L’île au massacre/Au Fort St-Charles

Éditions Édouard Garand (p. 3-9).




AVANT-PROPOS

En remerciant M. A.-H. de Trémaudan de l’amabilité avec laquelle il nous a autorisé à tirer un roman de sa pièce « QUAND MÊME » et de celle inédite, « PURETÉ », nous croyons devoir donner aux lecteurs, la liste bibliographique des ouvrages qui nous ont aidé dans notre travail : Histoire de l’Église Catholique dans l’Ouest Canadien par le R. P. Morice O. M. I. ; Bulletin of the Historical Society of St-Boniface, Pierre Gaultier de Varennes, Sieur de la Vérendrye par son Honneur le Juge L. A. Prud’homme ; Les cloches de St-Boniface, N°. du 15 Septembre 1908 ;The Canadian West,its Discovery by the Sieur de la Vérendrye by abbé G. Dugas et le Sang Français par M. A.-H. de Trémaudan.


I

AU FORT SAINT-CHARLES


— Ohé ! les amis, s’écria La Londette, si vous voulez manger, il faut m’aider à tendre les filets.

La Londette, solide gaillard de vingt-cinq ans, s’avançait d’un pas résolu dans la cour du fort Saint-Charles. D’une main, il retenait un filet jeté sur ses épaules et de l’autre, il traînait un panier d’osier à deux anses.

Il se dirigea vers un groupe disparate, compose d’Indiens et de Blancs, assis autour d’un feu de sarments. À son approche, une squaw se leva, attisa les cendres et jeta sur le foyer quelques brindilles de bois mort. Une fumée légère et bleue s’éleva lentement et alla caresser les côtés d’une marmite suspendue à un haut trépied de bois.

Les Indiens continuèrent de fumer.

Un Blanc, un de ces hommes d’aventure et d’héroïsme, quitta un instant sa pause nonchalante et dégoûtée :

— Tu nous ennuies, La Londette, avec ton poisson. Nous ne mangeons que ça depuis une éternité !

— Sois raisonnable, Amiotte. Tu sais bien que notre maître attend des vivres de Montréal.

— Oui, je connais ce refrain, répondit Amiotte d’un ton rébarbatif.

— Ne croirait-on pas que tu es seul à faire la diète ? Est-ce que monseigneur de Lavérendrye n’a pas toujours essayé de bien nourrir ses employés ? Est-ce sa faute, à lui, si les canots que nous attendons n’arrivent pas ? Avec le dégel et la fonte des neiges, ils auront sans doute été retardés !

— Ou perdus dans l’un des grands Lacs.

— Miséricorde ! Comme tu es pessimiste !

— Non, je ne le suis pas. C’est mon estomac qui crie famine. Que veux-tu que j’y fasse ? Je n’ai rien à lui donner à ce frère-là, ajouta-t-il en se frappant sur l’abdomen.

— Eh bien ! répondit en riant La Londette, voilà une bonne occasion de faire pénitence.

— Pénitence ? Et Amiotte de repartir moitié figue, moitié raisin. N’en parle pas ! Tu me la fais assez faire avec ton maudit poisson. Poisson, poisson… toujours poisson. Je ne l’aime guère, tu le sais bien. Ah ! parle-moi de gibier et je suis ton homme !… Mais du poisson !… Nous sommes toujours en carême avec toi…

Le pauvre La Londette faisait peine à voir devant ce petit bout d’homme sur la tête duquel il aurait pu manger de la soupe. Autant il était grand et gros, autant Amiotte était petit et maigre. Le plus grand ne pouvait pas aborder le plus petit sans être en butte à des critiques et à des discussions où il n’avait jamais le dernier mot. Néanmoins ils étaient d’inséparables compagnons qui se seraient sacrifiés l’un pour l’autre. Cette fois pourtant, La Londette crut un moment qu’il pourrait clouer le bec de ce petit paquet de nerfs.

— Tu oublies, mon tout petit…

Amiotte serra les poings. Ses yeux lancèrent des éclairs. Il interrompit, furieux :

— D’abord, je te défends de m’appeler ton « tout petit », grande bique. Où as-tu vu que j’étais tout petit ? Je ne suis pas grand, c’est vrai, c’est pas une raison pour m’appeler petit.

— Je vais t’appeler mon gros. Ça va comme ça ?

— Non ! Je ne suis pas gros puisque je suis sec comme un clou…

— Comment faut-il que je t’appelle alors ? demanda La Londette tout embarrassé.

— Appelle-moi par mon nom. Je m’appelle Amiotte, tu le sais bien ! A-mi-otte !

— Eh bien ! A-mi-otte, t’as tort de te fâcher parce qu’il faut aller à la pêche. Le poisson, tout petit qu’il soit, n’abonde pas. Et puis on n’a rien attrapé depuis trois jours. Tu comprends, on vit avec la réserve. Et puis, tu n’es pas seul à nourrir. Et puis, si cela continue, on mangera bientôt les pissenlits par les racines.

— Comme tu y vas ! Tu ne te frottes pas le ventre avec des arêtes de poisson toi ! Ah ! tu veux déjà nous enterrer ?…

Puis se tournant vers un groupe qui se tenait dans un coin de la cour, il cria :

— Venez voir ici, vous autres… La Londette dit que le Père Aulneau va bientôt chanter la Messe des Morts à notre intention.

— J’ai pas dit ça, lança La Londette au groupe qui s’avançait.

Une demi-douzaine d’hommes, presque tous de taille au dessus de la moyenne, arrivaient pesamment, à pas comptés. On avait l’impression qu’il fallait une puissance formidable pour mettre ces gaillards-là en branle. Mais une fois en mouvement, rien ne pouvait les arrêter.

— Allons, dit un nommé Bourassa, je vois que je vais être obligé de donner mon opinion sur le sujet de votre dispute. De quoi s’agit-il ?

— Va mettre ton nez au magasin d’abord, répondit Amiotte. Quand on a un ustensile comme le tien, on ne le promène pas à tous les vents.

Effectivement Bourassa avait un nez énorme. Et comme il n’avait pas le bon esprit d’en rire, on ne manquait de l’en ridiculiser. Bourassa était certainement le plus intelligent de la bande. Ayant une grande facilité pour apprendre, il avait beaucoup lu et avait acquis une connaissance étendue mais superficielle. N’ayant affaire qu’à des gens qui signaient leur nom d’une croix, il était le roi borgne au milieu de ces aveugles. Bien que très bon, très serviable, il exaspérait avec une insupportable hâblerie. De plus, il était d’une irascibilité maladive quand on froissait son amour-propre. Aussi la boutade d’Amiotte avait été loin de lui plaire. Sa réponse venimeuse s’en fit sentir.

— Espèce d’avorton, crois-tu donc que nous avons gardé les cochons ensemble ?!

— Non, ça je ne le crois pas, vu que quand nous sommes ensemble c’est moi qui le garde, le cochon…

Bourassa, en colère, allait s’élancer sur Amiotte et le mettre en pièces quand La Londette l’arrêta et lui dit :

— Bourassa, t’es bien gentil… mais t’as un défaut… t’as un orgueil qu’est aussi grand que le chemin qui va d’ici à la Mer de l’Ouest.

— Et on sait pas où ça se trouve, riposta Doucette d’un ton gouailleur.

— On dit que c’est près de la Chine, renchérit Lépine.

Et les autres se mirent à rire bruyamment.

— Tu vois, continua La Londette, tous les services que tu rends à tes compagnons ne sont pas appréciés. Tu les aides et cependant ils ne sont pas tes amis. Et tout ça, c’est à cause de ton orgueil…

Bourassa haussa les épaules, tourna les talons et partit. Il était furieux. En dépit de ses airs supérieurs il rageait contre la psychologie de cet être frustre. Si l’intelligence de ce dernier n’était pas lumineuse, il avait du moins à son service un bon sens qui reste le privilège de La Londette et qui constitue la force de sa classe.

Bourassa disparu, Amiotte se fit entendre.

— C’est-y aujourd’hui ou demain qu’on va à la pêche ?

— Tout de suite…

— Quand est-ce que les canots vont arriver ? hasarda le gros Paquin.

— Dame !… fit La Londette en rentrant sa tête dans les épaules en signe d’ignorance.

— C’est bien embêtant, dit Laflèche à son tour. N’est-ce pas Paquin ? Ça va te faire maigrir ça.

— Bast ! À la grâce de Dieu, conclut La Londette. Faites comme moi. Ayez confiance. Nous en avons vu bien d’autres depuis des années que nous voyageons avec nos maîtres. L’épreuve que nous traversons aujourd’hui passera comme les autres. Ce sera une aventure de plus à raconter à nos petits neveux.

— Tu veux dire à nos petits-fils, rectifia Amiotte. Crois-tu que je veuille mourir vieux garçon, moi ? Puis portant son regard vers le groupe qui se tenait auprès du feu, il cria :

— Fleur-d’Aubépine…

Une Indienne qui pouvait avoir la trentaine tourna lentement la tête et sourit à celui qui venait de l’appeler. Bien en chair, d’une santé florissante, elle ne semblait pas souffrir de la demi famine où se trouvait la colonie. Deux nattes caressaient ses pommettes saillantes et venaient jouer avec les rotondités ballantes de sa robuste poitrine. Ses jambes fourrées dans deux tuyaux de peaux trottinaient avec effort. À côté d’Amiotte, elle rendait effrayante, par contraste, la maigreur de ce dernier. Il la regarda avec la fierté d’un nain qui se serait emparé de Babylone. À ce sourire de conquérant, Fleur-d’Aubépine répondit par un regard où passa la douceur ineffable d’être l’esclave d’un tel maître.

— Croyez-vous, dit ce Cyrus en miniature, que quand on possède un pareil trésor, on ait l’envie de cuire toute sa vie dans le jus du célibat ?

La Londette regardait effaré ce couple singulier. Cette fois encore son camarade avait le dernier mot.

— Tu m’as volé ma part, ricana le gros Paquin. Satisfait de sa réplique, il rit, tout seul, à gorge déployée, faisant faire à son ventre une danse endiablée.

Lafleur, un autre type en son genre, demanda d’un air timide :

— Et c’est pour quand, la noce ?

— Aussitôt après que les canots seront arrivés. J’en ai déjà parlé au Révérend Père Aulneau. Il m’a dit que je faisais bien et qu’il en parlerait à Monseigneur de Lavérendrye.

— Mais pourquoi en parler au maître, demanda Beaulieu en avançant une trogne dont le nez écarlate jetait des éclairs. C’est pas lui qui va se marier avec Fleur-des-Pois.

— Fleur-d’Aubépine, hurla Amiotte. En ont-ils une drôle d’idée d’écorcher ainsi les noms !

Beaulieu était un de ces hommes que l’on rencontre dans toutes les sociétés. Jamais satisfait, il trouvait à redire à tout. Peu parleur, il était de ceux qui ruminent toujours quelque chose dans leur cœur. C’était un terrain prêt à recevoir le mauvais grain de la révolte ou de la mutinerie, Cela lui était arrivé une fois déjà, cinq ans auparavant. Depuis, il avait été sage, maîtrisé par l’autorité de Lavérendrye. Il se contentait d’être mauvaise langue à ses heures.

— Qu’il s’occupe de son fils, s’il veut mettre son nez dans les mariages.

— Dis donc, fit remarquer La Londette, tu pourrais être un peu plus respectueux.

Beaulieu ne prit pas garde à l’observation de son camarade. Il était lancé. Quelque chose lui démangeait la langue. Il continua.

— Au lieu de s’occuper des intentions matrimoniales d’Amiotte, il ferait mieux de surveiller Pâle-Aurore qui se morfond depuis que Jean-Baptiste nous a quittés. Quand par hasard elle parle, elle est toujours à nous demander de lui raconter les exploits du fils aîné du chef. Si elle l’aime, elle fera bien de faire attention à sa sœur Rose-des-Bois…

— Sans oublier Cerf-Agile qui semble aussi beaucoup aimer Pâle-Aurore. Quand l’Indien est parti au fort Maurepas avec le cousin et les deux frères, je les ai surpris qui causaient à voix basse dans un coin…

Rose-des-Bois venait d’apparaître sur le seuil de la maison du commandant. La Londette la vit. Son instinct lui fait flairer un danger si l’on continuait à parler. Il bouscula les bavards.

— Ce n’est pas en restant ici que nous attraperons de quoi manger. Allez chercher les filets qui sont au magasin et venez nous rejoindre aux canots… Tu viens, Amiotte ?

Celui-ci empoigna le panier que tenait La Londette. Il caressa un peu Fleur-d’Aubépine qui sourit, et cria aux Indiens :

— Allez vous autres, laissez vos pipes de côté et venez nous aider.

Les squaws assises autour du feu se rapprochèrent les unes des autres. Impassibles, elles regardèrent les hommes s’éloigner. Une sentinelle ouvrit la porte du fort qui se referma en gémissant. Sous la chaleur du foyer le bois sec se tordait et se plaignait.

La petite troupe, sous la direction de La Londette franchit rapidement l’espace qui séparait le fort Saint-Charles du lac des Bois. Deux canots couchés sur le flanc dormaient au soleil. Quatre poignes vigoureuses les jetèrent à l’eau. Amiotte, La Londette et quelques compagnons montèrent dans l’un d’eux. Bourassa, Beaulieu suivis de Marion, Doucette et Lépine montèrent dans l’autre.

Les canots glissèrent lentement vers le large. De nombreuses îles saupoudraient les eaux du lac. Pour rendre la pêche plus fructueuse et plus sûre, La Londette décida que chaque canot irait de son côté.

— De cette façon nous aurons peut-être une chance d’attraper quelque chose.

Debout, drapé dans son filet, il semblait le dieu du lac. Le chapeau enfoncé sur les yeux, il scrutait les eaux tranquilles, attentif au moindre indice qui put révéler la présence du poisson. Tout à coup son bras droit s’éleva lentement pour redescendre et remonter encore. Le canot ralentit puis s’immobilisa. Les hommes étaient muets. Tous suivaient le regard de La Londette. Amiotte sentit son cœur battre à coups précipités. Le filet fut lancé avec force. Il plana un instant puis s’abattit voracement sur l’eau où il enfonça ses milles tentacules et jeta la panique au milieu des poissons.

— Allons, dit La Londette, en retirant le filet dont les mailles trop tendues menaçaient de se rompre, voici une autre pêche miraculeuse… Tu ne mourras pas de faim aujourd’hui, Amiotte.

— Non ! Mais songe à demain. Tu peux relancer ton filet puisque cela va si bien !

— Si l’on appelait Bourassa ? Ne crois-tu pas qu’on aurait des chances de faire une meilleure pêche ?

— Non ! Laisse-le là où il est. Il s’imaginerait qu’on croit qu’il ne sait pas pêcher…

La Londette relança son filet. La Providence avait enfin pitié de ces hommes dont le courage à toute épreuve risquait de s’annihiler devant le manque de nourriture.

En revenant vers la berge, Amiotte chantait. Il passait en souriant ses doigts sur son menton squelettique. Le frétillement des poissons apaisait sa faim et lui faisait oublier ses récriminations de tout à l’heure.

— C’est notre maître qui va être content ! Il y a des semaines entières que nous avons fait pareille pêche…

— Il faudrait bien que cela se renouvelle tous les jours, jusqu’à l’arrivée des canots. As-tu remarqué comme Monseigneur de Lavérendrye semble inquiet depuis quelques temps ?

— Dame ! pas de vivres. Un monde à nourrir. Ses deux fils aînés au fort Maurepas, son neveu au fort de la Fourche des Roseaux. C’est plus qu’il n’en faut pour étourdir un homme !

Ah ! c’est un homme, un grand homme celui qui faisait rayonner son énergie sur ses immenses territoires de l’Ouest canadien et qui avait présidé à l’érection du fort Saint-Charles.

Situé au Nord-Ouest du lac des Bois où de nombreuses îles nattaient ses eaux jaunâtres, le fort Saint-Charles était un vaste rectangle de cent pieds de long sur soixante de large. Dominant le lac et les bois, il semblait l’œil de la civilisation qui regardait, ébloui, la végétation luxuriante se réveillant d’un long sommeil hivernal, et reprenant, cette année encore, sa vie pleine d’animation. D’innombrables oiseaux chantaient et se balançaient sur les cimes des arbres. La forêt tressaillait de volupté sous l’effluve printanier que dégageait cette nature enchanteresse. Une palissade, formée de pieux d’environ quinze pieds de haut, entourait le fort et procurait aux membres de la colonie une sécurité relative. Une chapelle où se faisait les cérémonies religieuses, était le rempart de la foi de l’explorateur et de ses compagnons. Ayant fait une place à Dieu parmi eux, Lavérendrye avait fait construire deux maisons : une pour le chapelain et une autre pour lui et ses fils. Quatre cabanes avec cheminées étaient le refuge de ses employés. Plusieurs familles de la nation des Cris avaient construit, dans un coin de l’enclos, leurs tentes coniques en peau. Ce fort était devenu, dès le premier jour, le carrefour de la civilisation et de la sauvagerie, ou plus exactement le point de contact d’une vie organisée et soumise à des lois et d’une vie nomade esclave de ses coutumes et de sa superstition. Un magasin et une poudrière complétaient l’aménagement du fort et renfermaient à la fois la monnaie nécessaire au commerce et les armes utiles à la défense personnelle. Le tout recouvert de toits d’écorce avait été bâti avec des troncs d’arbres non équarris.

Quatre bastions flanqués aux angles de l’enclos permettaient aux guetteurs d’en surveiller facilement les abords. À l’Est, le lac peuplé d’îles couvertes de saules rafraîchissait la température étouffante des étés et, l’hiver il semblait un miroir dépoli par endroits. Du côté de la forêt, un espace parsemé de troncs d’arbres coupés à hauteur d’homme, protégeait les habitants du fort contre toute surprise.

C’était là qu’en 1732, Pierre-Gaultier de Varennes, Sieur de Lavérendrye s’était arrêté faute de vivres.

Pierre-Gaultier de Varennes, Sieur de Lavérendrye, naquit aux Trois-Rivières le 17 novembre 1685. Fils d’un gentilhomme français, René Gaultier de Varennes, et d’une jeune Canadienne, Marie Boucher, il fit ses premières armes dans les guerres de Terre-Neuve et d’Acadie. Peu disposé à suivre un travail intellectuel, il préféra rester dans le domaine de l’action. Se sentant un goût militaire prononcé, il s’embarqua pour la France et s’engagea dans les armées royales. Son courage et son esprit d’aventure y trouvèrent également leur compte. En 1709, à la bataille de Malplaquet, il était laissé pour mort sur le champ de bataille, le corps couvert de blessures. Sa résurrection du milieu des cadavres, son dévouement à la couronne de France ne lui amenèrent pas la fortune. L’armée française fut pour lui une école d’abnégation et de sacrifice. Il y apprit à obéir et à commander. Les désillusions qu’il en retira lui furent un avant-goût de celles plus amères encore qu’il devait éprouver plus tard. Revenu parmi les siens, découragé dans ses velléités militaires, il songea à fonder un foyer. En 1712, il épousa Marie-Anne Dandonneau du Sablé, de l’Île du Pas, dont il eut quatre fils et deux filles.

Privé de sa solde d’officier, il dut, pour subvenir à l’entretien de sa famille, se livrer au commerce des fourrures. En 1728, alors qu’il commandait un poste de traite sur les bords du lac Népigou, il entendit parler d’un pays immense et merveilleux qui se trouvait à l’Ouest des Grands Lacs.

Si la curiosité fut mère de l’invention, les explorations et partant les découvertes qui en suivirent furent souvent dues au goût de lucre, à l’avidité des hommes et à leur insatiable appétit de luxe et jouissance. Pour quelques-uns les explorations furent suivies avec un esprit d’aventure qui satisfaisait à la fois leur courage et leur désir d’accepter avec plaisir une fortune qui pourrait leur tomber du ciel. Pour Lavérendrye, une hypothèse avait pris jour dans son cerveau et, dès lors, tous ses efforts furent concentrés sur sa vérification.

Les difficultés que rencontraient les nations d’Europe pour se rendre aux Indes, en Chine et au Japon les excitèrent à se tourner vers l’Ouest et à y chercher un passage qui leur permît de se soustraire à la puissance des Turcs et à leur surveillance. Les explorateurs qui furent envoyés à la conquête des trésors de l’Orient rencontrèrent des brouillards et des neiges au lieu de soleil, et des animaux à fourrures au lieu d’épices. Leurs efforts détournés de leur véritable but ne furent cependant pas perdus. Un nouveau monde d’une richesse incalculable s’offrit à leur avidité. Suivant un habitant séculaire, les Anglo-Saxons se ruèrent sur cette contrée qu’ils exploitèrent, se souciant peu de l’explorer et de lui insuffler le principe vivificateur de la civilisation. Néanmoins, les esprits sérieux restaient préoccupés par un passage au Nord-Ouest. Tous le cherchaient par la mer. Épuisés par la fatigue, ils revenaient sans cesse faire assaut contre les obstacles périodiques des neiges et des glaces. Nul n’avait encore songé à la possibilité d’un voyage par terre au delà des Grands Lacs. C’est en écoutant les récits des Indiens qu’il rencontrait au lac Népigou que Lavérendrye eut l’intuition qu’en traversant les territoires de l’Ouest on arriverait à la mer. C’est le propre des hommes de génie et de grands découvreurs de bâtir des projets sur une hypothèse que réalisent leurs œuvres et leurs voyages. À la volonté, à la ténacité, à la clairvoyante intelligence de Champlain nous devons la construction de Québec et la fondation de la Nouvelle-France. « Esprit toujours précis au service d’une âme toujours ardente, a dit Georges Goyau, Champlain laissa assez d’essor à ses rêves pour ne jamais cesser de voir grand, et les tenir assez en bride pour garder le contact avec le réel : l’idéaliste, en lui, orientait le réalisateur, et le réalisateur surveillait l’idéaliste ; et son rare génie d’organisation s’accommodait à toutes les tâches, qu’il s’agisse d’appareiller un vaisseau, d’outiller un fort, d’installer des Français dans une bourgade sauvage ou des sauvages dans le bercail du Pape. » Pour les mêmes raisons, Lavérendrye est devenu le Champlain de l’Ouest. Tous deux, conduits par les mêmes principes civilisateurs et religieux, ont donné un domaine à la France et un champ d’action au Christianisme.

Lavérendrye soumit son plan à un missionnaire jésuite, le Père Nicolas Degonnor qui plaida avec succès sa cause auprès du gouverneur du Canada, le marquis Charles de Beauharnois. Son énergie inlassable, sa droiture d’esprit dictée par des convictions religieuses inébranlables faisaient de lui l’homme idéal nécessaire à la poursuite et à la réussite d’un tel projet.

Grand, bel homme, portant fièrement la tête, Lavérendrye apparaissait tout de suite comme un chef. Ses yeux aux reflets d’acier se dirigeaient sans cesse vers un but visible par lui seul. Rayonnant devant un nouvel espoir, ils s’assombrissaient soudain devant un acte d’énergie à faire ou devant une douleur trop forte qu’il fallait surmonter. Mais toujours un reflet mystérieux brillait dans ce regard qui alimentait son feu dans une âme ardente et indomptable. Naturellement bon, Lavérendrye avait comme tous les grands chefs le respect de la discipline et du devoir. Il était sévère pour ses compagnons comme pour lui-même.

Sans ressources, il reçut pour couvrir les frais de l’expédition le monopole du commerce dans les contrées qu’il découvrirait. En même temps qu’il se faisait commanditer par un groupe de marchands de Montréal pour obtenir l’argent nécessaire à son voyage, il demandait à ses trois fils aînés et à son neveu d’être ses lieutenants et collaborateurs.

Quelle foi ne devait-il pas avoir dans sa mission pour lancer dans une entreprise aux difficultés inouïes des enfants dont le plus âgé avait dix-neuf ans ! Qu’elle avait dû pleurer de douleur et de fierté cette mère qui serrait contre son sein ses deux filles et son plus jeune fils, devant tant de grandeur, de courage et d’abnégation ! Quelle virilité dans ces âmes d’enfants qui sacrifiaient leur fortune et leur avenir à la conquête d’un royaume incertain ! Patrie et Religion, sources sublimes de grandeurs, vous faites de l’enfant un homme et de l’homme un héros !