L’île au massacre/L’Île au Massacre

Éditions Édouard Garand (p. 51-60).

VIII

L’ÎLE AU MASSACRE


Penché sur une carte qui couvrait la table, Lavérendrye suivait du doigt le tracé que faisait la rivière Maurepas. Il se redressa avec un imperceptible effort. Il semblait que depuis la mort de la Jemmeraye un ressort s’était cassé. Néanmoins si son corps ne répondait plus aussi vite à ses réflexes, on sentait dans son regard et dans son attitude une énergie qui n’était pas abattue. La vivacité de ses yeux ne le cédait en rien à celle de ses deux fils qui le regardaient.

— Je crois que c’est le meilleur chemin à suivre, dit-il en continuant une conversation déjà commencée. D’après les rapports de Jean-Baptiste et de notre regretté Christophe et d’après les renseignements que leur ont fournis les Indiens, il y aurait deux rivières principales qui se jettent dans le lac Ouinipeg : l’une au sud-ouest, l’autre au nord-ouest. Ni l’une ni l’autre, semble-t-il, n’ont un cours bien long. Si l’on parvenait à leurs sources, il paraît bien certain que de la hauteur des terres où elles s’alimentent, on apercevrait la mer de l’Ouest. Il reste donc à décider dans laquelle de ces deux rivières nous devons nous engager. Pour moi, celle du sud-ouest me semble celle qui nous donnera le plus rapide résultat.

— C’est aussi mon avis, dit François. La route dont vous nous parlez est la meilleure.

On sentait dans sa voix l’autorité d’une affirmation raisonnée.

— Cependant, continua-t-il, j’ai mon idée sur cette hauteur de terres à laquelle vous venez de faire allusion. Il me semble que c’est probablement une première chaîne de montagnes très hautes longeant sur une distance considérable le côté occidental du continent. Et je crains bien que quand nous l’aurons atteinte nous ne soyons pas au bout de nos peines…

François parlait en homme sûr de son fait, et qui n’avance une chose qu’après l’avoir étudiée. Pour avoir vécu de longues années aux côtés de son père, pour avoir vu sa puissance de réflexion, il avait pu dès le plus jeune âge adapter sa jeune intelligence à des tours de force qui sont le lot des hommes mûrs. Au lieu de gâcher sa jeunesse dans des plaisirs malsains, il avait appris de bonne heure à tremper son caractère, et par la fréquentation constante d’un homme qui l’avait guidé avec clairvoyance, il pouvait aujourd’hui, malgré ses vingt et un ans, parler d’égal à égal avec son père. On oublie trop que la jeunesse sérieuse peut, quand elle est encouragée, quand elle n’est pas bridée par une vieillesse têtue et jalouse de ses prérogatives, atteindre à des sommets grandioses. C’est pour avoir souffert et travaillé dans leur jeunesse que les jeunes généraux de la Révolution Française ont fait des prodiges. Il faut donner à l’enfant une éducation telle qu’à l’âge de vingt ans il devra se considérer un homme capable d’initiative et d’énergie. Dans l’histoire du passé il trouvera des exemples, dans le présent il aura les conseils de l’expérience et à vingt-cinq ans il sera susceptible de conduire une armée, de diriger une exploration ou d’être à la tête d’une grande entreprise. C’est pour n’avoir pas connu la criminelle maxime : Il faut que jeunesse se passe, que Lavérendrye a pu faire de ses jeunes fils des hommes qui ont découvert avec lui l’Ouest Canadien. Aussi il ne fut pas surpris de voir François donner un aperçu nouveau sur l’exploration.

— Qu’est-ce qui te fait croire cela, François ?

— La configuration générale de ce pays où tout est immense. Voyez le Saint-Laurent, voyez les Grands Lacs que nous avons passés. Et depuis que nous sommes sur ce nouveau versant, voyez ces nouveaux lacs et ces nouvelles rivières qui se jettent dans d’autres lacs sans que nous paraissions jamais pouvoir arriver au bout de cette chaîne.

— C’est en somme une impression que tu retires de cette immensité ?

— C’est plus qu’une impression. C’est une intuition produite par l’étude du terrain… Ainsi ce lac sur lequel nous avons établi le fort Maurepas, où se déverse-t-il ?

— Mais il me semble, dit Louis-Joseph, que les récits des Indiens indiquent clairement qu’il communique avec une mer au nord, celle que découvrirent, par terre, deux Français, et où les Anglais maintiennent des forts encore aujourd’hui. Il importe même de contrecarrer leurs inquiétantes activités.

Comme Louis-Joseph prononçait sa dernière phrase, Jean-Baptiste entra. Il jeta un rapide coup d’œil autour du salon, puis il demanda.

— Avez-vous vu Cerf-Agile ?

— Non.

— Il m’a semblé l’apercevoir auprès du magasin, répondit Louis-Joseph.

— Ce n’était pas lui, c’est Front-de-Buffle qui aide Pierre à faire l’inventaire de nos réserves. Je me suis informé, personne ne sait où il est.

— Sa présence t’est-elle indispensable ? demanda Lavérendrye.

— Pas précisément…

— Si tu as besoin d’aide pourquoi ne demandes-tu pas celle d’un de nos employés ?…

— Je n’ai besoin de personne actuellement, père. Je surveillais simplement Cerf-Agile.

— Tu le surveillais ?… N’est-il pas assez grand pour se guider lui-même ?

— Autrefois on pouvait le laisser maître de ses mouvements, mais depuis notre retour, depuis hier en particulier...

Tout le monde écoutait étonné.

— Explique-toi, fit Lavérendrye.¸

Jean-Baptiste ne trouvait pas la réponse aussi facile à faire que la demande. Il hésitait et semblait embarrassé d’être obligé, dans un moment où tout était encore confus dans sa pensée, de devoir donner des précisions.

— J’ai appris, hier soir, des choses qui me font croire que l’attitude de Cerf-Agile envers nous n’est plus aussi franche que par le passé.

— Et quelles sont ces choses si graves que tu as apprises ?

— Cerf-Agile a fait une scène de jalousie à Pâle-Aurore…

— Et c’est de cela, dit en riant Louis-Joseph, que tu déduis que Cerf-Agile a de mauvaises intentions ?

— De plus, acheva Jean-Baptiste qui ne fit pas attention à l’interruption de son frère et au sourire qui se dessinait sur les lèvres de son père et de François, quelques instants auparavant Rose-des-Bois m’a fait une déclaration d’amour des plus intempestives.

— De mieux en mieux. Décidément, tu as du succès auprès de ces dames !…

— Et d’après ce que m’a dit Pâle-Aurore, il serait bon de nous méfier de Cerf-Agile.

— Allons, Jean-Baptiste dit Lavérendrye paternellement, c’est une querelle d’amoureux. Tout passera et dans quelques jours nous n’entendrons plus parler de rien.

Pierre entrait tout surexcité.

— Père !

— Eh bien ?

— Quelqu’un d’entre vous a-t-il pénétré dans le magasin, hier ?

— Pas que je sache.

— Alors il doit y avoir un voleur dans le fort.

— Un vol ? Il y a bien longtemps que nous n’avons eu à nous en plaindre.

— J’ai trouvé une des fenêtres du magasin enfoncée. Je ne m’en suis pas aperçu en entrant, du fait qu’elle se trouve du côté de la poudrière et qu’un ballot de fourrures m’empêchait de sentir le courant d’air. Tout, cependant, était en ordre et je n’ai plus rien trouver d’insolite qu’au moment de compter nos barillets d’eau-de-vie. Il en manquait un.

— Vous voyez, dit Jean-Baptiste que j’avais raison de craindre quelque chose. Décidé à faire un mauvais coup, Cerf-Agile aura voulu se donner du courage en s’enivrant.

— Tout cela devient sérieux, déclara Lavérendrye.

Après avoir réfléchi un instant, il dit à Louis-Joseph :

— Va me chercher Pâle-Aurore et Rose-des-Bois, mon enfant.

Et quand ce dernier fut sorti il s’adressa, à Jean-Baptiste :

— J’ai eu tort de prendre un peu trop à la légère ton avertissement, tout à l’heure. J’aurais dû comprendre que ton caractère sérieux ne se serait pas arrêté à des futilités d’amoureux. Mais devant la découverte de Pierre, devant son insistance, je me fais un devoir d’approfondir ce que tu viens de nous signaler.

— Vous me faites plaisir de parler ainsi, mon père. Vous avez raison de croire que si j’avais pensé qu’il n’y avait qu’une gaminerie dans l’attitude de Cerf-Agile je ne vous en aurais rien dit.

— Je devais en effet m’en douter.

Lavérendrye songeait à tout ce qui s’était produit depuis le commencement de l’hiver : les souffrances que ses fils et lui avaient endurées, la mort de son neveu, les inquiétudes contre lesquelles chaque jour il devait lutter. L’épreuve était pénible. Et voici qu’aujourd’hui d’autres survenaient encore. Au moment où il croyait que tout pourrait marcher et qu’il pourrait de nouveau aller de l’avant, une défection se faisait parmi ceux qu’il aimait, il sentit un vaste découragement l’envahir. Mais soudain il se rappela qu’il avait devant lui ses fils, ses autres lui-même. Ils parlaient entre eux gravement et rien chez eux ne révélait une faiblesse. Allons, jusqu’au bout il resterait le père, le chef en qui on a toujours confiance.

Louis-Joseph venait d’entrer suivi de Pâle-Aurore et de Rose-des-Bois.

Lavérendrye jeta un regard scrutateur sur les deux jeunes filles. Pâle-Aurore, timide, baissait modestement les yeux qu’elle ne levait que pour fixer Jean-Baptiste avec tendresse. Rose-des-Bois dissimulait les siens sous ses paupières sombres et parfois elle jetait aux jeunes gens un regard de défi mêlé de haine. Lavérendrye se rendit compte immédiatement que l’inquiétude de ses fils avait une cause plus terrible qu’ils ne le pensaient eux-mêmes. Si Pâle-Aurore avait changé, ce n’était que par le sentiment qu’elle savait connu et qui la rendait plus sympathique encore. Rose-des-Bois au contraire semblait un reptile venimeux dont la morsure était à craindre.

— Je vous ai fait venir afin de savoir quand vous avez vu Cerf-Agile pour la dernière fois.

Pâle-Aurore leva des yeux étonnés. Était-ce pour cela qu’on l’avait fait demander ? Cerf-Agile n’était donc plus au fort ? Enivrée de bonheur, les réalités de la vie lui avaient échappé. Elle se souvint tout à coup que la veille au soir, après avoir quitté Jean-Baptiste, elle avait vu une ombre s’échapper de la tente de l’Indien. Mais était-ce lui ? Pouvait-elle sur la foi d’un soupçon affirmer qu’elle avait vu Cerf-Agile ? Qu’elle était, d’autre part, la raison qui faisait agir son maître ? Tout cela l’étonnait et elle ne pouvait se résoudre à répondre.

— Pâle-Aurore ?

Le chef l’interrogeait. Il fallait dire quelque chose.

— Monseigneur, je n’ai pas vu Cerf-Agile depuis hier soir.

Jean-Baptiste la regardait. Il l’encourageait à parler. Elle restait perplexe, troublée ne sachant plus que dire. Fallait-il mentionner ses soupçons ? Déjà Lavérendrye interrogeait sa sœur.

— J’ai vu Cerf-Agile ce matin, au lever du soleil, répondit cette dernière.

— Où l’as-tu rencontré ?

— Dans la cour du fort.

— Que faisais-tu donc sitôt levée ?

— La chaleur m’avait jetée hors de ma tente.

— Et Cerf-Agile ? Que faisait-il là ?

— Il m’a dit qu’il allait naviguer sur le lac et essayer de prendre du poisson.

— L’as-tu revu ?

— Non.

— De quel côté s’est-il dirigé ?

— Je ne sais pas.

— Qu’avait-il avec lui ?

— Je ne sais pas.

— N’avait-il pas un tonnelet avec lui ?

Rose-des-Bois tressaillit imperceptiblement.

— Je ne sais pas.

Lavérendrye vit qu’il n’y avait plus rien à tirer d’elle.

— C’est bien. Tu peux partir, mais ne sors pas du fort.

Quand elle se fut éloignée, Pâle-Aurore demanda à Jean-Baptiste qui s’était approchée d’elle.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi cet interrogatoire au sujet de Cerf-Agile ?

— J’ai dit à mon père la conversation que tu as eue avec lui et au moment où je le mettais en garde, Pierre est venu nous dire que le magasin avait été visité pendant la nuit. La disparition de Cerf-Agile l’accuse.

— Comment ? Croyez-vous que sa disparition pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour nous ?

— Hélas ! Tu as pu remarquer toi-même tout à l’heure l’attitude de Rose-des-Bois. Je la crois l’âme de ce malaise qui règne sur nous.

— Mais le départ de Cerf-Agile n’est que naturel.

— Dans un autre moment, il le serait en effet. Aujourd’hui après tout ce que nous avons appris, les choses prennent un aspect redoutable et mystérieux.

Pâle-Aurore frissonna devant le danger qui subitement se révélait à ses yeux.

— Jean-Baptiste, mon bien-aimé, j’ai du remords.

— Mais, ma chérie...

— Je n’ai pas dit tout ce que je savais.

— Rose-des-Bois t’aurait-elle fait peur ?

— Non. J’ai cru qu’en parlant j’accuserais Cerf-Agile et je ne voulais pas l’accabler, lui qui souffre déjà tant par moi.

— L’heure est à la vérité, ma chère Pâle-Aurore, et tu connais assez mon père pour savoir que sa conduite n’est dictée que par sa droiture.

— Pardonnez-moi.

Lavérendrye, depuis un moment, les regardait discuter. Quand il vit la jeune fille baisser la tête avec tristesse, il demanda.

— Qu’y a-t-il ?

— Père, Pâle-Aurore voudrait vous parler.

— Monseigneur, je regrette de ne vous avoir pas dit qu’hier soir en rentrant dans ma tente j’ai cru voir Cerf-Agile qui sortait de la sienne.

— À quel moment était-ce ?

— Je venais de quitter…

— Nous avions parlé ensemble une partie de la soirée, dit Jean-Baptiste.

— L’amour sous les étoiles ? dit malicieusement Louis-Joseph.

Pâle-Aurore rougit jusqu’au fond des yeux, tandis que Jean-Baptiste regardait son frère d’un air courroucé.

— Continue, dit Lavérendrye et ne prête pas attention à leurs remarques.

— Mais, Monseigneur, c’est tout ce que j’ai observé.

— Dans le courant de la nuit, Rose-des-Bois ne t’a-t-elle pas semblé un peu nerveuse ?

— Je n’ai rien vu, Monseigneur, je dormais si bien, fit-elle en regardant Jean-Baptiste avec tendresse.

— Oui, le sommeil du juste, fit Louis-Joseph.

— C’est bien.

Lavérendrye réfléchit un instant encore et sembla oublier cette affaire. Une autre attirait son attention d’une façon plus poignante. Il n’avait pas de nouvelles de Bourassa et cela l’inquiétait.

Le P. Aulneau entra avec Front-de-Bœuf.

Lavérendrye mit le missionnaire au courant de la situation. Celui-ci montra un étonnement douloureux.

— Quelles nouvelles ? demanda l’explorateur à l’Indien.

Front-de-Buffle secoua la tête dans un geste négatif.

— Aucun signe des canots ? fit Jean-Baptiste.

— C’est bien étrange, remarqua Lavérendrye. Partis avant nous et déjà à moitié route quand nous les avons rencontrés, huit jours après notre départ de Montréal, il y a longtemps qu’ils devraient être ici, avec Bourassa que j’ai dépêché à leur rencontre.

— Je crois qu’il serait bon, dit Jean-Baptiste, d’envoyer de nouveaux canots avec mission de revenir avec le convoi s’ils le rencontrent, ou dans le cas contraire de descendre jusqu’à Michillimakinac.

— C’est aussi mon avis, fit François. Inutile d’ailleurs de se faire illusion, le danger que courent les canots est très grand. La famine dont nous avons souffert et dont nous souffrons encore, les bandes d’Indiens qui nous entourent en souffrent aussi. Et qui sait jusqu’où le besoin peut pousser ces tribus malgré l’amitié que la plupart d’entre elles professent à notre égard ? Non seulement les vivres que nous attendons et qui nous sont devenus indispensables sont en danger, mais aussi les compagnons qui nous les amènent.

— Je n’envisage pas la situation de façon aussi sombre, répondit Lavérendrye d’un ton d’encouragement. Je connais les hommes qui conduisent la flottille, et Legros qui la dirige est un de nos meilleurs officiers. Je sais qu’ils sont bien armés. Je sais aussi que les vivres sont répartis de telle sorte entre les canots qu’ils ne risquent guère de sombrer, à moins de tempête extraordinaire. Or nous n’avons aucune raison de croire, n’est-ce pas, Louis-Joseph, que la température ait été autre par là dans ces derniers jours qu’elle ne l’a été ici où elle a été idéale. Cependant, nous ne saurions prendre trop de précautions pour assurer l’arrivée des ravitaillements. Il serait donc bon qu’une expédition s’organisât sur le champ et partît au-devant de Legros et de ses hommes.

— C’est la meilleure solution dit François.

— Puisque vous semblez tous de cet avis, ne perdons pas de temps. Pierre, va dire aux hommes de se préparer à partir demain matin.

— Combien feront partie de l’expédition ?

— Une vingtaine.

— J’aurais une faveur à vous demander, fit le P. Aulneau.

— Vous savez qu’elle est accordée si c’est en mon pouvoir.

— De par la mort de votre neveu et le retour de vos fils du fort Maurepas le pays que vous aviez l’intention de parcourir se trouve donc fermé pour quelque temps encore, pour vous comme pour moi. Immobilisé ici, je n’ai pas eu l’occasion de voir de mes confrères en religion. Il me fut donc impossible de satisfaire ma conscience et de chercher à mon tour direction dans ma vie spirituelle.

— Je ne me vois guère en droit de refuser une semblable requête, mais je ne puis m’empêcher de vous avertir du péril auquel vous vous exposez.

— Que cette crainte ne vous arrête pas. La place d’un ministre de Dieu n’est-elle pas toujours au plus fort du danger ?

— Mais…

— Ne serai-je pas entre les mains de Dieu ? Craignez-vous de sentir ma mort peser sur votre conscience ? ajouta le prêtre en souriant.

— Non, non, allez, Père.

— Vous allez sans doute donner un de vos fils comme chef à l’expédition ?

Lavérendrye sentit son cœur battre à coups précipités. La mort de la Jemmeraye était trop récente pour qu’elle fût oubliée. Malgré lui, des craintes l’empêchaient de se séparer si tôt de ses fils. Il aurait voulu les garder quelque temps encore autour de lui. Il répondit :

— Telle n’était pas mon intention. J’avais pensé à donner le commandement à La Londette qui est sérieux et qui connait bien le chemin.

— J’aurais aimé être accompagné de Jean-Baptiste.

Celui-ci regarda en soupirant Pâle-Aurore qui montrait un visage attristé, tandis que Lavérendrye répondait :

— Rien ne l’oblige à rester ici, si ce n’est…

— Ne sera-ce pas au contraire une bonne occasion pour lui, ajouta malicieusement le prêtre en jetant un coup d’œil aux deux amoureux, de procurer un magnifique trousseau à sa fiancée ?

— Vous avez raison, fit Jean-Baptiste en souriant, Pâle-Aurore n’en sera que plus récompensée pour avoir attendu un peu.

— Et au retour je bénirai votre mariage.

— Nous aurons des provisions…

— Rien donc ne manquera à la fête.

Tous étaient heureux. Les choses s’arrangeaient bien et un souffle d’espérance réjouissait les cœurs.

— Allons, dit Lavérendrye, allez préparer votre départ. Jean-Baptiste, tu aideras Pierre dans le choix des hommes, et vous père, ajouta-t-il d’un ton enjoué, il faudra dire votre messe avant le lever du soleil.

Dans la soirée, Jean-Baptiste vit Pâle-Aurore accourir vers lui affolée.

— Avez-vous vu Rose-des-Bois, demanda-t-elle ?

— Non, que se passe-t-il encore ?

— Je ne sais. En arrivant dans ma tente, j’ai constaté que ma sœur a enlevé toutes ses affaires.

Jean-Baptiste resta songeur.

— Viens avec moi.

Ils se dirigèrent vers la sentinelle qui gardait l’entrée du fort. Il lui demanda :

— As-tu vu passer Rose-des-Bois ?

— Oui. Elle est sortie ce matin en disant qu’elle allait à la rencontre de Cerf-Agile.

— C’est bien.

— Oh ! mon ami, dit Pâle-Aurore inquiète et tremblante, j’ai peur de vous voir partir.

— Ma chérie, chasse de ta pensée ces tristes idées.

— J’ai peur, horriblement peur.

Jean-Baptiste la prit doucement dans ses bras et la déposant sur le seuil de sa tente, il l’embrassa.

— À demain, ma douce fiancée.

À l’heure où le soleil levant embrasait l’horizon de ses feux empourprés, une clochette tintait dans la chapelle du fort. Le prêtre élevait ses humbles regards vers son créateur et dans la nef ceux qui allaient partir se remettaient entre les mains de Dieu.

Le P. Aulneau pria longuement.

Eut-il un pressentiment ? Sa messe fut dite avec la ferveur d’un nouvel ordonné.

— Seigneur, disait-il dans son cœur, Seigneur à qui tout appartient dans le ciel et sur la terre, je veux aussi me donner à vous, par une oblation volontaire ; je veux être à vous pour toujours. Dans la simplicité de mon cœur, je m’offre à vous aujourd’hui, mon Dieu, pour vous servir à jamais, pour vous obéir, pour m’immoler sans cesse à votre gloire.

« Recevez-moi avec l’oblation sainte de votre précieux corps, que je vous offre aujourd’hui en présence des anges qui assistent invisiblement à ce sacrifice ; et faites qu’il porte des fruits de salut pour moi et pour votre peuple.

« Toutes les fautes et tous les crimes que j’ai commis devant vous et devant vos saints anges, depuis le jour où j’ai commencé à pécher jusqu’à ce jour, je vous les offre, Seigneur, sur votre autel de propitiation afin que vous les consumiez par le feu de votre amour, que vous effaciez toutes les taches dont ils ont souillé ma conscience, et qu’après l’avoir purifiée, vous me rendiez votre grâce que mes péchés m’avaient fait perdre, me les pardonnant tous pleinement, et me recevant, dans votre miséricorde, au baiser de paix.

« Que puis-je faire pour expier mes péchés, que de les confesser humblement avec une amère douleur, et d’implorer sans cesse votre clémence ?

« J’ai une vive horreur de tous mes péchés… Pardonnez-les moi, Seigneur, pardonnez-les moi pour la gloire de votre saint nom. Sauvez mon âme que vous avez rachetée au prix de votre sang.

« Voilà que je m’abandonne à votre miséricorde ; je me remets entre vos mains : traitez-moi selon votre volonté et non selon ma malice et mon iniquité.

« Je vous offre aussi tous les pieux désirs des âmes fidèles, les besoins de mes parents, de mes amis, de tous ceux que j’aime ; de ceux qui m’ont fait ou à d’autres quelque bien pour l’amour de vous ; de ceux qui ont demandé ou désiré que j’offrisse des prières et le Saint Sacrifice pour eux et pour les leurs, soit qu’ils vivent encore en la chair, soit que le temps ait fini pour eux.

« Aidez-nous à l’heure de notre mort. »

Et quand la messe terminée il se retourna pour les bénir, il apparut transfiguré. Une joie céleste illuminait son visage et de ses lèvres tombèrent, une fois encore, des paroles de grâce et de miséricorde.

Les canots étaient prêts.

Montés dans les embarcations, dix-neuf employés, attendaient le moment du départ.

— Avez-vous d’autres ordres, demanda Jean-Baptiste ?

Lavérendrye venait de jeter un dernier regard aux hommes.

— Je n’ai qu’un mot à ajouter. Depuis que je me suis engagé dans cette œuvre, j’ai toujours eu soin de me concilier la bonne volonté, l’attachement puis-je dire des tribus indiennes dont j’ai dû fouler le territoire. Il importe que nous continuions cette politique de paix. S’il vous arrivait, au cours de ce voyage, de rencontrer des bandes d’Indiens maraudeurs que l’appât du butin pousserait à des actes offensifs, usez avant tout, je vous en prie, de moyens persuasifs pour les éloigner ; ne vous servez de vos armes qu’à la dernière extrémité. Jusqu’à ce jour, grâce à Dieu, jamais je n’ai eu besoin de recourir à la violence. Notre succès dépend avant tout de notre prudence ; je ne saurais trop vous recommander de toujours y penser.

— Mon père, vous me connaissez assez pour savoir que vos désirs sont pour moi des ordres. Vous pouvez donc être sûr que nous ne nous servirons de nos armes qu’en cas de nécessité absolue.

— Et j’espère que dans ce cas, dit le P. Aulneau, les prières que je ne cesserai d’adresser au ciel auront pour effet d’éviter le sang.

— Que Dieu vous entende, répondit l’explorateur.

— Je souhaite que nos craintes n’aient aucun fondement, ajouta François, et que tout se passe sans la moindre alerte.

— Au revoir, père, dit Jean-Baptiste.

— À bientôt, mon fils, et que Dieu te conduise, qu’il veille sur toi et sur tous ceux qui t’accompagnent.

Il le serra dans ses bras, et une douleur lui déchira le cœur.

— Au revoir, Pâle-Aurore.

— Au revoir, mon bien-aimé.

Tandis qu’il l’embrassait, Jean-Baptiste sentait des larmes qui coulaient sur ses joues.

— Ne pleure pas, ma chère Pâle-Aurore, nous serons bientôt réunis… En route, mes amis.

Les canots s’enfuyaient vers le large. Des signes d’adieu s’échangeaient. François dit à son père.

— Aurait-il commandé pour eux, il eut été impossible de choisir un plus beau jour pour leur départ… Nous pourrons retenir cette date du 8 de juin.

— Faisons des vœux, mes enfants, pour qu’ils nous reviennent bien vite. Il me tarde de mettre à profit ce beau temps, pour partir nous-mêmes. Vous m’accompagnerez tous deux, François et Louis-Joseph.

— Et moi, mon père ? demanda Pierre.

— Pour toi, j’ai d’autres projets. Tu as besoin de te reposer de tes fatigues de l’hiver, et des souffrances morales que tu as endurées pour qu’un séjour ici te soit nécessaire. Tu aideras Jean-Baptiste que je compte laisser aussi. Ce serait cruel de ma part de le séparer si vite de Pâle-Aurore qui sera sa femme à son retour. À vous deux, vous mènerez tout à fait à bien l’alliance qu’il a si bien commencée avec les Cris. Puisqu’il a été fait un de leurs chefs qui, mieux que lui, pourrait achever cette indispensable partie de notre œuvre ?

— Vous avez raison, dit François.

Pâle-Aurore regardait, la mort dans l’âme, les canots disparaître derrière les îles. Soudain sous le soleil ardent elle eut froid et s’enfuit dans sa tente où elle pleura…

— Quel charme ! disait le P. Aulneau à Jean-Baptiste en admirant le paysage qui se déroulait sous ses yeux, quel charme revêtent ces voyages sur les belles rivières et les beaux lacs de ce merveilleux pays… Est-ce qu’une belle journée comme celle-ci n’invite pas à célébrer la grandeur du Créateur et à jouir de la vie dans la plénitude de tout ce qu’elle offre et de doux et de pur ? Qu’il fait bon se laisser glisser au fil de l’eau, et quel plaisir c’est aux yeux de voir la rame retirer de l’onde ces perles argentées !

— Nous sommes, en effet, bien favorisés dans notre voyage, répondit Jean-Baptiste avec un sourire mélancolique.

Les canots poussés par des mains vigoureuses avançaient rapidement. Le soleil plongeant dans l’eau renvoyait sur les visages des reflets agités. Quelques hommes chantaient et leurs notes gaies bondissaient d’un bord à l’autre du lac pour aller réveiller les échos des bois. Des plaisanteries s’échangeaient d’un canot à l’autre et venaient frapper les oreilles, avec retardement, dans une cascade désordonnée. Les oiseaux mêlaient leur voix au concert et les sapins répandaient leur enivrante senteur. La journée avait été chaude. Le soleil déclinant à l’horizon fuyait, chassé par une brise rafraîchissante.

— Nous avons fait sept lieues aujourd’hui, dit Jean-Baptiste. La nuit va venir. Il serait bon de nous arrêter et de préparer notre campement.

— Comme vous voudrez, dit le missionnaire.

— Plus vite, fit le fils de Lavérendrye aux rameurs, et pointez sur l’île qui se trouve en avant de vous, à droite.

Puis il fit signe aux autres canots tandis que le sien montrait le chemin. Quelques minutes après, les embarcations venaient avec un bruit sourd échouer une à une sur le sable.

Une plage en demi-circonférence s’étendait à l’est de l’île. Dans le fond un rideau de sapins laissait filtrer les rayons rouges et or d’un soleil qui se mourait. Les arbres semblaient en feu. Bientôt des teintes roses, jaunes et oranges descendaient vers le sol en de larges rubans horizontaux, laissant ici et là des lambeaux qui s’accrochaient aux branches. Un vert foncé balaya ces couleurs chatoyantes qui lui-même disparut pour faire place à une dernière lumière pâle et mystérieuse. Sur le lac, un crépuscule bleu se levait lentement, voilant la masse sombre des eaux qui s’endormaient et de la forêt silencieuse. Un crépitement se fit entendre. Un immense brasier éclaira la plage et les hommes vinrent s’assoir autour du feu. Un employé, l’arme en main, gardait les canots. D’autres, placés en sentinelles, se trouvaient du côté des sapins. Tous mangeaient.

— Quel soulagement, dit le P. Aulneau, de pouvoir se délasser et jouir d’une fraîcheur agréable après une chaude journée.

— En effet, répondit Jean-Baptiste, et je n’aime rien tant que de voir la flamme d’un brasier qui pétille et les étincelles qui montent et disparaissent dans le ciel.

Chacun d’eux goûtait le charme de cette nuit silencieuse.

— Vos hommes ont bien manœuvré, Jean-Baptiste. S’ils continuent ainsi, notre voyage se fera rapidement et pour vous ce sera le moment de votre bonheur.

— J’ai hâte d’en être là. Pâle-Aurore était bien triste aujourd’hui. Elle a une âme si délicate. Il est rare d’en trouver de pareilles parmi les femmes de chez nous.

— Votre père a raison de consentir à ce mariage. C’est un exemple qu’un membre de sa famille devait faire. C’est un tort de croire que l’on ne doit pas mélanger le sang de deux races de différentes couleurs. Votre mariage consacrera un fait établi depuis un siècle et plus. Les premiers colons qui ont débarqué sur cette terre n’avaient pas de femmes. Ils se sont alliés avec les Indiennes et nombre d’habitants de la Nouvelle France ont de ce sang dans les veines. Ils en ont honte. Et pourquoi ? Est-ce qu’aux yeux de Dieu toutes les âmes ne sont pas blanches ? À l’instar des Aborigènes, les Blancs ont considéré les Indiennes, pendant trop longtemps, comme des esclaves. C’est à nous catholiques de montrer que nos fils ne commettent pas de mésalliance en épousant ces filles dont le cœur est aussi noble que le nôtre. En les amenant peu à peu à notre civilisation, nous en ferons les mères d’une race forte qui conservera à la langue française et à notre foi ces immenses pays que vous découvrez. Et plus tard quand les femmes blanches viendront ici elles trouveront des sœurs d’une autre couleur pour les accueillir.

— Vos paroles sont réconfortantes, père. Bien qu’elles ne me fussent pas nécessaires, je suis heureux de les entendre car des objections m’avaient été faites.

— Vraiment ?

— Louis-Joseph est jeune. Il sort du collège… et tout en comprenant que je puisse aimer une sauvagesse il ne pouvait pas comprendre que j’allasse jusqu’au mariage.

— Oh !

— Mon père et moi, nous l’avons raisonné et il s’est rangé à notre avis.

— Peut-être un jour sera-t-il pris au charme dans lequel vous succombez aujourd’hui.

— Je lui souhaite de trouver une compagne digne de Pâle-Aurore.

Tandis qu’il parlait, Jean-Baptiste avait cru distinguer des ombres qui glissaient sur le lac. « Ce n’est rien, avait-il pensé. » Et il avait vu quelques employés qui s’étaient levés pour changer de place autour du feu. De temps en temps, une main s’abattait avec force et rage sur une joue, sur un front, sur un bras, sur une cuisse, écrasait un moustique qui venait de piquer. Du côté des sapins, au milieu de la gaieté et des cris des employés, un soupir, suivi d’une chute de corps tombant avec un bruit mat sur le sol, se fit entendre… Puis un deuxième soupir suivi d’une deuxième chute… Et tout à coup un cri effroyable se fit entendre.

— Aux armes !… Les Indiens !…

Aveuglé par les flammes du foyer, Jean-Baptiste ne pouvait pas distinguer ce qui se passait. Des coups de feu retentirent. Les employés, surpris, l’étaient vite remis de leur surprise et ils se défendaient vaillamment, courageusement contre cette soudaine attaque. Des cris de mourants se firent entendre. Des clameurs se mêlaient au sifflement des flèches. Un immense feu s’éleva bientôt sur le bord du lac. Les canots flambaient. Jean-Baptiste put voir alors les Sioux aux prises avec les employés. Une lueur sinistre éclairait le lieu du carnage.

— Prenez garde !… Protégez-vous, père.

Le P. Aulneau priait.

Quelques-uns étaient morts. Leurs corps gisaient à côté d’une flèche ; les autres, le ventre ouvert d’un coup de poignard. Jean-Baptiste vit avec horreur un Sioux fracasser le crâne de Lapierre ; il redoubla d’acharnement dans sa défense, frappant ici, frappant là, abattant chaque fois son homme.

— Les lâches !… Les misérables !…

Un sauvage s’élança sur lui ; il lui déchargea son pistolet en pleine poitrine ; l’autre tomba en rugissant.

Des dix-neuf employés trois ou quatre restaient seuls debout. Ils se replièrent sous la ruée des Indiens et encadrèrent Jean-Baptiste et le P. Aulneau.

— Attention, Marion, à ta droite. Frappe !

Hélas, celui-ci s’écroulait la face contre terre, mort.

— Père, bénissez-nous, dit Larocque.

Mais lui aussi s’affaissa le visage ensanglanté.

En tout, ils étaient quatre encore. L’expédition allait être exterminée.

— Ma peau ne vaut pas chère, cria Beauchemin, mais vous y mettrez le prix quand même.

En disant ces paroles, il fracassa le crâne à deux Indiens.

— Ah ! les cochons, hurla Poitras, ils m’ont cloué le pied avec une flèche. Bandit ! Tu ne l’emporteras pas en paradis…

Tout à coup, Jean-Baptiste regarda stupéfait un Sioux qui se dressait devant lui. Il connaissait cette tête pour l’avoir déjà vue. Cependant ses pommettes ne saillaient pas. Malgré les couches de peinture, on distinguait un visage européen.

— Beaulieu ! cria-t-il ahuri. Que fais-tu ici ?

— À nous deux, Monseigneur, ricana Beaulieu. Je suis maître ici.

— Sois maudit !… Misérable traître.

— Pardonnez-lui, Jean-Baptiste. Pardonnez-leur à tous…

Une flèche s’enfonça dans la tête du P. Aulneau et au moment où il s’affaissait un sauvage lui plongea son poignard dans la poitrine. Dans un suprême effort où il mit toute sa volonté, le missionnaire leva sa main dans un geste de miséricorde et de pardon, implorant dans sa mort même la pitié du ciel pour ces malheureux.

Beaulieu avait fui la malédiction de Jean-Baptiste.

Celui-ci vit tomber ses deux derniers défenseurs. Les Indiens s’acharnaient sur lui. Sa force semblait décuplée. Avec rage, il offrait une résistance désespérée.

Tout à coup, il sentit une atroce douleur dans les reins. Il tomba le visage contre le sol imbibé de sang.

Une main lui releva brusquement la tête. Et de ses yeux où se lisaient une horrible souffrance, il vit Cerf-Agile qui le regardait en ricanant.

— Toi aussi ? fit Jean-Baptiste dans un douloureux étonnement.

— Oui ! Me voilà. Pour te punir… Voleur…

Cerf-Agile avait rapproché sa figure de celle du fils de Lavérendrye.

— Ah !… Le misérable !…

Alors Cerf-Agile, grisé par le sang, affolé par la haine et la jalousie, trancha la tête de Jean-Baptiste qu’il lança de côté. Puis s’acharnant sur le corps avec rage il lui taillada le dos avec son poignard. Quand il eut fini sa sinistre besogne, dans une sorte de raffinement de moquerie et de cruauté, il orna le cadavre de jarretières et de bracelets de porc-épic.

Tous étaient morts.

La journée qui avait commencé dans un océan d’allégresse se terminait dans une mare de sang.

Les Sioux coupaient et scalpaient les têtes et les jetaient sur des peaux de castors.

Mus par un sentiment superstitieux, ils respectèrent celle du père Aulneau qui semblait en prières.

— Non loin du corps de Jean-Baptiste, une Indienne tenait sa tête entre les mains.

C’était Rose-des-Bois.

Le chef du fiancé de Pâle-Aurore avait les yeux ouverts remplis d’une profonde tristesse. Il avait emporté dans la mort l’horrible spectacle de la trahison de CerfAgile. Il regardait Rose-des-Bois qui, elle aussi, ricanait.

— Enfin. Me voilà vengée, bien vengée. Tu croyais que je te laisserais à ma sœur. Fous que vous étiez, vous avez compté sans ma haine. Vous étiez si sûrs de votre victoire !… Elle n’embrassera pas tes lèvres ; elle ne caressera plus tes yeux, Jean-Baptiste.

Et dans un rire hystérique, elle lui perça la langue de la pointe de son poignard, puis lui creva les yeux qui la regardaient trop fixement. Des orbites mutilées, des larmes sanglantes s’échappèrent et coulèrent le long des joues. Soudain, ce visage sembla s’illuminer d’un reflet divin. Rose-des-Bois sentit un frison lui parcourir le corps. Son rire cessa peu à peu pour mourir dans un sanglot.

— Ah ! misérable que je suis ! J’ai voulu me venger et je me suis trompée, atrocement trompée ! Cette vengeance que je caressais comme une satisfaction suprême ne me laisse qu’un vide épouvantable au cœur.

Ce qu’elle avait fait était abominable et inutile. Elle avait cru nourrir une haine profonde et ce n’était que l’exaltation de son amour. Elle le regardait. Elle l’avait perdu, à jamais perdu et c’est au moment où jamais plus il ne lui parlerait, qu’elle sentait qu’il lui manquait. Elle ne pourrait plus repaître ses regards des traits qui lui étaient si chers ; elle n’entendrait plus cette voix si douce qui l’enivrait. Rien, plus rien, il était mort. La tête détachée du tronc était mutilée et c’est elle qui avait fait cela. Elle éclata en sanglots.

Tout à coup, elle sursauta.

— Et ma sœur, murmura-t-elle, qui ne sait rien, qui attend son cher fiancé…

À ce souvenir elle voulait faire taire les remords et le regret de son crime. Ah !… Ah !… D’elle du moins je me suis vengée. Mais le repentir fut plus fort que sa volonté. Était-ce sa faute, si plus douce et plus belle, elle avait su se faire aimer… Elle continuait à lutter. Tant pis, ce qui est fait, est fait… Je suis contente… Ils ne se reverront jamais, plus jamais… La folie s’emparait d’elle. De plus en plus elle divaguait.

— C’est moi qui le verrai… et c’est à moi qu’il appartiendra… à moi seule… à moi seule… Jean-Baptiste, mon bien-aimé… on voulait te voler à ma tendresse… je me suis défendue… et j’ai gagné… Nous serons heureux ensemble.

Elle porta cette tête sanglante à ses lèvres et elle l’embrassa follement.

— Nous irons loin… bien loin, où personne ne pourra nous voir… Nous bâtirons une hutte de branches sur le bord d’un ruisseau gazouilleur, et nous l’écouterons chanter avec le vent et les oiseaux… Nous serons heureux…

Comme sortant d’un rêve, elle regarda la tête de Jean-Baptiste qui reposait sur ses genoux. Les orbites sanglantes lui firent peur.

— Ce n’est pas moi, cria-t-elle tout à coup, qui ai fait cela… C’est Cerf-Agile… c’est lui le meurtrier.

Brandissant son poignard, elle s’élança parmi les Sioux cherchant son complice, frappant au hasard. Un bras se leva… Elle tomba le crâne fendu d’un coup de hache…