L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 11

Schleicher Frères & Cie (p. 190-233).


CHAPITRE XI

Des descriptions d’objets.


Nous cherchons à compliquer l’expérience, à exiger de nos sujets une élaboration intellectuelle de plus en plus grande, pour savoir si, dans ces nouvelles conditions, où l’effort intellectuel devient plus intense, les types mentaux que nous avons reconnus à nos deux fillettes conserveront leurs caractères distinctifs. En ce moment, nous mettons nos deux sujets aux prises avec un objet matériel, qu’il leur faut décrire.

Je rappellerai d’abord ce qu’on sait déjà sur l’expérience de description d’objets :

Dans ces dernières années, j’ai eu souvent l’occasion de constater que si l’on demande à un groupe de personnes de faire une description écrite d’un objet qu’on place sous leurs yeux, on obtient des descriptions qui présentent de très grandes différences individuelles. Avant de rechercher ce que signifient ces différences, je crois qu’il est préférable de montrer, par des exemples multipliés, leur existence permanente.

Rendons une personne témoin d’un événement quelconque et faisons-lui raconter cet événement ; il est bien certain que les récits varieront beaucoup d’un individu à l’autre, non seulement au point de vue de l’exactitude, mais au point de vue de l’attitude d’esprit qui aura été prise par le témoin. Les unes ont le sens de l’observation plus développé ; les autres ont plus d’imagination ; chez d’autres, la réaction émotionnelle domine, etc. Ce sont des remarques que chacun peut faire tous les jours, mais qui, en général, restent peu précises, et qu’on ne songe pas à coordonner. Le but que nous nous sommes proposé a été de mettre différentes personnes en présence d’un même objet, pour chercher à saisir quels sont les processus psychiques différents que cet objet fera naître suivant les personnes.

Déjà, en 1893, en collaboration avec M. V. Henri, j’avais fait une expérience de ce genre dans une école primaire ; la photographie d’un tableau assez compliqué (c’était un tableau de Neuville, les Dernières Cartouches) était présentée pendant 2 minutes aux élèves d’une classe et ils devaient ensuite la décrire de mémoire. Cette épreuve surprit et intéressa vivement les élèves, qui, dans notre système actuel d’instruction, sont si rarement appelés à se rendre compte de ce qu’ils voient. Les copies furent réunies et conservées ; mais engagé dans d’autres recherches, je n’eus pas le temps de les étudier.

Plus tard, j’appris que Miss Bryant, pédagogue anglaise, avait employé sur ses élèves un test analogue et en avait tiré un parti avantageux. Miss Bryant faisait décrire la salle d’études familière aux élèves. L’objet qu’elle a choisi pour la description est un peu complexe ; de plus, comme il n’est pas transportable, il ne pourrait être employé pour des recherches comparatives de psychologie individuelle. Miss Bryant insiste beaucoup sur l’intérêt pédagogique de cette épreuve, et elle a bien raison. Les professeurs d’école primaire devant lesquels j’ai répété l’expérience ont été souvent frappés des renseignements qu’elle fournit sur le caractère et sur la forme d’intelligence des enfants ; et quelques-uns ont regretté que cette épreuve ne figurât pas sur les programmes. On la trouve dans quelques cours de littérature, sous le nom d’exercice de rédaction d’après des images.

Les premières expériences de description d’objet que nous avons faites ont eu lieu en 1896 à notre laboratoire de la Sorbonne et dans une école primaire de Paris, sur des jeunes gens et des adultes, qui se répartissaient en trois groupes : 1o 7 anciens élèves d’une école primaire élémentaire de Paris ; leur âge varie de 13 ans à 20 ans ; parmi ces élèves, les uns suivent les cours d’une école primaire supérieure, les autres exercent déjà une profession (ils sont pour la plupart employés de commerce) ; 2o 5 élèves d’une classe de mathématiques élémentaires d’un lycée de Paris ; il est difficile de faire sur eux une appréciation quelconque, parce que, à eux seuls, ils forment toute la classe ; ils nous ont été amenés au laboratoire par un de leurs professeurs ; 3o des élèves et assistants du laboratoire de psychologie ; ils ont de 25 à 35 ans, sont, par conséquent, plus âgés que les précédents : leur nombre a été de 6.

Comme culture intellectuelle, ces trois groupes de sujets correspondent à peu près à notre division française de l’enseignement en primaire, secondaire et supérieur ; le premier groupe correspond à l’enseignement primaire, le deuxième groupe à l’enseignement secondaire, et le troisième groupe à l’enseignement supérieur. Le nombre total des sujets n’est pas aussi considérable que je l’aurais désiré ; néanmoins, les documents que j’ai recueillis me paraissent indiquer déjà des conclusions intéressantes[1].

L’objet à décrire était une cigarette.

Voici comment l’expérience était conduite. On donnait au sujet une plume et du papier, on le faisait asseoir, et ensuite on lui disait : « Je vais mettre sur la table devant vous un petit objet, par exemple ce couteau ou un porte-plume, etc., et je vous prie de le décrire, l’objet restera sous vos yeux. — Vous comprenez, il ne faut pas le dessiner, il faut en faire une description en mots… Voilà l’objet. »

Toutes les personnes qui se sont soumises à cette épreuve l’ont bien comprise et se sont mises à écrire sans demander d’autre explication. Il faut remarquer que nous leur donnions une indication très sommaire de ce que nous voulions qu’elles fissent ; il s’agissait de décrire l’objet ; on n’ajoutait aucune autre détermination. C’est volontairement que l’indication est toujours restée vague, afin que chaque personne eût la liberté de l’interpréter à sa façon. En fait, aucun des sujets ne s’est aperçu de la liberté qu’on lui accordait, et chacun, en écrivant, a cru répondre avec précision à la demande qu’on lui avait faite. Le but que nous nous proposions a donc été pleinement atteint.

Le temps réglementaire fixé pour cette épreuve était de 5 minutes ; on avertissait d’avance la personne du temps qu’on lui accordait ; assez souvent, on a jugé que le nombre du lignes écrites était insuffisant, et on a prolongé le temps de quelques minutes.

En étudiant les copies, on peut se rendre compte de plusieurs qualités distinctes : 1o l’abondance des mots ; 2o le nombre de phrases et leur construction ; 3o les hésitations d’esprit, indiquées par les ratures et les surcharges ; mais ce sont des points secondaires ; il est bien plus important de chercher à dégager l’orientation intellectuelle du sujet. C’est ce que nous allons faire en reproduisant un certain nombre de copies caractéristiques, que nous avons classées de la manière suivante :

1o Type descripteur.

Observations minutieuses et sèches, sans aucun raisonnement ni conjectures, sans imagination ni émotivité.

(1) Une mince feuille de papier entourant une petite quantité de tabac à fumer, le tout ayant la forme d’un cylindre dont une des extrémités est légèrement aplatie. À l’une des extrémités seulement quelques brins de tabac sortent de la feuille ; la feuille de papier est légèrement froissée par place. Le cylindre ainsi formé est de très petit diamètre par rapport à sa longueur.

Ce sujet a eu beaucoup de peine à écrire ces quelques phrases ; il ne l’a fait que sollicité et pressé à plusieurs reprises par l’expérimentateur.

Second exemple du même genre :

(2) La cigarette affecte une forme générale de cylindre coupé à l’une des extrémités par un plan incliné. Cette section est déterminée par un plissement du papier.

Elle est bourrée de tabac d’un brun assez foncé. Le papier est strié dans le sens de la largeur : elle est fermée selon une ligne non parallèle à l’une des génératrices. Le papier est légèrement froissé ; le tabac dépasse d’environ 0cm5, l’une des extrémités.

Troisième exemple, chez lequel on remarque la même sécheresse :

(3) Une cigarette elle se compose de tabac de couleur brun-blond roulé dans un papier fin transparent : le tout forme un cylindre long et mince. — Le tabac dépasse un peu les extrémités du papier et sort du cylindre du papier.

Notre quatrième sujet a un peu plus d’abondance ; on a cependant été obligé de le presser plusieurs fois.

(4) Un objet allongé dont l’épaisseur égale la hauteur et dont la longueur est environ huit fois plus grande ; la partie extérieure est blanche et se compose d’une mince feuille de papier ; à l’intérieur, du tabac ; sur l’objet une légère fente. À l’extrémité droite, le tabac dépasse un peu, à l’autre extrémité la feuille est légèrement vidée, et un peu froissée, et se relève un peu en l’air ; la feuille forme sur l’objet des replis plus ou moins accentués. À côté de l’objet des brins de tabac sont tombés sur la table.

Dernière copie appartenant au même type :

(5) Cet objet représente une cigarette. Elle est placée sur une table d’écolier. Elle est formée de tabac à fumer roulé dans un morceau de papier de soie blanc qui est collé à son bord pour qu’elle ne se déroule pas.

2o Type observateur.

Observations et tendance à juger, à conjecturer, à interpréter ce qu’on aperçoit. Ce type mental a déjà été signalé par Miss Bryant. Nous en trouvons dans notre recherche 4 exemples bien nets.

Premier exemple : Observations en nombre très grand, conjectures. Aucune espèce d’émotivité, d’imagination ni de poésie.

(6) Objet long, blanc, rond.

Composé d’un cylindre de papier très léger, d’environ 1/2 ou 3/4 centimètres de diamètre, rempli de tabac qui doit être du tabac d’Orient.

Long d’environ 7 centimètres, doit peser environ 6 grammes (en réalité, 2 grammes).

C’est une cigarette mal roulée, inégale, et qui a été remaniée après avoir été collée. En deux endroits, à droite et à gauche du centre, le papier présente des stries comme s’il avait été tordu. D’autres dépressions horizontales montrent qu’il y a eu une pression de haut en bas sur la cigarette.

Je ne vois pas la ligne où cela a été collé ; mais elle doit être mal collée.

Deuxième exemple : Mêmes tendances d’esprit, mais moins d’observations et un peu plus d’idées générales.

(7) Une cigarette qui doit avoir été dans la poche sans enveloppe, parce qu’elle semble un peu pressée, et parce que le tabac sort des deux côtés. Je crois qu’elle est assez forte, à cause de la nuance foncée du tabac ; elle semble être roulée à la main, je ne trouve pas de marque ; elle me rappelle que le tabac est malheureusement si cher en France à cause du monopole, de même que les allumettes.

Dans notre troisième exemple, la conjecture conduit à l’illusion des sens.

(8) Un rouleau blanc d’environ 8 centimètres de long, de 1 centimètre de diamètre ; le cercle de ce rouleau qui se présente à ma vue est brun. On voit que ce n’est qu’une mince feuille renfermant une espèce d’herbe sèche ; il est visible que la substance renfermée se trouve serrée comme ayant passé dans un moule, le tube du rouleau blanc paraît fermé à l’autre extrémité, bien que je ne puisse l’affirmer, car je ne vois pas bien distinctement, l’objet étant posé de trois quarts.

En réalité, la cigarette était ouverte à ses deux extrémités.

3o Type d’érudit.

Le sujet dit ce qu’il sait, ce qu’on lui a appris sur la cigarette en général ; c’est une leçon qui côtoie le lieu commun et le cliché ; c’est, comme résultat, tout ce qu’il y a de plus impersonnel. Peut-être le test que nous avons choisi ne se prêtait-il pas à la manifestation de ce genre de type intellectuel, qui doit être assez commun. Voici la seule copie pouvant se rattacher à ce type mental.

(9) Nous voici en présence d’une cigarette, voyons de quoi elle est formée :

D’abord, l’enveloppe extérieure est en papier léger, dit de soie. Puis à l’intérieur le tabac ; le tabac est un produit qui croît un peu partout, dans les climats tempérés et chauds ; on récolte les feuilles de cet arbuste qui, après une préparation qui dure environ 4 ans, sont livrées au public sous la forme de poudre, c’est-à-dire le tabac à priser, ou sous la forme de fibres, c’est celui en présence duquel nous nous trouvons ; enfin, les feuilles non hachées servent à faire des cigares.

Cette cigarette a la forme cylindrique ; elle sort des fabriques de l’État (si elle a été vendue en France) qui en a le monopole.

4o Type imaginatif et poétique.

Notre quatrième type est complexe, et peut-être devra-t-on le subdiviser. Il représente une négligence de l’observation, et la prédominance de l’imagination, des souvenirs personnels, de l’émotivité.

Nous en citons quelques exemples d’une forme littéraire assez réussie ; le mauvais goût et la sottise peuvent aussi se retrouver dans ce type.

Voici un exemple court, sec.

(10) À la suite d’un banquet au Grand-Orient (raturé).

Cigarette, petit tuyau de papier, rempli de tabac, plus ou moins bon, tu me rappelles les premières joies de l’adolescence, quand…

Second exemple : plus développé ; on y voit quelques observations, mais elles ne s’appliquent pas particulièrement à la cigarette que le sujet avait sous les yeux ; développement considérable des idées, de l’imagination, tour poétique.

(11) Objet cylindrique et long. Le tabac, de couleur brune avec ses grains plus ou moins foncés, est délicatement pressé dans une enveloppe de papier pelure blanc comme neige et l’ensemble suggère l’idée d’un corps moelleux et lisse. Des fumeurs y trouveraient matière à des considérations différentes, plus personnelles, plus enthousiastes peut-être, mais le tabac m’indiffère au goût, et la vue de la cigarette n’éveille en moi l’idée d’aucun autre plaisir que celui de la vue du nuage bleuâtre de la fumée qui monte, répandant alentour un parfum agréable.

Dans notre troisième et dernier exemple, les observations existent, mais au second plan ; ce ne sont pas elles qui ont mis en branle l’imagination : esprit, enjouement, beaucoup d’imagination.

(12) C’est une cigarette. Elle est fine, longue, rondelette, un peu plissée. Les plis lui donnent un caractère de désinvolture élégante. Est-ce par elle-même, est-ce par les souvenirs qu’elle évoque qu’elle a quelque chose de polisson ? Cette cigarette, là, sur la table, toute seule, me fait penser au collégien mauvais sujet qui va fumer sa cigarette dans un coin, au fond de la cour. Mais il faut décrire la cigarette en elle-même et bannir l’idée du fumeur. Alors les associations gamines s’évanouissent : on n’a plus sous les yeux qu’un petit cylindre long, imparfait, original. Il faudrait décrire les jeux de la lumière : un côté pleinement éclairé ; l’autre, dans l’ombre, et au-dessous, la projection de l’ombre : il faudrait décrire ses extrémités où le tabac dépasse, foncé par endroit, tacheté de chair de l’autre. Mais surtout il faudrait s’arrêter, car il y a déjà 12 minutes que j’écris.

Voici une seconde série de recherches, qui fut faite à peu près à la même époque que la précédente, et sur des sujets beaucoup plus jeunes ; ces sujets étaient des enfants d’école primaire de Paris et de Versailles ; le nombre d’élèves qui ont pris part à ces expériences est de 175 ; ils appartenaient au cours supérieur et au cours moyen ; leur âge varie de 8 à 14 ans ; ces expériences étaient faites dans la classe même par le Directeur de l’école, qui, d’après un plan concerté d’avance, procédait de la manière suivante : On commençait par faire distribuer à tous les élèves une feuille de papier, et ils écrivaient en marge, leur nom, prénom, âge, classe, le nom de l’école. Puis, tous les élèves croisaient les bras pour écouter, et le Directeur, tenant en mains une photographie, leur adressait le discours suivant :

Je vais mettre sous vos yeux, pendant 2 minutes, la photographie d’un tableau représentant le sujet de la fable de La Fontaine le Laboureur et ses enfants.

Vous devrez vous abstenir de tout mouvement pouvant appeler l’attention de vos voisins sur telle ou telle partie de l’image.

Ayez soin de ne vous occuper en rien de la fable ; ne voyez que le tableau et donnez la description aussi détaillée que possible de ce que vous y aurez remarqué.

Pour ce travail 10 minutes vous sont accordées.

Comme nous ne disposions que de cinq photographies du même tableau, chaque élève ne pouvait pas avoir la sienne ; on groupait les élèves par 3 sur le même banc pour regarder une seule photographie. Malgré l’ordre donné de ne pas se communiquer les impressions, les enfants d’un même groupe se parlaient souvent à voix basse et se montraient du doigt un détail de la photographie. On peut donc supposer qu’il s’est exercé un peu de suggestion dans chaque groupe, et que les copies des 3 enfants du même groupe doivent présenter une certaine ressemblance ; pour nous rendre compte de ce fait, nous avons mis sur les copies des signes spéciaux indiquant à quel groupe elles appartenaient ; mais, après un examen attentif, nous n’avons constaté que des traces insignifiantes de cette influence, par exemple le même nom donné à un objet de caractère douteux.

Lorsque les élèves qui faisaient l’épreuve de mémoire avaient tous examiné pendant un temps suffisant la photographie, ils se mettaient à écrire, et on n’avait plus à s’occuper d’eux autrement qu’en les surveillant et en les empêchant de copier les uns sur les autres.

Alors, on s’adressait à une douzaine d’élèves, occupant une région différente de la classe, auxquels on n’avait pas montré les photographies, et on faisait sur eux une épreuve un peu différente ; ils devaient, comme les autres élèves, décrire la photographie, mais sans avoir recours à la mémoire, car la photographie était laissée sous leurs yeux pendant qu’ils décrivaient ; 10 minutes leur étaient également accordées, comme aux précédents. Le but de cette épreuve complémentaire était d’arriver à faire la distinction entre ce qui appartient à la mémoire et ce qui appartient à l’attention directe. Cette distinction deviendra, du reste, parfaitement claire quand nous exposerons nos résultats. Il nous a semblé que le but n’était pas toujours atteint. Beaucoup d’élèves qui savent qu’on leur permet de décrire la photographie en la gardant sous leurs yeux pendant les 10 minutes négligent de la regarder ; ils commencent par l’étudier attentivement pendant 1 minute ou 2 ; puis ils se mettent à écrire, s’absorbent dans leur page écrite, et ne sentent plus le besoin de revenir à la photographie ; parfois même ils terminent la description sans avoir regardé de nouveau la photographie ; d’autres la regardent à la fin, sans doute pour vérifier quelque détail de minime importance. Ces épreuves sont surtout des épreuves de mémoire. Nous avons tenu compte de cette cause d’erreur, quand nous l’avons remarquée ; mais certainement beaucoup de cas nous ont échappé.

On s’est servi de deux photographies différentes ; pour abréger, nous ne parlerons que des résultats obtenus avec une seule ; elle a 18 centimètres sur 12 ; elle est collée sur une feuille de papier bristol de 24 sur 20 ; elle est la reproduction d’un tableau de Duverger, qui appartient au Musée de Luxembourg de Paris ; elle représente et illustre la fable de La Fontaine, intitulée : le Laboureur et ses enfants. Presque tous les enfants de la classe connaissaient cette fable, et quelques-uns la savaient par cœur. Nous avons pensé que, par la nature du sujet représenté, ce tableau était propice à une expérience scolaire ; le nombre et la variété des personnages représentés est une sollicitation pour la mémoire et un piège pour les illusions ; le caractère expressif de la scène éveille l’émotivité de l’enfant. Les résultats obtenus avec ce tableau ont été plus satisfaisants que ceux qui nous ont été donnés par d’autres tableaux analogues.

Nous devons noter que les enfants ont été vivement intéressés par cette expérience, qui était toute nouvelle pour eux.

La lecture la moins attentive d’une série de ces copies montre que ceux qui les ont écrites se sont placés à des points de vue très divers, puisque sur 130 il n’y en a pas 2 de semblables ; une expérience de ce genre est bien faite pour montrer combien il existe de différences individuelles dans la manière de regarder, de comprendre ce qu’on voit, et d’être touché, ému, par les scènes expressives. Nous avons essayé de classer les copies d’après leur caractère principal, et nous allons exposer notre classification. Bien qu’elle nous soit inspirée par les faits, elle repose sur des interprétations et des appréciations qui nous sont personnelles ; on ne mesure pas encore une qualité mentale comme on mesure une longueur ; il y a quelque arbitraire, certainement, dans nos appréciations ; c’est un inconvénient qu’on rencontre souvent en psychologie, par exemple dans l’étude des associations d’idées. Nous donnerons beaucoup de copies d’élèves, afin que le lecteur puisse contrôler, et, au besoin, corriger notre classification.

Nous sommes arrivés à distinguer 4 types intellectuels et moraux :

1o  Le type descripteur ;

2o  Le type observateur ;

3o  Le type émotionnel ;

4o  Le type érudit.


1o Type descripteur.

Nous appelons descripteurs ceux qui décrivent les objets placés sous leurs yeux, en tenant compte surtout des caractères les plus apparents, et sans chercher à en saisir la signification. Quand l’enfant examine la photographie du laboureur, il a sous les yeux deux choses à la fois : 1o un ensemble d’objets, des personnages debout et assis, des meubles, etc. ; 2o une scène particulière, c’est-à-dire une situation, un événement. Dans un très grand nombre de copies, nous constatons que l’enfant a porté principalement son attention sur l’ensemble des objets matériels et a négligé le sujet ; il a décrit la photographie comme si c’était une photographie de nature morte. Exemples :

(1) Devant une cheminée une dame et un petit bébé sur ses genoux : devant un lit, trois jeunes hommes ; à côté d’une chaise un petit garçon et une petite fille ; un chien épagneul ; à côté d’un buffet une dame ; par terre une petite voiture et un béret. — Garçon de 12 ans, 3e  classe. Description d’après nature.

Appréciation. — Sécheresse. Aucune idée de sujet, simple description d’objets, avec insistance sur leur position. Le personnage principal, le vieillard, est oublié. Étant donné l’âge de l’enfant, développement intellectuel médiocre.

(2) Le père allait mourir, il fit venir ses enfants pour leur parler ; à gauche il y a un fils, une petite fille, un petit enfant, la mère qui tient dans ses bras un bébé, et la cheminée avec ses ustensiles ; à droite, il y a les deux fils, une chaise, un chien, la grand-mère, par terre une casserole pour le chien et un jouet. Garçon, 3e  classe.

Appréciation. — Bon début. Description sèche des objets. L’enfant a suivi dans sa description un ordre bizarre, énumérant d’abord ce qui se trouve à gauche, puis ce qui se trouve à droite.

(3) Le laboureur et ses enfants. Il y a une cheminée, une dame et deux enfants, et trois jeunes hommes, et le père malade dans son lit, un chien et une grand’mère, un béret, un buffet, une petite voiture, un petit garçon avec des bottes, une petite fille, une pendule sur la cheminée, une petite chaise pour mettre les genoux de la dame, une chaise pour mettre les habits du laboureur. — Garçon de 10 ans et demi, 3e  classe. — Description d’après nature.

Appréciation. — Sécheresse. Description pure et simple des objets, mais détaillée et exacte.

(4) Le père est couché dans un lit en bois dans une alcôve : ses trois enfants sont près de lui. Il y a un fauteuil devant son lit ; un petit enfant est tout à côté, et la main posée dessus. La mère tient son enfant sur ses genoux, qui est en train de dormir. Derrière elle, se tient une petite fille qui regarde son père avec tristesse. Ensuite il y a une cheminée dont on remarque les ustensiles de cuisine. En-dessous des pieds de la mère il y a un tabouret. À côté du troisième fils, à droite, il y a une chaise et un chien qui regarde vers la porte ; plus loin la grand’mère qui ouvre le loquet de la porte ; au plafond il y a un panier, et sur la chaise il y a un paletot ; plus loin, une gibecière et une assiette. Le plafond est retenu par des poutres. Le petit garçon tient un bâton à la main. — Garçon de 12 ans et demi, 3e  classe. — Description d’après nature.

Appréciation. — Description pure et simple des objets ; décousu ; abondance de détails.

(5) Sur ce tableau on voit un vieillard dans un lit, à côté de lui se trouvent trois jeunes hommes, un fauteuil et un petit garçon, une mère tenant dans ses bras un enfant, derrière elle se trouve une petite fille de neuf ans à peu près. Vers une porte à droite est une femme avec un chien, par terre une petite voiture en bois et une écuelle. — Garçon de 10 ans et demi, 3e  classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Sécheresse. Description pure et simple des objets. Aucune idée de la scène.

(6) Dans la photographie, je vois que c’est à la campagne. Dans la chambre, je vois dans un lit un vieillard qui a autour de lui trois hommes, une femme qui est devant la cheminée et qui a un jeune enfant sur les genoux ; une autre femme, peut-être plus vieille que celle qui est devant la cheminée, est en train d’ouvrir une porte qui se trouve sur le côté droit du lit ; enfin, deux jeunes enfants, une fille et un garçon, paraissent inquiets. Je vois une chaise sur laquelle est posée un habit ; par terre, il y a un jouet d’enfant, une petite charrette et un plat. — Garçon de 14 ans, 2e classe. Description de mémoire.

Appréciation. — Description d’objets, mieux liée que dans les copies précédentes. Plusieurs détails.

(7) Je remarque un vieillard à son lit de mort, 3 jeunes gens qui l’écoutent, un chien, une femme allaitant un enfant, un jeune garçon qui joue, une jeune fille qui s’appuie sur le dos d’une chaise, un panier, des vêtements, 3 chaises, une domestique qui ouvre une porte, un petit banc, une cheminée, des plats, des assiettes, une porte, les murs de la chambre, des rideaux, une écuelle. — Garçon de 13 ans, 1re classe. Description de mémoire.

Appréciation. — Description d’objets. Sécheresse. Absence de liaison.

(8) La photographie représente une chambre de villageois ; au côté droit la porte d’entrée, au fond un lit, et à gauche une grande cheminée. On remarque au plafond des solives. Une dame assez âgée ferme la porte d’entrée ; au fond, dans le lit, un vieillard ayant 2 de ses 3 fils en face de lui, autrement dit au pied du lit, et un autre à la tête du lit. À côté de ce fils se trouve une dame assise tenant un nourrisson dans ses bras. En face du lit, un enfant et un chien, puis des jouets. — Garçon de 13 ans et demi, 1re classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description d’objets. Sécheresse.

(9) Le vieillard couché dans son lit est en train d’expliquer une chose à ses enfants qui sont autour de son lit ; l’ainé, le 2e  est à côté de l’aîné, le 3e  est à gauche. Puis un petit garçon appuyé sur une chaise avec un fouet, puis une dame assise sur une chaise, ayant sur ses genoux un petit enfant qu’elle endort pour lui relever un peu la tête, elle a un pied sur un petit tabouret ; ce pied est le pied droit ; puis à droite du lit on voit une dame à côté d’une porte, et dans la chambre on voit un petit chariot qui amuse le plus petit, celui qui a un fouet en main, puis une écuelle, un peu plus loin on voit un chien qui regarde la dame qui est à la porte. On voit aussi un banc et une chaise. — Garçon de 14 ans, 1re classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description d’objets. Description assez bien liée ; très copieuse, prouvant une bonne mémoire ; quelques détails inexacts que nous avons soulignés.

Les copies appartenant à ce type descriptif permettent d’apprécier l’exactitude et l’étendue de la mémoire des enfants ; elles indiquent aussi jusqu’à quel point ils manquent d’attention systématique, et aussi d’émotivité. Ce sont là les trois données principales que cette expérience fournit.

2o Type observateur.

Le tableau que nous présentons aux enfants ne contient pas seulement des personnages et des objets ; ces personnages sont groupés d’une certaine manière, leurs figures sont expressives, ils disent et font quelque chose ; le tableau a un sujet, il représente une action particulière. Les élèves que nous rattachons au type observateur (terme que nous employons faute de mieux) ont axé principalement leur attention sur le sujet de la scène. Déjà nous avons vu que beaucoup d’enfants descripteurs ont un peu cette tendance, car ils commencent par décrire le vieillard, qui est le personnage principal ; mais, chez les observateurs, cette tendance est bien plus marquée ; les personnages sont reliés les uns aux autres, leur attitude est comprise ou conjecturée ; c’est une description de tableau vivant.

On pourrait croire que, s’il en est ainsi, c’est parce que les enfants de ce groupe savaient la fable par cœur ; mais, en réalité, on verra que beaucoup d’entre eux ignoraient la fable et ont inventé un sujet d’un genre un peu différent.

(10) Le laboureur qui est couché, ses enfants qui sont près de son lit, il leur parle, il est près de mourir, il a l’air triste, ils sont tous réunis autour de lui. — Élève de 10 ans, 1re classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description du sujet de la scène. Laconisme et sécheresse.

(11) Un vieillard, sentant qu’il allait mourir, appela ses enfants ; ils étaient quatre, les trois premiers étaient âgés de quinze, seize, dix-sept ans, le plus petit assis sur les genoux de sa mère, l’autre appuyé au fauteuil écoutait le vieillard parler, et qui disait :

« Mes enfants, ne vendez pas ces terres qui viennent de mon père ; dans ces terres un trésor est caché, fouillez, creusez et vous verrez que vous le trouverez. » Pendant qu’il parlait ainsi la servante allait chercher du vin dans l’armoire, le chien suivait ses mouvements. Le vieillard dit encore : « Ne vendez point les terres, » et ses yeux se fermèrent. — Enfant de 12 ans, 2e  classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description du sujet de la scène. Beaucoup de détails. Tour dramatique.

(12) Le tableau du laboureur et de ses enfants représente un vieillard couché sur son lit de mort, et ayant à ses côtés ses enfants et leurs femmes, ainsi que la femme du mourant qui cherche à le soulager en lui donnant quelque chose. Sur son fauteuil est un de ses petit-fils qui écoute attentivement les conseils que le père donne à ses enfants. sans faire le moindre bruit ni le moindre mouvement. À côté du lit du mourant se trouve son chien. À son tour, le mourant fait des représentations et donne de bons conseils à ses fils, car il sait que s’ils se laissaient entraîner par de mauvaises compagnies, ils pourraient se ruiner. Un grand feu est allumé dans la chambre du mourant.

Appréciation. — Description du sujet de la scène. — L’enfant ne paraît pas connaître la fable. Peu de détails. Quelques erreurs (soulignées).

(13) Le tableau représente une humble cabane meublée très simplement. Au fond du tableau, l’on voit un lit, sur lequel un vieillard majestueux parle à ses fils qui ont un air de respect devant le vieillard. Ils ont l’air triste et songeur ; à côté d’eux, un enfant de 5 à 6 ans s’amuse ; puis une petite fille, d’une douzaine d’années, prête l’oreille ; à côté d’elle, assise près de l’âtre, une jeune femme a sur ses genoux un enfant. Tout à l’autre bout de la pièce, un chien, à ce que l’on voit, a l’air d’aboyer, puis plus loin, près de la porte, une vieille femme coiffée d’un bonnet blanc a l’air d’ouvrir le guichet, probablement au docteur. Cet aspect du tableau reproduit une fable de La Fontaine, le Laboureur et ses enfants. — Fille, 1re classe, 12 ans.

Appréciation. — Description du sujet. Beaucoup de détails, bien liés.

Nous pensons que ce type de l’observateur est plus complexe que le type descripteur ; il exige certainement plus d’habileté, plus d’art, un choix plus intelligent des détails intéressants. Gardons-nous de conclure cependant qu’un enfant qui observe est plus intelligent qu’un enfant qui décrit. Cette conclusion tranchante risquerait fort de tomber à faux. Ce sont plutôt deux orientations différentes de l’esprit, et on peut faire preuve d’intelligence dans l’une ou l’autre de ces deux orientations ; bien plus, il est possible qu’un enfant montre de la mémoire, de l’adresse et même du jugement en faisant une description nature morte tandis qu’un autre enfant commettra des erreurs, fera des conjectures puériles ou montrera d’autres défauts intellectuels en faisant une description de tableau vivant.

3o Type émotionnel.

L’observateur, au lieu de décrire sèchement le sujet de la scène, exprime l’émotion qui s’en dégage ; nous avons alors le type émotionnel, qui ne diffère pas intellectuellement du type observateur, si ce n’est par ce détail que le nombre des observations est généralement moindre.

(14) Un laboureur âgé de 70 ans était tombé malade. Ses enfants venaient le voir tous les jours. Ce pauvre homme ne pouvait plus résister. Quand il voyait ses enfants, c’était tout. Aussi ils l’aimaient bien et lui apportaient de toutes choses. Il avait un bon chien, il se couchait au pied de son lit, une petite fille qui pleurait à toute larme. Enfin, ce pauvre homme était bien aimé. — Enfant de 10 ans, 4e  classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Ne paraît pas connaître la fable. Description du sujet de la scène. Peu de détails. Beaucoup de sentiment.

(15) C’est dans une pauvre chaumière que se passe cette triste scène. Il y a un pauvre laboureur agonisant dans son lit, et un lit, un bien pauvre lit. Parlant difficilement, il dit à ses fils : « Mes enfants, fouillez bien la terre, ne laissez pas un endroit où la bêche n’ait pas passé et repassé. » À côté du lit du moribond est la mère qui a un petit bébé dans ses bras, un autre enfant est devant le lit de son père, écoutant ses sages paroles. La maison est surtout triste. — Garçon de 10 ans, 3e  classe. — Description d’après nature.

Appréciation. — Description du sujet de la scène. Peu de détails. Du sentiment. Phrases bien faites.

(16) C’était un laboureur bien pauvre, il se voyait mourir et il appela ses enfants. On le voit dans son lit, très mal. Tous ses enfants sont près de lui, presque les larmes aux yeux, même le plus petit qui a l’air d’écouter avec attention. C’est très touchant de voir ce laboureur dans son lit, et les enfants autour. On dirait que le père a l’air de leur causer. On voit une vieille bonne femme qui a l’air de chercher dans un placard pour les médicaments ; on dirait que c’est la maman, qui elle aussi est bien vieille. — Garçon de 12 ans et demi, 4e  classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description du sujet de la scène. Peu de détails. Sentiment. Phrases naïves.

(17) Tout le monde est triste à la maison, même le chien qui a toujours été fidèle au laboureur qui est près de mourir. Les six enfants ont beaucoup de chagrin, mais leur père leur parle avec tant d’affection qu’il ranime leur courage. Il laisse malheureusement trois beaux petits enfants qui pleurent de chagrin. Ce n’est pas pour cela que le désordre règne dans la maison ; au contraire, chaque chose est à sa place, et la servante n’en continue pas moins son ouvrage. — Garçon de 12 ans, 2e  classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description du sujet de la scène. Sentiment. Phrases assez bien faites.

(18) Regardez cette chambre, ne voyez-vous pas quelque chose de naturel ! Regardez comme tout le monde écoute ; hommes, femmes et enfants baissent les yeux à la voix du vieux père qui fait ses recommandations avant de mourir. Voyez-vous cette femme assise qui tient sur ses genoux un nouveau-né ? Cet enfant lui aussi écoute les paroles sacrées du bon vieux père qui fait retentir dans cette chambre sa voix mourante. Regardez bien ce tableau, ne vous impressionne-t-il pas de voir le vieillard se lever sur son séant pour prononcer ses dernières recommandations ? — Garçon de 15 ans, 1re classe. — Description de mémoire.

Appréciation. — Description du sujet. Peu de détails. Sentiment. Tour emphatique. Des naïvetés.

(19) Au milieu de la chambre, nous apercevons un lit avec des rideaux blancs, au milieu duquel est assis un vieillard qui, se sentant près de mourir, fit venir ses enfants pour leur parler. Nous apercevons donc 3 jeunes gens, dont un est appuyé contre le lit, regardant son père, avec un air triste et désolé ; le second, ayant les mains derrière le dos, est triste également, et le 3e  est près de s’élancer au cou de son père pour lui dire au revoir !! Tandis qu’à côté d’eux sont 3 petits marmots, probablement ses petits-enfants qui ont l’air de prendre peine aux malheurs de leurs parents. Nous apercevons, près de la cheminée, une bonne qui est en train de nettoyer un des petits enfants. Pendant ce temps, une autre bonne va ouvrir la porte, car elle vient d’entendre frapper ; ce sont sans doute des voisins qui viennent dire adieu au vieillard. Le chien aboie, mais pas un aboiement gai, car lui aussi est bien attristé de perdre son bon et fidèle maître.

Appréciation. — Description du sujet. Beaucoup de détails. Conjectures. Sentiment.

On peut se demander si les enfants du type émotionnel ont réellement éprouvé l’émotion qu’ils expriment dans leur copie ou s’ils ont simulé l’émotion, ou encore s’ils ont employé un langage émotionnel qui leur est fourni par leur mémoire et qui n’a pour eux aucune signification précise. On pourrait encore se poser bien d’autres questions ; par exemple, si des enfants prompts à s’émouvoir devant une scène touchante, comme celle de la photographie, sont en réalité des émotifs dans leur vie de tous les jours. Je pose ces points d’interrogation, bien que je ne puisse évidemment pas répondre à tous ; mais je suis en mesure de donner quelques renseignements curieux sur quelques-uns. Dans les notes et appréciations que les professeurs ont écrites sur leurs élèves et que le directeur de l’école a contrôlées avec soin, je vois que, sur 5 élèves (nos 14 à 18 des copies) que j’ai rangés dans le groupe émotionnel, 4 ont un caractère froid, une nature sèche, peu de sensibilité ; le 5e  seul paraît sensible.

4o Type érudit.

Nous groupons ici les enfants qui se rappelaient la fable de La Fontaine et qui, au lieu de décrire le tableau, ont résumé la fable, ce qui était certainement beaucoup plus facile. Notre groupe est probablement formé en majeure partie de paresseux, ou d’esprits lourds qui, n’ayant pas senti l’attrait du travail qu’on leur demandait, s’en sont dispensés.

Plusieurs élèves ont simplement reproduit la fable, la sachant par cœur. D’autres l’ont mise en prose.

(20) Description du Laboureur et ses enfants. Un laboureur sentant sa mort fit venir ses enfants et leur dit : Travaillez, labourez la terre. Plus de courage vous fera gagner votre vie. Il faut toujours travailler. Il fit venir toute sa famille, il dit à ses enfants un trésor est caché dedans (la terre). Ils cherchèrent. — Garçon de 9 ans, 4e  classe. — Description de mémoire.

Appréciation. Résumé de la fable. Aucune indication de la photographie.

(21) Un laboureur sentant sa fin prochaine fit venir ses enfants et leur dit : Je me vois près de mourir, et j’ai caché des trésors dans la terre. Vous pouvez bêcher, fouiller, vous les trouverez. Après la mort du père, les fils se mirent à travailler, et pendant plusieurs jours ils fouillèrent la terre, mais ils n’y trouvèrent rien. La femme et les enfants furent désolés.

Appréciation. Résumé de la fable. Presque rien de la photographie. Oubli comique de la moralité.

(22) Un laboureur étant près de mourir appela tous ses enfants et petits-enfants ; étant tous réunis, il leur explique qu’il y a un trésor dans un champ et qu’un peu de courage le leur fera trouver. Allez, leur dit-il, un peu de courage vous le fera trouver. Ses enfants après avoir retourné le champ ne découvrirent aucun trésor ; mais à la nouvelle saison le champ produisit le double. — Garçon de 11 ans, 2e  classe. — Description d’après nature.

Appréciation. Souvenir de la fable. Rien ou presque rien de la photographie.

Depuis mes premières études sur la description d’objets, quelques auteurs ont repris l’étude de ce test. Je me borne à signaler les suivants : Leclère qui a publié une étude dans l’Année psychologique (IV, p. 379) y rapporte des expériences faites sur des jeunes filles auxquelles il demandait de décrire une montre ; le travail est intéressant, mais la partie purement expérimentale n’est pas suffisamment développée, et l’auteur accorde trop de place à des considérations a priori sur la psychologie de la femme. Dwelshauvers a fait (Revue de l’Université de Bruxelles, t. IV, 1899, p. 29) quelques expériences rapides de description d’objets ; il a trouvé les résultats très significatifs, à ce qu’il assure, et considère cette épreuve comme capable de renseigner sur les aptitudes intellectuelles des jeunes gens, et surtout sur leur manière de travailler ; malheureusement, il ne donne point de détails. En 1899 (Psych. Rev., X, 3), Sharp, ayant fait de la description d’objets, a retrouvé mes résultats anciens, et il a donné l’intéressante suggestion qu’en faisant décrire des gravures qui ne sont pas connues des sujets, on augmente l’importance des différences individuelles. Enfin, Stern a publié dernièrement une brochure sur la psychologie des différences individuelles ; il y parle de mon test, mais n’apporte aucune contribution expérimentale. En ce qui me concerne, j’ai publié seulement deux articles jusqu’ici sur la description d’objets ; le premier, déjà cité, et le plus important, a paru dans l’Année psychologique, III, 296 ; le second, qui est un peu un article de vulgarisation, a paru dans la Revue des Revues, en 1898.

Tout ce que je veux retenir des travaux antérieurs, c’est la double proposition suivante :

1o L’expérience de description d’objets révèle l’existence de plusieurs types mentaux distincts, le descripteur par énumération, l’observateur, l’idéaliste, l’esthéticien, l’émotif.

2o  Les différents genres d’objets qu’on donne à décrire ne sont pas propres à mettre en relief les mêmes types mentaux ; et pour que l’expérience soit complète, il importe de faire décrire successivement aux mêmes personnes des objets différents.

Ces premiers essais m’ont paru intéressants à rappeler ; mais ils ne me satisfont pas complètement. On peut mettre en doute leur signification ; et il y a beaucoup de points d’interrogation qui pourraient être posés. Ainsi :

1o  Le genre de description que donne un sujet traduit-il son type intellectuel ou ne provient-il pas tout simplement de ce que le sujet a compris par hasard d’une façon particulière l’épreuve qu’on lui impose, ou a subi une influence tout accidentelle et extérieure ?

2o  Alors même que ce test de description exprimerait avec exactitude le type intellectuel du sujet, quelle est l’importance de ce type ? Se manifeste-t-il simplement dans cet exercice littéraire de description ou a-t-il d’autres conséquences ? Entraîne-t-il une manière particulière d’employer sa mémoire, par exemple, et son raisonnement ? A-t-il une part dans la constitution du caractère intellectuel et du caractère moral ?

Je pense que ces deux questions vont être en partie résolues par les recherches nouvelles qu’il me reste à exposer.


II

J’arrive maintenant aux descriptions d’objets que j’ai fait faire à Marguerite et à Armande.

Je leur ai fait décrire un grand nombre d’objets différents : une gravure, une boîte d’allumettes, une feuille de marronnier, une montre, un sou, une plume, un point d’interrogation tracé à la main sur une feuille de papier, etc. J’ai évité de faire faire ces descriptions le même jour, de crainte qu’elles ne subissent l’influence d’une orientation d’idées accidentelle. La première description, celle de la gravure, a été faite le 15 octobre 1900 ; la dernière a été faite en août 1902. Chaque sujet était bien isolé quand il décrivait, et je le laissais en tête à tête avec son papier ; recommandation lui était faite de ne parler de l’expérience à personne et même chacun ignorait le temps que l’autre avait mis à faire sa description. Plusieurs fois, mes sujets m’ont demandé des renseignements sur la manière dont il fallait décrire l’objet, mais je n’ai jamais voulu répondre à leurs questions. Marguerite était souvent embarrassée et elle le disait ; elle était mécontente de son travail, et une fois elle a demandé la permission de le recommencer. Armande était d’ordinaire plus satisfaite ; elle a cependant exprimé une fois quelque incertitude, se demandant si elle devait décrire l’objet tel qu’il était ou bien écrire une histoire à propos de cet objet.

Le caractère le plus frappant des descriptions, c’est qu’elles appartiennent à deux types très différents. Les descriptions de Marguerite sont des descriptions proprement dites, riches en détail sur l’objet qu’on lui mettait devant les yeux. Au contraire, dans les descriptions d’Armande, les détails matériels sont beaucoup moins nombreux, et il y a plus de fantaisie, d’imagination. Cette différence ne s’est pas manifestée dès la première épreuve ; cette première épreuve consistait à décrire une gravure dont je donne ci-joint la reproduction[2]. Les deux sœurs ont donné, de cette gravure, des descriptions que je considère comme équivalentes ; les objets matériels représentés dans la gravure sont décrits et sobrement interprétés. Voici ces deux descriptions.

Tableau de Geoffroy, d’après une gravure de la « Lecture pour tous ».
Description de la gravure par Marguerite.
(Expérience faite le 15 octobre ; durée : 14 minutes ; nombre de mots : 155.)

Ce sont deux pauvres gens, obligés de quitter leur logement, ne pouvant plus payer leur loyer.

Le plus âgé des deux est assurément le père du petit garçon, qui l’aide à tirer la misérable voiture où ils ont empilé le peu de choses qui leur appartienne.

Le chemin est glissant, car il a plu, ils peinent pour tirer tout ce qui constitue leur fortune, c’est-à-dire une table que l’on aperçoit à moitié couverte par une espèce de paquet de chiffon, un seau accroché par l’anse, et enfin un panier que l’on voit sur le derrière de cette pauvre charrette.

Je suppose que cette gravure représente leur départ de la campagne qu’ils habitaient : car l’on voit au fond quelques maisons à demi cachées par le brouillard.

Le ciel est orageux, et sans doute il pleuvra encore.

Ils dépassent les dernières maisons, ils sont presque dans la campagne.

Description de la gravure par Armande.
(15 octobre 1900. Durée : 9 minutes ; nombre de mots : 139.)

Cette gravure représente un vieillard et un enfant qui, chassés de leur réduit faute d’argent, vont traîner leur peu de bien dans un quartier moins hostile ; on voit Paris dans la brume ; c’est l’aurore et une faible lueur qui glisse sur le chemin aux murs démolis indique l’aube qui naît. La charrette semble prête à se renverser, elle est chargée, on a tout empilé ; une vieille table, un seau, une huche et quelques draps déchirés qui pendent le long des roues. C’est tout ce que l’on voit ; peut-être sous les hardes se cachent d’autres objets.

La route tourne et le sol monte, détrempé et glissant ; le long du chemin une barrière démolie étend vers le ciel ses bras décharnés.

Un petit arbuste dépourvu de ses feuilles : c’est l’hiver.

Un œil attentif découvre nécessairement des différences dans ces deux rédactions ; celle de Marguerite est d’une description méthodique et un peu sèche ; il y a dans celle d’Armande un peu plus de fantaisie ; mais ce n’est qu’une nuance ; et si l’on avait à sa disposition seulement ces deux descriptions, il serait fort difficile d’en tirer une interprétation quelconque. Notons qu’Armande a été beaucoup plus rapide, et que, pour un même temps que sa sœur, elle écrit un beaucoup plus grand nombre de mots. Il m’est arrivé le plus souvent de constater que les expériences faites dans les écoles avec les mêmes tests me donnaient des résultats moins significatifs que les expériences faites sur mes deux fillettes. Ici, j’ai rencontré une exception à cette règle.

Le lendemain, 16 octobre, je fais faire aux deux sœurs la description d’une boîte d’allumettes, de couleur brune. Maintenant, les deux descriptions sont absolument différentes ; je n’ai cependant fait aucune réflexion, je n’ai donné aux deux enfants aucune idée directrice.

Voici la description de Marguerite.

Description d’une boîte d’allumettes par Marguerite.
(16 octobre 1900. Durée : 13 minutes).

Il faut que je décrive cette boîte d’allumettes, c’est une chose fort difficile, je commence par la couleur.

Elle est d’un brun rouge, et les mots Manufactures de l’État etc., y sont écrits en même couleur que la boîte, seulement beaucoup plus clair, le timbre de l’État est collé un peu sur le dessus et un peu sur un côté pour empêcher de l’ouvrir.

Deux des côtés de la boîte sont noirs, c’est là que l’on frotte les allumettes pour les faire prendre, assurément cette boîte a servi, car l’on voit plusieurs traces de frottements sur les deux côtés.

Le tiroir qui glisse dans la boîte est de couleur bleue, et rempli d’allumettes rouges maintenant, car autrefois elles étaient blanches ; ces allumettes ont la tête jaune et c’est cette tête que l’on frotte sur les parties noires.

Le dessous de la boîte est de même couleur que le dessus, seulement plus clair, il représente trois lettres, un A, à gauche, un C’à droite, et un M, au milieu ; au milieu de cette dernière lettre se trouve quelque chose de long, auquel je ne saurais donner de nom.

La boîte d’allumettes est une contribution indirecte, elle coûte 10 centimes, mais elle ne les vaut pas.

Il y a 60 allumettes dans une boîte neuve.

Cette description est purement matérielle, très attentive, très riche en détails. Elle diffère entièrement de la description suivante, due à Armande.

Description d’une boîte d’allumettes par Armande
(16 octobre 1900. Durée : 12 minutes).

C’est une vieille boîte d’allumettes que l’on rencontre partout sans jamais la remarquer, elle passe inaperçue comme une ombre… ou plutôt comme une chose trop commune pour attirer l’attention. Si on la secoue, on entend à l’intérieur les allumettes qui entrent en danse : elle est a moitié pleine ; son couvercle, d’un rouge éteint pour ne pas attirer les regards, a l’air de se fondre sur ce qui l’entoure ; les côtés démolis et branlants laissent voir combien elle a dû traîner souvent sur une table ; peut-être a-t-elle toute une histoire ; se servit-on d’elle pour s’éclairer au milieu des ténèbres dans un cas important ?

Dans la nuit au centre des bois, s’en servit-on pour retrouver son chemin ? Ou simplement on l’a achetée hier avec plusieurs de ses semblables ? Nous l’ouvrons, tes allumettes sont nombreuses, eues sont routes, le bout est jaune, rien ne frappe la vue, c’est trop souvent que l’on voit une boîte d’allumettes !

La description d’Armande contient un moins grand nombre de détails matériels ; il serait difficile de les compter, mais on ne commettrait pas une grosse erreur en disant que dans la description d’Armande il y a à peu près trois fois moins de détails que dans la description de Marguerite. De plus, ces détails matériels n’ont pas été décrits pour l’intérêt qu’ils présentent en eux-mêmes ; ils sont subordonnés à une idée générale, et servent à l’appuyer. Armande a eu l’impression subjective que la boîte d’allumettes qu’elle avait sous les yeux est un objet banal, qui n’attire point l’attention, qui passe inaperçu ; et tous les détails de couleur et de forme qu’elle note sont écrits pour illustrer cette idée. Il y a là une manière bien particulière de percevoir et d’observer. La copie contient encore beaucoup de réflexions et d’actes d’imagination qui sont à côté ; par exemple quand Armande se demande d’où vient cette boîte d’allumettes, à quel usage elle a servi, etc.

Je passe à la description d’une feuille de marronnier, ramassée dans notre jardin de S…, et à demi jaunie par l’automne. La différence de description que nous venons de signaler entre les deux sœurs s’accentue encore ; nous voyons apparaître chez l’une d’elles de la sensibilité et de l’émotion littéraires, qui font défaut à l’autre.

Description d’une feuille de marronnier par Marguerite
(19 octobre 1900. Durée 11 minutes, 15 secondes).

La feuille que j’ai sous les yeux est une feuille de marronnier cueillie en automne, car les folioles sont presque toutes jaunes, à l’exception de deux, et un à moitié vert et jaune.

Cette feuille est une feuille composée de 7 folioles se rattachant à un centre qui se termine par la tige nommée pétiole qui supporte la feuille sur l’arbre.

Les folioles ne sont pas toutes de la même grandeur ; sur 7, 4 sont beaucoup plus petits que les trois autres.

Le marronnier est un dicotylédone, l’on peut s’en apercevoir en regardant la feuille, elle a des nervures ramifiées.

En plusieurs endroits la feuille est tachée de points couleur de rouille, une de ses folioles a un trou.

Je ne sais plus que dire sur cette feuille de marronnier.

Cette rédaction contient des détails de description nombreux et aussi des détails d’érudition assez nombreux, souvenirs de leçons de botanique.

D’une toute autre allure est la rédaction d’Armande.

Description d’une feuille de marronnier par Armande
(Durée 8 minutes. 19 octobre 1900.)

C’est une feuille de marronnier qui vient de tomber languissamment sous le vent de l’automne.

La feuille est jaune, mais encore raide et droite, peut-être reste-il un peu de vigueur dans cette pauvre mourante !

Quelques traces de sa couleur verte d’autrefois, sont encore empreintes sur les feuilles, mais le jaune domine : une bordure brune et rougeâtre en orne le contour.

Les sept feuilles sont toutes fort belles encore, la tige verdâtre ne s’en est point détachée.

Pauvre feuille maintenant destinée à voler sur les chemins, puis à pourrir, entassée sur bien d’autres. Elle est morte aujourd’hui. et elle vivait hier ! Hier, suspendue à la branche elle attendait le coup de vent fatal qui devait l’enlever ; comme une personne mourante qui attend son dernier supplice.

Mais la feuille ne sentait pas son danger, et elle est tombée doucement sur le sol.

Armande a écrit plus rapidement que sa sœur, elle a été inspirée par l’objet, elle a montré plus de verve. La description matérielle est reléguée au second plan, comme dans la rédaction sur la boîte d’allumettes ; elle est subordonnée à une impression générale, l’impression que la feuille d’automne va mourir. Cette idée de mort est développée gauchement, mais avec quelque émotion, peut-être plus littéraire que profonde.

La description du sou, que je fais faire aux deux sœurs quelques jours après, paraît être calquée sur la description de la boîte d’allumettes ; on trouve exactement la même différence entre les deux copies ; celle de Marguerite est attentive, détaillée, riche en petits faits ; celle d’Armande est très pauvre en détails, et dominée par cette idée que le sou est un objet vulgaire et humble qui passe inaperçu.

Description d’un sou par Marguerite
(21 octobre 1900. Durée : 5 minutes, 30 secondes).

Cette pièce que j’ai sous les yeux est un sou, elle est en cuivre, sali par un long usage.

L’envers de cette pièce représente un aigle aux ailes déployées, car elle date de Napoléon III empereur.

Sur l’envers est écrit : Empire Français. 5 centimes.

Sur l’endroit se trouve la tête de Napoléon III, entourée de ces mots : Napoléon empereur, et en dessous la date où la pièce a été frappée, mais elle est trop effacée et je ne puis la lire.

Cette pièce n’est pas épaisse, deux millimètres à peu près.


Description du sou par Armande
(21 octobre 1900. Durée : 6 minutes).

C’est un vieux sou usé par le temps ; on distingue encore la tête de Napoléon III en plus clair sur ce fond sale. Quelques taches de vert-de-gris ornent les quelques mots : Napoléon III empereur, puis la date. Sur l’autre face de la pièce les lettres sont plus usées, on ne distingue presque plus… Comme il en aurait long à raconter ce sou, s’il parlait ! D’où vient-il ? En quelles mains a-t-il bien passé ?

On n’y pense même pas en voyant une humble pièce d’un sou, on ne cherche pas son histoire, mon Dieu, non ! Il paraît si simple de voir un sou, c’est si vulgaire ! Les sous passent inaperçus comme tant de choses qu’on est habitué à voir partout.

Quand Armande eut terminé sa copie, je lui demandai si elle en était contente ; elle me répondit que non : « Il me semble, dit-elle, que je n’aurais pas dû déplacer la question, comme je l’ai fait ; c’était la description du sou ; j’ai parlé d’autre chose. » Il est singulier que malgré cette remarque elle ait continué, dans les expériences suivantes, à faire des descriptions qui ne sont pas matérielles.

La description d’une plume neuve de Blanzy-Poure est encore comparable à celle de la boîte d’allumettes. Je ne crains pas de répéter les observations ; leur répétition est instructive.

Description d’une plume par Marguerite
(31 octobre 1900. Durée : 8 minutes 30 secondes).

Cette plume est une plume Blanzy-Poure, elle s’appelle comme cela parce que elle doit être fabriquée par la maison Blanzy-Poure. Elle est assez longue, elle n’a pas le bout très pointu, mais elle est très bonne pour écrire.

Elle est creusée depuis un bout jusqu’à l’autre. Toutes les plumes sont trouées, mais le trou n’est pas le même, celui de cette plume est comme un parallélogramme très allongé :

Au bout de l’endroit où on l’enfonce dans le porte-plume, elle s’agrandit en se creusant, je ne sais pas expliquer au juste comme c’est.

Enfin le bout pointu forme un angle aigu avec le corps de la plume. Cette plume est d’une couleur brun foncé, elle s’éclaircit légèrement depuis la trouée en parallélogramme jusqu’à la pointe qui sert à écrire.

Sur le corps de la plume est écrit le nom du fabricant. Cette plume a peut-être 3 cent. de longueur.

On voit que cette description est méticuleuse, très froide, très sèche ; c’est vraiment la description d’un objet inanimé. Armande nous décrit la plume, comme si c’était une personne vivante ; en revanche, les caractères descriptifs n’arrivent que tout à la fin de la copie, ils sont très peu nombreux et très vagues.

Description d’une plume par Armande
(31 octobre 1900. Durée 7 minutes 45 secondes).

Une simple plume !

Elle n’a pas encore servi, elle n’a donc point d’histoire, elle n’a passé sur aucun papier, elle n’a pas laissé les traits noirs si expressifs. Elle est luisante et toute neuve, sa seule histoire, on la devine ; elle est restée tranquillement dans une boîte pendant que ses semblables s’en allaient chacune leur tour. C’est un objet bien ordinaire qu’une plume ! Elle peut aller avec la boîte d’allumettes et le vieux timbre, ces objets n’attireront jamais attentivement le regard, ils passent inaperçus…

En petits caractères on peut lire sur la plume : plume caducée, Blanzv-Poure. No81.

La plume est allongée et pointue, elle a une petite fente sur le dos, comme toutes les plumes du reste.

Elle est creuse, très creuse ; je crois que cette plume doit être assez bonne, je me sers d’une de ses pareilles.

J’arrive à la description d’une grosse montre à répétition. Marguerite en a fait une description copieuse, qui lui a pris 16 minutes, elle a décrit minutieusement les aiguilles, les cadrans, la chaîne, sans faire seulement allusion à l’emploi de la montre. Si on veut bien comparer cette description à celles que M. Leclère a publiées dans l’Année, on trouvera une grande différence.

Description de la montre par Marguerite
(29 octobre 1900. Durée 16 minutes).

Cette montre a la forme d’un cercle plein.

Elle est en argent, les aiguilles sont en or, à l’exception de celle qui marque les secondes, et de celle qui marque les minutes.

Elle est à remontoir, les petites dents du remontoir me font l’effet d’être en or.

À l’anneau de la montre est attachée une chaîne formée d’anneaux brisés enfilés les uns dans les autres.

Au bout de la chaîne une grosse breloque où se trouve au-dessous un cachet.

Les heures sont imprimées en noir sur un fond blanc, en chiffres romains.

Au centre sont fixées les aiguilles.

Juste au-dessous est un cadran beaucoup plus petit.

Au centre se trouve une aiguille.

L’aiguille des secondes marche sur le grand cadran, et, pour chaque tour, l’aiguille du petit cadran marche d’un chiffre à un autre, car lui aussi il a des chiffres, mais ils sont écrits en lettres arabes, et il y en a 60, ils vont par dix.

Entre les différentes heures du grand cadran sont les minutes, elles sont au nombre de 5 ; entre les minutes se trouvent les secondes, elles sont au nombre de 10.

La montre peut s’ouvrir, on voit les charnières à l’extérieur.

La montre est un objet très utile.

Armande, ce jour-là, n’a pas pu faire la description demandée. En 3 minutes, elle a seulement écrit cette phrase : « Cet objet est une grosse montre à secondes, très compliquée, que je ne cherche pas à expliquer. » Puis elle a déclaré qu’elle ne trouvait rien à dire. Est-ce que l’inspiration ne venait pas ?

On pourrait le croire, car le genre de description qu’elle a adopté exige quelque idée, et les idées ne viennent pas toujours quand on les appelle.

J’ai encore fait faire à ces deux jeunes filles la description d’un volume (Georges, par Dumas, un volume broché, à couverture verte, de la collection Michel Lévy) et enfin la description d’un point d’interrogation tracé à l’encre sur une feuille de papier. Je passe sur la description du volume, parce qu’elle rentre dans les types précédents, purement matérielle pour Marguerite, en partie imaginative pour Armande. Je donne simplement la description du point d’interrogation.

Description d’un point d’interrogation par Marguerite
(Durée 3 minutes 45 secondes. Le 1er  nov. 1900).

Cette feuille de papier est quadrillée, gris sur blanc.

Sur cette feuille est écrit à la main avec de l’encre noire un point d’interrogation, il n’est pas tout à fait au milieu, il est un peu du côté gauche, et plus haut que le milieu.

Cette feuille peut avoir 15 c. sur 10 c.


Description d’un point d’interrogation par Armande.
(Durée : 3 minutes 23 secondes. 1er  novembre 1900).

C’est une énigme, une feuille de papier quadrillée au milieu de laquelle on a dessiné un point d’interrogation. La feuille n’est pas grande, la question n’est point longue, on est étonné et surpris de voir ce point d’interrogation au centre d’une feuille blanche. Si l’on tourne la feuille, il n’y a rien à l’envers.

Marguerite, selon son habitude, se borne à décrire matériellement et la signification du point d’interrogation l’a si peu frappée que ce n’est pas par le point d’interrogation qu’elle commence ; elle dit d’abord que le papier est quadrillé ; Armande a un point de départ tout autre ; elle débute par ces mots : « c’est une énigme ; » tout absorbée par le sens de l’interrogation, elle décrit très peu de chose ; elle dit que le point d’interrogation a été dessiné, ce qui est une expression impropre, elle dit que ce signe est au milieu de la feuille, ce qui est inexact, car, comme Marguerite l’a remarqué, le signe est en haut et un peu à gauche ; elle n’apprécie pas la dimension de la feuille, elle dit simplement que la feuille n’est pas grande, et encore ne fait-elle cette remarque que par intention littéraire, car elle ajoute ensuite : la question n’est point longue. Marguerite au contraire a essayé d’apprécier la grandeur de la feuille ; elle lui attribue 15cm sur 8cm. (En réalité, la feuille a 14cm sur 10cm5). On voit donc qu’en pénétrant dans le détail, on rencontre beaucoup de petites différences entre les deux sujets.

Je donne une dernière description d’objets. Il existe près de notre demeure, à la campagne, une belle maison qui est depuis longtemps inhabitée. Je la fais décrire aux deux enfants. Voici leur rédaction. Je donne d’abord celle de Marguerite.

LA MAISON LAR

L’autre jour, je me promenais dans la rue du D…, lorsqu’une grande affiche accrochée à la grille d’un jardin attira mon attention. Il y avait peu de temps que je connaissais Meudon, et c’était la première fois que je remarquais cet écriteau, je m’approchai donc et je vis écrit : Grande maison à vendre, ou à louer, s’adresser 1o à M. P…, notaire à M…, 2o à M. M…, 23, rue de Rennes, Paris. — C’était un peu loin, et comme je suis curieux, je me dis, si je sonne ici on sera bien forcé d’ouvrir, et si le concierge est accommodant j’entrerai !

Je sonne donc, et au bout d’un petit instant la porte s’ouvre, quoiqu’il n’y eût personne, on l’ouvrait de la cuisine (ainsi que je le sus plus tard). J’entrai dans une belle allée pleine de gravier bordée d’arbres assez touffus, et de petites roches où croissaient des genêts. De chaque côté de la porte, sur une petite hauteur, se trouvaient deux terrasses, la belle allée était au milieu dans une sorte de bas-fond, elle était très droite, au bout on voyait un grand et large escalier, et au-dessus une marquise, là encore une sorte de terrasse où donnaient des fenêtres, c’était la maison…. À peine étais-je entré qu’un petit chien noir arriva en aboyant, d’une voix d’un timbre très clair, au même instant un jardinier aux cheveux gris, vint auprès de moi, je lui exposai le but de ma visite, il consentit à me faire visiter sa maison, nous commençâmes par le jardin, il était très beau, deux belles pelouses…

Cette rédaction très longue, et dont je donne le commencement, est d’une exactitude surprenante, elle ne contient que la très légère fiction d’une visite. Aucun détail n’est inventé ; et tous les détails donnés sont vrais.

Voici la rédaction d’Armande.

MAISON DÉSERTE

Imaginez-vous une grande et superbe maison inhabitée que le passant admire lorsqu’il l’aperçoit au fond d’une allée de massifs embaumés. Le jardin est grand et désert ; lorsque le vieux Janvier vient y faire son tour il n’y trouve jamais que les arbres couverts d’une neige éblouissante, que les chemins couverts d’hermine blanche ; c’est triste, c’est lugubre ; tout au fond de ce jardin solitaire, tremblent les restes d’un vieux portique sur lequel les corbeaux viennent sinistrement croasser lorsqu’ils n’ont plus rien à faire. C’est mortel de vivre dans cette maison aux fenêtres closes, aux rideaux tirés ; les vieux pianos dorment dans les salons, reposant leurs cordes anciennes, les fenêtres ne s’ouvrent plus, tout est usé, rouillé par le temps et surtout l’inaction ; tout respire une odeur âcre de la pièce que l’on n’aère pas. Les vieux fauteuils se regardent tristement comme d’anciens camarades habitués à vivre ensemble, ils se regardent de leurs dorures éteintes, et les grandes statues se plaignent amèrement de leur solitude, il fait froid au dehors et on ne chauffe pas la maison qui tremble de douleur, les chaises s’approchent inutilement de la cheminée jadis flamboyante !

Mais lorsque le printemps vient rayonner et rendre la vie aux arbres, les lilas fleurissent comme l’aubépine, le soleil mûrit les fruits, les oiseaux gazouillent, la joie renaît au sein du jardin qui soupire, avec le zéphir qui caresse les têtes embaumées des lilas…

La rédaction d’Armande est plus concise ; elle est surtout beaucoup plus vague et plus émue ; ce qui se voit déjà au titre choisi : Maison déserte, au lieu de maison de Lar… On ne peut pas dire que les détails donnés par Armande soient faux, tant ils sont vagues.

J’arrête ici cette énumération. J’ai fait faire à ces mêmes enfants une dizaine d’autres descriptions, et je trouve toujours les mêmes caractères à leurs rédactions, sauf dans le cas où l’objet que je leur propose de décrire est une gravure compliquée, ou un dessin énigmatique ; dans ce dernier cas, les rédactions des deux jeunes filles sont des descriptions, celle de Marguerite toujours plus minutieuse que celle de sa sœur ; il semble que Marguerite trouve un grand plaisir à décrire, tandis que la description matérielle et attentive ennuie Armande.

Résumons les caractères principaux des épreuves précédentes ; elles nous ont montré, c’est le fait capital, que Marguerite appartient exclusivement au type descriptif et Armande au type imaginatif. La copie de Marguerite débute toujours très simplement : ceci est une plume, écrira-t-elle, par exemple ; ensuite, elle donne un grand nombre de détails matériels, précis ; ces détails sont considérés en eux-mêmes, et non rattachés à quelque idée générale ; parfois il y a quelques détails d’érudition, et la description se termine sans conclusion, sans effort de synthèse ; elle se termine d’ordinaire sur un détail particulier, et quelquefois même le sujet écrit qu’il s’arrête parce qu’il n’a plus rien à dire ; telle est la description que Marguerite nous donne des objets comme un livre, une boîte d’allumettes, une plume, etc. C’est une sorte d’inventaire de l’objet. Quand on lui montre une gravure, Marguerite cesse de s’astreindre à la description matérielle, elle exprime aussi le sujet de la scène, et y subordonne plus ou moins de détails ; mais elle ne subordonne cependant pas tous les détails matériels à ce sujet de la scène, et elle garde, à plusieurs points de vue, son type descripteur.

D’où provient ce type descripteur ? Marguerite, pourra-t-on supposer, a compris de cette manière l’épreuve qu’on lui a demandée ; elle s’est imaginé qu’elle se conformait au programme en faisant une description pure et simple ; et vraiment, on ne peut pas lui donner tort, car on lui a demandé une description et non une histoire. Mais je crois que si elle avait eu, en regardant l’objet, une tendance à imaginer, et que cette tendance eût été forte, elle s’y serait laissé aller quelquefois ; or, ses copies ne contiennent pas trace d’imagination.

La description d’Armande, en revanche, appartient au type imaginatif le plus franc ; Armande a les qualités de ce type et aussi les défauts. Les qualités, c’est d’abord une tournure littéraire élégante, des expressions ingénieuses ; sa rédaction a un commencement, un milieu et une fin. Tout se tient, les phrases forment un tout bien unifié. Il y a une impression d’ensemble qui se dégage, et les détails matériels sont d’ordinaire subordonnés à cette impression. Parfois, la phrase prend un ton émotionnel ; cette enfant ne manque pas de sensibilité littéraire. Le défaut, c’est que la description matérielle est toujours incomplète ; les détails sont peu nombreux, et souvent imprécis ; et même, en y regardant de près, on trouve que quelques-uns sont inexacts ; ils ont été mal vus, ou mal interprétés, faussement ou négligemment décrits, avec des expressions qui ne cherchent pas à serrer la réalité de près.


Un an après les expériences que je viens de rapporter, j’ai fait refaire des descriptions d’objet par mes deux fillettes. Marguerite est restée observatrice ; Armande a, au contraire, beaucoup changé ; elle a cessé dans ses descriptions de faire de la fantaisie, et se borne à décrire l’objet qu’elle a sous les yeux, comme Marguerite, mais avec moins de détails, de minutie et d’exactitude. Étonné du changement, je mets sous les yeux d’Armande ses anciennes descriptions, je l’interroge, et elle me répond : « Maintenant je n’aime pas mettre des choses comme ça, ça me paraît bête. »


Esprit d’observation.


Nous avons vu précédemment, dans l’expérience de recherche de mots, que Marguerite nomme beaucoup plus souvent qu’Armande des objets présents, faisant partie du milieu actuel. Cette tendance si manifeste était cependant difficile à expliquer ; on aurait pu y voir la preuve de quelque pauvreté d’idéation, plutôt que de l’esprit d’observation ; et je pense que la première interprétation serait juste dans certains cas, pour certains sujets, et fausse pour d’autres. L’expérience sur les associations d’idées nous a montré ensuite que lorsqu’on nomme un objet qui figure dans la pièce, c’est le plus souvent à cet objet que Marguerite pense, tandis qu’Armande pense plus volontiers à un objet rappelé ou imaginaire ou abstrait. Cette seconde épreuve confirmait donc notre interprétation de la première catégorie d’expériences, en nous montrant que Marguerite ne perd pas aussi facilement que sa sœur le contact des objets extérieurs. Un troisième genre de recherches est venu lever tous les doutes ; nous avons vu, en faisant décrire les objets, combien Marguerite s’attache avec plus de soin qu’Armande aux caractères matériels de l’objet à décrire. C’est dans cette voie qui commençait à se tracer que nous nous sommes engagé pour les expériences nouvelles que nous allons exposer.

Pour apprécier l’esprit d’observation d’une personne, je pense qu’on peut employer la méthode suivante. Nous sommes entourés d’un milieu matériel dont certains détails ont pour nous une grande importance et sollicitent vivement notre attention ; d’autres détails du milieu n’ont qu’un intérêt secondaire et peuvent être négligés sans grand dommage ; d’autres enfin sont dénués de tout intérêt. Je suppose que certaines personnes, qui n’ont pas d’esprit d’observation, ou chez lesquelles cet esprit d’observation est très spécialisé, et souvent suspendu par un état de distraction ou de préoccupation intense, je suppose, dis-je, que ces personnes auront une tendance à négliger dans le milieu extérieur tout ce qui est d’un intérêt secondaire ou nul, et remarqueront seulement les détails de prime importance ; elles sauront, par exemple, le plan de leur appartement, en gros, elles connaîtront la place approximative des meubles dans les chambres, mais elles n’auront pas remarqué la couleur et le dessin de la tapisserie dans une des chambres ; elles ne sauront pas si tel tableau a un cadre noir ou doré, elles ne distingueront pas le timbre de l’entrée et la sonnette de la salle à manger, elles ne reconnaîtront pas le bruit différent que fait chaque porte en se fermant, et ainsi de suite.

Je sais que ces différences mentales existent. Il y a des personnes de ma connaissance qui sont presque insensibles au monde extérieur, tandis que d’autres ont conscience des plus petits détails, même les plus inutiles, comme la forme d’une marche, la saillie d’un bàtiment, l’éraflure d’une écorce d’arbres. J’ai fait à ce propos sur les deux fillettes quelques expériences.

1re  expérience. — Un souvenir de la veille. — La veille du jour où je fais l’expérience, j’ai pris avec les deux fillettes le train de Paris à Meudon, vers 5 heures du soir ; le trajet dure 20 minutes ; nous étions montés en wagon dix minutes avant le départ ; notre séjour total dans le wagon a donc été de 30 minutes ; pendant ce temps, des voyageurs sont montés et descendus, et il s’est produit quelques-uns de ces détails insignifiants de tous les voyages. Je prends à part Marguerite, puis Armande, et je leur demande d’écrire tout ce qu’elles peuvent se rappeler de leur voyage.

La copie d’Armande a 4 pages, elle a été écrite en 30 minutes, la copie de Marguerite a 7 pages, elle a été écrite en 50 minutes ; elle est écrite plus serré, d’une écriture droite, tandis que l’écriture d’Armande est inclinée. Cette première différence, la différence d’abondance, nous l’avons déjà rencontrée bien souvent ; mais elle est beaucoup moins importante que la différence du contenu. Je regrette de ne pas pouvoir reproduire complètement les deux copies, ce serait trop long, j’en donnerai seulement quelques extraits. Il y a dans ces récits deux choses, une action et le cadre dans lequel elle se produit. Dans la narration d’Armande, le cadre est absent, et comme sous-entendu. Le récit commence tout simplement par : « Nous montâmes en wagon, le compartiment était vide, » puis, il n’y a pas d’autres détails. Marguerite, au contraire, a cru nécessaire d’insister longuement sur ce cadre, elle indique d’abord la place que chacun de nous occupait dans le wagon ; puis elle parle du wagon lui-même.

« Je regardais une des lampes du wagon qui avait une belle flamme, un peu fumeuse, etc. ; » elle compare cette lampe à l’autre qui manquait d’essence, elle donne ensuite des détails sur le wagon, qui est du type de ceux qui circulent sur la ligne de ceinture, elle décrit la forme et la couleur des lampes, des banquettes, le mode d’ouverture et de fermeture de la portière ; toute cette description prend une bonne page. La description des personnages présente les mêmes différences, mais c’est un peu moins marqué ; Armande décrit d’un trait rapide, tandis que Marguerite insiste davantage ; plusieurs petits faits sont oubliés par Armande, et retenus par Marguerite. Je note aussi qu’Armande a commis trois erreurs, peu importantes, il est vrai, et Marguerite n’en a commis aucune.

Est-ce là une expérience ? Non évidemment, ce n’est pas une expérience rigoureuse ; mais c’est une observation qui porte sur un fait réel, et elle a le mérite de bien mettre encore une fois en lumière que Marguerite non seulement a une meilleure mémoire, mais encore plus d’esprit d’observation.

2e  expérience. — Autre souvenir de la veille. — Je demande aux deux jeunes filles de me raconter par écrit tout ce que nous avons fait la veille en famille, depuis la fin du dîner jusqu’au coucher. Armande donne beaucoup de petits détails sur les paroles échangées et les actions de chacun, elle n’oublie qu’une chose, l’événement le plus important de notre soirée, c’est que nous avons enregistré nos voix au phonographe. Ce n’est certainement pas une faute de mémoire, mais seulement une étourderie. Marguerite ne la commet pas, elle garde un souvenir plus complet de la veille.

3e  expérience. — C’est la dernière. Je demande aux deux jeunes filles de me décrire par écrit tous les objets qui sont sur les murs de leur chambre à coucher ; elles ont la même chambre. Les descriptions ont la même longueur, 3 pages. Pour apprécier ces deux descriptions, il faut faire une distinction, de l’importance de laquelle je ne m’étais pas avisé tout de suite. Quand chacun de mes sujets avait terminé sa description, j’avais lu rapidement cette description, et, la trouvant incomplète, je leur avais demandé de préciser certains petits détails. Ces additions sont heureusement restées séparées de la partie précédente par un trait horizontal ; si on les y confondait, on dénaturerait complètement les résultats. C’est que ma recommandation a eu pour effet de changer complètement la nature du test, et d’en faire un exercice de mémoire au lieu de lui laisser son caractère de test sur l’esprit d’observation ; pour répondre à ma demande, les deux jeunes filles se sont efforcées de préciser leurs souvenirs tandis que jusque-là elles s’étaient abandonnées à leur naturel. Si on tient compte des additions qu’elles ont faites, on trouve que Marguerite cite 23 objets et Armande 28 ; simple exercice de mémoire. Si on supprime ces additions, alors on a deux copies qui diffèrent entre elles à peu près comme les descriptions d’objets que nous avons fait faire à Marguerite et à Armande.

La description d’Armande manque de 3 caractères qui sont au contraire assez bien représentés dans la copie de Marguerite ; ces 3 caractères sont : la précision de la description, l’indication de la position de l’objet, l’ordre suivi dans la description.

La différence que je signale est visible dès le commencement des deux descriptions. Celle d’Armande débute ainsi : « Les objets qui frappent le plus mon souvenir sont tout naturellement les tableaux ; un grand tableau représentant deux enfants, l’un tient un album, et l’autre étend le bras vers la mer. » On voit qu’aucune allusion n’est faite à la position de ces objets. La description continue : « Deux autres tableaux dans des cadres blancs. » Remarquons combien c’est vague ! « Trois autres gravures encadrées représentant des choses d’Église. » Toujours le même vague. Aucune indication de position. « Un cadre de photographie en cornet, où il y a de vieilles photographies de nous… Près de la cheminée, il y a deux petits sabots accrochés, une petite caricature », elle ne dit pas laquelle, « une photographie dans un cadre en velours rouge », elle ne dit pas laquelle, « une gravure entourée d’un papier vert d’eau », aucune indication de sujet. « Il y a encore d’autres photographies pendues au mur, puis deux petits masques de diable, » erreur, il n’y en a qu’un. Ces imprécisions ne sont pas dues à un défaut de mémoire ; si Armande ne dit pas ce que renferment tels cadres, elle le sait pourtant, car je le lui ai demandé et elle m’a répondu exactement ; elle ne manque donc pas de mémoire ; c’est plutôt une tendance d’esprit à ne pas préciser, à ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée ; c’est peut-être cette tendance qui explique en partie l’abondance d’abstractions qu’on remarque dans son esprit. Après le défaut de précision, signalons l’absence d’indication de position ; Armande se contente de dire que certains objets sont « près de la cheminée ». Enfin, elle ne met aucun ordre dans sa description, si ce n’est, comme elle semble l’indiquer par ses premiers mots, un ordre d’importance.

Dans la description de Marguerite, on ne trouve pas les expressions vagues qui abondaient dans la rédaction d’Armande, sauf pour le porte-photographie. De plus, Marguerite a toujours eu la préoccupation d’indiquer la position exacte des objets : à gauche de la cheminée, au-dessus de la commode, au-dessus de la toilette. C’est là peut-être un trait de l’esprit d’observation ; en tout cas, il ne manque pas à Marguerite ; elle situe chaque objet, tandis que ceux d’Armande restent en l’air. Un autre caractère bien net de cette rédaction, c’est qu’elle suit un ordre spécial. Marguerite commence par le mur auquel est adossé le chevet de son lit, puis elle continue vers la droite, et tous les objets suivants, tableau, commode, cheminée, porte, toilette, sont ceux qu’on rencontre successivement en parcourant la chambre de gauche à droite ; elle fait ainsi le tour complet de la chambre, et revient au point de départ, où elle signale divers objets qu’elle avait oubliés.

J’ai donc dit qu’en s’en tenant à cette première partie de l’expérience, on aperçoit nettement la différence mentale de ces deux jeunes filles ; mais si on insiste, comme je l’ai fait, pour avoir de nouveaux détails, alors il apparaît qu’Armande peut apporter autant de précision que Marguerite dans sa description, car les souvenirs ne lui font pas défaut, mais d’elle-même elle n’avait pas senti le besoin de les évoquer.

  1. Ce test a été expérimenté avec la collaboration de M. Holst, qui suivait à cette époque les travaux de mon laboratoire.
  2. Ce cliché nous a été obligeamment prêté par la maison Hachette.