L’île de Cuba dans ces dernières années

L’ÎLE DE CUBA


DANS CES DERNIÈRES ANNÉES[1].

Incidens d’un voyage sur mer. — San-Salvador. — Vue de Cuba. — La baie de Matanzas. — Physionomie de la ville. — Intérieur de l’île. — Énorme cotonnier. — Les bibiaguas. — Leurs ravages, leurs cités souterraines. — Monopole des Anglais pour les machines à vapeur. — Hospitalité des planteurs. — Montagnes de Hacana. — Vengeance d’un esclave. — L’arbre de beauté. — Paysages élyséens. — Combats de taureaux. — Combats de coqs. — Fréquence des meurtres. — Leur impunité. — Clergé. — Esclaves. — Traite. — Population de Cuba. — Les Montaneros.

Il serait difficile de trouver réunis à la fois, pendant une courte époque de trois mois, plus d’inconvéniens, de jouissances, de privations, d’agrémens, de scènes romantiques et de contrastes, que dans un voyage à l’île de Cuba. Celui qui s’embarque, comme M. Abbot, dans un port de l’Amérique septentrionale au mois de février, quitte alors un sol glacé, une côte couverte de neiges amoncelées. L’élément sur lequel il s’élance est encore moins hospitalier que la terre qu’il voit fuir derrière lui. Les vents à cette époque sont violens et froids. Il aura de la peine à s’envelopper de vêtemens suffisans pour se mettre à l’abri de la sévère influence du climat. Le premier jour se passera en désappointemens divers. Dans ses migrations fréquentes de la cabine au pont du navire, et du pont à la cabine, il marchera d’abord d’un pas mal assuré, il fera quelques tentatives pour lier conversation avec le capitaine ou les officiers du vaisseau ; bientôt il rompra le dernier lien qui l’unit au continent, en faisant ses adieux au pilote qui retourne au port ; il suit de ses regards cette terre qui n’est plus qu’un point dans l’éloignement, et qui lui devient plus chère par la distance même qui l’en sépare. Le rivage disparaît enfin sous l’horizon ; des souvenirs du passé, des anticipations sur un avenir incertain se pressent alors en foule dans l’âme du voyageur, et paraissent, pour ainsi dire, jeter un isthme entre deux existences diverses. Il ne sera pas aussi frappé de la transition pendant le jour ; il éprouvera bien mieux pendant la nuit la différence qu’il y a entre le terrain solide, inébranlable qu’il a quitté, et une coquille flottante, violemment agitée. Toutefois les inquiétudes pour sa sécurité personnelle ne tarderont pas à s’évanouir ; s’il monte sur le pont, il trouvera les voiles bien tendues, les cordages solidement fixés ; il s’apercevra de la marche assurée du bâtiment, il entendra la voix de l’officier qui donne ou qui répète les ordres, et qui veille au salut commun ; il verra le navire fendre avec majesté les flots, et tracer un sillon lumineux, d’autant plus brillant, que l’obscurité environnante sera plus profonde.

Au commencement de la traversée, le vent sera souvent à la tempête, ou bien des brouillards épais envelopperont l’atmosphère ; on apercevra de temps à autre une ou deux voiles au loin, mais bientôt, et à mesure que les routes des navires divergeront, il se passera plusieurs jours sans qu’on en signale une seule. La pluie continue ; le vent souffle par grains, vos vêtemens, votre linge, votre lit sont imprégnés d’humidité, et l’eau qui pénètre partout coulera en gouttes pressées le long de la chambre. En changeant de place, tenez-vous ferme à la table ou contre les parois de la cabine ; combinez adroitement votre marche chancelante avec les mouvemens du vaisseau ; défiez-vous des secousses qui peuvent vous renverser ou vous jeter avec violence contre les parois de bâbord à tribord. Peut-être entendrez-vous le capitaine jurer, tempêter contre son intendant ou son cuisinier, qui n’auront pas assez ménagé l’eau douce, ou choisi à son gré ce qui doit être consommé à dîner. La volaille maigre doit être immolée et servie la première. Si vous êtes assez heureux pour ne pas souffrir de la plus cruelle des calamités, le mal de mer, toujours serez-vous loin d’être à votre aise ; vous aurez des nausées, votre cœur se soulèvera. Mais cet état de souffrance et d’irritation éprouvera sans doute un notable allégement par l’exquise politesse du capitaine, qui vous offrira quelques tranches de bœuf salé. La nappe qui couvre la table est déjà devenue d’une couleur si sombre, elle est si maculée, que tout contact entre elle et votre couteau, votre cuillère ou votre assiette, vous paraîtra redoutable. Si par hasard vous avez réservé quelque linge pour votre usage particulier, le capitaine vous lancera des regards de mépris comme à un homme indigne de la mer, ou qui voudrait déprécier l’ordre et la propreté qui règnent à son bord. Vous ne serez plus à ses yeux qu’un être perdu de mollesse ou d’affectation. Les vents sont capricieux en cette saison, et passent souvent d’un rumb à l’autre. À peine établis autour de la table pour prendre votre repas, une secousse du vaisseau vous jettera de côté, vous et vos compagnons avec les chaises, le bœuf, la sauce, la soupe aux pois, les plats et les assiettes dans un chaos inextricable ; il faudra dès lors renoncer aux chaises, se cramponner aux bancs, et ramasser quelques débris dans ce naufrage général du dîner. Le soir, vous cherchez à combattre l’humidité et le froid en attisant le feu ; mais le bois est imbibé d’eau, une fumée épaisse remplit la chambre, le capitaine se réfugie sur le pont, il est morose, querelle l’équipage ; les matelots, mouillés jusqu’aux os, sont récalcitrans, et font le service à contre-cœur. Epuisé de fatigue, vous vous jetez sur votre matelas, et trouvez enfin un peu de repos.

Mais un beau matin la scène change, le vent est favorable, toutes les voiles sont dehors, le vaisseau fait dix milles à l’heure. Vous montez sur le pont, le capitaine et ses gens vous saluent avec aménité, chacun s’occupe gaîment de sa besogne. Vous êtes maintenant porté bien avant dans le golfe, le courant vous seconde ; pour la première fois depuis votre départ, vous vous apercevez que vous avez changé de latitude. L’air est pur, d’une douceur caressante, le soleil paraît sur un horizon clair, et l’atmosphère orientale présente l’aspect d’une mer resplendissante de mille feux. Dans plusieurs directions, vous découvrez au loin de petits points d’une blancheur éclatante ; ce sont autant de voiles qu’on signale, et qui vous rappellent que vous vous trouvez encore dans des régions habitées par vos semblables.

Tels sont, en partie du moins, les incidens qu’on est certain de rencontrer en un pareil voyage. Ils seront variés à l’infini pendant chaque traversée ; pour les décrire tous, il faudrait des volumes, et en continuant comme nous avons commencé, nous perdrions de vue M. Abbot et ses lettres. Revenons-y donc, en omettant toutefois une foule de détails, tels que l’approche du Hole in the wall, le grand nombre de navires qu’on est certain de rencontrer venant de tous les points du globe, les joyeuses exclamations de l’équipage à la vue de la terre basse d’Abaco, l’aspect aussi nouveau qu’agréable des nombreux palmiers rangés en file au bout de l’horizon, les petites îles verdoyantes qu’on laisse à gauche, la plupart inhabitées, ou portant quelques mauvaises huttes de pêcheurs ; le passage du banc de Bahama, la transparence remarquable des eaux de la mer, dont vous découvrez le fond sablonneux, parsemé de taches par les éponges qui y croissent.

En passant le banc de Bahama, vous vous rappellerez sans doute qu’à vingt-cinq lieues environ à l’est se trouve San Salvador, la première terre que découvrit Christophe Colomb. En consultant la carte, la distance vous paraîtra peut-être grande ; mais qui ne désirerait se détourner de quelques milles de sa route pour visiter les lieux où les premiers pas européens furent imprimés sur le sol d’un nouvel hémisphère ? Si vous avez laissé derrière vous les sombres nuages et les vents impétueux vers la latitude des Bermudes, ou à l’entrée du golfe du Mexique, le reste de votre voyage se fera à travers une atmosphère pure et lumineuse ; la chaleur vivifiante du climat vous ranimera, et vous en éprouverez la douce influence par le contraste qu’elle offre avec les vents glacés et le froid pénétrant de la région que vous avez quittée il y a si peu de jours. Ce sera pour vous une source inépuisable de bien-être et de jouissances. Quand vous aurez suffisamment goûté un sommeil salutaire, ou quand vous serez fatigué de la lecture de Byron ou de Walter Scott, vous pourrez encore passer plusieurs heures du jour à rêver assis près d’un mât ou dans le taclage du vaisseau ; des objets nouveaux vous entourent en foule, et le spectacle à chaque instant varié qu’offre l’élément si souvent perfide sur lequel vous voguez, spectacle tour à tour doux, effrayant ou sublime, qui ne lasse jamais que par le calme plat, peut fournir à lui seul d’amples sujets à vos méditations.

Au bout de l’horizon apparaît enfin une légère brume bleuâtre, on la distingue à peine des nuages ; bientôt les bords se dessinent mieux à la vue, c’est Cuba, et une foule de sensations nouvelles viennent assaillir le voyageur qui découvre pour la première fois cette île. Tous les regards sont fixés sur ce point ; chacun cherche à reconnaître le Pan de Matanzas, qu’on vous a décrit d’avance comme une montagne qui ressemble au chapeau d’un quaker : examinez bien, peut-être aurez-vous la gloire de l’apercevoir le premier.

Dans un beau jour, éclairé par un doux soleil, la baie de Matanzas est superbe à voir. Le long de la baie à droite, on passe devant une rangée d’îlots, derrière lesquels s’élèvent des rochers escarpés. Quelques petites huttes de pêcheurs et des cases de nègres, chacune entourée de son jardin, paraissent prêtes à se plonger dans la mer, tant elles s’approchent de ses bords : sur la gauche, la côte plus élevée est en plusieurs endroits coupée par des ravines profondes, et quelques jolies habitations d’une blancheur éblouissante s’y montrent de loin en loin. Dans le fond de la baie, qui est d’une médiocre étendue, on voit la ville de Matanzas même, avec ses maisons entassées sans ordre ni symétrie. Les deux bâtimens qui seuls se distinguent dans cette masse, sont la douane, édifice en pierre sur la grande place de la ville, orné de portiques et entouré d’une haute colonnade, et une maison blanche en bois qui se trouve près d’une autre place plus à l’ouest. Dans l’atmosphère pure et transparente de cette contrée, où tous les objets paraissent se revêtir de couleurs brillantes, le paysage borné au loin par des collines, ces arbres et ces végétaux d’espèces inconnues, l’éclat des maisons bien peintes, parsemées le long de la côte ; ces vaisseaux qui partent ou qui arrivent à chaque instant ; les chants des matelots, et particulièrement ceux des navires de la Virginie, qui prennent ou déchargent leurs cargaisons en répétant en chœur des airs joyeux ; la foule de bateaux qui se croisent en tous sens, conduits par des nègres ou par de graves Espagnols à longues et noires moustaches, couverts de chapeaux de paille, les uns en haillons, les autres en vêtemens fantastiques, et quelques-uns à peu près sans vêtemens quelconques ; les cris et le bruit de ce petit port où règne une grande activité ; cet ensemble offre aux nouveaux arrivans une scène animée et des plus pittoresques. Le docteur Abbot décrit assez bien l’aspect de la ville de Matanzas.

« Il venait de tomber une petite averse, et nous cheminions dans les rues à peu près comme dans une couche de mortier. Les maisons formaient des groupes bizarres d’édifices de toutes formes et grandeurs. Mais ce qui nous frappait surtout, c’étaient ces figures espagnoles avec leurs costumes si pittoresquement bigarrés. Il était impossible de résister à la gaîté de la scène, on aurait dit qu’on assistait à une mascarade, où chacun s’efforçait d’amuser les spectateurs par sa grotesque tournure. Ici vous rencontrez un noble cavalier ; un éperon brille à sa chaussure, sa monture porte la tête basse, la queue relevée et tressée en une grosse masse. Là arrive une volante (espèce de chaise) à énormes roues, ornée de plaqué en argent, avec une couverture ou des rideaux de gros drap fixés au haut du véhicule, et tombant des côtés, comme s’il y avait à l’intérieur des donnas ou des nonnes qu’il fallût dérober aux regards vulgaires. Le lourd équipage est tantôt traîné par un seul cheval, tantôt par deux ; un postillon en livrée avec de larges bottes qui lui montent jusqu’aux hanches, un monstrueux éperon au pied, un court fouet à la main, et faisant des deux un fréquent usage, sert de conducteur. Quelquefois, quand le soleil se cache, la couverture est levée, et vous découvrez deux ou trois jeunes filles en toilette recherchée, souriant aux passans, ou bien quelques graves personnages blottis au fond de l’antique chaise. Si vous détournez vos regards de la volante, pour les porter sur de plus humbles équipages, vous trouverez de lourdes charrettes à larges roues, masses informes, parfois couvertes de peaux, et traînées par des bœufs harnachés de la manière la plus étrange. Le joug est placé derrière les cornes et attaché avec des cordes ; l’animal tire péniblement sa charge. Une autre corde ou courroie venant du joug passe à travers les naseaux, qui sont percés pour la recevoir ; le conducteur tient d’une main la corde qui entoure le muffle de chaque bœuf, et de l’autre une perche de dix pieds de long avec laquelle il aiguillonne ses bêtes.

» Il y a une variété infinie d’enharnachemens pour les chevaux de monture, depuis la selle en cuir avec des étriers plaqués, jusqu’à la botte de paille attachée avec des cordes ; les formes des brides ne sont pas moins différentes. Il y en a avec ou sans mords, en cuir, en cordes ou en liens d’herbes tordues. Ce qui cause encore plus de surprise aux étrangers, et fait naître des sensations pénibles, c’est de voir tant de gens armés ; on croirait être en temps de guerre, et que chaque cavalier est une védette. Un large sabre ballotte au côté de tout gentleman, et des pistolets sont une garniture de rigueur à chaque selle. Le plus misérable paysan huché sur sa botte de paille porte un coutelas à sa ceinture, et tout homme dont la peau est un peu moins noire que celle de l’esclave africain paraît ainsi prêt à livrer combat. »

Après avoir passé quelques jours dans la ville, le docteur Abbot fit une excursion dans l’intérieur de l’île, remontant d’abord la rivière qui a son embouchure dans la baie de Matanzas, et continuant ensuite sa route en volante, à travers de belles plantations de café et de cannes à sucre. Le chemin était en partie bordé de palmiers, d’orangers, d’arbres d’agrément et de haies.

« Vers les cinq heures du matin, la cloche de la grande église ayant appelé les habitans à la prière, nous fûmes sur pied, et en quelques minutes nous eûmes achevé notre déjeuner avec du café, qui est la quintessence des productions de l’île. Nos bagages furent portés au môle, où notre barque et nos rameurs nous attendaient. Après avoir traversé rapidement la baie, nous arrivâmes à une rivière qui me parut bien la plus romantique que j’eusse jamais vue. L’embouchure de celle-ci est défendue par un fort espagnol ; la sentinelle solitaire s’y promenait le fusil sur l’épaule, et un grand bonnet sur la tête. Nous dûmes à nos rameurs, qui appartenaient à la douane, ou peut-être aussi à notre apparence innocente et pacifique, de n’être point arrêtés ni même hélés ; quelques plaisanteries espagnoles furent cependant échangées par un rameur avec la sentinelle du fort, et notre barque fut ensuite lancée comme un trait dans cette rivière enchanteresse. La marée n’y monte qu’à deux pieds, et guère plus dans la baie même. Mais nous fûmes bientôt retardés dans notre marche par la nécessité de tourner autour d’une hauteur rocailleuse que la nature a fait surgir du fond de l’eau, et qui me parut avoir de soixante-quinze à cent pieds d’élévation. La pente en était rapide en quelques endroits, et à peu près perpendiculaire en d’autres. Mais n’imaginez pas que ces sommets sourcilleux soient d’une nudité majestueuse, ou noircis par le soleil brûlant du tropique. À quelques pieds de l’eau, et jusqu’aux points les plus élevés, ces tertres immenses étaient couverts de la plus riche végétation. Des buissons, des arbres de diverses espèces, un brillant feuillage, des fleurs de toutes couleurs, et pas une seule plante qui ne me fût inconnue, frappaient nos regards. Plusieurs arbres étaient d’une rare beauté. Le mango rouge s’élève à une grande hauteur et se couronne de branches touffues, couvertes de fleurs roses, et en aussi grand nombre que celles du pommier de la Nouvelle-Angleterre, aux premiers jours du printemps. Le mahawa, qui ressemble assez au catalpa par la tige et le feuillage, a aussi une abondance de fleurs, rouges sur quelques arbres, jaunes sur d’autres ; et ce qui me parut une singulière anomalie, c’est que plusieurs plants portaient sur la même tige des fleurs de ces deux couleurs, toutes aussi vives que disparates, quoique ces arbres n’eussent jamais reçu de greffes. Dans les crevasses des rochers, on découvrait souvent des essaims d’abeilles qui y avaient établi leurs ruches naturelles ; mais malheur à l’homme téméraire qui tenterait d’en enlever le miel, ou de troubler la paix de ces républiques industrielles.

» La rivière forme des coudes fréquens, et ses bords offrent les aspects les plus variés. Ici le terrain s’élève en amphithéâtre régulier ; là, il est ondulé. Parfois on dirait que l’art a été employé pour donner de gracieux mouvemens aux terres. De distance en distance on aperçoit de petites cabanes en murs de torchis ou en claies, avec un toit en chaume, et quelques toises de jardin auprès. De petites jetées en pierres s’avancent en quelques endroits dans la rivière, avec des treillages qui forment un enclos où les bestiaux vont s’abreuver, et les porcs se baigner. En d’autres lieux, des enclos plus serrés servent de réservoirs au poisson qui s’y trouve pris au retrait de la marée. Des canards sauvages venaient nager sans crainte autour de notre bateau, et si près qu’on aurait pu les atteindre avec la rame ; mais dès qu’on l’essayait, ils plongeaient un moment. Ils différaient entièrement de tous ceux que j’avais vus jusque-là. D’autres oiseaux volaient en foule autour de nous, se perchaient sur les arbres du rivage, ou nageaient sur la rivière ; leurs formes, leurs plumages, leurs noms, tout était nouveau pour moi. »

Le grand, mais inutile cotonnier (cotton-tree) se dessine de la manière la plus pittoresque dans les paysages de cette île. Les bibiaguas, petites fourmis noires, attirent aussi l’attention du voyageur ; c’est une race indestructible d’aborigènes qui maraudent sur toutes les plantations, et font une guerre permanente aux propriétaires.

» En approchant d’une plantation (la Carolina), dans le voisinage de Matanzas, j’aperçus pour la première fois un des plus grands et des plus beaux objets que l’exubérance de la nature produise dans ces fortunés climats, le cotonnier. Cet arbre n’est pas rare ; sur chaque plantation, on en cultive quelques-uns pour l’embellissement des sites, car il n’est d’aucun usage pour l’homme, ne pouvant servir ni de charpente ni de combustible. J’oublie cependant de dire que le coton grossier qu’il fournit en petite quantité peut à la rigueur tenir lieu de bourre à un coussin ou à un matelas, et s’emploie parfois à cet objet. Un de ces arbres, sur la plantation de Santa-Anna, s’élançait vers les nuages à plus de cent pieds d’élévation, dont soixante-cinq, selon une mesure exacte, formaient un cylindre parfait, lisse et sans nœuds quelconques. À six pieds du sol, l’arbre avait vingt-sept pieds et demi de circonférence, et à sa base, où le tronc grossit dans la direction de ses principales veines, le géant, qui semblait avoir redoublé de force pour mieux résister aux tempêtes, mesurait quarante-six pieds et demi. En ne considérant que la tige avec sa surface blanche et unie, elle exciterait à elle seule l’admiration ; mais à la hauteur mentionnée ci-dessus saillissent horizontalement et avec symétrie des branches grosses comme des poutres, qui forment un énorme bouquet digne du trône qui le supporte. On a aussi calculé l’étendue de ce vaste parasol, il couvre un diamètre de cent soixante-cinq pieds, et sa circonférence en a près de cinq cents.

» Cet immense produit du règne végétal est à lui seul un monde peuplé de millions d’êtres divers. Des pommes de pin et leurs graines, dont plusieurs animaux sont très-friands, se trouvent en grand nombre sur le sommet. La bajuca (espèce de liane) végète sur ses branches étendues, et retombe au loin en épais cordages qui se rattachent à la terre. En les coupant par le milieu, le voyageur altéré qui manque souvent d’eau en cette contrée où les sources sont si rares, y trouve un jus doux, laiteux et abondant, qui lui fournit une boisson agréable. Ces lianes remplissent peut-être encore un autre but que se propose la nature, elle qui étend sa bienveillance jusqu’aux plus humbles êtres de la création. Les souris, les rats, les oppossums ne pourraient que difficilement grimper le long du tronc glissant, mais ils arrivent facilement jusqu’au sommet, à l’aide de ces échelles naturelles, et s’abreuvent là dans les coupes que forment les feuilles de quelques plantes qui reçoivent et concentrent dans leurs cavités l’eau des rosées et des pluies. — J’ai dit que cet arbre était peuplé de millions d’habitans, et j’étais encore au-dessous de la vérité. On trouve dans son branchage les nombreux établissemens des comajens (espèce de pous de bois) ; leurs grandes et noires cités sont attachées à des rameaux isolés, ou plus solidement fondées dans les bifurcations des grosses branches : là ils forment des populations innombrables. Cet insecte est de la grandeur d’une mouche commune ; il se construit des chemins couverts avec un mortier qui lui est propre, et comme il établit ainsi plusieurs routes à l’usage de la communauté, il est probable qu’il y en a pour ceux qui montent, et d’autres pour ceux qui descendent le long du tronc, afin que les voyageurs ne soient pas retardés dans leur marche. Au reste, cet insecte est entièrement inoffensif ; ses nids populeux sont souvent portés dans les basses-cours, où j’ai vu les volailles par centaines en faire avidement leur pâture.

» Il est un autre insecte dont il faut aussi faire mention, et qui est devenu l’ennemi le plus incommode des planteurs ; c’est la bibiagua, petite fourmi à moitié aussi grande que nos fourmis noires communes. Ces animaux, pris individuellement, ne sauraient nuire ; mais leur agrégation devient formidable par la réunion de toutes les forces sociales. J’ai assisté, sur la plantation de Santa-Anna, aux tentatives faites pour déterrer et exterminer une de ces tribus hostiles. L’habitation du propriétaire était entourée d’une belle haie de campeachy, jeune et fleurie. M. S… découvrit un matin les traces des déprédations nocturnes de l’ennemi ; des feuilles étaient semées le long de son passage, et sur une largeur de dix à douze pieds ; la haie était entièrement dépouillée de fleurs et de feuilles. On suivit la trace des maraudeurs plusieurs toises sur terre, jusqu’à l’entrée d’un de leurs chemins couverts ; là, on commença à employer la pioche, et à découvrir une route voûtée, à un ou deux pieds sous terre.

On arriva enfin à la capitale, vaste cité qui contenait une agrégation de cellules, où étaient les œufs, déposés par masses, et où se trouvaient des quantités innombrables de la bibiagua commune, ainsi que quelques mères ou reines de ces fourmis, qui se distinguaient par une plus riche taille, et par des ailes d’un pouce et demi de long. La communauté fut jetée, comme on pense bien, dans la plus grande confusion par un nègre robuste, qui plongea jusqu’au fond de la citadelle, et qui, bravant les piqûres des insectes, les transportait par poignées ou à la pelle dans un grand feu allumé tout auprès, et en rapportait des torches de paille enflammée pour les poursuivre dans leurs voies souterraines et détruire leurs cellules. En nous arrêtant ici, nous ne donnerions qu’une idée imparfaite des ingénieux travaux de cette nation pulluleuse ; il est difficile d’assigner les limites géographiques de chaque état, les grands chemins et les habitations étant presque tous creusés sous terre. Plusieurs villages et cités furent successivement mis à jour, avec les communications qui les liaient ensemble, et établissaient ainsi une confédération générale. Depuis l’entrée des fouilles faites à la poursuite des destructeurs de la haie de campeachy, jusqu’à la dernière ville découverte, il y avait de quinze à vingt toises ; mais qui pourrait dire où se trouvait la vraie métropole, et où s’arrêtaient les frontières de cet état souterrain ? »

Le docteur Abbot visita ensuite plusieurs grandes plantations de cannes à sucre, et il entre dans de minutieux détails sur cette fabrication, sur les nègres, les bœufs, les ustensiles, etc., qui y sont employés. Nous ne le suivrons pas au milieu de ces descriptions qui ont déjà souvent été faites, et qui ne présentent rien de bien nouveau. Les travaux s’exécutent à peu près à Cuba comme dans toutes les Antilles. Chez les riches propriétaires, on y a aussi depuis peu substitué à une partie du travail des hommes et des animaux celui des machines à vapeur, qui est d’autant plus facile que le feu employé à faire bouillir le jus de la canne peut être dirigé de manière à servir également à alimenter les grandes chaudières, sans nouvelle consommation de combustible. Les machines, les appareils et les ustensiles ont été jusqu’ici presqu’exclusivement fournis par les Anglais ; un agent des manufactures britanniques réside dans l’île, passe des contrats avec les planteurs, et fait mettre en œuvre les objets qu’il leur procure. Ce commerce assure, comme il est facile de le concevoir, de grands bénéfices aux Anglais qui ont eu le talent de s’en emparer.

Ainsi que tous les voyageurs qui ont visité l’intérieur de l’île de Cuba, le docteur Abbot parle avec éloge de l’hospitalité généreuse que les planteurs y exercent envers les étrangers : partout ils sont accueillis avec une bienveillance et un empressement remarquables. Il trouva aussi plusieurs de ses compatriotes de l’Amérique du Nord, établis dans l’intérieur, et qui y géraient de grandes plantations. Une de ses excursions aux montagnes de Hacana, situées au sud de Matanzas, vers le milieu de l’île, dans la direction du nord au sud, lui fournit l’occasion de tracer quelques traits caractéristiques de ce vaste territoire. Pour arriver à la montagne, il eut à traverser une savane aride, qui n’était alors couverte que d’herbes brûlées par le soleil, mais où l’on voyait aussi de loin en loin quelques arbres de petites dimensions, appartenant au genre du palmier, et qu’il distingue sous les noms de palmetto et de palmetier.

« Nous pûmes nous servir de nos chevaux pour gravir une partie de la montagne ; nous les attachâmes ensuite à des palmettos, et nous parvînmes au premier pic de la plus haute chaîne. Grimpant de là de rocher en rocher, en suivant à travers les ronces et les buissons d’une végétation vigoureuse quelques étroits sentiers, tracés, je pense, par des nègres marrons, nous arrivâmes enfin au pic le plus élevé, dont la hauteur est de quinze cents à deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Nous jouissions d’une vue délicieuse sur cet observatoire naturel. Une savane à l’est et une autre à l’ouest occupaient à nos pieds un espace de quelques lieues ; elles étaient entourées d’une ceinture de collines bien moins élevées que la montagne sur laquelle nous nous trouvions ; au-delà les regards se promenaient sur plus de trente plantations à sucre, qui se distinguaient parfaitement à la vive verdure des cannes si brillantes au soleil. Les grandes plantations de café, encore plus nombreuses, pouvaient aussi se compter, quoique les belles avenues de palmiers, d’orangers, mangos et autres arbres qui en font l’ornement, et les bosquets ou arbustes couverts de fleurs qui les entourent, fussent à une trop grande distance pour développer tous leurs charmes à nos yeux. Le Sumidero, contrée renfermée dans le cercle dont nous occupions le centre, nous paraissait en grande partie parvenu au plus haut degré de culture.

» Nous ne fumes pas tout-à-fait aussi heureux le lendemain ; un léger brouillard couvrait l’horizon. Nous distinguions cependant parfaitement l’océan dans la baie de Cardenas, et les eaux bleues qui séparent de la côte l’île de cette baie, ainsi que la forme de l’île même, située au nord-est, à la distance de plus de vingt milles. Nous espérions aussi voir la mer des Caraïbes, qui se trouve au sud-ouest. Par un temps clair, on la découvre parfaitement à vingt-cinq milles de distance ; mais ce que nous prenions pour cette mer pouvait bien n’être qu’une masse de brouillards que le soleil n’avait point encore dissipée. Ce qu’il y a de certain, c’est que du point où nous nous trouvions, l’œil peut mesurer en quelque sorte l’île entière de Cuba, et l’observateur pourra s’y convaincre qu’une ligne de quarante-cinq à cinquante milles atteindra en droiture des bords de la mer des Caraïbes à ceux de l’Atlantique. Nous pouvions aussi de notre pic suivre la chaîne des montagnes de Camiraoca, qui s’étend irrégulièrement cent vingt milles à l’ouest, vingt au nord, cinq au sud, et six environ à l’est. Au-delà de ces limites, et à l’est, l’île n’offre plus qu’une belle plaine unie de trois cent milles environ d’étendue d’une mer à l’autre.

» Comme les rivières navigables sont en très-petit nombre, et que les frais de transport des effets de quelque poids absorbent souvent plus de la moitié de la valeur des articles avant d’arriver aux divers marchés, on peut espérer qu’à une époque peu éloignée, l’industrie espagnole s’élèvera au point d’établir des canaux ou des chemins de fer à travers les parties les plus productives et les plus praticables de ce fertile pays.

» Les montagnes de Hacana sont en partie nues et arides ; en d’autres endroits, des pois de senteur, de belles fleurs d’un rouge pourpré que porte une liane à feuilles de myrte ; des aloës à tiges de dix à quinze pieds, que les Espagnols appellent pinea de sacra ; des céréus qui fleurissent la nuit, etc., poussent leurs racines dans les crevasses des rochers, et s’élancent jusqu’aux sommets des pics. »

On sait que la valeur d’un nègre africain nouvellement importé aux Antilles, augmente ou diminue selon la tribu à laquelle il appartient ; il est d’ailleurs une règle générale adoptée tant pour les ouvriers libres que pour les esclaves, pour les bêtes de somme comme pour les laboureurs à face humaine, c’est que leur utilité, ou les services qu’on en peut tirer, sont encore plus en proportion de la bonté de leurs caractères ou de leurs dispositions naturelles, que de leur force musculaire. Les nègres Carrobalees sont arrogans, les Mandingues sont adroits, contens de peu et bons travailleurs ; les Gangars sont voleurs et disposés à s’enfuir ; les Fantees sont haineux et vindicatifs. Le docteur Abbot raconte le fait suivant qui se passa sur une habitation qu’il visitait. Un Fantee, irrité contre le préposé au travail ou commandeur noir, bien qu’il fût de sa propre nation, mais qui avait sévèrement châtié la femme du Fantee, jura de se venger. Il attacha une nuit, avec des cordes, la porte de la bohea (case) qu’habitait celui qu’il appelait son tyran, et y mit le feu en plusieurs endroits. Le premier nègre qui s’échappa des flammes, et qu’il prit pour son ennemi, fut sur-le-champ poignardé ; le commandeur s’élançant à sa suite, voulut en vain parer avec son fouet les coups furieux qui lui étaient portés, il eut à son tour la gorge coupée. Le meurtrier se trancha ensuite lui-même la jugulaire, et pour être bien sûr de n’en pas revenir, il trouva encore assez de force pour se plonger le couteau dans le cœur.

Le voyageur américain décrit avec détail un arbre qu’il ne désigne cependant sous aucun nom botanique, mais qui dans l’île est considéré comme une des plus belles productions du règne végétal, et y est vulgairement appelé l’arbre de beauté ; « sa forme, vue à une petite distance, est celle d’une sphère ; le branchage est serré et régulier, le feuillage est si épais, qu’il semble former une masse compacte : on dirait qu’il est artistement paré comme pour une exposition publique, et lorsque nous en approchâmes, un oiseau au brillant plumage écarlate était posé comme un diamant au milieu de la verdure. M. C. et moi nous descendîmes de cheval pour examiner de près cet arbre renommé ; le tronc avait trois pieds de diamètre, le globe entier en avait soixante, et telle était aussi sa hauteur. Les branches s’étendaient de tous côtés avec une régularité remarquable, et quoique en quantités innombrables, elles ne se froissaient ni ne se croisaient entre elles. »

Les plantations de café, avec leurs belles avenues de palmiers et d’orangers, dont nous avons déjà parlé ; leurs plants couverts dans la saison d’une multitude de fleurs blanches comme la neige ; au milieu des caféiers, de nombreuses rangées de plantains ou bananiers, avec leurs larges feuilles, leurs branches pliant sous le poids des trésors de leurs fruits excellens, qui se montrent sous toutes les formes et grandeurs, depuis le bouton jusqu’à la maturité ; tout cela embellit, selon le docteur Abbot, des paysages élyséens ; malheureusement le bruit qui y règne, les voix menaçantes des commandeurs, les sons répétés de leurs fouets, ne rappellent que trop au spectateur que ce n’est pas encore là le vrai paradis.

Les combats de taureaux avec des chiens, et les combats de coqs sont les principaux divertissemens des habitans de cette île, ainsi que dans presque toutes les autres contrées soumises à la domination espagnole. On s’y livre à Cuba avec une fureur incroyable. Dans les plus petites villes, des édifices commodes sont consacrés à ces spectacles nationaux : le planteur et son esclave, l’estropié, le sourd-muet, le paralytique, les alcades et les gouverneurs eux-mêmes sont mêlés ensemble, et forment une grotesque assemblée qui se presse autour de l’arène. Le docteur Abbot fut un jour arrêté dans la rue par la foule qui s’y précipitait de divers côtés. « Il s’y trouvait, dit-il, des volantes, amenant les planteurs de la campagne, des habitans de toutes les classes, hommes, femmes et enfans. J’appris bientôt que c’était l’heure des combats de coqs, et que nous étions près du théâtre. Cette passion populaire forme un des traits marquans du caractère espagnol, qui frappe le voyageur dans chaque ville et chaque village. On nous proposa d’assister à la scène animée qui allait s’ouvrir : je me sentis d’abord révolté à l’idée de laisser l’empreinte de mes pas sur un pareil terrain ; mais en philosophe chrétien qui voulait étudier les hommes, je me laissai entraîner. J’entrai dans un bâtiment de forme circulaire, bien couvert, avec une arène entourée de banquettes et de loges qui s’élevaient les unes au-dessus des autres, depuis le sol jusqu’au plafond. Quoique ce ne fut ni dimanche ni fête, jours où le spectacle est le plus suivi, la salle était bien garnie. Il y avait au moins deux fois plus de monde que je n’en avais vu dans l’église la plus fréquentée. Sur un siége élevé au-dessus de la galerie, séparé des autres spectateurs, plongeant sur l’arène, et d’où l’on ne pouvait rien perdre des détails du combat, était assis le juge. Ce haut fonctionnaire est régulièrement commissionné par le gouverneur ou l’alcade de l’endroit, et ses sentences sont sans appel. Le magistrat vénérable que je vis ici me parut bien avancé en âge pour remplir d’aussi importantes fonctions : à en juger par ses cheveux blancs, sa figure ridée et son dos voûté, il devait au moins avoir soixante-dix ans ; mais il faut rendre justice à Sa Grâce espagnole, elle ne se conduisit pas comme parfois Philippe de Macédoine sur son trône, ou comme quelques-uns de nos représentans républicains sur leurs bancs ; il ne dormit point pendant la séance. Une seule chose importante fut omise, il ne prenait point de notes. D’ailleurs je suis forcé de l’avouer, il suivit la cause dans tous ses détails et ses divers succès. Aucun argument des parties adverses ne fut dédaigné, et pendant tout le temps que je considérai ce magistrat, je ne pus remarquer ni le plus léger indice de faveur ou de partialité, ni la moindre interruption dans son imposante gravité.

» En promenant mes regards autour de l’arène, je pus compter une vingtaine de coqs. Jamais je ne vis d’oiseaux plus privés : il n’y avait nul besoin de les tenir enfermés, ils reposaient tranquillement sur la main de leur maître ou sur celle d’un de ses serviteurs, élevant seulement de temps en temps la tête, et chantant du haut de ce perchoir. Les ciseaux ou les pincettes les avaient débarrassés de toutes les excroissances inutiles, telles que la crête et les plumes sur le cou et la queue. Ces parties avaient pendant long-temps été frottées d’arguadente (eau-de-vie ou esprit de vin), et étaient d’une couleur de sang. Deux combattans furent présentés dans l’arène, l’un par un riche planteur vendant plus de deux mille boucauts de sucre par an. Je vis les doublons (ou onces d’or, comme ils les appellent) couler par poignées de plusieurs mains. On permit d’abord à un coq de becqueter l’autre, pour les animer au combat ; les coups étant rendus avec fureur, on les lança dans l’arène, où la lutte à mort devait commencer. Ils furent bientôt tous deux couverts de sang, et il y en eut beaucoup de répandu sur l’arène : l’un des coqs avait la poitrine percée par l’éperon de son adversaire, la blessure me paraissait devoir être mortelle ; mais il fallait qu’il expirât sur place. On suspendit un moment l’affaire pour ranimer les combattans, en frottant leurs plaies avec de l’eau-de-vie et en leur en faisant avaler ; ensuite on les lança de nouveau l’un contre l’autre pour la victoire ou la mort. Nous en avions assez vu, nous nous retirâmes en proie à mille réflexions mélancoliques.

» C’est pour moi un grand sujet d’étonnement que nulle entrave ne soit opposée à un divertissement aussi barbare, ainsi qu’à des jeux de hasard tenus aussi ouvertement : ils sont au contraire encouragés… J’avoue que, puisqu’on tolère un jeu qui excite les passions les plus impétueuses, il faut bien que le gouvernement intervienne en y établissant un juge, pour prévenir au moins les combats à mort qui auraient lieu journellement entre les joueurs comme entre les coqs… On pourrait croire que des jouissances de ce genre ne seraient goûtées avec ivresse que par la populace ou des nègres abrutis par l’esclavage ; mais il n’en est point ainsi, l’alcade de cette ville élève quatre-vingt-dix coqs de combat ; des hommes à immenses fortunes, des planteurs arrivant de loin dans leurs volantes, se mêlent sur cette scène sanglante avec des gens du peuple, des nègres, etc., tous communiquant ensemble en parfaite liberté et égalité. Je vis des jeunes élégans faire des paris de une à douze onces (de dix-sept à deux cents dollars), sur l’issue du duel entre deux oiseaux ; et, comme si cette passion devait exercer sa funeste influence même sur les êtres les plus maltraités par la nature ou le sort, je vis là des sourds-muets qui s’agitaient violemment pour établir leurs paris par signes, et un autre homme d’une quarantaine d’années, impotent de tous ses membres, se faisait porter au combat de coqs par ses nègres. »

Les meurtres et les assassinats, fréquens dans ce pays, peuvent en grande partie être attribués aux querelles qui s’enveniment pendant les combats de coqs, de taureaux, autour des tables de billards, et à la passion effrénée des jeux de hasard. La loi ordonne, il est vrai, l’emprisonnement des témoins d’un meurtre, jusqu’à ce que la cause soit jugée ; mais cette jurisprudence facilite l’impunité : dès qu’un crime se commet, tous ceux que le hasard en rend témoins s’enfuient au plus vite pour n’être point compromis, et le coupable échappe à la vindicte publique, faute de preuves.

Nous ne reproduirons pas ici les longues digressions que fait à ce sujet le docteur Abbot sur la religion catholique, et son influence sur les mœurs et le caractère des peuples. Il est assez naturel qu’un ministre protestant soit convaincu de l’excellence de son culte ; mais il y a quelque chose de puéril dans son étonnement perpétuel, dans ses exclamations, et dans sa réprobation générale de tout ce qu’il observe. Un homme instruit, comme il paraît l’être, devait s’attendre à rencontrer presque tout ce qui l’affecte si vivement. Nous ne saurions cependant trop le blâmer quand il censure amèrement la conduite de quelques membres du clergé, qui, selon lui, remettent l’heure de la messe pour assister à l’issue du combat de deux coqs, ou qui, après avoir officié le matin à l’église, passent le reste du jour au billard, et entretiennent même des liaisons coupables dans leurs propres maisons. Ce dernier cas, dit M. Abbot, est des plus communs.

Le sort des esclaves à Cuba est plus dur, ajoute-t-il, que dans les États-Unis. On exige des nègres, dans l’île espagnole, un tiers de travail journalier de plus que dans la Caroline du Sud et la Virginie. Ils sont conduits à l’ouvrage dès la pointe du jour, et ne rentrent dans leurs cases qu’à la nuit ; souvent même, quand l’ouvrage est pressé, on les fait travailler à la clarté de la lune et des étoiles. Il en résulte que la mortalité des noirs est très-grande ; on la calcule sur quelques plantations à douze ou quinze pour cent. Plusieurs colons n’achètent que des esclaves mâles, comme étant plus propres aux rudes travaux qui leur sont imposés. Cependant, depuis la promulgation des lois contre la traite, qui rend les arrivages des remplaçans un peu plus difficiles, on commence à s’intéresser davantage à la reproduction de l’espèce dans l’île même. Malgré les peines décrétées contre ceux qui se livrent encore à la traite, ce commerce est loin d’avoir entièrement cessé ; il se fait seulement moins ostensiblement, et la marchandise est payée plus cher. Les bâtimens employés sont de petits schooners construits sur le modèle de ceux de Baltimore, et remarquables par leur marche supérieure. Ils entrent souvent dans les ports des États-Unis, sous prétexte de détresse, mais en effet pour y acheter ce qui sert à leurs opérations illicites, car ces marchandises se trouvent à meilleur compte sur le continent américain que dans l’île de Cuba. Tous ces fins voiliers sont sensés faire le commerce d’or et d’ivoire sur les côtes, ou en remontant les rivières de l’Afrique ; quand ils échappent aux croiseurs anglais, les bénéfices sont énormes, et il faudra bien un jour avoir recours à d’autres moyens que ceux employés jusqu’ici pour réprimer l’audace et la cupidité de ces vendeurs d’hommes.

Un des traits honorables du caractère espagnol est la sobriété. Il est extrêmement rare de trouver chez ce peuple des individus, même de la plus basse classe, qui s’abandonnent au vice honteux de l’ivrognerie. Les observations du docteur Abbot à cet égard donnent lieu à quelques réflexions assez sévères sur l’intempérance reprochée aux Américains des États-Unis, qui paraissent en grande partie avoir hérité des dispositions de leurs ancêtres britanniques. Les esclaves des Espagnols ne prennent malheureusement point leurs maîtres pour modèles, et plus de châtimens sont infligés sur les plantations pour l’ivrognerie et les crimes qui en résultent, que pour tous les autres délits ensemble.

« Le mal est certainement très-grand, dit M. Abbot : pour y porter remède, plusieurs maîtres ou administrateurs punissent l’ivresse avec la plus grande sévérité, et ces rigueurs, parfois révoltantes, n’amènent cependant aucun résultat satisfaisant ; la tentation devient irrésistible chez tous ceux qui ont pris l’habitude des boissons spiritueuses. Sur d’autres plantations, on montre quelque indulgence ; des distributions modérées de liqueurs sont faites dans les grandes occasions, comme à la naissance ou au baptême d’un enfant du propriétaire, et dans la saison pluvieuse, pour empêcher les fièvres et refroidissemens des nègres qui reviennent mouillés de leurs travaux. Ce qu’il y a de certain, c’est que le goût de l’arguadente est ainsi entretenu chez les vieux esclaves, et inspiré aux jeunes ; il faut ensuite, pour le réprimer, avoir recours à des châtimens dont la douleur outrepasse de beaucoup les jouissances accordées par quelques faibles distributions.

» Je serais certainement le dernier des hommes qui voudrait diminuer le peu de soulagemens procurés à la misère de ces infortunés ; mais je suis convaincu que le plus grand des bienfaits qui puisse leur être accordé, est de leur interdire les spiritueux en toute saison et en toutes circonstances… Sur trois plantations contiguës et composées chacune de plus de quatre cents esclaves, ce moyen a été tenté avec le plus grand succès. Non-seulement on punit l’ivresse, mais le seul acte de boire de l’eau-de-vie. Il y a une méthode certaine de découvrir le buveur, quelque sobre qu’il soit ; son haleine suffit pour le trahir. En vain plusieurs moyens ont été tentés pour se soustraire à la preuve qu’elle fournit, tels qu’infusions d’herbes fortes et odorantes dans les boissons ordinaires, etc. ; le nez infaillible de l’administrateur ou magoral ne s’y laisse point prendre, et l’inévitable correction qui suit la violation de la défense rend maintenant les transgressions très-rares. Ce n’est qu’après avoir acquis la certitude que la mauvaise santé, la mort prématurée de plusieurs nègres, les querelles et les vengeances sanglantes qui se portaient parfois jusqu’au meurtre des femmes et des enfans, étaient dus à l’eau-de-vie, que les propriétaires ont pris la résolution d’en défendre entièrement l’usage, et le succès de cette mesure a passé toutes leurs espérances. La tranquillité règne sur ces plantations, l’état sanitaire s’est amélioré, et un bien plus grand nombre d’enfans y naissent maintenant ; il n’est plus nécessaire même de recourir aux châtimens rigoureux pour maintenir l’ordre et la discipline.

» Les écrits de plusieurs médecins éclairés viennent à l’appui de ce système. Ils nient l’efficacité des boissons spiritueuses pour prévenir les fièvres, et indiquent de meilleurs remèdes. On a remarqué que sur les habitations où l’on est dans l’usage de donner un verre d’eau-de-vie aux noirs, quand ils sont mouillés, ils recherchent avidement et sans nécessité toutes les occasions d’être inondés par la pluie ou transis de froid, afin d’obtenir leur breuvage favori. Dans les États-Unis, la pauvreté ou la ruine d’une foule d’individus, et les neuf dixièmes des crimes qui s’y commettent, sont dus aux boissons fortes et à l’abus fréquent de ce poison funeste. Qu’il est donc louable le planteur qui, en maintenant ses esclaves dans une heureuse ignorance, les préserve ainsi du mal physique et moral qui accable tant d’hommes libres ! »

Après avoir séjourné quelque temps sur les établissemens de plusieurs de ses compatriotes, le docteur Abbot se rendit par terre à la Havane, et de là à une soixantaine de milles au S. O. sur la côte méridionale de l’île, qu’il parcourut ensuite en tout sens. Il fit de la sorte successivement de huit cents à mille milles dans l’intérieur. Son journal, car c’est ainsi qu’on peut considérer la série de ses lettres, contient des détails aussi instructifs qu’agréables. Il évalue la population blanche de Cuba à 259,100 et quelques âmes, la population noire libre ou de sang mêlé à 154,000, et les esclaves à 225,000, ce qui forme un total de 638,000 et quelques centaines d’âmes. M. de Humboldt la porte un peu plus haut, ou à 715,000. Aucun dénombrement exact n’a encore été exécuté. Le docteur Abbot revient souvent sur un fait d’une grande importance pour la sécurité des individus comme des propriétés, la stabilité des lois, et la tranquillité de l’île, c’est l’existence d’un nombre considérable de petits cultivateurs ou moyens propriétaires, connus sous la dénomination de montaneros. Ils forment une espèce de milice répandue sur tous les points de l’île, et se trouvent ainsi en état d’étouffer sur-le-champ toute révolte des esclaves. Au reste, l’auteur ajoute qu’il n’a point voulu prodiguer dans ses lettres les réflexions politiques sur l’état actuel ou l’avenir présumable de Cuba, mais il croit que ses habitans sont appelés à de hautes destinées. Ils sont riches de 6,800 lieues carrées d’un sol fertile ; comparés aux habitans des autres îles où l’esclavage est encore en vigueur, ils sont bien autrement forts d’une population libre, d’une nombreuse milice bien armée et bien montée. S’ils restent à l’abri de toute oppression, la population mixte deviendra de plus en plus homogène et animée de patriotisme. Le temps leur fera faire des progrès en union, en sagesse et en lumières, et ils auront enfin l’attitude de dignité que leur nombre, leurs ressources et leur position relative aux autres peuples leur donnent le droit de prendre.

Le docteur Abbot avait entrepris ce voyage dans l’espoir de rétablir, sous l’influence d’un climat doux et favorable aux valétudinaires, une santé languissante. Il se flattait déjà d’avoir atteint ce but ; mais en retournant dans sa patrie, il retomba malade pendant la traversée de Charlestown à New-York, mourut sur le vaisseau qui faisait quarantaine près de cette dernière ville, et fut inhumé à Staten-Island.

Le…


  1. Letters written in the interior of Cuba. Lettres écrites de l’intérieur de l’île de Cuba, par le docteur Abiel Abbot, Boston, chez Bowles.