L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 13

Schleicher Frères & Cie (p. 259-281).


CHAPITRE XIII

La mesure de la Mémoire.


Ce chapitre sur la mémoire est un de ceux que j’avais cru les plus faciles à écrire ; en réalité, c’est celui qui m’a coûté le plus de peine. J’avais comme idée directrice une observation qui était partiellement fausse. Je m’imaginais qu’Armande a tout simplement une mémoire inférieure à celle de Marguerite ; le premier test, sur la recherche des mots, me semblait le démontrer, ou du moins le faisait supposer ; j’organisai donc quelques expériences, du reste fort simples, pour mettre en lumière cette inégalité de mémoire ; et ces premières expériences, qui consistaient à faire apprendre des vers par cœur, confirmèrent entièrement ma prévision ; sans attacher trop d’importance à des chiffres, que je n’emploie que pour faire image, on pouvait dire que la différence de mémoire des deux sœurs y apparaissait dans le rapport du simple au double. D’autres épreuves du même genre, faites dans le cours d’une année, abondèrent dans le même sens ; et la question paraissait bien tranchée lorsqu’une épreuve toute nouvelle vint démolir mon édifice de conclusions ; il m’apparut, sans contestation possible, que, pour certains genres de mémoire, les deux sœurs étaient sur un pied d’égalité. La formule se compliquait. En outre, je rencontrais beaucoup de contradictions qui me troublaient complètement. Après une longue période d’indécision, enfin la lumière se fit. Je compris que mes expériences étaient mal conçues. Au lieu d’étudier la mémoire, j’étudiais à la fois la mémoire et l’attention ; or, comme Marguerite a un plus grand pouvoir d’attention que sa sœur, — nous l’avons montré dans les chapitres précédents, — il n’est pas surprenant que dans ces épreuves mixtes elle remportât des avantages qui sont dus à ce pouvoir d’attention et non à une plus grande mémoire. Je m’excuse de l’erreur dans laquelle je suis tombé, en faisant remarquer que tous les auteurs qui ont fait des recherches sur la mémoire individuelle et essayé de la mesurer ont commis la même confusion. On peut du reste en citer un exemple bien frappant. L’épreuve de la répétition des chiffres — que j’ai décrite plus haut, en la considérant presque exclusivement comme une épreuve d’attention, — a longtemps été considérée et reste encore pour la plupart des expérimentateurs une épreuve de mémoire immédiate ; or, comme le nombre de chiffres retenus croît régulièrement avec l’âge, entre 5 et 20 ans, on en a conclu avec une raison apparente que, contrairement à l’opinion populaire, les adultes ont meilleure mémoire que les enfants. Je crois que c’est juste le contraire de la vérité. L’enfant a plus de mémoire, l’adulte plus d’attention, et l’homme mûr, peut-on ajouter encore, plus de sens critique ; l’expérience psychologique de répétition des chiffres a donc été mal interprétée, Biervliet est le premier auteur qui s’en soit aperçu. Il a distingué deux éléments, la plasticité, qui diminue avec l’âge, et la force d’attention, qui croît avec l’âge, et il conclut que si l’adulte retient plus de chiffres que l’enfant, c’est que l’augmentation de son pouvoir d’attention compense, et au delà, la diminution subie par sa plasticité. Ce n’est là qu’une hypothèse, et Biervliet ne l’appuie d’aucun fait précis ; mais l’hypothèse me paraît extrêmement vraisemblable. Ce qui la confirme, à mes yeux, c’est que des expériences toutes récentes, commencées par moi et continuées par Larguier, nous ont montré que lorsque des enfants et des adultes apprennent des pièces de vers, les premiers en gardent le souvenir plus longtemps ; c’est donc la preuve indéniable qu’ils ont une mémoire meilleure[1]. J’étais donc parvenu, par la seule force de ces expériences, à l’idée qu’il est nécessaire, dans toute mesure de mémoire individuelle, de faire la part entre ce qui appartient à la mémoire et ce qui relève de l’attention. Puis, en creusant cette idée, je m’aperçus qu’il était facile de lui donner une application pratique ; il suffisait pour cela de doser l’intérêt que l’expérience offrait au sujet. S’agissait-il de mesurer l’attention, il fallait que les éléments à retenir fussent dénués de tout intérêt, puisque l’attention suppose un effort dans le sens de la plus grande résistance. S’agissait-il au contraire de mesurer la mémoire, il fallait rendre l’expérience intéressante, pour réduire au minimum l’effort d’attention. Les recherches qu’on va lire confirmeront le bien-fondé de cette distinction ; ces recherches ont été faites bien avant que j’arrivasse à cette vue d’ensemble ; je puis dire que maintenant toutes les contradictions passées sont expliquées, et tout me paraît clair, logique.

Je vais reproduire les expériences dans l’ordre où je les ai faites ; de temps en temps, à titre de curiosité, je ferai suivre le compte-rendu par l’interprétation qui m’avait d’abord paru la meilleure, pour qu’on puisse suivre au jour le jour le travail qui s’est fait dans mon esprit.

J’ai dit, dans les lignes précédentes, que le test sur la recherche des mots, exposé dans le chapitre II, semblait indiquer que Marguerite a une meilleure mémoire qu’Armande. Cette constatation m’étonna.

Jusque dans ces derniers temps, quoique je sois leur professeur depuis dix ans et davantage, je n’avais pas remarqué entre elles une inégalité de mémoire : constatant que toutes deux, sauf de rares exceptions, savent parfaitement bien les leçons que je leur donnais à apprendre, je n’étais pas curieux de rechercher si l’une avait plus de peine et mettait plus de temps que l’autre à apprendre la leçon. Mais les tests de psychologie que je venais de faire ayant éveillé mon attention sur ce point, je m’adressai à la mère des jeunes filles pour lui demander ce qu’elle avait remarqué. Elle me répondit aussitôt, et sans hésitation, que Marguerite avait la meilleure mémoire, et qu’Armande éprouvait beaucoup de peine à apprendre par cœur. Cette observation confirmait jusqu’à un certain point mes précédentes expériences, et il ne m’en fallut pas davantage pour me persuader qu’il y avait réellement une grande inégalité de mémoire entre les deux sœurs.

Les expériences méthodiques que je fis d’abord confirmèrent entièrement cette vue.

Je commençai par une épreuve qui m’a toujours donné des résultats très nets, et que j’ai pris plaisir à répéter un grand nombre de fois ; cette épreuve consiste tout simplement à faire apprendre par cœur un morceau de prose ou de vers, en fixant le temps nécessaire pour cette étude, ou bien en fixant la longueur du morceau à apprendre ; dans le premier cas, le nombre des mots appris donne une mesure de la mémoire ; dans le second cas, la mesure est fournie par le temps dépensé pour apprendre. On voit combien cette méthode est simple ; son mérite est de reproduire, en le précisant, un travail avec lequel tout écolier est familiarisé par un exercice quotidien. Qui donc n’a pas tous les jours, quand il est élève, une leçon à apprendre par cœur ? Si la méthode est simple, elle n’en est pas, pour cette raison, plus employée. J’ai eu, ces temps derniers, l’occasion de m’entretenir avec beaucoup d’instituteurs qui ont adopté l’excellente pratique des dossiers d’élèves, et qui ont grand soin de consigner dans chaque dossier une appréciation sur la mémoire de l’enfant. Dans les écoles normales d’instituteurs, par exemple, où l’on cherche à donner aux élèves-maîtres des habitudes d’observation psychologique, on fait décrire à tour de rôle à chacun de ces élèves le caractère intellectuel et moral d’un enfant qu’ils ont eu en observation pendant une semaine à l’école annexe ; dans le petit plan d’études qui est tracé d’avance pour guider les pas de l’élève-maître novice, on a eu soin de faire une place à la mémoire, mais on n’indique point comment cette fonction mentale doit être étudiée. J’ai parcouru une centaine de ces études de caractère ; l’appréciation de la mémoire est généralement donnée en termes très vagues ; elle s’appuie, lorsqu’on a senti le besoin de lui donner un appui quelconque, sur les notes de récitation. C’est bien chanceux ; une note de récitation nous indique simplement dans quelle mesure l’élève sait sa leçon, mais elle ne nous renseigne pas sur la quantité d’effort que l’étude de la leçon a exigé ; un paresseux à mémoire facile peut avoir une moins bonne note de récitation qu’un enfant studieux, à mémoire rebelle ; il serait bien inexact de conclure simplement de la note à la mémoire. On pourrait faire encore beaucoup d’objections. Le plus simple, et le plus sûr, lorsqu’on veut connaître la mémoire d’un enfant, c’est de lui faire apprendre la leçon devant soi, en notant le temps, et en excitant suffisamment l’amour-propre du jeune sujet pour qu’il donne un bon effort[2].

J’ai fait l’épreuve un grand nombre de fois sur Armande et Marguerite ; je leur donnais à apprendre des vers ; elles devaient en apprendre le plus grand nombre possible, en un temps qui était indiqué d’avance, et qui était soit de 10 minutes, soit de 5 minutes seulement. C’était moi-même qui mesurais le temps d’étude et qui donnais le signal du commencement et de la fin. Mes sujets étaient toujours pris chacun à part, et isolés dans une chambre bien tranquille ; je ne leur parlais pas, et j’évitais même de les regarder pendant l’étude, de peur de les troubler ; je notais leur attitude, j’appréciais leur degré apparent d’attention, en un mot j’essayais d’établir une observation complète. Quand le temps était écoulé, chaque enfant écrivait de mémoire tout ce qu’il se rappelait. J’évitais par là l’émotion si fréquente de la récitation orale.

Les expériences sur la mémoire ne font point partie de la psychologie amusante ; elles rebutent les meilleurs courages ; aussi, dans mes recherches sur mes fillettes, me suis-je appliqué à espacer les épreuves, autant que possible ; celles dont je pourrais rendre compte s’espacent sur une année entière. Il me paraît inutile de les reproduire toutes, à cause de leur conformité. Dans toutes, sans aucune exception, le nombre de vers que Marguerite apprenait par cœur, et écrivait exactement de mémoire, a été supérieur au nombre de vers appris par Armande ; la différence a été constamment très grande, égale à peu près à la différence du simple au double. Naturellement, c’était le même morceau de vers que les deux jeunes filles apprenaient par cœur, et ce morceau était choisi de manière à ne pas présenter une difficulté spéciale de sens. Les morceaux ont été empruntés le plus souvent à des tragédies de Racine. La reproduction des passages que les deux sœurs apprenaient par cœur était faite pratiquement sans faute ; par conséquent, nous n’avons pas à faire des calculs sur les erreurs, dont l’appréciation est toujours délicate, et nous n’avons qu’à comparer le nombre de vers appris en un même temps.

Je citerai seulement quelques exemples. En octobre 1900 Marguerite et Armande apprennent la première scène d’Esther, à partir des 4 premiers vers, qu’elles connaissaient déjà ; le temps d’étude est de 10 minutes. Marguerite réussit à apprendre 16 vers et Armande en apprend seulement 8. La mémoire des deux sœurs est aussi persistante ; 3 jours après, elles récitent sans faute les vers appris ; 8 jours après, le 8 novembre, il en est de même, sauf qu’Armande a une longue hésitation et commet une faute, Marguerite a plusieurs hésitations et 2 fautes. Le 5 août 1901, six mois après, je leur fais écrire de mémoire le même morceau : Marguerite a un peu de peine, je suis obligé de souffler quelques mots, qu’elle souligne en rouge dans sa rédaction pour qu’ils restent reconnaissables ; le nombre de mots soulignés est de 25 : ils occupent presque tous le commencement d’un vers ; et un vers entier est oublié ; sauf ces oublis, les 16 vers sont présents. Armande, de suite après sa sœur, est invitée à écrire de mémoire ce qu’elle se rappelle, elle écrit ses 8 vers, et je ne suis obligé de lui souffler que deux mots. Dans l’intervalle d’oubli qui a duré 6 mois, les deux sujets n’ont pas pu lire la tragédie d’Esther, car cette œuvre ne fait pas partie de leur petit bagage de livres scolaires. Je leur ai demandé à plusieurs reprises si, dans l’intervalle, elles avaient songé à répéter les vers appris. Armande ne l’a jamais fait. Marguerite, une fois seulement, a récité les vers un soir en se couchant. D’après ce résultat, je me croyais en droit de conclure que si Marguerite a une plus grande vitesse d’acquisition que sa sœur, celle-ci a en compensation une mémoire plus tenace. Sur ce second point, je doute que cette conclusion soit juste ; du moment que les morceaux appris par cœur en un même temps présentent une si grande inégalité de longueur, les sujets se sont placés dans des conditions trop inégales pour qu’on puisse comparer la ténacité de leur mémoire. Ce qui confirme ma réserve, c’est la manière dont sont distribuées les lacunes de mémoire dans le morceau écrit par Marguerite ; elle n’a que 2 mots soufflés dans les 8 premiers vers, juste le même nombre de mots qu’Armande ; et les autres mots soufflés sont dans les 8 vers suivants, qu’Armande n’a pas eu le temps d’apprendre pendant les 10 minutes d’étude que j’avais accordées. Le nombre absolu de mots conservés par Marguerite est donc beaucoup plus grand que le nombre absolu d’Armande.

Vers le mois de mars 1901, j’ai fait pendant une semaine, avec les deux jeunes filles, des essais sur les meilleures méthodes pour retenir par cœur ; j’employais comme terme de comparaison la méthode naturelle ; je constatai encore qu’en un même temps Marguerite apprend un bien plus grand nombre de vers qu’Armande. Je ne cite points de détails, car ce serait trop long, et il s’agit d’une étude d’un caractère tout différent.

Le 10 août 1901, je leur fais apprendre des vers dans leur recueil de morceaux choisis ; le temps d’étude est réduit à 5 minutes. Marguerite apprend 16 vers et Armande seulement 8 ; la première commet 7 erreurs et la seconde seulement 3. Leur mémoire, à en juger par cet échantillon, est devenue plus rapide que l’année précédente, mais la différence reste la même entre les deux sœurs.

Je citerai une dernière expérience, qui se distingue des autres en ce que j’ai obligé les deux sujets à lire et à répéter à haute voix, au lieu de le faire mentalement pendant l’étude du morceau. C’est la méthode préconisée par Miss Steffens[3] ; méthode qui a l’avantage de montrer comment, par quels procédés une personne apprend par cœur. Le temps accordé a été de 6′ 45. Marguerite a appris 10 vers, et Armande en a appris seulement 4, qui ne se suivent pas, plus deux hémistiches détachés. Probablement elle a été gênée par la nécessité de répéter à haute voix, bien qu’elle ait prétendu le contraire. Marguerite, qui s’est vivement plainte de cette nouvelle méthode, a donné des résultats bien meilleurs. En regardant de près le graphique des récitations et des répétitions mentales que j’ai écrit pendant l’expérience, on voit qu’Armande et Marguerite ont appris, comme presque tout le monde, par le procédé des petits paquets ; elles lisent un vers ou deux, puis le répètent mentalement, recourent au livre quand la répétition mentale est hésitante, lisent ensuite un troisième vers et l’enchaînent au précédent, dans la lecture et dans la répétition mentale ; je n’insiste pas davantage, trouvant que ce n’est pas là ce qui fait la différence entre les deux sœurs. La différence caractéristique, c’est qu’Armande, quoiqu’elle apprenne plus lentement, se donne plus de mal, elle fait un plus grand nombre de lectures que sa sœur. Ainsi, sans entrer dans le détail, on peut compter le nombre total des lectures et le nombre total des répétitions mentales. Chez Marguerite les lectures montent à 49 vers et les répétitions mentales à 60 (ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’on a lu 49 vers différents, ou identiques ; le nombre est calculé, sans tenir compte de l’individualité des vers ; ainsi une personne qui, pour apprendre 2 vers, lit le premier 3 fois et le second 2 fois, aura fait, d’après la règle de calcul que nous adoptons, des lectures se montant à 5 vers) ; chez Armande, les lectures montent à 76 et les répétitions à 63 ; ces chiffres sont supérieurs à ceux de Marguerite ; et probablement ils sont encore trop faibles, car Armande lisait et répétait si vite que j’avais peine à la suivre, et que je n’ai pas eu probablement le temps de noter toutes ses lectures et répétitions. Or, comme Armande n’a réussi à apprendre qu’un bien plus petit nombre de vers que Marguerite, tout en les répétant un plus grand nombre de fois, on ne peut guère attribuer la différence des résultats à la nonchalance d’Armande ou à de la mauvaise volonté — ce qui du reste ne me paraissait nullement probable ; et encore une fois, je me crus autorisé à conclure qu’Armande a une moins bonne mémoire que sa sœur.

Tout allait bien, tant que je me bornais à cette première forme d’expérience, et les résultats arrivaient chaque fois, tels que je les avais prévus et désirés, nets et concordants. Mais tout changea lorsque je m’avisai de faire une petite modification. Au lieu de faire apprendre par cœur des séries de vers, je voulus faire apprendre des séries de mots détachés, des substantifs écrits les uns à la suite des autres et ne présentant par leur liaison aucun sens.

C’est une méthode que j’ai décrite autrefois dans un article publié en collaboration avec Victor Henri, et qui nous avait servi principalement à distinguer la mémoire des sons et la mémoire des idées[4]. J’écrivis avec soin, en caractères lisibles, des listes de noms communs (la plupart désignant des objets usuels et bien connus) et je lus ces listes de mots, sans intonation, avec une vitesse déterminée, à mes deux jeunes filles, après les avoir averties qu’elles devraient écrire de mémoire tous les mots qu’elles se rappelleraient. C’est une expérience que j’ai répétée un grand nombre de fois, au cours d’une année, et de temps en temps je la modifiai légèrement, tantôt les mots étaient lus par moi, tantôt ils étaient présentés au sujet, qui devait les lire et les étudier pendant un temps donné, tantôt les séries comprenaient 20 mots, tantôt elles en comprenaient 40. J’ai répété cette épreuve 7 fois, avec des intervalles de plusieurs jours, de plusieurs semaines, et même de plusieurs mois. Mon insistance provenait de ce que je n’obtenais nullement les résultats attendus. Je partais de ce fait que Marguerite a une meilleure mémoire, et par conséquent je supposais qu’elle retiendrait un plus grand nombre de mots que sa sœur. Or, le nombre de mots retenus était à peu près le même de part et d’autre, et les différences en plus ou en moins étaient tout à fait insignifiantes.

Voici des exemples. Expérience faite le 5 mars 1901. Je lis les 20 mots suivants :

fusil, mouchoir, corbeau, potage, guignol, tendresse, chimère, statue, canon, lilas, souci, théâtre, plaisir, prairie, folie, parfum, chapeau, fumée, regard, police.

Armande écrit de mémoire, aussitôt après les 12 mots suivants : police, regard, chapeau, chagrin, fusil, mouchoir, théâtre, tendresse, souci, parfum, fumée, canon.

Marguerite écrit 12 mots, ce ne sont pas les mêmes plaisirs, tendresses, prairies, chapeau, police, fusil, mouchoir, guignol, canon, folies, lilas, théâtre. Les procédés employés pour se rappeler me paraissent analogues. Armande dit qu’elle a tâché de se rappeler les mots les uns après les autres en les répétant, ou bien en trouvant un certain rapport entre les mots. L’explication de Marguerite est à peine différente. « J’ai tâché, dit-elle, quand tu dis un mot, de me le représenter comme un objet que je connaissais. » Malgré plusieurs interrogations, je n’ai pas réussi à savoir si les deux sœurs emploient un procédé mental différent. Ce qui me parut plus important, c’est qu’Armande se rappelle un aussi grand nombre de mots que Marguerite. Je m’attendais à ce que Marguerite en retînt le double.

Je cite encore : une expérience de 20 mots faite le 18 décembre 1900 ; ces mots ont été lus par moi exactement en 30 secondes. Marguerite en retient 11, Armande 11 aussi. Une autre fois (24 août 1901) je ne lis pas la série de 20 mots, je la laisse sous les yeux de mes sujets, qui doivent l’étudier pendant 1 minute. Marguerite en retient 11 et Armande en retient 11 aussi. Dans cette expérience, Armande répète plusieurs fois qu’elle n’ose pas écrire tel ou tel mot, parce qu’elle craint que ce ne soit pas celui du texte.

Même résultat le lendemain, 25 août 1901. Sur 20 mots que je leur lis, chaque sœur en retient exactement 11.

On sera sans doute surpris de la régularité de ces résultats. Enfin, pour terminer la démonstration je compose une série de 40 mots que mes deux sujets doivent étudier pendant 3 minutes avant de les écrire de mémoire ; dans ce dernier effort de mémoire, Marguerite a été un peu supérieure, elle se rappelle 25 mots, tandis qu’Armande ne peut en écrire que 19.

Il est évident que cette série d’épreuves sur la mémoire des mots détachés donnait des résultats en contradiction avec la série précédente, où les sujets devaient apprendre des suites de vers. Les contradictions de ce genre ne sont pas rares en psychologie individuelle ; et, d’ordinaire, on est obligé de les abandonner sans les résoudre ; si j’avais fait ces recherches par exemple sur des enfants d’école, je me serais probablement arrêté devant la difficulté, faute de temps pour l’étudier de près. Ces échecs découragent beaucoup les débutants. Heureusement pour moi, les deux jeunes filles qui me servent de sujets ont été complètement à ma disposition pendant les loisirs de leurs vacances et je suis arrivé, par de longs tâtonnements, à comprendre comment il se fait que Marguerite, bien qu’elle parût avoir meilleure mémoire que sa cadette, ne réussit pas mieux que celle-ci à retenir des séries de mots.

Le procédé auquel on doit avoir recours pour concilier deux séries d’expériences qui, quoique de même nature apparente, sont contradictoires, consiste à rechercher ce que donneraient des expériences intermédiaires, faisant la transition entre les deux extrêmes.

Le procédé est long, il exige quelque patience, mais je le crois très sûr.

La différence entre les deux épreuves à concilier consistait principalement en ceci : dans un cas on avait à apprendre des vers, c’est-à-dire des mots qui faisaient appel à la mémoire textuelle, littérale — dans l’autre cas on avait à apprendre des mots sans suite, dont l’ordre n’avait pas d’importance ; d’autre part, l’étude de la pièce de vers était poursuivie jusqu’à ce que celle-ci fût sue par cœur, tandis que dans l’épreuve des mots, on se bornait à retenir tout ce qui restait d’une seule audition ou d’une lecture hâtive.

Comme type intermédiaire d’expérience, je choisis l’étude de morceaux de prose facile, pris dans des romans, et je fis deux essais différents ; l’un consistait à lire une seule fois le morceau, puis à faire écrire de mémoire ce que l’on se rappelait, l’autre consistait à faire faire l’étude du morceau de prose, comme si c’était une pièce de vers, en demandant à ce qu’il fût appris littéralement par cœur. Je donne de suite le résultat que j’ai obtenu. Après une seule audition, les deux sœurs en écrivant de mémoire font des copies qui sont sensiblement équivalentes ; elles en reproduisent exactement le sens. Au contraire, lorsque je leur demande d’apprendre le morceau par cœur, Marguerite seule parvient à une reproduction à peu près textuelle ; Armande, malgré ses efforts, substitue constamment ses propres expressions à celles du texte.

Je vais donner un exemple type de chacune des ces deux expériences. Les deux expériences, pour être plus comparables, portent sur des morceaux de prose empruntés au même roman, le délicieux Nicolas Nickleby de Dickens.

1er  type d’expérience. — Rédaction après une seule audition. Le morceau que je lis aux deux jeunes filles est le suivant :

Nicolas avait fait sa toilette. Newmans Noggs lui-même avait fait aussi quelques frais. Son habit, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, présentait un ensemble de boutons presque complet, et les épingles qui faisaient l’office de reprises perdues, étaient attachées assez proprement. Il portait son chapeau d’un air coquet, avec son mouchoir, dans le fond de la forme ; seulement, il y en avait un bout chiffonné, qui pendait par derrière comme une queue, et dont on ne peut faire honneur à l’esprit inventif de Noggs, entièrement innocent de cet embellissement fortuit.

Il ne s’en apercevait même pas, car l’état d’excitation de ses nerfs le rendait insensible à toute autre chose que le grand objet de leur expédition.

À l’époque où l’expérience fut faite, on lisait en famille, à voix haute, tous les soirs, le premier volume du roman ; les deux jeunes filles connaissaient donc bien les personnages, elles étaient déjà familières avec le style ironique de Dickens, mais elles n’avaient point encore lu le passage en question, qui est tiré du 2e  volume (p. 115 de la traduction française). Je lus le passage en 45″, aux deux enfants à la fois (le 24 août 1901).

Reproduction de mémoire, écrite par Marguerite.

Nicolas avait fait un bout de toilette. Newman lui-même avait fait quelque frais, son habit avait ses boutons presque au complet, et les épingles servaient de reprises perdues ; il avait mis son mouchoir dans le fond de son chapeau sans s’apercevoir qu’un bout chiffonné pendait par derrière, ressemblant à une queue, mais il ne s’en apercevait pas dans l’état de grande surexcitation où leur expédition les avait mis.

Reproduction de mémoire, écrite par Armande.

Nicolas avait fait toilette. Newman Nogg aussi avait fait quelques frais. En effet son habit ne manquait pas trop de boutons, les épingles assez proprement rattachées tenaient lieu de reprises perdues.

Il portait coquettement son chapeau au fond duquel il avait mis son mouchoir dont un bout dépassait par derrière, ce qui faisait l’effet d’une queue.

Il ne faut pas attribuer ceci à l’esprit ingénieux de Nogg parce qu’il ne s’en doutait même pas, tant il était occupé par le but de leur expédition.

Malgré la difficulté qu’on trouve à doser l’exactitude de deux reproductions écrites, qui n’emploient pas les mêmes mots que le texte, il me paraît évident que, dans cette épreuve, la balance de l’exactitude ne penche pas davantage du côté de Marguerite que du côté d’Armande. Il en est tout autrement dans l’épreuve qui suit.

2e  type d’expérience. — Le passage à apprendre par cœur est le suivant : « Le corridor du café de l’hôtel était le théâtre du désordre, et on y voyait rassemblé tout l’établissement, habitués et domestiques, sans compter deux cochers et valets d’écurie. Ils formaient le cercle autour d’un jeune homme auquel on pouvait donner, d’après sa mine, deux ou trois ans de plus qu’à Nicolas, et qui ne paraissait pas s’être contenté des provocations dont nous venons de parler tout à l’heure ; il fallut qu’il eût poussé bien plus loin son indignation, car il n’avait plus à ses pieds que des bas, et l’on voyait seulement, non loin de là, une paire de pantoufles à la hauteur de la tête d’un personnage inconnu, étendu tout de son long dans un coin vis-à-vis, et qui avait tout l’air d’avoir été premièrement couché par terre par un coup de pied bien appliqué, puis ensuite souffleté gentiment avec les pantoufles.

Le temps d’étude accordé est de 5 minutes ; les sujets en sont prévenus d’avance. Les sujets sont avertis qu’ils doivent reproduire mot à mot. Chacun est pris isolément (27 août 1901).

Reproduction de mémoire, écrite par Marguerite.

Le corridor du café de l’hôtel était le théâtre du désordre et l’on y voyait rassemblé tout l’établissement, habitués et domestiques, sans compter deux ou trois cochers et valets d’écurie. Ils formaient le cercle autour d’un jeune homme auquel on pouvait donner d’après sa mine, 2 ou 3 ans de plus qu’à Nicolas, il ne s’était pas contenté des provocations dont nous venons de parler tout à l’heure.

Il fallait qu’il eût poussé bien loin l’indignation, car il n’avait plus dans ses pieds que ses bas, et ses pantoufles se trouvaient non loin de là à la hauteur de la tête d’un personnage couché tout de son long dans un coin vis-à-vis.

Marguerite a lu et appris avec beaucoup d’application, articulant les mots à voix basse, selon son habitude. Elle a négligé d’écrire les derniers mots du texte, parce qu’elle ne s’en rappelait plus le mot à mot, mais seulement le sens.

Reproduction de mémoire, écrite par Armande.

Le corridor du café de l’hôtel présentait le théâtre du désordre habitués et domestiques étaient rassemblés sans compter deux ou trois cochers et valets d’écurie. Ils faisaient cercle autour d’un jeune homme qui d’après sa mine paraissait avoir deux à trois ans de plus que Nicolas. Seulement, il ne s’était pas contenté des simples… dont nous avons parlé tout à l’heure. Il avait dû pousser son indignation plus loin, car ses pieds n’avaient que les chaussettes et l’on voyait de simples pantoufles à la hauteur de la tête d’un individu inconnu couché tout de son long à terre, vis-à-vis et qui semblait avoir reçu d’abord un coup de pied bien appliqué et ensuite souffleté avec les pantoufles.

Je m’attendais à ce qu’Armande, obligée de reproduire textuellement le passage, se contentât d’apprendre un très petit nombre de lignes, comme elle l’avait fait pour les vers mais elle a au contraire essayé d’apprendre le paragraphe entier quoiqu’on ne lui ait pas imposé cette tâche ; et sur mon interrogation directe, elle m’a du reste répondu qu’elle avait compris qu’on lui demandait seulement d’apprendre tout ce qu’elle pouvait. Le nombre de lignes appris est donc égal et même un peu supérieur à celui de Marguerite ; mais, en revanche, le mot à mot n’y est pas ; la reproduction de Marguerite est littérale, celle d’Armande est infidèle, comme mot ; notre jeune sujet a souvent remplacé les tournures du texte par d’autres tournures de son invention, que j’ai mises en italiques.

Ceci nous montre, soit dit en passant, que, lorsqu’on cherche à mesurer des mémoires individuelles, il n’est pas du tout indifférent d’employer tel ou tel procédé. Les auteurs n’ont pas pris garde à ce point. Ils emploient tantôt la mémoire littérale d’une pièce de vers, ou la répétition immédiate de chiffres, tantôt la reproduction du sens d’un récit entendu une seule fois. Ce qui prouve que ces divers genres de mémorisation ne sont pas équivalents, c’est qu’avec la mémoire littérale des vers Marguerite se montre bien supérieure à Armande, tandis que, pour les autres épreuves, elles sont sur un pied d’égalité.

Je place ici un fait d’observation, qui sans doute ne fera pas avancer d’un pas le problème que nous soulevons, mais qui montrera tout au moins que ce problème est bien réel. J’ai remarqué, pendant que je donnais mes leçons habituelles à ces deux jeunes filles, que Marguerite a plus de mémoire littérale que sa sœur.

Je leur donne souvent un exercice de littérature et de style, qui consiste à écrire de mémoire 3 ou 4 pages d’un bon auteur qu’elles doivent d’abord lire et étudier avec soin ; leur rédaction est d’ordinaire un résumé, dans lequel elles doivent mettre seulement les idées essentielles du texte ; or, les rédactions de Marguerite sont constamment plus longues, plus copieuses que celles d’Armande, et en outre elles contiennent un beaucoup plus grand nombre de phrases et d’expressions littérales ; elle est portée à reproduire textuellement le mot ou la phrase, tandis qu’Armande se contente d’en donner le sens général ; il en résulte que la rédaction de Marguerite est précise, tandis que celle d’Armande reste vague. J’en veux citer un exemple. Un des sujets de rédaction donnés tout récemment avait pour objet la lettre dans laquelle Mme de Sévigné décrit à sa fille la mort de Turenne ; cette lettre a 81 lignes dans le livre de Morceaux choisis publié par Colin (p. 261). La rédaction d’Armande a 52 lignes de 6 mots, soit 212 mots, celle de Marguerite 45 lignes de 9 mots, soit 405 mots. Je signale en passant qu’Armande a l’écriture plus lâche, moins serrée que celle de sa sœur, et aussi plus penchée ; plus exactement, l’écriture de Marguerite est tout à fait droite, et celle d’Armande est un peu penchée. Ainsi, la copie de Marguerite est plus copieuse, elle est environ plus longue d’un quart.

Pour rendre compte que la mémoire littérale de Marguerite est supérieure à celle d’Armande, je découpe un passage (pris au hasard) dans la lettre de Mme de Sévigné, et je reproduis en dessous le passage correspondant dans la rédaction des deux jeunes filles.

Modèle : — Vraiment, ma fille, je m’en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Mme d’Elbeuf, qui demeure pour quelque jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux pour parler de leur affliction. Mme de La Fayette y était. Nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu ; les yeux ne nous séchèrent pas. Elle avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train était arrivé à onze heures. Tous ces pauvres gens étaient en larmes, et déjà tout habillés de deuil. Il vint trois gentilshommes, qui pensèrent mourir en voyant ce portrait ; c’étaient des cris qui faisaient fendre le cœur ; ils ne pouvaient prononcer une parole ; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes et faisait fondre les autres.


rédaction d’armande

Je pense que je vais encore vous parler de Turenne. Madame d’Elbeuf m’invita à passer la journée avec elle pour en parler à notre aise. C’est ce que nous fîmes et nos yeux ne séchèrent pas.

Toute la batterie était arrivée et chacun pensait mourir de douleur en voyant un portrait de lui divinement bien fait, que possédait madame d’Elbœuf. Tout le monde fondait en larmes, et ce n’est qu’après un certain temps que nous pûmes nous faire raconter sa mort.


rédaction de marguerite

Vraiment, ma fille, je m’en vais encore vous parler de M. de Turenne. Mme d’Elbeuf, qui est chez M. de Bouillon, m’a prié hier d’aller auprès d’elle ; il y avait aussi Mme de La Fayette nous ne fîmes que soupirer la mort de M. de Turenne, et nos yeux ne se séchèrent pas. Elle avait un portrait divinement bon de notre héros, il vint trois gentilshommes qui pensèrent mourir de douleur à sa vue. Ils nous apprirent que tout le train était arrivé et que tous les gens, les trompettes, etc., étaient fondus en larmes et faisaient fondre tous les autres.

J’ai mis en italiques tous les mots des deux rédactions qui appartiennent au texte ; Armande en présente 29, et Marguerite 60 ; la différence est énorme. Inutile d’ajouter que j’ai pris cette rédaction au hasard parmi plusieurs autres, c’est la plus récente.

Si nette qu’elle soit, la différence de ces deux rédactions ne peut pas être considérée comme significative par elle-même, car on ignore quel est exactement le temps qu’ont mis les deux enfants à lire et à apprendre le morceau qu’elles devaient ensuite rédiger de mémoire. Si Marguerite, par exemple, a mis une demi-heure à l’apprendre, tandis qu’Armande n’a mis qu’un quart d’heure, il serait naturel, même en supposant les deux jeunes filles douées de mémoire égale, que la copie de la première se rapprochât plus du modèle que celle de la seconde. Toutes les fois que les conditions précises d’un phénomène ne sont pas données — comme c’est ici le cas — ce n’est plus de l’expérimentation, ce n’est que de l’observation. Mais l’observation a bien son prix. Voilà deux enfants qui certainement font de leur mieux pour satisfaire un professeur dont elles redoutent la sévérité. Quel que soit le temps qu’elles mettent à leur travail, ce temps leur paraît suffisant, et elles sont satisfaites du résultat qu’elles obtiennent ; elles sont satisfaites, l’une de donner le sens général du morceau en laissant tomber beaucoup de détails précis, l’autre de s’astreindre autant que possible à ce détail précis. Ce n’est qu’une observation, soit, mais elle a une valeur suggestive des plus nettes, et depuis que mon attention se porte sur ce point, je retrouve cette différence de type intellectuel non seulement dans beaucoup de rédactions écrites, mais aussi dans les leçons orales d’histoire et de géographie. Marguerite, très souvent, s’arrange pour savoir presque par cœur une leçon de géographie dont on ne lui demande cependant que de retenir le sens. Armande n’emploie jamais la mémoire littérale, quand elle n’y est pas expressément forcée.

Le lecteur ne manquera pas de remarquer qu’il y a quelque analogie entre cette orientation de l’attention dans la mémoire et l’orientation de l’attention des deux mêmes sujets pendant une description. Nous avons vu que Marguerite, en décrivant, s’attache aussi à la lettre, c’est-à-dire au caractère matériel de l’objet, tandis qu’Armande décrit plutôt sa signification et les idées qu’il évoque. Enfin, ce qui donne pleine valeur aux observations précédentes, c’est qu’elles se trouvent tout à fait d’accord avec des expériences méthodiques rappelées plus haut.

Arrivé à ce point de mes études, je me sentis un peu embarrassé ; forcé de conclure que Marguerite a plus de mémoire littérale que sa sœur, je trouvais que c’était là une formule trop vague, je sentais qu’il y avait au fond de tout cela quelque chose qui n’était pas suffisamment analysé.

Entre temps, je fis deux fois une expérience qui m’est familière : je présentai à chaque jeune fille un carton sur lequel j’avais collé au préalable divers objets ; le carton restait sous l’observation pendant un temps fixé d’avance à 30 secondes, puis mon sujet devait écrire de mémoire tout ce qu’il se rappelait avoir vu sur le carton. C’est une épreuve de mémoire, cela va sans dire ; mémoire des yeux et mémoire des objets. L’épreuve serait très infidèle si on se contentait de faire nommer les objets vus ; je l’ai montré ailleurs ; pour savoir exactement ce que la mémoire de chacun a retenu, il faut l’obliger à donner sur chaque objet le plus grand nombre possible de détails. Je fus bien surpris de constater les deux fois que la rédaction d’Armande valait celle de Marguerite ; je m’attendais à trouver une grande inégalité.

Je rendrai compte seulement de la dernière de ces expériences ; elle a eu lieu le 26 octobre 1901. Je montrai à ces deux jeunes filles un grand carton sur lequel j’avais collé 9 objets, des timbres, des photographies, des étiquettes, des boutons, etc. Sur ces 9 objets, chacun de mes sujets en a oublié 1 ; le nombre des retenus est donc de 8. La comparaison des détails de description est plus délicate ; cependant, je crois pouvoir dire que, pour deux des 8 objets, les détails donnés sont équivalents ; il y a 3 objets mieux décrits par Armande, et 2 objets mieux décrits par Marguerite. Armande a eu en outre quelques illusions de couleur et de forme, et a moins bien retenu les positions que sa sœur. Somme toute, les résultats sont équivalents, et d’après l’inspection de cette seule expérience, on ne s’attendrait pas à ce qu’Armande apprît 8 vers dans un temps où Marguerite en apprend 16.

Il fallait que je poursuivisse cette longue série de recherches, pour arriver enfin à ce que je crois être la solution vraie. Cette solution est la suivante : Armande a une mémoire qui, comme force plastique, n’est pas nettement plus faible que celle de Marguerite ; ce qui est plus faible, chez elle, c’est le pouvoir d’attention volontaire. Je n’entends point parler de sa bonne volonté et de son zèle, mais de sa force d’attention volontaire au sens strict du mot. L’attention volontaire, ai-je dit plus haut, consiste à faire ce qui n’intéresse pas, ce qui rebute, ce qui exige un courageux effort. Or, au point de vue de l’attention volontaire, nos expériences sur la mémoire se subdivisent très facilement en deux catégories distinctes ; il y a eu, d’une part, des épreuves où le sujet n’avait aucun effort à faire, il restait passif, à l’état de réceptivité, mémoire ouverte ; les souvenirs qu’on lui proposait étaient assez intéressants, en d’autres termes, pour éveiller son attention spontanée, l’attention machinale et bête du badaud ; il en était ainsi pour la mémoire des mots isolés ; chaque mot a un sens qui frappe l’esprit et qui le fait retenir ; on n’a point d’effort à faire, puisque l’expérience est conduite de telle sorte qu’on n’a pas le loisir de répéter mentalement les mots. Il en est de même pour les objets fixés sur le carton, et que le sujet doit retenir dans le petit détail ; ces objets forment un tableau pittoresque intéressant pour les yeux et qui entre directement dans l’esprit ; il en est encore de même pour un récit qu’on écoute et dont on se rappelle ensuite le sens, quand le récit est écrit en style familier et rapporte des faits intéressants. Point d’effort d’attention volontaire dans toutes ces épreuves, du moins point d’effort vigoureux et pénible ; aussi Armande est-elle à la hauteur de sa sœur. La seconde catégorie d’expériences est toute autre : il s’agit d’apprendre par cœur un texte ; il faut donc graver dans son esprit une foule de mots et de tournures qui n’offrent rien d’intéressant pour le sujet, et qui, par conséquent, exigent l’intervention de son attention volontaire. Ce n’est plus de la mémoire spontanée, de la pure force plastique ; aussi je comprends très bien que Marguerite, qui a un plus grand pouvoir d’attention que sa sœur — des épreuves spéciales nous l’ont montré — donne un résultat bien supérieur.

Du moment où je me suis trouvé en possession de cette idée directrice, j’ai pu imaginer beaucoup d’expériences de mémoire dans lesquelles j’introduisais des doses différentes d’attention volontaire, et d’avance j’étais capable de dire quel résultat j’obtiendrais. Ainsi, j’ai fait reproduire aux deux sœurs des dessins qui n’ont aucun sens ; leurs reproductions sont de valeur bien inégale : on devine que celles d’Armande sont les moins bonnes. J’en citerai quelques exemples que j’emprunte à une expérience du 27 octobre 1901. Chacun des modèles est laissé sous les yeux du sujet pendant 15 secondes ; il le reproduit ensuite sur du papier quadrillé. Bien que je sois très embarrassé pour doser la quantité des erreurs commises, il est évident que les 3 reproductions de Marguerite sont supérieures à celles d’Armande ; cela se voit du premier coup d’œil.

Plusieurs mois auparavant, le 25 août 1901, je leur fais apprendre une série de mots qui sont complètement vides de sens pour elles, et qu’elles doivent reproduire textuellement ; c’est la phrase suivante : You will not come to see me to morrow, because I shall go to the town with my little dog. Deux minutes d’étude sont accordées. Marguerite écrit de mémoire 14 mots, bien qu’elle n’ait pas compris la phrase, elle ne sait pas du tout l’anglais ; Armande n’en écrit que 9 ; de plus, Marguerite ne fait qu’une faute d’orthographe, et Armande en fait deux. Voici du reste leur reproduction : Marguerite : You will not come to see ne to morrow because shall go to town.Armande : You will not come te me murraw… go the…

J’ai longuement insisté sur cette différenciation de la mémoire et de l’attention parce que j’espère avoir ainsi rendu service aux expérimentateurs de la psychologie. La plupart des expériences de psychologie de laboratoire portent moins sur des facultés particulières que sur des facultés qui s’exercent avec le concours de l’attention volontaire, et il est à craindre que, le plus souvent, ce soit cette attention volontaire qu’on se borne à mesurer ; il est utile d’être averti du danger. J’ai indiqué, en ce qui concerne la mémoire, un moyen de l’éviter.

  1. Larguier, Année psychol., VIII, p.185. Conf. Biervliet, Mémoire, p.117.
  2. II est vraiment fâcheux qu’une expérience qui présente au point de vue pédagogique un si grand intérêt soit faite si rarement. Dernièrement Mme Chopin, professeur dans une école primaire supérieure de Paris, a bien voulu, sur ma demande, faire apprendre des vers pendant 10 minutes, aux élèves de sa classe ; les élèves devaient en apprendre le plus grand nombre possible, et ensuite les écrire de mémoire, après les 10 minutes. Sous cette forme, l’expérience peut être faite collectivement en un temps très court, sur une classe entière. Les résultats ont été très instructifs pour le professeur, qui a eu la révélation d’inégalités imprévues de mémoire.

    Une des élèves a pu en 10 minutes retenir 40 vers. Rien ne la signalait jusque-là comme ayant une mémoire remarquable.

  3. Voir l’article de Larguier, déjà cité.
  4. Année psych., I, p.1.