L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 9

Schleicher Frères & Cie (p. 155-167).


CHAPITRE IX

L’Imagerie spontanée et l’Imagerie volontaire


Galton, l’anthropologiste anglais, a écrit un livre de psychologie : Inquiries into Human Faculties, qui sera toujours consulté pour l’étude de l’idéation ; ce livre n’a pas l’aspect brillant d’une étude synthétique, c’est une série d’observations, de valeur inégale, sur des questions très particulières ; quelques-unes sont insignifiantes, d’autres ont la plus haute valeur.

Ainsi, à propos du pouvoir de l’imagination, Galton a signalé comme en passant ce fait que certaines personnes sont capables de modifier à leur gré leurs images mentales, tandis que d’autres personnes n’ont pas ce pouvoir.

Il cite quelques exemples curieux de ce pouvoir de l’imagination, mais n’insiste pas. Il n’a point vu toutes les conséquences de la question. C’est pour lui une particularité de l’imagination, comme, par exemple, l’audition colorée ou les schèmes visuels qu’il a été le premier à signaler à l’attention des psychologues. Moi-même, en reprenant son idée, j’ignorais combien elle était féconde, et je ne me rends pas du tout compte pour quelle raison je l’ai reprise, car je ne trouve rien dans les documents que j’ai recueillis jusqu’ici chez mes deux jeunes filles qui m’indiquât qu’elles ont un pouvoir différent de l’imagination. C’est une curieuse leçon pour nous. On peut, pendant une année, analyser assidument la structure d’un esprit sans s’apercevoir d’une propriété mentale de prime importance, que l’échange fortuit d’une question et d’une réponse suffit à découvrir en moins d’une minute.

Je vais donc parler en détail du pouvoir de la volonté sur l’imagerie mentale. Lorsqu’on étudie l’origine d’un phénomène psychologique dans ses relations avec la personne de celui qui l’éprouve, on voit que trois sortes d’origine sont possibles : le phénomène peut être spontané, ou volontaire, ou en opposition avec la volonté.

Parmi les phénomènes spontanés, je citerai la rêverie ; on peut parfois, par un acte de volonté, se mettre à rêver ; mais le plus souvent l’origine de la rêverie est spontanée.

Un autre phénomène spontané est la division de conscience qui se produit parfois pendant qu’on lit ; les yeux continuent à lire machinalement, la pensée est ailleurs. Cette division se fait spontanément ; il m’est impossible de la provoquer pleinement par un acte volontaire, et tous ceux que j’ai interrogés et à qui j’ai demandé de faire l’épreuve devant moi ont échoué, malgré les divers artifices qu’ils employaient.

Les phénomènes volontaires sont ceux qui se produisent à la suite d’une réflexion ; c’est par là qu’ils s’opposent aux phénomènes spontanés. La définition des phénomènes contraires à la volonté ne demande aucune explication[1].

Dans les expériences précédentes, nous avons vu, à propos des images, que les unes naissent spontanément, et d’autres sont cherchées, et par conséquent voulues. Nous allons étudier chez nos deux sujets quelles différences présentent ces deux modes de formation des images.

Voici le compte-rendu textuel des observations.

Je dis à Armande (18 sept.) : « Je vais te demander de te représenter, les yeux fermés, une chose quelconque, puis d’y faire les additions que je t’indiquerai ; et tu me diras si tu y réussis, si la transformation est nette, et combien de temps il te faut pour la réaliser. J’insiste un peu sur cette explication première ; puis nous commençons. Je donne intégralement notre conversation, puisque ce n’est que par là qu’on peut se faire une idée des modifications que subit l’idéation d’Armande.

« D. Représente-toi un singe qui fume sa pipe. Peux-tu ? — R. Difficilement. Je me représente le singe du Bas-S… (souvenir). — D. Veux-tu lui mettre un chapeau haute-forme ? — R. C’est plus difficile. Oh ! non, je ne vois même plus le singe. — D. Représente-toi Mme Lé… (une paysanne du pays). Tu peux ? — R. Oui, très bien, je la vois devant sa porte, parlant avec une autre femme. — D. Représente-la-toi assise, jouant aux cartes avec Lu…. — R. Non, je ne peux me la représenter que debout. Je me représente Lu…, mais pas elle. — D. Assieds-la dans l’herbe. — R. Il n’y a pas moyen. Je ne peux pas m’imaginer quand on me dicte. — D. Pense à M. B… (vieil habitant du pays). — R. Ah ! je vois la mère L… assise, maintenant, seulement, elle découpe à manger. Non, je ne me représente pas bien M. B…, je vois son jardin, mais pas lui. — D. Tu ne le vois pas encore ? — R. J’entends plutôt sa voix. Oui, je le vois un peu dans le jardin qui monte. Je te vois avec lui. — D. Bien, fais-le monter à bicyclette. — R. Alors, je me le représente comme un maître d’école (souvenir d’un maître d’école qu’elle a vu à bicyclette). Non, je ne peux pas… je le vois tombant. — D. Pense à notre jardin de M…. Une grande troupe de chiens se bat sur la pelouse ; ça va ? — R. Je ne sais pas, il y a une peau de lapin qui y est mêlée. J’ai d’abord pensé près de Brolle, les chiens… (souvenir), puis j’ai pensé à une gravure qui représentait un enfant qui se battait avec un loup… il y avait un manteau, ou bien c’était le loup qui ressemblait à une peau, et la peau du loup s’est mise à se démener sur notre pelouse. » On voit combien le développement de cette imagerie est involontaire. Armande ne réalise pas ce que je veux, et, de plus, elle réalise ce qu’elle ne veut pas. Supposant qu’Armande était surtout indocile à mes suggestions, je lui demande le lendemain : « D. Est-ce que tu pourrais faire ces transformations, volontairement, si tu en avais l’idée toi-même ? — R. Non, c’est le hasard qui dicte ce que je dois voir. Ce n’est pas moi du tout. Je ne peux pas volontairement me représenter telle chose, même si cette idée vient de moi. — D. Veux-tu essayer ? — R. Oui… c’est que quand je veux m’imaginer, je ne m’imagine rien du tout. Je me représente la rue Grande à Fontainebleau, quand nous passions à bicyclette avec M… Je voudrais voir Marguerite tombant de bicyclette… Je ne peux pas la voir… Je veux me représenter la croix de Toulouse… J’y parviens un peu. — D. Transforme. — R. Oh ! malgré moi, ça change… Je vois une vieille mansarde avec des murs blancs, et une vieille femme qui est devant la cheminée à se chauffer les pieds. — D. Transforme. — R. Je voudrais m’imaginer qu’elle se lève… Non, elle reste assise. — D. Demande-lui autre chose. — R. Qu’elle batte dans ses mains ! Je ne peux pas, elle est trop paisible ; qu’un chat vienne se frotter contre sa chaise ?… Je vois un chat… il reste au milieu de la pièce… il vient se frotter contre une autre chaise… Maintenant ça disparaît… Je voudrais me représenter le bois d’Elennemare… là, ça y est… Je voudrais me représenter un bœuf attelé à une voiture qui passe… Je ne peux pas… Je vois le bœuf sur le pont de Fontainebleau. — D. En somme, tu ne peux pas conduire ton image à ta volonté ? — R. Je puis me représenter les objets que je désire, seulement ils sont à d’autres endroits. »

Ce serait exagéré de dire qu’Armande ne commande pas du tout son imagerie. Elle est capable de se représenter ce qu’on lui dit ou ce qu’elle veut ; mais la représentation n’est jamais complète, elle boite par quelque endroit, et, de plus, elle contient maint détail qu’Armande n’a ni prévu, ni désiré. « C’est le hasard, dit-elle, qui dicte ce que je dois voir. »

L’idéation, chez Marguerite, est au contraire remarquablement docile aux ordres de la volonté. Je lui donne la même explication qu’à sa sœur, et aussitôt la conversation s’engage (18 sept. 19…)[2].

« D. Ainsi, représente-toi un singe qui fume sa pipe. Peux-tu ? — R. Oh ! oui. — D. Veux-tu lui mettre un chapeau haute forme ? Tu peux ? — R. Oh ! oui. — D. Comment as-tu fait ? — R. Je n’en sais rien. Je me suis représenté un singe que je connaissais déjà, que j’ai déjà vu. — D. Représente-toi Mme Lè… Tu peux ? — R. Oh ! très bien. — D. Assise, jouant aux cartes avec Lu… Tu peux ? — R. Oh ! oui. De profil à droite, et Lu… un peu penchée vers la table. Elle a l’air très sérieux. — D. Assieds-la dans l’herbe. Tu peux ? — R. Oui, à la Fourche, de face, contre un arbre, comme nous l’avons vue. — D. Pense à M. R… Tu peux ? — R. Oui. — D. Donne des détails. — R. Je pense quand il était assis sur le tabouret de piano, qu’il a cassé. — D. Fais-le monter à bicyclette. Tu peux ? — D. Oh ! très bien. Seulement, je te vois à côté, courant après, vers la maison d’Annette, allant vers la forêt. — D. Pense à notre jardin de M… Une grande troupe de chiens se bat sur la pelouse. — R. Çà, c’est plus compliqué… Ce n’est pas très net… C’est un peu un fouillis informe. — D. Donne des détails. — R. C’est très peu net. »

Le lendemain, je demande à Marguerite si elle peut choisir elle-même d’avance les transformations qu’elle fera subir à son image. Elle est étonnée de ma demande, tant la chose lui paraît facile. On fait l’essai. « R. Le singe. Je peux très bien le voir avec un petit paletot… sans chapeau, ni pipe. — D. Transforme encore. — R. Je ne vois pas ce qui peut m’arrêter : il peut faire tout ce qu’il veut, ce singe. Quand on lui présente une canne, il se précipite dessus. — D. Transforme la mère Lé… — R. Quand elle marche dans la rue avec son panier à la main. Il me semble que je la verrais très bien pendue à un arbre pour attraper des cerises, ou bien conduisant son âne. — D. Bref, tu peux te représenter à peu près tout ce que tu veux ? — R. À peu près, oui. »

Ainsi, il n’y a pas de différence entre le cas où c’est Marguerite qui a l’idée d’une représentation et le cas où c’est moi qui lui souffle cette idée ; quelle que soit l’origine de l’idée, Marguerite réalise avec la même facilité, semble-t-il, sa représentation. C’est juste le contraire d’Armande. Armande ne peut se représenter clairement et nettement une image ou une modification d’image ni par mon ordre ni par le sien ou, du moins, la réalisation est toujours incomplète, et Armande s’en aperçoit bien. Il serait difficile de trouver un contraste plus grand que celui que nous présentent ces deux sœurs. Là où Marguerite déclare : « c’est très facile, » Armande dit : « je ne peux pas y arriver. »

Avant de tirer des conclusions sur ce pouvoir si différent de l’imagination, je vais rendre compte d’une autre observation que j’ai faite du reste après la précédente sur Armande et sur Marguerite. Dans ce second interrogatoire, je voulais connaître les transformations involontaires, spontanées, des images, lorsqu’on n’intervient pas pour les modifier, et qu’on se laisse aller au cours de ses pensées. J’ai donc prescrit à mes deux sujets de choisir une représentation quelconque, puis de fixer son attention dessus, et d’observer toutes les transformations que l’image pourrait subir spontanément, en dehors de la volonté. Il fallait garder les yeux fermés, pour mieux concentrer son attention, et il fallait aussi me décrire les transformations d’image, à mesure qu’elles se produiraient.

Voici ce qu’Armande a dit, et ce que j’ai noté en l’écoutant. Elle a les yeux fermés. La succession d’images a été très rapide : « Je vois le salon de M… — il n’arrive rien, c’est si calme ! — Ça ne continue pas. — Je vois un drapeau — qui me fait penser à une grande plaine où il y a un bastion (le bastion des Trois-Mousquetaires). — Je vois la place près de J… (marchand de bicyclettes à F…). Ça brille beaucoup, je mène ma bicyclette à réparer. Je vois des poissons accrochés, je ne sais pas où. — Rien. — Dans la rue Grande, Camille arrivant et tombant de bicyclette. — Je vois la gare de M…, près du pont. — Je vois très bien un parapluie. — Rien. — Un jeu de quille devant la fenêtre de notre maison à Saint-V… — La maison fait une ombre très noire qui se projette très loin sur le quai. — Pas une idée ne se suit — c’est comme haché. (Après réflexion, ouvrant les yeux.) Je vois le tableau d’une ville, une rue, une place, et tout d’un coup, à la place, je vois autre chose. — D. Ce n’est pas une transformation ? — R. Non. Ce n’est pas une transformation. Ça a l’air de se mettre devant, et le fond a l’air de s’effacer. » Le lendemain, je l’interroge longuement, et elle m’apprend que ces défilés d’images lui sont familiers, viennent l’assaillir pendant qu’elle est toute seule à rêvasser, et qu’elle a les yeux ouverts ; les images se succèdent rapidement, elles sont différentes, et Armande ne s’attend pas une seconde auparavant à celle qui lui apparaît. Ce défilé l’amuse ; mais parfois, pendant une occupation sérieuse, quand elle apprend par cœur, cette prolifération la gêne. « Il faut alors, dit-elle, que je tâche d’avoir des images de ce que j’apprends, que je me représente ce que signifie un vers, pour chasser les autres images. Mais le plus souvent ce sont des pensées et non des images. Je pense à des choses que je ne vois pas. »

Bien qu’il semble facile de faire ces analyses psychologiques de l’idéation, car elles exigent seulement du papier, de l’encre et un peu de complaisance, j’en ai rarement rencontré des exemples dans la littérature.

Le seul exemple que j’en connaisse a été donné par Galton et je l’ai reproduit dans ma Psychologie du raisonnement (p. 104). C’est une observation qu’un clergyman a faite sur lui-même. Il raconte que, fermant les yeux, il voit une série d’images, qui se succèdent ; ces images procèdent directement les unes des autres ; elles se transforment, au sens réel du mot. Chez Armande, comme elle le dit elle-même, l’image ne se transforme pas ; il y a un défilé d’images différentes, qui se chassent. Je ne crois pas cependant qu’on puisse affirmer qu’il y a toujours succession et jamais métamorphose. Le lendemain, j’ai répété l’épreuve, en priant Armande de bien vouloir coter ces images, car je supposais qu’elles devaient être très intenses, mais je me trompais. Voici cette nouvelle série :

(Elle ferme les yeux)… « Je vois un caniche qui fait le beau — seulement il se transforme en un dessin de tapisserie. Je le vois avec les yeux sans le penser… Je ne sais pas comment le faire. — D. Choisis une première image, et puis vois ce qu’elle devient. Par exemple, l’église de M…. — R. Je vois surtout le bijoutier d’en face — je vois toujours la place sans que ça change… il y a un chien qui traverse dans le lointain, maintenant je vois des petites maisons sur une route isolée. C’est imaginaire… Je vois une quantité considérable de parapluies. — Je vois une vieille gravure (ici des détails que je n’ai pas eu le temps de marquer). — maintenant je me représente la broderie de Marguerite. Oh ! elle s’amplifie, cette broderie, elle devient immense… Je vois un panier sur une chaise… — D. Essaye de coter cela comme intensité. — R. Je ne me souviens plus. — D. Les maisons sur la route isolée ? — R. 5 à 8. — D. La quantité de parapluies ? — R. Oh ! 3. — D. Souvenir de gravure ? — R. 6. — D. Et puis, qu’y avait-il après ? — R. Je ne me souviens pas… une broderie de Marguerite, 10. »

Cette seconde série d’images a été donnée environ en 2 minutes. Armande ne parle pas continuellement, elle note ce qu’elle voit, puis se tait : et son silence est figuré dans le texte précédent par un trait. On ne peut se défendre d’une comparaison. Cette succession d’images visuelles ressemble beaucoup à ces « dissolving views » obtenues en projetant sur un écran avec une lanterne, une première image, puis une seconde image, qu’on éclaire progressivement pendant qu’on obscurcit la première. Ce n’est là qu’une comparaison bien incomplète avec un phénomène tout physique ; et cependant cette comparaison me paraît juste aussi comme impression morale. Armande est bien devant son image mentale comme si elle était assise devant l’écran du cinématographe ; je suppose qu’on lui demandât de décrire ce qu’elle verrait pendant les projections, elle ne parlerait pas autrement que lorsqu’elle analyse sa pensée.

Rappelons-nous certaines de ses expressions. « Je vois toujours la place sans que ça change… il y a un chien qui traverse dans le lointain. » N’est-ce pas une description bien cinématographique ? J’entends par là une description d’images qui semblent extérieures à l’esprit d’Armande. Autre comparaison, aussi nécessaire que la précédente. L’idéation d’Armande rappelle les exercices de cristal-vision. On sait en quoi ils consistent. Une personne douée pour cela — j’ignore si tout le monde y est apte — regarde longuement avec fixité une surface brillante, par exemple une facette de cristal taillé, ou une boule de verre ; au bout de quelque temps de contemplation, le sujet voit se former dans le cristal de petites images, qu’il décrit comme des tableaux d’un détail très fini, et de couleurs brillantes ; ces images sont des objets de fantaisie, ou bien au contraire elles retracent des scènes de la vie passée du sujet. Leur caractère essentiel, c’est qu’elles se développent en dehors de sa pensée volontaire ; il y assiste en spectateur, il ne les appelle pas, ne les modifie pas volontairement. Il y a une littérature très abondante sur ces exercices de cristal-vision. On la trouvera presque entièrement réunie dans les curieux Proceedings of the Society for Psychical Research, de Londres. Si ces exercices ont été pratiqués avec tant d’assiduité, surtout par des dames anglaises, c’est parce qu’il s’y attachait un intérêt pour cette chasse au surnaturel qui a séduit tant d’esprits en Angleterre. On a trouvé dans le cristal-vision une méthode pour fouiller le domaine de la sous-conscience, méthode comparable à celle de l’écriture automatique. On a constaté, ou cru constater, que, parmi ces images, il y en avait de prophétiques, qui figuraient des événements à venir ; d’autres faisaient revivre des souvenirs complètement effacés, ou pouvaient apprendre des faits entièrement ignorés, par exemple la place d’un objet perdu. La préoccupation du surnaturel a détourné les esprits de la psychologie de ces images spéciales, de même que le culte du spiritisme n’a point porté les adeptes à étudier l’état mental des médiums ni le mécanisme de leurs mouvements.

J’ai donc été un peu étonné de rencontrer chez Armande, qui n’a jamais lu d’études de ce genre ou entendu parler de cristal-vision, une idéation ayant un caractère aussi particulier. J’ai cru d’abord qu’en fermant les yeux et en formant ces séries d’images elle se mettait sans le savoir dans un état un peu artificiel ; mais elle m’a assuré que c’est là sa manière habituelle de penser, quand elle pense avec des images.

Passons maintenant à Marguerite ; si elle s’applique à une représentation mentale, elle en perçoit bien le détail, et cette image a une grande netteté, puisque Marguerite lui attribue souvent la vivacité de la sensation réelle ; mais cette image ne change pas, elle reste fixe et Marguerite est bien étonnée que je lui parle de transformations spontanées. Voici le dialogue. Elle choisit comme image la représentation du jardin voisin et de ce qui s’y passe. « R. La construction des T… à côté ? — D. Bien. — R. Le père T… se promène dans le jardin et surveille ses ouvriers. Il y a des tapisseries au fond. Mais ce n’est pas une scène qui peut changer beaucoup. Je vois toujours la même chose. Un ouvrier qui tient une grande planche. Je ne sais plus quoi dire. — D. Regarde ton image. — R. Elle ne change pas. — D. Veux-tu en prendre une autre ? — R. La foire de S… — Je ne vois pas ce que tu veux dire. Que veux-tu que je dise de plus ? — D. Est-elle remplacée par autre chose ? — R. Mais non (un peu impatientée), pas du tout. — D. Alors elle reste toujours pareille ? — R. C’est plutôt dans les rêves que ça change. Mais quand on y pense, ça ne change pas beaucoup. — D. Je ne me suis pas bien expliqué peut-être. En pensant à une image, comme la fête de S…, n’y a-t-il pas une autre pensée, une autre image qui vient la changer, l’effacer, la remplacer ? — R. Non, pas du tout. — D. Enfin, de la fantaisie, tu comprends ? — R. Oui, mais il n’y en a pas. — D. Veux-tu m’en prendre une autre ? — R. La promenade à bicyclette à Ury. Mais c’est difficile. Le pont de…. — D. Penses-y et dis-moi ce qui se passe dans ton esprit. — R. Il ne peut pas changer… eh bien, je vois le trolet, les voitures qui vont et qui viennent. — D. Est-ce que ça change ? — R. Mais c’est toujours la même chose… Je ne comprends pourquoi tu me demandes ça… C’est toujours le pont de Fontainebleau. »

Ainsi, Marguerite exerce une action volontaire très forte sur ses images ; mais en revanche ses images n’ont pas une vie propre ; elles ne changent point, tant que Marguerite n’intervient pas elle-même pour les modifier.

Tout ce qui précède peut se résumer simplement en disant que ce qu’il y a de plus développé chez Armande, c’est l’imagerie spontanée, et chez Marguerite l’imagerie volontaire. Armande a la conscience très nette que lorsqu’elle pense, lorsqu’elle fait un travail de réflexion, ce travail peut se composer de deux parties, une partie image, qui a lieu involontairement, et une partie de réflexion, qui est tout à fait son œuvre. Voici en effet comment elle trouve les 20 mots à écrire dans une expérience que j’ai décrite longuement : « Je cherche et je vois des images qui défilent devant moi comme quand je n’ai rien à faire. Alors je vois une image, et je réfléchis que je peux prendre un mot qui s’y rapporte. Je vois un œil, et j’écris regard. Si je vois une forêt avec le ciel, un ensemble, j’écris paysage, et s’il y a de l’eau j’écris liquide. — D. Alors l’opération se compose de deux parties… — R (interrompant). D’une partie qui m’apparaît sans que je cherche et j’arrange ça avec des réflexions pour en tirer des mots. — D. De ces deux parties, y en a-t-il une qui est plus volontaire que l’autre ? — R. Mais il y en a une qui est involontaire, puisque c’est malgré moi que les images arrivent. L’autre est naturellement la plus volontaire. » J’aurais pensé qu’il en est de même pour les images auditives, et qu’Armande pouvait bien entendre des paroles, comme cela arrive, par exemple, à Curel quand il compose[3], mais Armande m’a assuré qu’elle n’entend rien, que c’est « elle qui parle pour ses images ».

Les explications données par Marguerite pour ses images visuelles sont toutes différentes : elle a, dit-elle, pendant un travail intellectuel, des réflexions imagées (le mot est d’elle), mais ces images lui paraissent toujours volontaires : elle a conscience de les chercher, de les provoquer, elle n’est point étonnée de leur apparition. Sa personnalité psychique paraît donc plus cohérente, mieux coordonnée que celle d’Armande ; la volonté joue chez elle un rôle plus grand.

J’ai essayé de faire des observations analogues sur d’autres personnes, mais je n’ai point obtenu des résultats aussi précis ; ces personnes n’arrivaient pas à se rendre compte si le développement de leurs images se faisait volontairement ou non ; et, de plus, le développement était toujours médiocre, insignifiant. Ainsi Cam…, jeune fille sans culture, cuisinière de son état, arrive à se représenter très nettement une route connue ; je lui demande de continuer à regarder mentalement la route pour voir ce qui s’y passera ; il ne s’y passe rien de bien remarquable ; elle voit un omnibus, des voitures, des gens qui cueillent des fleurs sur le bord de la route. Cela ne ressemble en rien au développement des images d’Armande ; et Cam… me répond tour à tour qu’elle produit volontairement les images, ou que les images se produisent toutes seules. Même incertitude en interrogeant Mlle C…, artiste peintre, de 40 ans, femme intelligente et cultivée qui, malgré son choix d’expressions artistiques, ne dit rien de plus clair que C…, la cuisinière. Je cite ces faits pour prévenir ceux qui penseraient que l’étude de l’imagerie involontaire chez les gens éveillés est chose facile ; c’est une dissection mentale qui demande des sujets de choix.

  1. La définition du phénomène volontaire que donne la psychologie n’a rien de commun avec la définition juridique et sociale.
  2. L’expérience sur les deux sœurs a été faite successivement sans désemparer, pour éviter toute confidence et indiscrétion.
  3. Année psychologique, I, p. 119.