendant plus de deux années, trois fois chaque jour, il a noté la pression barométrique et observé le thermomètre de façon à s’assurer des températures extrêmes. Partout, dans ses excursions, il a recueilli les plantes et les animaux, et des découvertes ont permis d’élucider plusieurs questions relatives à l’histoire des êtres. Ne négligeant aucun moyen d’information ou de contrôle, il a porté dans l’étude des races qui occupent Madagascar un soin scrupuleux, et de nouvelles clartés se répandent maintenant sur tout ce que nous avions appris à l’égard des habitans de la Grande-Terre. En un mot, un voyage scientifique a été accompli, — voyage remarquable par l’habileté de l’exécution comme par l’importance des résultats obtenus. Instructives au plus haut degré, les explorations faites en vue de la science doivent par une pente naturelle servir des intérêts fort divers. C’est un motif assez puissant pour concevoir le désir de mettre tout le monde à même de les apprécier et de juger des avantages que procure l’esprit de recherche.

Un instant, au sujet de Madagascar, une seule pensée nous occupa : indiquer le progrès réalisé par les travaux de M. Grandidier. Ainsi restreinte, la tâche se montra difficile à remplir ; — une sorte de confusion demeurait souvent inévitable entre certaines notions, les unes anciennes, les autres récentes. Nulle part en effet on ne trouve une exposition de l’ensemble des connaissances acquises sur Madagascar ; les voyageurs à la fois instruits et consciencieux ont été rares. Dans plusieurs ouvrages, il est vrai, des observations d’une valeur incontestable ont été consignées, mais parfois l’intérêt est bien diminué, tant est vague la désignation des objets qu’on signale. Très ordinairement les auteurs se complaisent dans le récit d’incidens personnels et d’impressions de simples touristes : quelques coutumes, quelques singularités de la manière de vivre des indigènes, des fêtes, des cérémonies ont absorbé toute leur attention. Nous avons aussi des œuvres pour lesquelles il faut demander l’oubli, des relations pleines de descriptions imaginaires qui ont accrédité de graves erreurs. En 1840 parut un Voyage à Madagascar et aux îles Comores qui a été beaucoup lu et fréquemment consulté. Des peintures de l’intérieur de la grande île africaine attachaient autant par la vivacité du coloris que par la nouveauté du sujet. Le livre sembla désigné comme un guide précieux pour les explorateurs. Ainsi le méfait devait être reconnu ; ceux qui lurent les pages trompeuses en présence de la nature dont ils croyaient posséder le tableau fidèle frémirent d’indignation[2], — le peintre ne s’était jamais écarté de la côte orientale de plus de quelques kilomètres. Avec des renseignemens, la plupart du temps fort inexacts, qu’on obtient des indigènes et un peu d’imagination, on passe aisément aux yeux des gens crédules pour un homme intrépide. Toute défiance est nécessaire et légitime à l’égard des voyageurs qui, sans avoir rapporté des observations précises ou des collections de plantes et d’animaux, — témoignages toujours irrécusables, — déclarent avoir visité des régions avant eux inconnues. Les auteurs qui ont composé l’histoire des événemens survenus dans l’île de Madagascar à l’aide des documens administratifs n’ont pas même songé à la nature et aux ressources de la contrée dont on a tant de fois rêvé l’exploitation. Les objets d’histoire naturelle, documens d’un prix inestimable parce que seuls ils font vraiment connaître le pays, n’ont pas encore été utilisés pour l’instruction de tout le monde. Recueillis en grand nombre et placés dans les musées, décrits ou mentionnés dans des mémoires spéciaux, ce sont jusqu’ici des sujets d’information emprisonnés dans un étroit domaine. Tout ainsi démontre combien il est indispensable, avant de signaler les résultats d’un voyage récent, de dire ce que chaque époque a fourni et de grouper en un faisceau les notions éparses que nous possédons sur la grande île africaine.


I

A l’entrée de l’Océan indien, du 11° degré 57’ au 25e degré 34’ de latitude australe, s’étend l’île de Madagascar. Séparée du continent africain par le canal de Mozambique, qui dans l’endroit le plus resserré a une largeur de près de 400 kilomètres, la Grande-Terre, comprise entre 41° 20’ et A8° 10’ de longitude orientale, offre une superficie plus considérable que celle de la France. De la pointe nord, le cap d’Ambre, à l’extrémité sud, le cap de Sainte-Marie, elle a une longueur d’environ 155 myriamètres ; très étroite dans la partie du nord, elle atteint vers la partie du centre une largeur qui surpasse le tiers de la longueur. Présentant une ligne presque droite du côté oriental, elle est au contraire fortement découpée du côté occidental. Beaucoup d’auteurs admettent que l’île est partagée en dix-neuf provinces ; selon les missionnaires anglais, on doit en compter vingt-deux. Il est facile de varier à cet égard ; les Malgaches ne paraissent pas avoir encore bien fixé les bornes des souverainetés. Sans trop s’inquiéter de la limite tracée par la rivière ou par la montagne, le chef ou roi d’une province agrandit volontiers son domaine, s’il en a la possibilité. A leur tour, des chefs de district exercent une autorité plus ou moins indépendante. Il ne faut donc pas croire à des circonscriptions intérieures déterminées comme dans les états pourvus d’une vaste administration.

Tous les livres de géographie le répètent : l’existence de l’île de Madagascar fut pour la première fois annoncée à l’Europe en 1506. Par un hasard dû à la tempête, une flotte portugaise, sous la conduite de Fernan Suarez, se trouva portée sur la côte de cette terre encore inconnue. Le navigateur cita le pays comme « ayant une grande étendue et une population nombreuse, de mœurs douces, à qui n’avait jamais été prêchée la foi du Christ. » D’après une autre version, c’est Laurent d’Almeida qui en fit la découverte en se rendant aux Indes orientales. La Grande-Terre fut appelée l’île de Saint-Laurent, Isla de San-Lorenço, en mémoire de l’heureux amiral, disent les uns, en l’honneur du saint que l’église fêtait le jour de la rencontre, affirment les autres. Des navigateurs portugais, le célèbre Tristao da Cunha en particulier, vinrent bientôt reconnaître la configuration de cette terre et examiner quelque peu la nature de la contrée ; on dessina d’une façon assez grossière les contours de l’île, et la carte dressée par Boamaro resta en usage jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Des descriptions pompeuses du pays enflammèrent les esprits ; on rêva de mines d’or et d’argent. C’était assez pour encourager les aventures ; mais les résultats ne répondirent point aux espérances, et les Portugais se contentèrent de la traite des esclaves. Des missionnaires de la même nation avaient cru trouver un champ favorable pour opérer des conversions et civiliser un peuple barbare ; ils se firent égorger. En 1548, les Portugais s’étaient établis sur la côte méridionale, au fond de l’anse de Ranoufoutsy, nommée par les Européens l’anse aux Galions. Ils avaient élevé une maison de pierre sur l’îlot de Trangvate, que les Français appelèrent longtemps l’Ilot des Portugais. Un siècle plus tard, les murailles encore debout demeuraient les témoins d’une tentative malheureuse. Suivant une tradition, les grands du pays d’Anosse avaient persuadé au chef de la colonie de fêter en commun l’achèvement de l’habitation ; d’après une autre version, la réjouissance aurait été convenue pour célébrer une victoire des Portugais, aidés des indigènes, contre d’autres Portugais installés en un lieu voisin. Quoi qu’il en soit, au jour prescrit, les chefs malgaches viennent accompagnés de quelques centaines d’hommes portant quantité de vin de miel. Au milieu des épanchemens, le commandant européen est prié de montrer ses richesses. Les coffres ouverts, des étoffes et des objets de toute sorte sont étalés, de l’or recueilli dans le pays par les pères jésuites, qui n’étaient pas tout à fait insensibles aux biens terrestres, est exposé. Devant de pareils trésors, les yeux des Malgaches s’illuminent ; la convoitise n’a plus de bornes, le moment est propice pour un exploit, car les Portugais sont sous l’influence des libations. Au signal donné par les chefs, les indigènes se précipitent sur les étrangers et les massacrent. Cinq de ces derniers seulement échappent au carnage, et avec une trentaine de nègres fidèles ils gardent la maison de pierre, entreprennent des courses dans l’intérieur et brûlent les villages pour venger les compatriotes assassinés. Un navire qui vint dans l’anse aux Galions les emmena, et, à partir de cette époque, les Portugais cessèrent à peu près de s’occuper de Madagascar.

La maison de pierre était vide depuis soixante ans, lorsqu’un navire de Lisbonne entra dans la petite baie de Ranoufoutsy. Le capitaine avait imaginé un moyen de civiliser les Malgaches : il enlève le fils du roi de la province et le conduit à Goa. Confié aux jésuites, le jeune homme reçut une certaine instruction et fut baptisé ; désormais il s’appellera dom André. Après trois ans de séjour à Goa, deux jésuites le ramènent à son père. Pensant avoir dans le néophyte un précieux auxiliaire, ils s’établirent avec quelques compagnons dans l’ancienne habitation portugaise, pour aller aux environs prêcher l’Évangile. La déception fut cruelle ; — à peine de retour en son pays, dom André, quittant les vêtemens européens, profita de ses connaissances acquises pour mieux frapper les étrangers : c’est lui qui bientôt dirigera les massacres et se fera tuer dans une rencontre avec les Français.

Des aventuriers de diverses nations s’étaient répandus sur plusieurs points du littoral de Madagascar sans beaucoup de succès. En France, on songea sérieusement aux avantages que pouvait procurer la grande île africaine ; Richelieu vivait encore, le puissant cardinal s’émut à l’idée de fonder un solide établissement sur la route de l’Inde. Au mois de juin 1642, une compagnie dite Société de l’Orient reçut « la concession de l’île de Madagascar pour y ériger colonies et commerce et en prendre possession au nom de sa majesté très chrétienne avec le droit exclusif de commerce pendant dix années. » Deux agens de la compagnie partirent aussitôt avec douze personnes et furent rejoints à l’arrivée par un renfort de soixante-dix hommes. Sainte-Luce avait été choisie pour le débarquement ; à la fin de 1643, Pronis déclarait au nom du roi prendre possession de l’île Sainte-Marie et de la baie d’Antongil, et mettait des postes à Fénérive et à Mananara ; on voulait occuper divers points de la côte orientale. Les Français étaient venus dans la saison pluvieuse ; beaucoup d’entre eux succombèrent aux atteintes de la fièvre. Le gouverneur résolut de transporter la colonie sur la presqu’île de Tholangare, qui semblait offrir de meilleures conditions que Sainte-Luce ; il éleva un fort qu’on agrandit par la suite, le fort Dauphin, dont le nom éveille encore le souvenir de notre ancienne occupation.

Bien triste est le spectacle de la colonie naissante ; le désordre est partout, loin de s’adonner au travail, les hommes ne songent qu’à mener joyeuse vie ; sans souci d’inévitables représailles, ils se comportent souvent d’une manière indigne avec les habitans. Le chef lui-même, Pronis, tout entier au plaisir, dissipe les approvisionnemens. Les colons se révoltent contre ce misérable gouverneur et le tiennent prisonnier pendant six mois. Délivré et raffermi par un nouveau contingent envoyé de France, Pronis reprend l’autorité ; la sédition éclate de nouveau, mais cette fois le chef, agissant en maître, fait transporter douze des plus insoumis à la grande Mascareigne, que bientôt on appellera l’île Bourbon ; vingt-deux autres s’échappent, et courent chercher l’indépendance à la baie de Saint-Augustin. La Société de l’Orient, informée de l’état des affaires, comprit la nécessité d’y porter remède. Le 4 décembre 1648, Estienne de Flacourt, l’un des directeurs de la compagnie, venait avec le titre de commandant général de l’île de Madagascar remplacer l’inepte Pronis. Homme énergique, éclairé, enclin à l’observation, Flacourt paraissait devoir être le fondateur de la colonie. Plein d’espoir au début, comptant sur des secours réguliers qui lui avaient été promis, il rappelle les exilés et les fugitifs, et se prépare avec conscience à donner une base solide au nouvel établissement. Par malheur, en ce moment la France ne songeait plus aux pays lointains ; — elle était tout entière occupée des actes de la reine-régente et du cardinal Mazarin, des remontrances du parlement, des intrigues des princes et du coadjuteur, des audaces de Mme de Longueville. Pendant sept années, les colons de Madagascar n’eurent aucune nouvelle de la patrie ; découragés par l’abandon, décimés par la maladie, épuisés par les fatigues et les privations, les Français se voyaient chaque jour plus exposés à l’hostilité des indigènes. Dans cette pénible situation, Flacourt néanmoins demeure sans faiblesse ; par des reconnaissances le long des côtes et jusqu’à une certaine distance dans l’intérieur du pays, il se met en mesure de donner pour la première fois des notions exactes sur la grande île africaine.

Il est curieux et instructif de retourner à plus de deux siècles en arrière pour voir de quelle façon un observateur décrivait alors la contrée qui nous apparaît aujourd’hui avec un caractère tout particulier ; c’est un point de départ qui permet d’apprécier le rôle de la science moderne. L’Histoire de la grande isle Madagascar, par le sieur de Flacourt, a paru en 1658[3]. L’auteur, on le sent à chaque page, est animé par le désir de donner torts les renseignemens capables d’éclairer ceux qui voudront travailler pour l’avenir de la colonie. Une explication de plusieurs titres et la signification de certains termes en usage parmi les Malgaches rendront désormais plus faciles les rapports des Européens avec les indigènes. L’aspect et les ressources du pays sont indiqués à grands traits ; en présence d’une nature étrange qui plus tard fera l’admiration des naturalistes, Flacourt n’a été nullement frappé ; il parle de Madagascar exactement comme il parlerait d’une province de la France. L’île est remplie de montagnes couvertes de bois, elle a de bons pâturages, des campagnes arrosées de rivières, des étangs poissonneux ; elle nourrit un nombre considérable de bœufs ayant tous sur le dos une bosse ou plutôt une sorte de loupe graisseuse, des moutons à grosse queue, des cabris, des pintades. De bons fermiers ne sauraient demander davantage. Ce que rapporte notre auteur au sujet de la nature des habitans de Madagascar soulève une question intéressante, et laisse l’esprit dans une singulière indécision : l’île est partagée en plusieurs régions occupées par des peuples de même langage, mais de couleur différente. Flacourt s’étonne peu et ne se préoccupe guère de cet assemblage, qui révèle des invasions successives, peut-être des conquêtes ayant amené la domination des uns, l’asservissement des autres. Parmi ces peuples, on n’a pu reconnaître aucune religion ; mais chez ceux de la bande du sud on a découvert des superstitions provenant du mahométisme, et vers la bande du nord quelques coutumes du judaïsme. C’est la preuve que les Orientaux connaissaient Madagascar bien longtemps avant les Européens ; on croit en effet pouvoir fixer au. VIIe siècle l’époque où des Maures et des Arabes s’établirent sur la grande île.

Les provinces de la côte orientale jusqu’à la baie d’Antongil et les territoires de la partie méridionale, en remontant à l’ouest jusqu’à la baie de Saint-Augustin, sont énumérés par notre historien. Flacourt décrira « tous les pays qui ont été découverts par les Français en plusieurs voyages qu’ils ont faits, tant en guerre qu’en traite et marchandise. « Il est bon pour notre instruction de suivre d’une manière rapide nos compatriotes du XVIIe siècle dans leurs pérégrinations ; nous jugerons mieux ensuite du progrès réalisé par de nouveaux explorateurs, et nous pourrons plus aisément apprécier les changemens survenus dans la condition de certaines parties de la Grande-Terre. On part du fort Dauphin, traversant le pays des Antanosses et marchant sur le littoral toujours dans la direction du nord. A trois lieues de l’établissement français se trouve la rivière de Fantsaïra, si large à son embouchure et d’une telle profondeur qu’elle donnerait accès aux navires, si l’on faisait quelques travaux propres à empêcher les obstructions. Sur les bords du fleuve et de plusieurs autres cours d’eau s’élèvent les villages et les hameaux des premiers personnages de la contrée ; les Européens qui se sont établis à Madagascar depuis le commencement du XVIe siècle sont disséminés dans cette région. Le pays, environné de hautes montagnes, rempli de petites collines et de prairies fertiles, est très agréable. La population est fort mélangée, les classes sont nombreuses ; les principaux personnages sont les Rohandrians, dont on parle dans toutes les histoires concernant Madagascar, c’est-à-dire les nobles, qui ont une origine asiatique : parmi eux, on choisit les rois. Viennent ensuite les fils d’un noble et d’une femme noire ou métis, puis les nègres, qui se partagent en quatre groupes distincts. Les privilégiés fournissent des chefs dans les localités où il n’existe pas de nobles, et ils se regardent comme les descendans des premiers maîtres du pays. En continuant le chemin, on rencontre une anse qui reçoit les eaux de la rivière Itapérine, un assez bon mouillage, si l’entrée n’était trop bien défendue par des roches. Dans une autre crique, on remarque, à l’embouchure de la Manafiafa, l’ilôt Sainte-Luce, dont s’était emparée la première expédition française abordant à Madagascar. Le choix était motivé par la sûreté d’une station isolée, par un excellent mouillage, par un fleuve navigable pour des chaloupes. Après avoir traversé plusieurs cours d’eau encombrés de roches, on atteint, sous le tropique du capricorne, les bords de la Manantena, une large rivière pleine d’écueils, qui descend, assure-t-on, des mêmes montagnes que la Fantsaïra et arrose la vallée d’Amboule. Ici, l’aspect des lieux charme les voyageurs les plus indifférens : de vastes étangs et de petites îles réjouissent la vue, la terre est fertile, les ignames croissent à profusion et prospèrent à merveille, les pâturages nourrissent de magnifiques troupeaux. Dans cette heureuse vallée, l’industrie a sa part ; on fabrique de l’huile de sésame, et, le minerai de fer se trouvant en abondance dans le voisinage, c’est là que se forgent les plus belles sagaies. Une source d’eau chaude fort remarquée jaillit tout près du grand village d’Amboule, à quelques mètres d’une petite rivière ; l’eau courante est froide et le sable du fond si chaud qu’on ne saurait y tenir les pieds. Aux yeux des étrangers comme des indigènes, une pareille source doit nécessairement avoir la propriété de guérir une foule de maladies. A l’époque des excursions de nos Français, le pays est gouverné par un noir qui est le plus ancien parmi les grands de la vallée. En passant, Flacourt, notre guide, désigne le côté de l’ouest et nous dit : Parmi les Malgaches, les habitans de cette région sont les plus hardis et les plus vaillans.

En continuant vers le nord, on arrive sur un territoire très diversement nommé (Vangaidrano des voyageurs modernes), compris entre les rivières Manantena et Menanara[4]. Très près de la côte, le pays, étant montagneux, se voit en mer à grande distance ; aussi les navires mal assurés de leur route venaient dans cette direction reconnaître la terre pour cingler ensuite au sud et atteindre le fort Dauphin. La contrée est riche en bétail et en partie couverte de champs de cannes à sucre et d’ignames ; elle a de nombreux cours d’eau, mais la plupart ne portent pas même des pirogues. Tous les habitans sont des nègres ayant une épaisse chevelure frisée : larrons et voleurs, ils enlèvent les enfans et les esclaves de leurs voisins pour les vendre au loin ; ils fabriquent du fer, forgent des armes et des outils, façonnent des pagnes avec les fibres d’une écorce. Des Français avaient entrepris des courses dans l’intérieur et donné quelques indications : on citait la grande vallée d’Itomampo, remarquable par une telle extension de la culture qu’on ne s’approvisionnait de bois qu’en allant le chercher sur les hautes montagnes, on parlait encore de localités plus éloignées dont la position géographique demeure pour nous fort incertaine. Sans nous en occuper davantage, nous suivons les pas de ceux qui s’acheminent vers la baie d’Antongil. Après avoir franchi la Menanara, ils se trouvent chez les Matitanes (Anteimoures sur les cartes modernes). Le pays qui s’étend jusqu’aux bords du Mananzarine est plat, sillonné de rivières et de ruisseaux, très fertile ; de vastes prairies assurent la prospérité de nombreux troupeaux ; les ignames, le riz, les cannes à sucre, fournissent amplement à la nourriture des habitans. Sur certains points, les cannes à sucre sont en si grande abondance qu’on s’étonne. « Avec des engins et des hommes, s’écrie notre ancien historien de Madagascar, on fabriquerait chaque année du sucre en quantité suffisante pour le chargement de plusieurs navires. » Les principaux personnages du pays des Matitanes sont les descendans d’Arabes venus de la Mer-Rouge, — la preuve n’est pas douteuse ; ils écrivent en caractères arabes. Ces gens-là tiennent école dans les villages ; pleins de superstitions, ils exploitent les superstitions plus grossières ou plus naïves des nègres en vendant à ces pauvres idiots des papiers chargés d’écriture qui doivent procurer une infinité d’avantages et préserver de tous les malheurs. Les ombiasses, ainsi qu’on les nomme, tout à la fois prêtres, médecins, magiciens, se montrent fort habiles à entretenir le culte des petits talismans ou des amulettes qu’on porte au cou, dans des ceintures ou d’une autre façon : les olis, dont parlent avec complaisance presque tous les voyageurs qui ont visité la grande île africaine.

Sans perdre la trace de nos premiers explorateurs marchant sur le littoral, on traverse successivement divers cours d’eau ; les plus importans sont le Mananzarine et le Mahanourou, qui limitent le pays des Antavares. Le Mananzarine, est une large et belle rivière navigable pour des barques. Des Français, séduits par la fertilité du sol, s’étaient établis autrefois sur les bords du fleuve ; ils avaient été massacrés. De l’or en poudre avait été vu entre les mains des indigènes, et le chef de notre colonie ne manque pas d’insister sur cette circonstance. Toute la côte, depuis le Mahanourou jusqu’au fond de la baie d’Antongil, est parcourue sans donner lieu à beaucoup d’observations. On remarque cependant le port de Tamatave, qui dans le siècle actuel est devenu le principal port de l’île. Les habitans de la contrée sont favorablement appréciés par nos compatriotes ; ils sont bons, dit Flacourt, se montrent très soigneux de cultiver la terre, allant au travail dès le matin pour n’en revenir que le soir. La manière dont ces cultivateurs naïfs préparent le sol et sèment le riz est vraiment simple et curieuse. Des bois de bambous sont livrés aux flammes ; les tiges creuses et garnies de nœuds, étant fortement chauffées, éclatent avec fracas ; le vacarme est incroyable même à grande distance. Les bambous consumés, la terre disparaît sous une couche de cendre ; bientôt détrempée par la pluie, la cendre pénètre dans le sol et fournit les sels nécessaires à la végétation, bien à l’insu des Malgaches. Le moment est venu d’ensemencer ; les femmes et les filles du village se rendent sur la plantation marchant de front, un bâton pointu à la main. Sans se baisser, elles font un trou avec la pointe de l’instrument, jettent d’eux grains de riz, et du pied recouvrent la semence et nivellent le terrain. Les travailleuses agissant avec une parfaite simultanéité et en dansant, l’opération s’exécute avec une étonnante rapidité. Les habitans dès environs de Tamatave ont quelques croyances qui paraissent provenir du judaïsme ou du mahométisme : ils font des sacrifices d’animaux ; comme dans les autres parties de l’île, le privilège d’immoler les victimes appartient aux nobles.

A quelques lieues au nord de Tamatave, un petit cap, Foule-pointe, est l’objet de l’attention de nos premiers explorateurs : les roches qui s’avancent dans la mer forment un abri pour les vaisseaux. En remontant la côte, on arrive bientôt devant une belle rivière accessible à des barques, c’est le Manangourou ; les plus indifférens contemplent la scène : les rives sont parsemées de blocs de quartz ; l’effet est saisissant. Un peu plus loin se dessine la grande découpure de la côte orientale de Madagascar : la baie d’Antongil, ainsi appelée du nom du capitaine portugais Antomoi Gillo, qui en fit la découverte. La vaste baie devait attirer les navigateurs et les colons. Tout au fond, l’îlot de Manhabé, « fertile au possible en toute sorte de vivres, » dit Flacourt, offrait des ressources multiples. Avant l’arrivée des Français, les Hollandais, qui venaient acheter des esclaves et du riz, avaient laissé une douzaine d’entre eux : sur cet îlot ; les uns étaient morts de la fièvre, les autres s’étaient fait tuer pour avoir montré trop d’insolence envers les gens du pays. Au temps de Flacourt, les Français n’avaient effectué aucune reconnaissance dans le nord de Madagascar, c’est-à-dire de la baie d’Antongil au cap d’Ambre.

Nos anciens colons apprécièrent tout de suite les avantages d’une île voisine de la côte, située au sud de la grande baie : Nossi-Bourah ou Nossi-Ibrahim des indigènes, Sainte-Marie des Français. La facilité de se garantir contre les attaques des Malgaches, la proximité de la Grande-Terre, un bon mouillage, des moyens d’existence de tout genre, invitaient à prendre possession de l’île. La description de Sainte-Marie est tracée par notre historien avec une sorte d’enthousiasme. Des collines et de nombreuses petites rivières rendent le pays plein d’agrément, les pâturages, sont magnifiques, le riz est partout cultivé, les cannes à sucre, les bananes, les ananas, abondent ; le tabac, importé par les Français, pousse à merveille et acquiert d’excellentes qualités ; il y a dans les bois des gommes et des résines dont les indigènes font des parfums, sur le rivage de L’ambre gris qu’on brûle pendant les sacrifices ! , dans les récifs se voient les plus beaux rochers de corail blanc où les nègres vont chercher des coquillages qu’ils vendent aux Européens. Tous les habitans primitifs de l’île, gouvernés par un chef suprême, prétendaient descendre de la race d’Abraham.

Les Français avaient contourné en partie la côte méridionale de Madagascar, et soit par mer, soit en traversant le pays, ils avaient visité dans le sud-ouest les Mahafales et fréquenté l’embouchure de : la rivière Anhoulahine, que les Européens nomment la baie de Saint-Augustin. Lorsque des bords de cette rivière de Fantsaïra, voisine du fort Dauphin, qu’on a passé en allant explorer la côte orientale ; on se dirige vers le sud-ouest, le pays a l’aspect le plus triste ; il faut marcher pendant plusieurs heures sur une plage sablonneuse pour atteindre un petit cap, et, un peu plus loin, l’anse de Ranoufoutsy, autrefois célèbre par le séjour des Portugais. La province d’Anossi, ou le territoire des Antanosses[5], est limitée à l’ouest par le Mandreré, une rivière rapide comme un torrent et presque toujours obstruée à son embouchure. Sur le parcours, les Français voyaient une contrée belle et pourtant à peu près inhabitée ; elle servait de repaire à des bœufs et à d’autres animaux échappés à la domesticité. Plusieurs seigneurs des pays circonvoisins prétendaient être les maîtres de cette solitude ; mais, la région ayant été souvent le théâtre de la guerre, personne n’osait s’y établir et cultiver. Au-delà du Mandreré, c’est le pays des Antandrouis (Ampatres pour Flacourt), une pauvre contrée où il n’existe aucune rivière et où les habitations sont rares. A une certaine distance de la côte, il y a des bois ; sous ces abris, les indigènes construisent des villages si bien entourés de pieux et d’arbres garnis d’épines, qu’il serait impossible de pénétrer dans la place autrement que par la porte. Chaque hameau a son chef, et la contrée est sous l’autorité d’un chef suprême. La guerre éclate fréquemment entre les habitans des divers villages, très enclins à voler les femmes des voisins ; ce sont des hommes, déclare Flacourt, toujours prêts à voler et à piller ; chez eux, les étrangers ne peuvent compter sur aucune hospitalité. On en citait des preuves à l’époque de notre premier essai de colonisation ; un grand navire s’étant échoué dans une baie, les naufragés, pourvus d’argent et de beaucoup d’objets capables d’exciter l’envie des sauvages, étaient tombés dans une foule d’embuscades en s’aventurant dans la campagne. Les Malgaches les tuaient pour s’emparer de ce qu’ils portaient. Dans une autre circonstance, un navire de la Hollande se perdit sur la même côte : un jeune homme seul échappa au désastre ; ayant atteint la grève fort affaibli, il manqua d’être égorgé par les naturels convoitant une carabine suspendue à son côté. Un meilleur sort cependant était réservé au pauvre Hollandais ; le chef du village voisin, arrivant, fit porter l’étranger dans son habitation, et le traita fort charitablement. Le roi des Antanosses, averti de l’événement, envoya prier le chef du village de lui céder l’Européen, en appuyant cette demande du don de treize bœufs. Le jeune homme n’eut point à se plaindre du changement ; il fut comblé, le roi lui donna une maison et une de ses filles pour lui tenir compagnie. Quelque temps après, un navire avec le pavillon de la république batave étant entré dans le port de Manafiafa, le Hollandais fut l’intermédiaire choisi pour les rapports que le prince malgache entretint avec le capitaine ; il en profita pour s’en aller avec ses compatriotes.

Les Français connaissaient d’une manière très imparfaite les sinuosités de la côte méridionale de Madagascar, — Flacourt ne cite en aucune façon le cap Sainte-Marie, — mais par terre ils avaient des relations avec des peuplades du sud que les voyageurs modernes n’ont jamais visitées. A une trentaine de lieues à l’ouest du Mandreré débouche une rivière profonde, le Manambourou, séparant du pays des Ampatres le territoire de Caremboule, qui s’étend jusqu’à la mer, une contrée sèche, aride, ayant néanmoins des pâturages, et où la culture du coton s’est très développée. Le pays des Mahafales, qui est très boisé, occupe l’extrémité sud-ouest de la Grande-Terre, limité au nord par la rivière Sacalit. Les Mahafales possédaient les plus beaux troupeaux qu’on pût voir dans l’île. Fort enrichis par les rapines exercées chez leurs voisins, n’ayant point de demeures fixes, ils ne cultivaient pas, se nourrissant simplement de viande, de lait, de racines arrachées dans la forêt, ils se contentaient de cabanes isolées, construites dans les bois selon les exigences du séjour des bestiaux. Les femmes fabriquaient des pagnes ou de coton ou de soie ou de fibres d’écorce de palmier. On assurait que dans cette région il existait quantité d’aigues-marines et d’améthystes de la nuance des fleurs du pêcher. Quelques peuplades voisines des Mahafales étaient encore distinguées par nos compatriotes. La rivière d’Anhoulahine, belle et large comme la Loire, dit notre historien[6], s’ouvre dans la baie appelée de Saint-Augustin depuis les reconnaissances des Portugais. C’est le point de la côte occidentale de Madagascar qui a toujours été particulièrement fréquenté par les navires européens. Des Anglais, au nombre d’environ quatre cents, débarquèrent en cet endroit peu de temps après l’installation des Français au fort Dauphin. Vraiment malheureux, ils quittèrent bientôt le pays[7] ; les indigènes refusaient de vendre des vivres à ces étrangers, les déclarant lâches, parce qu’ils ne voulaient pas les accompagner à la guerre contre leurs ennemis. Les Français, se plaisant dans les aventures périlleuses, se montraient mieux disposés ; avec des partis malgaches, ils avaient été guerroyer bien loin dans le nord, et se réjouissaient d’avoir eu bonne part d’un riche butin. Un objet de constante préoccupation pour les Européens était l’or, qu’on disait très répandu dans le bassin de l’Anhoulahine. Notre ancien historien de Madagascar s’occupe beaucoup des Machicores, un peuple qui possédait une vaste région traversée par la rivière Masikoura entre les Mahafales et les Ampatres (Antandrouis des cartes modernes). Ce pays, autrefois riche, était ruiné par les guerres ; les habitans, réfugiés dans les bois afin d’éviter les surprises, ne cultivant pas, vivaient de racines et de la chair de bœufs sauvages très nombreux dans la contrée. Des Français avaient encore fait des courses au nord de la baie de Saint-Augustin jusque vers le 19e degré de latitude ; ils ne fournirent que de vagues indications. Tous aimaient le climat des côtes de Madagascar : jamais de froid, seulement pendant quatre mois, de neuf heures du matin à trois heures de l’après-midi, de fortes chaleurs toujours tempérées par la brise de la mer ; les huit autres mois de l’année, un printemps perpétuel. Telle est la séduisante description qu’on nous a tracée.


II

Renseignés à l’égard de l’étendue de pays que nos compatriotes avaient explorée sur la Grande-Terre dès le milieu du XVIIe siècle, il convient de noter ce que Flacourt observa chez les habitans, de voir comment il jugea les ressources de la contrée qu’il s’agissait de coloniser, de rappeler les vues qu’il essaya de faire prévaloir. On s’apercevra que les voyageurs modernes n’ont pas toujours eu le mérite d’apprendre des choses bien nouvelles. Par une longue résidence au fort Dauphin, Flacourt, mis en rapports continuels avec les Antanosses, à particulièrement étudié les mœurs, les coutumes, le caractère de ce peuple, composé d’élémens fort divers. Rien ne semble avoir beaucoup changé dans la province d’Anossi, que bornent les rivières Manatena et Mandreré. A l’époque de la première tentative de colonisation française, le pays, sous l’autorité d’un roi, est gouverné par les nobles, les Zafferamini, originaires des bords de la Mer-Rouge. Dans une situation inférieure se trouvent les hommes de sang mêlé ; puis viennent des gens dont la peau est rougeâtre et qui ont les cheveux longs comme ceux des nobles : les descendans, assure-t-on, des matelots qui accompagnèrent les Zafferamini envahisseurs de l’île de Madagascar. Ces derniers vivent surtout de la pêche, et ils ont la mission spéciale de garder les cimetières des grands. Les noirs se partagent aussi en plusieurs classes ; les premiers d’entre eux, maîtres du pays avant l’invasion arabe, sont encore des chefs de village ; de même que les nobles, ils ont le droit d’égorger les animaux, étrange privilège interdit aux autres castes. L’esclavage est la condition de la foule des nègres.

Les jouissances du luxe sont incomprises des Malgaches, chacun ne se préoccupe que du nécessaire. Les maisons, même celles des nobles, sont de modestes cases en bois : une seule chambre garnie d’un plancher suffit pour toute la famille ; une couche de sable est le foyer, trois pierres sont les supports du vase contenant les mets qu’on fait cuire. La fumée se répand dans la chambre, et notre historien remarque « qu’il n’y a pas de plaisir d’être dans les cases quand il y a du feu. » L’ameublement est d’une extrême simplicité. Des nattes faites de joncs, tantôt communes, tantôt artistement travaillées, étendues sur le plancher, servent de sièges, de lits et de tables. Des paniers renferment les vêtemens ou les marchandises ; des cruches de terre contiennent les huiles destinées à oindre le corps et la chevelure. Il y a une certaine quantité d’ustensiles de ménage : ce sont des vases de terre, des plats et des cuillers de bois, des calebasses pour puiser de l’eau, de grandes cruches pour la fabrication du vin de miel, des mortiers et des plats de bois pour battre et canner le riz, des couteaux de forme et de dimension très variées. Les nappes et les serviettes sont d’énormes feuilles de bananier ou de balisier (l’arbre du voyageur), d’un vert si beau et d’un brillant si joli que l’effet est vraiment agréable. Avec des morceaux dei feuilles pliées en cornet, on façonne encore des cuillers et des tasses ; de pareils ustensiles, on le pense bien, se renouvellent à chaque repas. Des magasins pour le riz sont élevés sur des piliers, afin de les soustraire à la visite des rongeurs.

Si les habitans de Madagascar s’inquiètent peu de l’élégance des habitations, ils ne dédaignent pas la parure du corps. Le vêtement des hommes est le pagne tenu par une ceinture, ou le lamba, qui se drape avec quelque grâce. Le costume des femmes se compose du pagne et d’un corsage sans manches. Les étoffes sont faites de soie ou de coton pour les gens de qualité, de fibre d’écorce ayant l’apparence du chanvre ou du lin pour les esclaves. Aux jours de cérémonie, des nobles portent un pagne de coton orné d’une large bordure de soie blanche rayée de noir et de lisières, les unes de coton noir, les autres de soie rouge. L’idée de la chaussure n’est venue à personne ; les plus grands personnages et les princesses ne craignent pas d’exposer leurs pieds aux aspérités du chemin. Une coiffure n’est en usage que dans peu de districts : hommes et femmes ne se distinguent en aucune façon par l’arrangement des cheveux ; les nobles les laissent pendre longs et droits, les couvrent d’huile et les raidissent avec de la cire, les nègres les tressent avec un certain soin. Comme chez la plupart des peuples primitifs, les hommes aussi bien que les femmes aiment les ornemens. « Sans colliers et verroteries, ces gens-là, disait Flacourt, ont mauvaise grâce ; mais, lorsqu’ils sont parés à leurs modes, ils ont assez bonne façon. » Colliers à plusieurs tours, bracelets aux poignets, aux bras, aux jambes, sont faits de grains d’or, de cuivre, de cristal de roche, et souvent, depuis l’arrivée des Européens, de corail et de verroteries ; les pendans d’oreilles sont en bois, en corne, quelquefois en or. On a remarqué des parures qui témoignent d’un goût assez raffiné : des lames minces du métal précieux appliquées sur des morceaux de coquille nacrée. Les objets en or ne sont permis qu’aux grands personnages.

Ainsi qu’on a déjà pu s’en convaincre par les observations qui ont été l’apportées, les habitans de Madagascar profitent beaucoup des abondantes ressources naturelles du pays. Les racines, les fruits, le miel, qu’on se procure dans une infinité d’endroits, permettent à la rigueur de vivre sans travailler. Chez des peuples où l’on évite même de se promener parce que c’est une fatigue inutile, l’agriculture et l’industrie n’ont pas pris de grands développemens. Il est toujours intéressant de voir dans quelles limites se renferment les efforts d’hommes qui songent simplement à satisfaire des besoins à peu près indispensables sans jamais rêver aucun progrès. L’agriculture est toute primitive à Madagascar ; le labour est inconnu ; une petite bêche pour remuer la terre, une serpe pour tailler les mauvaises herbes, sont les seuls instrumens en usage. En général, le riz se plante grain à grain et se récolte épi par épi. Les Antanosses se montrent assez ingénieux ; ils poussent des bœufs dans les marécages et les retiennent longtemps à trépigner. Les herbes ainsi broyées se pourrissent ; alors on sème, et le riz devient magnifique. S’agit-il des ignames, dont on distingue plusieurs espèces, les grosses racines sont coupées par morceaux, et on plante chaque fragment. Il n’y a point de terre dans l’île, cultivée ou inculte, qui n’ait son maître : on s’abuse en croyant qu’on peut choisir un champ à sa convenance ; les grands ne permettent jamais à personne de s’approprier le moindre coin de terre sans l’avoir demandé de bonne grâce.

Les Zafferamini fournissent d’adroits charpentiers ; ils se servent de la règle, du rabot, du ciseau ; n’ayant nulle idée de la vrille ou du vilebrequin, ils font les trous avec des poinçons rougis au feu. Dans la plupart des provinces, les Malgaches fondent le minerai de fer à l’aide des plus simples procédés ; ils forgent des haches, des marteaux, des enclumes, des couteaux, des sagaies, des pinces, des crochets. Des orfèvres façonnent des grains, des boucles, des anneaux d’or, d’argent et de cuivre. L’art du potier est pratiqué, au moins chez les Antanosses, également par des hommes et des femmes ; avec de l’argile, ils fabriquent des vases et des plats qu’ils cuisent sur un feu de broussailles ; ces objets frottés ensuite avec une terre noirâtre deviennent clairs et luisans comme s’ils avaient reçu une couche de vernis. Certains individus sont habiles à faire des ustensiles de bois ; quelques-uns emploient le tour. En ce pays, on fabrique des cordes de toute grosseur avec les fibres de différentes écorces ; les palmiers constituent une ressource inépuisable. Les femmes sont en possession exclusive de l’industrie des vêtemens : elles filent et soumettent à la teinture la matière première, obtenant le rouge de la décoction d’une racine, le bleu et le noir de l’indigo ; elles tissent les étoffes et confectionnent les pagnes. Aux fameux ombiasses, qui vendent les talismans, appartient l’art de fabriquer du papier, de l’encre et des plumes ; eux seuls sont capables de s’en servir. La préparation du papier est assez curieuse. Des écorces douces sont choisies et jetées avec de la cendre dans un grand vase rempli d’eau. On les laisse bouillir pendant une journée ; après cette première opération, l’écorce est lavée à l’eau claire et broyée dans un mortier de bois ; alors, dans un châssis formé de petits roseaux, la pâte un peu délayée est étendue en couche mince sur une feuille de balisier légèrement huilée. Séché au soleil, le papier, toujours un peu jaunâtre, est passé dans une eau de riz bien mucilagineuse, enfin chaque feuille convenablement lissée est rendue propre à recevoir l’écriture. L’encre s’obtient par la décoction d’un bois très commun dans la province d’Anossi ; les plumes ne sont autre chose que des tiges de bambou parfaitement taillées.

Outre les gens qui travaillent à la terre ou qui exercent un art, il y a les pêcheurs et les chasseurs. Les premiers, très nombreux dans certaines localités, font eux-mêmes les filets et des nasses de joncs ; ils emploient également des hameçons et des sagaies garnies de harpons. Ceux qui vont en mer, se portant à une lieue environ au large, prennent les petits poissons avec des nasses, les gros à la ligne ou à la sagaie. Ceux qui pèchent dans les rivières se servent de nasses ; mais ils font surtout usage de grands filets analogues aux énormes seines qu’on voit promener sur nos fleuves. Les pêcheurs vendent du poisson pour du riz, des ignames, du coton ; le poisson qui ne peut être ni vendu ni consommé tout de suite est séché ou fumé. La chasse n’est un plaisir pour personne parmi les Malgaches ; les nobles n’ont aucun goût pour les exercices du corps. Des nègres tendent des filets au milieu des broussailles et des taillis, où ils attrapent des pintades, des cailles, des perdrix, — au bord des rivières et des étangs, où ils prennent des canards et des poules d’eau. Ils s’emparent de petits oiseaux avec des appelans ou à la glu ; les jeunes garçons, on le pense, excellent dans ce genre de chasse. Les sangliers commettant d’affreux dégâts dans les plantations d’ignames, il est absolument nécessaire de les exterminer : les chasseurs les poursuivent avec des chiens ; lorsque l’animal est arrêté, on le tue à coups de sagaie. Les savans de Madagascar, les ombiasses, ne se contentent pas de la vente des olis ; ils vont voir les malades, font des pansemens, préparent les remèdes, — des infusions d’herbes et des décoctions de racines. Enfin il y a les artistes : bouffons, musiciens, chanteurs, danseurs, courant le pays de village en village ; très bien accueillis par les grands, qui s’en amusent, ces gens-là sont néanmoins l’objet d’une sorte de mépris, — même chez les sauvages, la plus haute considération n’est pas attribuée à ceux dont le métier consiste à divertir les autres. Mieux vus de la société malgache sont les musiciens qui jouent d’un monocorde, le herravou, et récitent des sentences ou déclament les hauts faits des ancêtres. Les habitans de Madagascar, au moins les plus éclairés, comptent à peu près à la manière des Européens. S’agit-il de faire le dénombrement d’une armée, en présence des chefs les hommes doivent défiler par un étroit passage et chacun déposer une pierre à la même place ; ensuite on compte les pierres par dizaines et par centaines. Les poids servent dans quelques circonstances, et les mesures de capacité sont employées pour le riz. Tout le commerce se fait par échanges ; à l’époque de notre ancienne colonisation, l’usage de la monnaie est absolument inconnu dans le pays ; les pièces d’or et d’argent introduites par les étrangers sont aussitôt converties en objets de parure.

Flacourt a constaté l’absence de toute religion chez les Malgaches ; cependant les Zafferamini ont une croyance en Dieu, et par la tradition ils ont conservé des idées plus ou moins défigurées du mahométisme. Sans avoir ni temples, ni autels, ils demandent à l’Être suprême des richesses, des bœufs, des esclaves. La plupart des nobles observent le jeûne à certains momens de l’année ; ils comptent des jours heureux et des jours néfastes, où ils gardent le repos le plus complet. En prenant possession d’une nouvelle maison après avoir attendu le jour favorable, ils font une cérémonie ; parens et amis étant conviés, chacun, selon son rang ou sa fortune, amène des animaux, apporte des vivres, du vin de miel, des ustensiles, et tout finit par un immense festin, accompli suivant des formes réglées. Le respect des morts est poussé loin sur la Grande-Terre. Si le défunt appartient à la classe des nobles, les funérailles se font avec pompe ; les proches parens lavent le corps, le chargent d’ornemens, le couvrent de ses plus beaux pagnes et l’enveloppent dans une belle natte. Durant la journée qui précède la mise au tombeau, parens, amis, sujets, esclaves, viennent pleurer dans la maison, des hommes frappent sur des tambours, des filles exécutent des danses graves. Ceux qui pleurent récitent les louanges du trépassé ; comme s’il était encore vivant, ils l’interpellent et lui demandent pourquoi il a voulu quitter le monde terrestre : au soir, on sacrifie des bœufs, et tous les assistans en reçoivent une portion. Le lendemain, le corps, enfermé dans un coffre fait de deux troncs évidés, est porté dans une maison du cimetière et mis en terre. Tout auprès on place des vases ou d’autres ustensiles, et, des bêtes étant immolées, on fait la part du défunt, de Dieu, du diable, qu’il est toujours bon de mettre dans ses intérêts. Pendant plusieurs jours, des esclaves se chargent de renouveler les provisions. Dans les situations difficiles, on vient réclamer le secours des esprits ; les sermens les plus solennels se font sur l’âme des ancêtres. Les autres manières de jurer sont au reste beaucoup moins nobles. Quelquefois c’est en faisant des aspersions d’eau, plus souvent en mangeant un morceau de foie de taureau. Il est convenu que de terribles malheurs doivent être le partage de ceux qui manquent au serment accompli dans de telles conditions.

Des lois, une police, sont des choses dont on ne s’embarrasse guère dans la grande île africaine. La loi du seigneur suffit à tout ; le prince juge les différends qui surviennent à l’occasion de dégâts commis sur les terres ; il punît les voleurs par de fortes amendes ou par la mort. A l’égard des larrons, on peut du reste se passer de la justice souveraine ; il est parfaitement admis qu’il n’est pas plus mal de tuer un voleur qu’un scorpion ou un serpent venimeux ; en vérité, cette opinion témoigne d’un bon sentiment. Les gens soupçonnés de quelque méfait sont soumis à des épreuves semblables à celles qui étaient en usage en Europe au moyen âge : épreuves par le feu, par l’eau bouillante, par le poison ; l’analogie est surprenante. Toutes les pratiques de la vie, les réjouissances, la façon de construire les villes et les villages, la manière de faire la guerre, sont réglées par les coutumes.

Avant l’introduction des armes à feu, les Malgaches avaient pour arme principale la sagaie ; comme tous les sauvages, ils se battaient en pleine confusion, ne songeant jamais à conserver aucun ordre de combat. Dans ce beau pays de Madagascar, on se garde bien de faire une déclaration de guerre ; l’idéal est de surprendre l’ennemi à l’instant où il s’y attend le moins ; on marche la nuit, on fait de longs détours, afin de ne pas éveiller l’attention, on expédie des espions. Quand l’armée est sur le terrain, elle entoure le village en poussant des cris furieux ; si elle réussit à pénétrer dans l’intérieur, tout ce qui se trouve sur le passage est impitoyablement massacré. Le carnage accompli, on recherche les parens du chef, et on les met à mort ; c’est le moyen jugé nécessaire pour n’avoir pas à craindre les vengeances. Les vainqueurs se livrent ensuite au pillage, et emmènent les troupeaux et les esclaves. Lorsque dans un conflit engagé un des partis se reconnaît le plus faible, il envoie des ambassadeurs au chef ennemi avec quelques présens pour demander la paix. Au jour convenu, les chefs, suivis de l’armée, se rencontrent ; dans les deux camps, on tue un taureau ; de part et d’autre, un morceau du foie est envoyé, le chef le mange ostensiblement en faisant d’énergiques protestations de ne plus jamais nuire à ceux qu’il a combattus. Les armes varient un peu suivant les provinces ; les Antanosses portent, avec la grande sagaie, un paquet de dards qu’ils lancent comme des javelots ; les Mahafales, les Machicores, d’autres encore, toujours pourvus d’une grosse sagaie, sont munis en outre d’une rondache. Dans la vallée du Mangouron, une peuplade très redoutée combattait avec l’arc et les flèches.

Autrefois, de même qu’aujourd’hui, les Européens appréciaient médiocrement la préparation des mets et la façon de prendre les repas chez les Malgaches ; — un goût peu délicat et une propreté douteuse inspiraient des répugnances. Les alimens sont variés ; où l’abondance existe, il y a le bœuf, le mouton, le chevreau, les tenrecs, — animaux de la famille des hérissons, — des oiseaux domestiques ou sauvages, des poissons, le riz, diverses sortes d’ignames, des légumineuses comme des pois et des fèves, des fruits d’une infinité d’espèces, des cannes à sucre ; en quelques endroits s’ajoutent des chrysalides de bombyx. Dans les temps de misère, les racines qu’on va chercher dans les bois, ou recueillir dans les eaux, assurent contre la famine. Tout se cuit à l’eau ; on assaisonne les viandes avec du gingembre, du poivre ou des feuilles d’ail. La boisson ordinaire est de l’eau chaude et du bouillon ; le vin de miel ne paraît guère que dans les circonstances extraordinaires. Au pays des Matitanes et dans la bande du nord, le vin de canne à sucre est surtout en usage ; ailleurs c’est le mélange des deux sortes de vin qui est préféré. Dans la province d’Anossi, jamais les nobles ne mangent avec les esclaves ; ceux-ci consomment les restes. Au contraire chez les peuplades plus voisines de la baie d’Antongil, les maîtres, aussi bien que les femmes, prennent les repas en commun avec tous les gens attachés à l’habitation.

Dans toutes les conditions sociales, les hommes, plus encore les femmes, éprouvent le besoin de se divertir et d’oublier les sujets de préoccupation ordinaire ; des distractions du même genre se retrouvent sur tous les points du globe. A Madagascar, un jeu d’adresse très prisé rappelle celui qui fait passer le temps à nos vieux soldats. Contre de grosses coquilles disposées par rangées, on lance une autre coquille en la faisant pirouetter. Ce divertissement a beaucoup d’attrait ; on y gagne et l’on y perd des bœufs. Un autre jeu offre quelque analogie avec le trictrac : il a pour instrumens des fruits ronds et une tablette percée de trente-deux trous ; les gens qui aiment à combiner s’en amusent extrêmement, et nos Français n’en dédaignaient point la pratique. Pour les réjouissances d’une nombreuse société, les chansons, les danses, la musique, sont inévitables. Par exemple, les instrumens sont fort simples : un petit monocorde sans archet est la guitare des Malgaches, un monocorde avec archet est le violon ; une canne à six cordes, pour laquelle nous ne trouvons pas de comparaison, une sorte de flûte en usage chez les Matitanes, voilà tout ce que l’on pourrait réunir pour composer un orchestre. Les chansons sont plaisantes ou sérieuses : dans les unes, on loue gravement de hauts faits ; dans les autres, on tourne en ridicule quelque personnage. Le succès de ces dernières n’est jamais douteux ; les éclats de rire témoignent de la joie de l’assemblée. Les danses viennent à toute occasion, surtout parmi les femmes ; les passes, les contorsions varient selon le goût particulier de chaque province. Les Antanosses tournent et marchent en cadence, les uns à la suite des autres, soit au bruit du tambour, soit avec accompagnement de chansons. Sur la Grande-Terre, des voyages, même à petite distance, ne s’exécutent pas sans nécessité ; on ne connaît de voitures d’aucun genre. Un petit siège de bois fixé à deux bâtons et porté sur les épaules par des esclaves, le tacon, est la chaise à porteurs dont se servent quelquefois les nobles et particulièrement les princesses. Maintenant encore le tacon est l’unique ressource des voyageurs européens qui redoutent les fatigues de la marche.

Le caractère et les mœurs des Malgaches sont jugés d’une façon bien sévère par M. de Flacourt. Le portrait est vraiment affreux. A peu d’exceptions près, déclare le chef de l’ancienne colonie française, les habitans de Madagascar sont capables de tous les genres de trahison ; ils tiennent la dissimulation, le mensonge, la flatterie, la cruauté pour autant de vertus. Ils ne combattent que par surprise et n’éprouvent aucune honte d’éviter le danger par une fuite rapide ; impitoyables envers les ennemis vaincus, près des vainqueurs ils s’abandonnent à toutes les bassesses. Ils ont pour maxime qu’il faut tuer celui à qui on a fait une injure, afin d’éviter une vengeance ; ils n’attribuent un pardon qu’à la bonne fortune ou à la puissance des olis. En un mot, ce sont des gens, dit notre historien, qu’on doit mener par la rigueur. Ici, Flacourt ne se montre pas un juste appréciateur ; comme les conquérans, il trouvait fort naturel de traiter des peuples peu avancés en civilisation avec hauteur et mépris, de manifester de rudes exigences, d’user à toute occasion des menaces et de la violence, oubliant que, brisés par l’injustice et l’abus de la force, les faibles n’ont d’autre ressource que la ruse et la dissimulation. Très certainement les Malgaches, nobles et plèbe, n’étaient pas exempts de vices ordinaires, la plupart des gens dont l’esprit n’a pas été très cultivé ; mais dans les premières relations qu’ils entretinrent avec les visiteurs étrangers on les avait vus pleins de douceur. Ces hommes ne doutaient pas de la supériorité des Européens ; ils admiraient les navires, les objets d’une industrie avancée et surtout les armes ; ils eurent de la reconnaissance envers ceux qui leur avaient apporté des fusils. Plus tard, ils déclaraient, en s’appuyant d’assez bonnes raisons, que les blancs ne valaient pas mieux que les rouges et les noirs. Dès lors, les Européens étaient jugés des ennemis redoutables dont il importait de se débarrasser par tous les moyens. Sur la Grande-Terre, les mœurs sont faciles. Les riches ont plusieurs femmes, et celles-ci ne se piquent pas de fidélité. Pour des cadeaux, les jeunes filles n’ont rien à refuser ; sous un certain rapport d’une prudence peut-être excessive, elles ne veulent pas contracter une union durable sans avoir connu très intimement le garçon qui se propose pour mari. Dans cette société malgache cependant, tout sentiment de dignité n’est pas éteint : si les intrigues sont permises, elles doivent demeurer secrètes ; il est malséant de les laisser apercevoir, plus encore d’en parler. Les nobles font une cérémonie pour le mariage ; les esclaves ne marquent l’événement par aucun signe. Un des plus graves reproches qu’on adresse aux habitans de Madagascar, c’est l’abandon ou le massacre des nouveau-nés. Les jours réputés malheureux par les ombiasses sont en très grand nombre, et sans pitié. L’enfant qui arrive au monde sous la mauvaise étoile est jeté dans les broussailles ou égorgé ; seuls, quelques parens ayant au cœur un peu d’humanité les envoient au loin pour les faire élever. Outre les jours néfastes, d’autres causes déterminent la perte des nouveau-nés ; la mère a-t-elle beaucoup souffert pour sa délivrance, ou juge que l’enfant témoigne de faucheuses dispositions de caractère, — il est sacrifié. La pauvre esclave abandonnée de son maître ne prend pas la peine de nourrir le fils. La fille noble qui s’est livrée à un noir serait trahie par la couleur de la peau et la frisure des cheveux de l’enfant ; elle le fait disparaître, si par aventure, prise d’un sentiment de tendresse maternelle, elle ne le confie à quelque négresse. Ces coutumes, assure Flacourt, sont pratiquées dans l’île entière, — on sait combien les voyageurs en général en ont souvent parlé.

Entre eux, les Malgaches sont hospitaliers ; un moment, ils l’avaient été envers les étrangers. Heureux d’ignorer la valeur du temps, ils n’ont jamais de motifs pour être pressés ; paresseux, ne cultivant que pour les besoins de la famille, ils n’amassent point, et les provisions abondent rarement. Néanmoins, quand la maison est pourvue d’une manière suffisante, ils donnent volontiers à manger à ceux qui sont misérables.

Aucun genre d’observation n’a été négligé par Flacourt. Le chef de notre ancienne colonie cite les plantes et les animaux, qu’on rencontre à Madagascar ; les noms employés sont ceux des indigènes ; l’intérêt consiste dans l’indication des ressources du pays. Au XVIIe siècle, les sciences naturelles étaient peu avancées, et Flacourt n’était pas un savant. Il énumère confusément les végétaux importés par les Européens et les végétaux indigènes ; ces derniers sont la plupart désignés d’une manière assez vague. Au sujet du cocotier, maintenant très répandu sur la côte orientale de la grande île africaine, il rapporte un fait curieux que divers voyageurs modernes ont présenté avec assurance, comme s’ils avaient recueilli une information nouvelle. Au temps du séjour des Français au fort Dauphin, les gens du pays disaient : Autrefois le cocotier n’était pas connu ; une noix par la mer fut jetée sur la grève, elle germa, et vingt ou trente ans plus tard on voyait un bel arbre. Notre historien lui-même s’est assuré que des noix de coco, provenant sans doute de quelque île lointaine, arrivaient parfois à la côte lorsque régnait un grand vent de nord-nord-est. Outre les végétaux, ayant des racines alimentaires et les arbres donnant des fruits savoureux, on peut presque partout récolter du miel en abondance, celui des abeilles et celui de deux espèces de fourmis ; Personne n’a profité jusqu’ici du renseignement pour étudier les habitudes de ces singulières fourmis qui produisent du miel. En présence de cette riche nature, Flacourt s’écrie : « Tout ce pays est très fécond,… l’île est fournie de tout ce qui est nécessaire à la vie, de sorte qu’elle se peut facilement passer de tous les autres pays. » Comme si cette terre avait reçu toutes les faveurs, elle n’a pas d’animaux dangereux, et elle en possède beaucoup qui sont infiniment remarquables. Des crocodiles, il est vrai, habitent les rivières ; mais, retirés dans les endroits solitaires ; ils ne sont nullement à craindre.

Flacourt a tracé l’histoire des événemens qui se sont passés à Madagascar entre les Français et les gens du pays depuis 1642 jusqu’en 1645. Là, tout est sombre, rien n’est instructif. Entre les étrangers et les indigènes, les hostilités sont à peu près incessantes. Il n’est jamais question de travail pour les colons ; sous un prétexte quelconque, les Français vont en expédition et ramènent du butin, déployant parfois un courage et une audace extrêmes. Les Malgaches se vengent ; ils attaquent, surprennent, égorgent les envahisseurs quand ils sont isolés. Des représailles paraissent nécessaires, on frappe souvent au hasard coupables ou innocens. Vaincus, les habitans font des soumissions, sollicitent la paix, jurent une éternelle amitié, et trahissent les vainqueurs. Telle est la malheureuse histoire. On s’en souvient, les colons, très réduits par la mort, pensaient être oubliés : aussi l’émotion fut bien vive lorsqu’au mois de juillet 1654 on apporta au fort Dauphin la nouvelle que deux navires étaient arrivés. En effet le privilège de la Société de l’Orient était expiré ; le duc de La Meilleraye, ayant obtenu la concession, avait expédié des vaisseaux portant un petit nombre de passagers. Flacourt était invité à poursuivre l’œuvre commencée ; mais, chagrin de manquer d’informations au sujet de la compagnie qu’il représentait, il préféra retourner en France, laissant le commandement à Pronis, revenu sur l’un des navires du duc de La Meilleraye. Rêvant un brillant avenir pour l’établissement qu’il avait essayé de fonder, Flacourt entreprit d’instruire ses contemporains relativement à l’île de Madagascar ; nous savons comment il s’est acquitté de cette tâche. Il ne terminera point sans indiquer les fautes commises, sans donner les avis les plus sages, sans prescrire les mesures qu’il convient de prendre, si l’on veut réussir. Plein de dureté et maladroit, semble-t-il, dans ses relations avec les Malgaches, l’ancien chef de la colonie déclare indispensable l’action douce et patiente des missionnaires. Folles, pense-t-il justement, sont les compagnies qui espèrent en peu de temps réaliser de gros bénéfices, et abandonnent tout au moment où les opérations les plus difficiles sont accomplies ; il faut défricher, labourer, ensemencer et attendre la moisson. Notre historien regarde comme facile d’établir dans de bonnes habitations des colonies de travailleurs sur différens points de ce pays, « où l’on a de toutes les choses en excès pour le vivre, le vêtement et le logement. « Il recommande la culture du tabac, de l’indigo, du coton, de la canne à sucre ; il conseille l’entretien de ruches d’abeilles, l’éducation des vers à soie indigènes, la récolte de la soie, qui est partout en quantité, des gommes, des pierres précieuses, la chasse des bœufs sauvages pour amasser des cuirs ; il engage à installer des forges, car le minerai de fer est très répandu, les ruisseaux et les cascades sont en grand nombre, le bois est à profusion.

L’assistance que de sages colons trouveraient dans la population n’est pas douteuse ; — les nègres servent sans difficulté, des maîtres de villages offrent de cultiver les terres moyennant le partage de la récolte, et les Français qui consentent à demeurer avec eux, à se lier en épousant leurs filles ou leurs parentes, obtiennent tout ce qu’ils veulent. Les avantages pour la marine des forêts de Madagascar ne sont pas oubliés ; la possibilité pour les navires retournant en France chargés des produits de la grande île africaine de toucher dans les ports d’Amérique est particulièrement signalée. Flacourt insiste sur la nécessité de choisir les gens qui seront admis à passer sur la Grande-Terre. Il veut un commandant général, de bons lieutenans, une milice, afin d’assurer la protection de chaque groupe de colons. Il demande d’abord des cultivateurs, ensuite de vrais ouvriers de tous les états ; il ne faut ni vagabonds ni femmes débauchées. « Il y a, dit-il, assez de femmes de toutes couleurs, blanches et noires, au choix de ceux qui les voudront épouser. » Il ne manque pas d’énumérer en détail les objets dont on doit se munir pour trafiquer avec les habitans : verroteries, rassades rouges et bleues et d’autres nuances vives, grains de corail, grenats, chaînettes de cuivre, mercerie, quincaillerie, étoffes. En (in il prescrit les dispositions à prendre par la compagnie pour tenir en dépôt les marchandises et en. céder aux colons. De précieux renseignemens étaient donnés, un admirable programme était tracé ; on ne sut en profiter d’aucune façon.

III

Au XVIIe siècle, on ne songeait pas aux pays lointains sans penser aux affaires de la religion. Le doux prêtre que plus tard on appellera saint Vincent de Paul avait fondé la mission pour répandre la loi chrétienne parmi les barbares ; il accueillit avec bonheur la proposition d’envoyer des ecclésiastiques à Madagascar. En 1648, le vaisseau qui portait M. de Flacourt emmenait deux missionnaires ; en 1654, les navires du maréchal de La Meilleraye en déposaient plusieurs autres sur la grande île. Ces pauvres gens, remplis d’un zèle magnifique, prenant peu de repos, s’imposant des fatigues et des privations, succombèrent à la peine ; sept étaient morts dans l’espace de quelques années. Occupés d’une manière exclusive de l’œuvre évangélique, mieux que personne les missionnaires fournissent l’occasion de reconnaître combien il eût été facile aux Européens de vivre en bonne intelligence avec les indigènes. Dans des lettres adressées à l’abbé Vincent de Paul, ils ont consigné les résultats des visites dans les villages et des entretiens avec les habitans[8]. L’abbé Nacquart, qui le premier parcourt les environs du fort Dauphin, est charmé de la docilité des Malgaches ; l’abbé Bourdaise, qui lui succède, se montre aussi heureux. Partout les prêtres étaient bien accueillis d’une grande partie de la population ; ils n’étaient pas inquiétés par les nobles, qui, ne voulant pas renoncer à de vieilles pratiques, refusaient de les entendre. Près de ces derniers, l’obstination était une faute ; un terrible événement sera bientôt la preuve qu’elle pouvait devenir un crime préjudiciable à tous les intérêts. Les missionnaires avaient les yeux à peu près fermés devant les choses les plus intéressantes ; par hasard cependant, l’abbé Bourdaise fait une remarque propre à convaincre que des Malgaches sont capables de devenir d’excellens ouvriers ; il voit travailler un orfèvre, et il s’étonne : la forge est un petit plat de terre, le soufflet un chalumeau, l’enclume une tête de clou. « Avec cela, dit-il, ces gens-là font des ouvrages si délicats et si bien façonnés qu’il faut les avoir vus pour y croire. »

Après le départ de Flacourt, l’état de la colonie est profondément misérable. Par accident, le fort Dauphin brûle ; Pronis meurt, ses deux lieutenans se comportent envers les indigènes comme des bêtes féroces. Champmargou prend le gouvernement ; les Français continuent d’aller en courses pour se procurer des vivres. En 1663 arrive un renfort de 150 hommes ; on en profite pour entreprendre de plus grosses expéditions, enlever des troupeaux et des esclaves. Des héros de ces aventures sont assassinés : on porte la guerre dans plusieurs provinces ; les incendies, les scènes de carnage, sont interminables. Les milices du fort Dauphin, manquant de subsistances, réduites aux plus dures extrémités, se trouvent sauvées par un homme d’une singulière énergie, La Caze, qui, devenu mari de la fille du seigneur de la vallée d’Amboule, exerçait une véritable puissance. La situation s’aggrave par la faute d’un missionnaire ; emporté par une ardeur furieuse, le père Étienne poursuivait à outrance, dans l’espoir de le convertir à la foi chrétienne, le chef de la région du Mandreré, le dernier ami des Français parmi les Malgaches. Il somme le prince de quitter ses femmes, il menace, il se livre à des violences, et, avec ceux qui l’accompagnent, il paie son audace de la vie. Les représailles doivent suivre ; Champmargou réunit tout son monde, marche contre le souverain de Mandreré, et se voit contraint de reculer. La troupe du fort Dauphin allait sans doute être anéantie, lorsque La Caze apparut, suivi de son peuple en armes, et sauva ses compatriotes. Délivrés, les prétendus colons ne manquent pas de satisfaire de nouvelles vengeances et de faire de nombreuses exécutions.

Ainsi finissait ce que l’on a nommé le premier établissement des Français à Madagascar. Un commissaire d’artillerie, qui eut sa part dans les expéditions et les combats des deux dernières années, Carpeau du Saussay, a raconté les détails de ces déplorables événemens[9]. À ce récit, Carpeau a joint une peinture de la grande île africaine, de ses habitans, de ses productions, il apprend peu de chose ; la peinture a été faite beaucoup plus d’après l’ouvrage de Flacourt que d’après l’observation de la nature. Le commissaire d’artillerie s’occupe volontiers des femmes, les trouve « passablement belles et d’un embonpoint prodigieux ; c’est ainsi que les aiment les grands. » Les habitans sont jugés de la même façon que par le premier historien de Madagascar. Notre auteur décrit les olis comme de petites boîtes à plusieurs trous contenant de la chair de quelque ennemi, du sang de serpent ou d’autres saletés ; il a vu le sacrifice d’un bœuf, l’enterrement d’un personnage, et il nous faut reconnaître que nous avons été déjà bien renseignés sur de semblables cérémonies.

Malgré une première tentative fort malheureuse, on continuait à désirer en France la possession de Madagascar. En 1664, Colbert soumet au roi le plan d’une nouvelle entreprise ; la compagnie des Indes orientales est fondée ; elle aura les droits qui avaient été accordés à l’ancienne Société de l’Orient, et le privilège du commerce pendant cinquante années. Le capital de la compagnie devait être de 15 millions de livres. Louis XIV en prenait le cinquième à sa charge ; le monde de la cour souscrivait pour 2 millions, les villes du royaume, les cours souveraines s’engageaient pour des sommes importantes. C’était un véritable enthousiasme. Un édit du 1er juillet 1665 confirme la cession et prescrit d’appeler désormais Madagascar l’île Dauphine. Le chef-lieu désigné est le fort élevé par les Français ; le nom de France orientale, qu’on propose pour la grande île africaine, paraît sublime.

On a la bonne intention de faire régner la justice ; deux magistrats, l’un, M. de Beausse, comme président et dépositaire des sceaux du roi, sont choisis pour faire observer les lois. Des règlemens menacent de punitions sévères ceux qui prendront de force des femmes ou des filles, qui emporteront des objets appartenant aux originaires du pays, qui s’attrouperont pour aller en guerre contre les naturels ou qui feront le trafic des esclaves. La compagnie, de son côté, formule de belles recommandations au sujet des soins hygiéniques, des rapports entre les supérieurs et les administrés, des assurances qui doivent être portées aux naturels par toutes les voies imaginables : que les Français viennent de la part du plus grand roi du monde et garderont la parole et la bonne foi. C’était beaucoup compter sur l’absence de mémoire des indigènes. Ces dispositions arrêtées, toutes les fortes têtes politiques et administratives demeurent dans l’enchantement ; — avoir des hommes habiles et instruits pour la conduite des affaires, de bons cultivateurs, de bons ouvriers, sont des détails dont il paraît inutile de s’embarrasser. Le fameux Champmargou reste commandant militaire sous les ordres d’un marquis de Mondevergue, gouverneur et lieutenant-général du roi pour l’île Dauphine et l’île Bourbon. Dans la matinée du 11 juillet 1665, le canon des navires et du fort Dauphin se faisait entendre ; une cérémonie annonçait la prise de possession de l’île de Madagascar au nom du roi et pour le compte de la compagnie des Indes orientales[10]. Le second établissement des Français périclita un peu plus vite que le premier ; rien ne manqua en fait de désordres et de dilapidations. En 1670, la compagnie abandonnait ses droits sur l’île Dauphine.

La Grande-Terre est déclarée appartenir au domaine de la couronne ; l’amiral de La Haye, avec une flottille, vient représenter l’autorité souveraine. A l’arrivée, il se préoccupe avant tout des honneurs qu’il croit lui être dus. Le maître d’un village assez proche du fort Dauphin ne se pressait pas de venir rendre hommage, l’amiral lui enjoint de livrer toutes les armes à feu qui sont en sa possession. Ayant essuyé un refus énergique, il envoie attaquer le chef malgache, qui dispose à peine d’une centaine d’hommes, par une troupe composée de 700 Français et de 600 indigènes, sous les ordres de Champmargou et de La Caze. Une admirable défense suivie d’une étonnante retraite déconcerte les Français. L’amiral vice-roi, se sentant humilié, partit pour l’île Bourbon avec tout son monde. Bientôt après meurt La Caze, puis Champmargou. Un instant encore un vestige d’autorité subsiste. La Bretesche, gendre de La Caze, cherche à maintenir les débris de la colonie ; l’œuvre est au-dessus de ses forces. Découragé, il quitte le pays avec sa famille. Les circonstances qui amenèrent la perte définitive de la colonie sont rapportées de façon diverse, et la date de l’événement est douteuse. C’était la nuit de Noël 1672, disent les uns ; les Français, assaillis à l’improviste dans l’église par les Malgaches, furent égorgés[11]. Selon d’autres témoignages, le massacre eut lieu près des habitations. Un signal de détresse avertit les gens du vaisseau sur lequel s’était embarqué le dernier gouverneur ; la chaloupe aussitôt mise à la mer vint recueillir au pied du fort Dauphin les malheureux encore vivans. D’après les lettres des missionnaires, c’est dans les derniers jours du mois d’août 1674 que furent massacrés les Français répandus dans la province d’Anossi, et dans la nuit du 9 au 10 septembre qu’un navire emporta les derniers de nos compatriotes.

Un homme qui vécut à Madagascar de 1669 à 1672, Dubois, a noté les incidens survenus pendant son séjour. Sans ajouter d’une manière sensible aux connaissances que nous devons à Flacourt, il décrit les ressources du pays et les mœurs des habitans[12]. Ici, les Malgaches ne sont pas jugés avec la même sévérité que par Flacourt : tous ces gens-là, affirme le chroniqueur, sont assez civils et courtois ; spirituels et fins, ils n’ont pas la brutalité des autres nations noires. Néanmoins s’abandonner à trop de confiance peut être dangereux ; quand ils font le plus de caresses, ils veulent trahir. « Autrefois ces noirs étaient les meilleures gens du monde ;… » nous savons le reste. Dubois énumère les excellentes choses qui abondent dans la grande île. Les colons paisibles et laborieux n’étaient pas mal partagés. Près de l’habitation, ils avaient le jardin avec les meilleurs fruits indigènes et les légumes de France, la basse-cour avec des animaux du pays et les oiseaux domestiques importés d’Europe.

Après le désastre du fort Dauphin, négriers, forbans ou pirates de diverses nations sont les seuls qui fréquentent la Grande-Terre. Malgré tout, Louis XIV n’oublie nullement ses droits ; par un édit du 4 juin 1686, il prononce la réunion définitive à son domaine de l’île de Madagascar pour en disposer en toute propriété. Cependant les années s’écoulent sans qu’on songe à la moindre entreprise. Au temps de la régence, on se contente de reconnaître à la compagnie des Indes le privilège exclusif du commerce avec ce pays.

En 1702, un vaisseau anglais échoue à la côte sud-ouest dans un endroit qui n’est pas déterminé. Les naufragés avaient l’espoir de gagner par terre la baie de Saint-Augustin, assez fréquemment visitée par des navires ; mais, bientôt entourés d’indigènes accourus en foule, le rêve s’évanouit. Le chef malgache se montrait jaloux de retenir près de lui des hommes blancs, parce que d’autres souverains de l’île jouissaient de cette bonne fortune. Ne pouvant opposer de résistance sérieuse, les Anglais se laissèrent conduire ; au bout de trois jours de marche, ils étaient logés et passablement traités dans le village du seigneur, qui voulait se donner le luxe de régner sur des Européens. Les captifs ne songeaient néanmoins qu’à reconquérir la liberté ; un complot est tramé, et une belle nuit ils se sauvent, emportant le roi et son fils. Poursuivis par les Malgaches, ils commettent la faute de lâcher les otages ; presque aussitôt tous étaient massacrés. Deux très jeunes gens épargnés tombèrent au pouvoir de certains chefs : l’un mourut vite, paraît-il ; l’autre, Robert Drury, racheté après quinze ans de servitude, retourna en Angleterre. Le récit de ses aventures, qui a été publié, produisit une vive sensation chez nos voisins d’outre-Manche[13]. La véracité du narrateur a été affirmée ; pourtant, à quelques égards, le doute est légitime. Drury prétend qu’il était esclave. Un Européen réduit en esclavage ! c’est impossible, disent ceux qui connaissent les Malgaches ; on tue l’Européen peut-être, on ne le place jamais dans une condition infime. Prenant peu d’intérêt à des aventures personnelles, nous cherchons partout les faits qui éclairent sur la nature du pays, sur le caractère et les mœurs des habitans. Drury a vécu parmi des peuplades éloignées des points occupés par les Français, dans une région où il n’existe que des noirs : au premier abord, on espère être initié à beaucoup de choses nouvelles ; mais le jeune homme, fort ignorant, nous laisse dans l’incertitude au sujet des contrées qu’il a parcourues ; seul, M. Grandidier pourra trouver le chemin.

Le prétendu esclave nous entretient en particulier de son genre de vie près du maître, le seigneur Mevarrou, petit-fils du souverain absolu de la contrée. Il n’est vraiment pas très malheureux ; au commencement de sa captivité, il ne fait guère autre chose que de se promener et de visiter les plantations en compagnie de la princesse et de sa fille. Cependant une existence aussi désœuvrée ne dure pas. Amené sur un champ, le jeune Anglais est invité à prendre la bêche et à travailler. Il affecte une incroyable maladresse ; le seigneur et sa femme rient, le voilà dispensé d’être cultivateur. Il sera berger, c’est plus agréable : on ne se fatigue que dans les grandes chaleurs ; il faut aller abreuver les troupeaux à la distance de plusieurs milles. Une pratique curieuse est répandue dans les régions privées de rivières et d’étangs : au matin, on va sur les herbes recueillir la rosée avec des calebasses et des vases de bois. En moins d’une heure, une abondante provision est faite ; mais cette eau, excellente lorsqu’elle est fraîche, s’altère vite et prend un goût désagréable. Le captif est bientôt enlevé à ses fonctions de berger. Le seigneur annonce qu’il part pour la guerre, et le charge d’être le gardien assidu de sa femme ; dans cette situation, la peine n’existe pas. Ici nous apprenons comment est salué au village le retour du chef victorieux. L’entrée est triomphale, les trompettes sonnent ; tout le long du chemin, les hommes dansent devant le prince, ceux qui sont en tête tirent des coups de fusil vers la terre, — c’est la façon de déclarer le succès ; les troupeaux conquis et les prisonniers marchent à la suite. Alors, autour de l’habitation du chef, se groupent les parens et la population, et chacun vient se prosterner aux pieds du vainqueur. Les procédés de la guerre chez les Malgaches, dont Flacourt nous a instruits, sont décrits dans tous les détails par Robert Drury. Les agresseurs, profitant d’une nuit sombre, atteignent la ville endormie qu’ils se proposent de surprendre ; jetant de la chair aux chiens afin de les empêcher d’aboyer, ils pénètrent à l’intérieur. Un coup de fusil est tiré pour répandre l’alarme ; subitement éveillés, les hommes sortent des cases, et sans défense ils sont percés par les sagaies. Les femmes et les enfans sont enlevés, les troupeaux emmenés, les objets de valeur recueillis, et le village est livré aux flammes. Aussi, dans les temps de guerre, c’est un usage constant parmi les peuplades de la grande île de cacher les femmes et les enfans, ainsi que les troupeaux, dans les parties les plus inaccessibles des bois ; on prend soin d’éloigner beaucoup les uns des autres, parce que les mugissemens des animaux pourraient déceler la retraite des femmes. A défaut de provisions, les ignames, le miel, les fruits, suffisent à nourrir les réfugiés. On installe un rucher d’une façon bien simple : les abeilles, chacun le sait, se logent dans le creux des arbres ; on coupe les troncs, et l’on emporte la partie qui contient les rayons. Parfois des peuplades, trop faibles pour lutter contre de nombreux ennemis, bâtissent des villages au milieu de bois touffus, et les protègent par des fossés et une enceinte de pieux et de buissons garnis d’épines. Il devient impossible d’y pénétrer autrement que par une porte toujours dissimulée. Dans la contrée où demeura Drury, les coutumes, le genre de vie, les superstitions, ressemblent à ce que l’on a vu dans le pays autrefois habité par les Français. La confiance dans les olis est pareille, les ombiasses entretiennent les mêmes idées ; le jeune captif anglais a rencontré un de ces hommes, qui venait de la province d’Anossi. L’action du peuple originaire des bords de la Mer-Rouge sur l’ensemble de la population de Madagascar est manifeste.

Au commencement du XVIIIe siècle, un ingénieur étudia les côtes de la Grande-Terre sans avoir à l’avance conçu aucun projet de ce genre. Pris par les forbans, M. Robert avait été amené dans le nord de l’île ; l’occasion était belle, il fit des observations, s’efforça de rectifier en quelques points les cartes en usage, inscrivit au moins les noms des localités qu’on ne connaissait pas encore en Europe, et, tout charmé du pays, il se préoccupa de la possibilité de fonder un établissement. En France revenait l’idée d’une colonisation de Madagascar. En 1733, l’ingénieur de Cossigny, envoyé à la baie d’Antongil, examina le littoral pendant quatre mois, et trouva la situation mauvaise à cause de l’insalubrité du climat. Douze ans plus tard, Mahé de Labourdonnais vint aux mêmes lieux pour faire réparer des vaisseaux de son escadre et se ravitailler avant de porter ses forces dans l’Inde. Émerveillé des ressources de la contrée, le célèbre général fit connaître son regret de les avoir ignorées lorsqu’il était gouverneur de l’Ile-de-France. Peu après, un événement détermina le retour des Français.

Jugeant inutile de parler longuement de l’histoire des forbans anglais qu’on a souvent reproduite, nous rappellerons seulement quelques faits essentiels. Les descendans des pirates, issus la plupart des filles des chefs de la côte, les Malattes, ainsi qu’on les a qualifiés, exerçaient encore une influence considérable sur les indigènes. L’un d’eux, Ratsimilaho, plus souvent désigné sous le nom de Tamsilo, qui avait pour mère la fille d’un chef de l’île Sainte-Marie, homme intelligent, éclairé par des voyages et d’habituelles relations avec les Européens, forma le dessein d’affranchir sa patrie de la domination des Bétanimènes, qui s’étendait de Tamatave à la baie d’Antongil. Reconnu chef suprême, Ratsimilaho réussit dans l’entreprise, et demeura le souverain respecté. A sa mort, en 1750, le trouble survint dans l’état ; la fille du roi de Foulepointe, Beti, ayant conservé la possession de l’île Sainte-Marie, en fit don à la compagnie des Indes ; un acte authentique a consacré la remise de la propriété au roi de France. Les fautes autrefois commises chez les Antanosses se renouvelèrent à Sainte-Marie. L’agent de la compagnie des Indes, Gosse, homme stupide et méchant, révolta les indigènes : les Français furent massacrés. Ils reparaissent dans la petite île en 1754, pour l’abandonner encore en 1761. Des établissemens de commerce particuliers continuèrent d’exister sur la côte orientale de la Grande-Terre. Tant de déceptions n’avaient pas découragé tous les esprits ; — un officier distingué, le comte de Modave, adressa au ministre de la marine un mémoire où les avantages et la facilité d’avoir une colonie à Madagascar étaient exposés[14]. En 1768, M. de Modave entreprenait de relever le fort Dauphin : les ressources manquèrent ; le gouverneur, ayant perdu tout espoir de succès, quittait le pays dès l’année suivante.

Le temps est venu où de vrais observateurs visiteront la grande île africaine. Par un hasard qu’on rencontre si rarement, on avait donné à l’Ile-de-France pour gouverneur un homme instruit, plein d’aménité, sachant en toute occasion mettre la science à profit, Poivre enfin, dont le nom est attaché à plus d’un bienfait. En 1769, le chevalier Grenier, ayant à son bord l’astronome Rochon[15], se rendit à Madagascar. Pendant cette expédition, quelques points de la côte furent déterminés avec soin. Rochon avait reçu de Poivre la recommandation de recueillir « tout ce qui pourrait contribuer aux progrès des sciences et des arts. » Il s’occupa des plus remarquables représentans du règne végétal ; il a rapporté au Jardin du Roi de beaux échantillons de quartz. Bientôt après, Philibert Commerson, qui avait accompagné Bougainville dans son voyage aux terres australes, venait étudier à son tour, par ordre du gouvernement, la Grande-Terre. Pour la première fois, un naturaliste visitait le pays déjà foulé par une multitude de Français. L’explorateur parcourut les environs du fort Dauphin, récoltant une infinité d’objets, opérant une véritable reconnaissance scientifique. Alors, comme une exclamation, retentit en Europe cette vérité saisissante : la grande île africaine ne ressemble à aucune autre contrée du monde. « Quel admirable pays que Madagascar ! écrit en 1771 Commerson à son intime ami l’astronome Lalande ; c’est à Madagascar que je puis annoncer aux naturalistes qu’est la terre de promission pour eux. C’est là que la nature semble s’être retirée comme dans un sanctuaire particulier pour y travailler sur d’autres modèles que sur ceux où elle s’est asservie ailleurs ; les formes les plus insolites, les plus merveilleuses, s’y rencontrent à chaque pas… » Tant de voyageurs avaient regardé cette nature étrange ! les yeux d’un véritable observateur avaient été nécessaires pour la voir. Malheureusement le savant explorateur, fatigué et malade, ne put continuer ses recherches au-delà de quatre mois ; ses collections, adressées au Jardin du Roi, un moment ont été un trésor. Commerson ne devait pas lui-même faire connaître ce qu’il avait recueilli ; élu membre de l’Académie des Sciences le 21 mars 1776, cette nomination était comme une couronne sur un tombeau. Huit jours auparavant, le compagnon de Bougainville, le voyageur instruit, l’observateur pénétrant, était mort à l’Ile-de-France[16].

Après Commerson, un autre naturaliste distingué, Sonnerat, qui avait déjà étudié les végétaux et les animaux de l’Inde et de la Chine, vint toucher à Madagascar. Un très court séjour suffit au savant pour acquérir la connaissance de plusieurs faits d’un haut intérêt. Sonnerat, le premier, a décrit, ainsi que plusieurs autres espèces végétales, le ravenala, l’arbre du voyageur, de nos jours presque poétisé par une sorte de légende ; il a signalé des makis, rapporté l’aye-aye, l’un des plus singuliers mammifères. Il a donné un aperçu de l’île et des coutumes des indigènes, ajoutant quelques traits aux renseignemens que nous devons à Flacourt. Si ce pays était habité par les Européens, dit Sonnerat, il serait peut-être le plus beau, le plus puissant, le plus riche du monde. Il est douteux que nous puissions nous y fixer d’une manière solide, parce que les habitans veulent être traités avec douceur. Comment flétrir en termes plus simples la conduite de ceux qui eurent la prétention de fonder un grand établissement colonial ? Le naturaliste voyageur constate en 1774 que la côte de l’est, dont les meilleurs ports sont le fort Dauphin, Tamatave, Foulepointe, Sainte-Marie et le port Choiseul dans la baie d’Antongil, est seule connue ; — la partie de l’ouest est peu fréquentée à cause de la cruauté des habitans. Le territoire situé autour de la baie de Saint-Augustin est aride, peu boisé, parsemé de grosses roches ferrugineuses et couvert d’une espèce de liseron qui rampe sur les bords de la mer et dans les endroits sablonneux. D’après notre observateur, il y a trois races d’hommes bien distinctes à Madagascar : la première très noire avec des cheveux courts et crépus, la seconde au teint basané avec les cheveux longs et plats, et les traits ressemblant à ceux des Malais, — elle demeure dans quelques provinces de l’intérieur : on reconnaît les Ovas ; — la troisième, répandue aux environs du fort Dauphin et sur quelques parties de la côte occidentale, descend des Arabes. Les hommes de cette origine écrivent la langue malgache, en caractères arabes, sur de mauvais papier qu’ils fabriquent eux-mêmes. Et notre auteur ajoute : A défaut d’encre et de papier, ils se servent de feuilles de ravenala et d’un poinçon. Sonnerat, examinant ensuite l’agriculture, l’industrie et les habitudes des Malgaches, rapporte plusieurs particularités dont les précédens voyageurs n’avaient point parlé. Les habitans du nord ne cultivent guère que le riz ; en divers endroits, ils ne se donnent pas la peine de semer ; quelques épis sont épargnés sur les tiges, le grain tombe et germe. L’habileté des orfèvres et des forgerons de la grande île africaine avait été vantée ; on nous donne maintenant la description du soufflet de forge. C’est un instrument bien primitif et pourtant assez ingénieux : il se compose de deux troncs d’arbres creux liés ensemble, l’un et l’autre terminés par un tuyau de fer ; à l’intérieur de chaque cylindre, il y a un piston garni de raphia[17], tenant lieu d’étoupe ; on le devine tout de suite, la manœuvre est celle de l’appareil à injection le plus connu. On a pu se demander de quelle façon les femmes tissaient les étoffes ; nous apprenons qu’elles emploient un métier qui consiste en quatre morceaux de bois fichés en terre. En même temps une information révèle l’existence, au pays des Machicores, de l’art inventé par les grandes dames chinoises, l’éducation des vers à soie. A l’égard des maisons, des ustensiles, des usages ordinaires de la vie, des épreuves judiciaires, aucune remarque nouvelle n’est à noter après les renseignemens qu’on doit à Flacourt. Le menu des repas des habitans de Foulepointe paraîtra fort modeste : c’est du riz avec du poisson ou une poule cuite à l’eau ; le sel est inconnu, on le remplace par un peu d’eau de mer. Coquettes aussi sont les femmes de ce pays, découvre l’observateur de la nature ; elles font le ménage, mais l’occupation ne les empêche nullement de passer des journées entières à se parer pour plaire à leurs amans. Sonnerat ne s’est guère arrêté à contempler les beaux sites de Madagascar ; seule, la vallée d’Amboule est l’objet d’une admiration particulière.

Vers l’époque où de paisibles naturalistes se promenaient sur les rivages de la grande île africaine, le gouvernement français accueillait encore une proposition relative à la fondation d’une colonie. Un véritable aventurier, homme de fière résolution et de grand courage, le fameux comte Maurice de Benyouski, l’évadé du Kamtschatka, se croyait assuré d’un succès. Cent fois, l’histoire des prouesses légendaires de ce personnage étrange a été écrite ; nous n’aurions nul intérêt à en reproduire les détails. Arrivé à la baie d’Antongil au commencement de l’année 1774, Benyouski prit bientôt un incroyable ascendant sur la plupart des indigènes ; il repoussa les agressions d’une peuplade hostile, éleva des forts, et fit pratiquer une grande route d’Antongil à Bombétok. Par des circonstances qui attestent la naïveté des Malgaches, il devient souverain indépendant ; le gouverneur de l’Ile-de-France s’alarme, Benyouski part pour la France afin de se justifier, demande des subsides à tous les états, et obtient quelques faveurs de l’Amérique. Après avoir beaucoup erré, ce roi de hasard étant revenu en son royaume, une petite expédition préparée à l’Ile-de-France arriva pour mettre fin aux exploits de l’homme qu’on jugeait trop entreprenant. Le 23 mai 1786, Benyouski tombait frappé d’une balle.

Avant les premiers jours de la révolution, tout le monde s’inquiétait du sort de La Pérouse. Aristide Du Petit-Thouars forme le projet d’armer un navire pour faire le tour du monde à la recherche du célèbre navigateur. Son frère Aubert, un jeune botaniste, l’accompagnera en vue de la science. Pour subvenir aux frais de l’expédition, une souscription est ouverte ; naturellement elle avorte, les deux frères dépensent leur patrimoine. On était en 1792, Aristide, menacé par d’infâmes dénonciations et obligé de gagner la pleine mer, indique à son frère l’Ile-de-France pour se rencontrer. Aubert s’embarque : en arrivant, il ne trouve pas Aristide ; il ne devait jamais le revoir, — on sait la fin du capitaine du Tonnant. Aubert Du Petit-Thouars, après un long séjour à l’Ile-de-France, saisit l’occasion qui se présente d’aller à Madagascar. Parcourant les environs de Foulepointe, il étudie la végétation, et bientôt dans une forme scientifique il fera connaître en partie cette flore qui avait tant émerveillé Philibert Commerson.

L’idée d’une colonisation de Madagascar était bien persistante. En 1792, la convention chargeait un agent de visiter l’île et de choisir une position avantageuse. M. Lescalier fit cette découverte, que l’insuccès des premières tentatives antérieures devait être attribué au mauvais esprit qui y avait présidé. En 1801, Bory de Saint-Vincent reçut une mission analogue de la part du gouvernement de l’Ile-de-France. En 1804, le général Decaen s’assura des moyens de conserver là possession des côtes, déclara Tamatave chef-lieu des établissemens français, et plaça dans ce port M. Sylvain Roux comme agent général. Pendant un siècle et demi, la France avait eu la possibilité de faire de Madagascar une contrée riche et heureuse ; elle ne devait plus la retrouver. Après un silence de dix années, tout sera changé. Des événemens nouveaux et le progrès des recherches scientifiques vont nous occuper.


EMILE BLANCHARD.

  1. James Sibree, Madagascar and its people, p. 19 ; 1870.
  2. Voyez Carayon, Histoire de l’établissement français de Madagascar, p. LXI et suiv. ; 1845.
  3. 1 volume in-4o, Paris 1658. — Une seconde édition a été publiée en 1661.
  4. Les noms des rivières et des localités, recueillis de la bouche des indigènes, ont été très diversement cités par les auteurs ; nous les écrivons d’après les indications de M. Grandidier, qui a beaucoup étudié les formes et la prononciation de la langue malgache.
  5. On remarquera l’emploi de. ces deux expressions : la province d’Anossi et les Antanosses ou Antanossi ; les Antanossi signifie les gens d’Anossi. La préposition malgache ant (là) ; jointe au nom de province, présente partout le même sens.
  6. Flacourt écrit Yonghelahé.
  7. Un ouvrage qui semble se rapporter à cette expédition, Boothby’s Description of the famous island Madagascar, a été publié vers le milieu du XVIIe siècle. Nous n’avons pu nous le procurer ; il n’est pas cité par les écrivains anglais.
  8. Mémoires de la congrégation de la Mission, t. IX, 1866. — L’ouvrage relatif à la mission de Madagascar (sans nom d’auteur) est l’œuvre de l’abbé Durand, autrefois prêtre missionnaire, et depuis curé de Maule (Seine-et-Oise).
  9. Voyage de Madagascar, par M. de V…, commissaire provincial de l’artillerie de France, in-12. Une édition porte la date de 1722.
  10. Sonchu de Rennefort, Relation du premier voyage de la compagnie des Indes orientales en l’île de Madagascar ou Dauphine ; Paris 1668.
  11. Le Gentil, Voyage dans les mers de l’Inde, t. IV.
  12. Les Voyages faits par le sieur D. B. aux îles Dauphine ou Madagascar et Bourbon ou Mascarenne, ès années 1669, 70, 71 et 72, in-12 ; Paris, 1674.
  13. The pleasant and surprising adventures of Robert Drury during his fifteen years’ captivity on the island of Madagascar, 1re édition 1729 ; 2e 1743 ; 3e 1808 ; 4° 1831.
  14. Le mémoire du comte de Modave est reproduit en entier dans le Voyage à Madagascar et aux Indes orientales de l’abbé Rocbon, Paris 1791 et 1793.
  15. Alexis-Marie de Rochon, né à Brest en 1741, mort membre de l’Institut en 1817.
  16. Commerson n’avait que quarante-six ans.
  17. Les fibres d’un palmier.