Librairie Alcan (p. 147-160).



XI

Ce fut la tête un peu basse que Suzette rentra chez Mme  Dravil. Celle-ci attendait les arrivants avec anxiété. À leur aspect, elle comprit tout de suite que le résultat n’était pas bon. Suzette dit d’un air préoccupé :

— Cette dame avait bien trouvé un petit garçon qui était presque Bob, mais ce n’était pas lui…

M.  Dravil expliqua les faits avec plus de clarté et Mme  Dravil ne put que soupirer en regrettant ce retard.

Elle enjoignit à Suzette de se presser pour faire ses adieux à Huguette, mais la fillette ne s’y résignait que mollement. Il allait être sept heures et la nuit serait bientôt là, sans Bob.

Suzette craignait le retour dans l’appartement de ses parents, et les pleurs de sa mère et les lamentations de Justine et de Sidonie, et le regard sombre de son père.

Cependant, il fallait bien affronter tout cela ! Au moment où elle se disposait à se séparer d’Huguette, sous l’égide de Mme  Dravil, Jacques Dravil rentra. C’était un garçonnet de sept ans.

Huguette, dès qu’elle vit son frère, s’écria :

— Tu sais, Bob est perdu !

— Perdu ?… répliqua Jacques, ce n’est pas possible !

— Mais si, intervint Suzette, il s’est perdu à la poissonnerie… Depuis onze heures du matin, on ne le retrouve plus…

— Vous rêvez, s’écria Jacques, j’ai joué avec lui toute la journée, chez Jean du Rolloir !

— Chez Jean du Rolloir ! cria Suzette, sautant comme un chien après un morceau de sucre.

— Quoi !… Tu n’en savais rien ? demanda Jacques.

— Quelle est cette sotte histoire ? s’écria Monsieur Dravil.

— C’est inimaginable ! clama Madame Dravil ; je me mets dans une inquiétude folle pour apprendre que ce petit Bob n’est pas perdu !

— Et moi, je cours d’un bout à l’autre de Paris pour rien !… renchérit le père de Jacques et d’Huguette.

— Et moi, cria Suzette, pour dominer toutes les paroles qui volaient et s’entrecroisaient, je me suis donné un mal fou, et le commissaire aussi, pour retrouver Bob !

— Quelle aventure amusante !… s’esclaffa Jacques en dansant un pas de sa façon.

Suzette devint subitement toute songeuse…

Puis, ses joues se colorèrent vivement et elle s’écria :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis étourdie ! maman a raison !… La dame qui m’a parié à la poissonnerie, c’était Mme  du Rolloir… Elle m’a recommandé de dire à la maison qu’elle emmenait Bob : « Préviens ta maman que j’emmène Bob déjeuner avec Jean… Il y aura Jacques Dravil aussi… Mais qu’on vienne rechercher ton frère… j’ai un dîner à huit heures… » Je me rappelle maintenant tout ce qu’elle m’a dit !

M.  et Mme  Dravil écoutaient, stupéfaits, cette tardive explication.

— Eh ! bien, s’écria Monsieur Dravil, tu peux te vanter de nous donner de fameuses émotions par ton étourderie !

— Seigneur, j’en suis malade ! murmura Madame Dravil.

— Je ne savais où j’avais la tête, mais je suis bien contente, malgré « l’attrapade » que je vais recevoir tout à l’heure ! Bob est retrouvé et c’est grâce à moi et non au commissaire !

— Tu as une fameuse audace, ma petite fille, et j’ai rarement vu ta pareille.

Mme  Dravil déclara :

— Il ne s’agit plus de perdre une minute… Il faut tout de suite aller chez ta maman… Dépêchons-nous. Seulement, tu me permettras de te donner mon appréciation avant de partir : tu es une singulière petite sœur… Tâche de te corriger de tes distractions. Il est inconcevable de ne plus se rappeler une commission importante, dont une dame vous a chargée… Jamais je ne te confierai une mission…

La pauvre Suzette était désarçonnée. Elle ne comprenait pas elle-même son étourderie.

Huguette lança d’une voix claire :

— Au cours, c’est la même chose !… Suzette ne se rappelle que le lendemain ce que la maîtresse a dit.

— Toi, Huguette, prononça M.  Dravil, tu n’es pas une gentille amie… Il faut toujours défendre ses compagnes…

Suzette intervint d’une voix douce :

— Oh ! ne la grondez pas, Monsieur… c’est une affaire entre elle et moi… je lui revaudrai cela…

Puis Suzette s’en alla en compagnie de Mme  Dravil. La distance n’était pas grande et nulle parole ne fut échangée.

La fillette se trouva rapidement devant la porte de l’appartement, où elle sonna.

Sidonie vint :

— Ah ! bien, vous voici, mam’zelle ! Il est temps !… Vous ne vous occupez guère du monde qui pleure !

— Le monde n’a plus besoin de pleurer !… cria Suzette, Bob est retrouvé !

— Où est-il ?… demanda Justine, qui venait derrière Sidonie.

— Chez Mme  du Rolloir… déclara Madame Dravil.

— Dieu soit loué !… s’écria Justine.

— Maman est là ?

— Oui, et monsieur aussi…

Suzette se précipita dans le petit salon où elle savait trouver ses parents et elle annonça, exubérante :

— Ne pleurez plus !… Bob est chez Jean du Rolloir !

— Est-ce vrai ? s’écria Madame Lassonat galvanisée, l’espoir sur le visage et les larmes arrêtées.

— C’est bien vrai, ma chère amie, affirma Mme  Dravil… Jacques a joué avec lui toute la journée…

— Mais comment cela s’est-il fait ? questionna Monsieur Lassonat, ahuri… Est-ce Mme  du Rolloir qui l’a retrouvé ?

— Il n’a jamais été perdu… dit Madame Dravil avec discrétion.

— Que nous racontez-vous là ?… demanda Madame Lassonat.

— Eh bien ! j’ai encore été étourdie… avoua Suzette crânement… J’ai vu Mme  du Rolloir à la poissonnerie et…

— Ah ! c’était elle, cette dame qui t’a parlé et dont tu ne le rappelais plus les paroles ?

— Oui, maman…

— Tu seras punie, ma petite fille, pour nous avoir causé de semblables émotions…

— Je suis déjà punie… je suis fourbue d’avoir couru toute la journée pour chercher Bob !

— Alors que t’avait dit Madame du Rolloir ?

— Que Bob déjeunerait chez elle, qu’elle l’emmenait parce que c’était jeudi…

— Je suis furieux ! clama Monsieur Lassonat… J’ai mis toute la police sur pied et on va me prendre pour un écervelé…

— Aussi… aller chez un commissaire !… fit Suzette dédaigneusement… Si on m’avait demandé mon avis, je vous l’aurais déconseillé…

Mme  Dravil ne put s’empêcher de rire, mais M.  Lassonat ne fut nullement satisfait par cette riposte.

— Tu iras en pension, mon enfant…

— J’aime mieux aller chez Mme  Glace…

— Qui est cette dame ?

— Une très gentille dame qui est venue avec moi pour chercher Bob… Et puis, vous savez, si vous voulez revoir votre fils, il faut le rechercher vous-même parce que Mme  du Rolloir ne pourra pas le faire reconduire…

— Ah ! mon Dieu !… s’écria Monsieur Lassonat, et tu ne disais rien !…

— On ne me laisse pas parler…

— Plains-toi ! Mais il ne s’agit pas de cela !… Je vais chez les du Rolloir…

— Je t’accompagne… dit Madame Lassonat.

Mme  Dravil sortit avec ses amis et Suzette resta seule avec les deux domestiques.

Justine regardait la fillette d’un air indigné, sans lui adresser la parole.

Suzette crut devoir s’insurger :

— Tu sais, Justine, ce n’est pas la peine de me jeter des yeux pareils…

— On n’a pas idée de votre conduite !

— Ça, appuya Sidonie, c’est incroyable !

— Que me reprochez-vous, toutes les deux ?… riposta Suzette… Je retrouve Bob et tout le monde a l’air fâché…

— Vous retrouvez Bob !… quelle audace !… éclata Justine… On a lieu de vous en vouloir… On vous charge de dire une chose à Madame et vous l’oubliez !

— Tu n’oublies jamais rien, toi… Justine ?

— Je suis vieille…



— Et moi, je suis jeune… ma mémoire est moins grande que la tienne !… Depuis le temps que tu t’en sers, elle s’est élargie et elle peut contenir toutes les choses que tu veux…

— Vous avez de ces réponses !

— Oh ! pour parler, mam’zelle sait !

— Vous avais-je assuré que les garçons ne se perdaient pas ?… J’ai eu raison…

— Oui, mais en attendant, on s’est fait un sang d’encre…

La sonnerie de la porte d’entrée retentit et Sidonie se précipita pour ouvrir.

Suzette entendit la voix de Mme  Glace.

— Ah ! chère Mme  Glace, vous venez voir si Bob est retrouvé ?… Oui, il était chez un ami et je ne me souvenais plus qu’il devait y passer l’après-midi…

— Comment, vous le saviez ?

— C’était parti de ma tête, si toutefois cela y était bien entré… Je regardais les poissons rouges et Mme  du Rolloir a parlé dans mon dos…

— Quelle histoire !

— Je ne la regrette pas, posa Suzette… j’ai passé une excellente journée…

— Et vous avez oublié ceci à la maison…

— Oh ! mon sac… il me semblait qu’il me manquait quelque chose… Merci, Madame…

Sidonie déclara :

— C’est le troisième que mam’zelle aurait perdu !…

— Et toi, tu m’as avoué que tu avais perdu quatre parapluies…

La pauvre Sidonie se tut.

Madame Glace reprit :

— Je suis bien heureuse que le petit Bob soit retrouvé, cela me causait de la peine de savoir vos parents dans l’embarras…

— Vous êtés une glace à la framboise, Madame Glace, tant vous êtes bonne… aussi je suis désolée de vous faire un peu de peine, à mon tour… Je ne crois pas que je puisse habiter chez vous la semaine prochaine…

— Oh ! fit Mme  Glace, en effectant un air chagrin.

— Non… papa est sérieusement fâché de mon étourderie et l’on doit me punir…

— Pauvre petite mademoiselle…

— Je suis un peu de l’avis de mes parents, pour une fois… J’ai été par trop distraite et maman a trop pleuré…

— Vous reconnaissez vos torts, c’est beau…

— J’y suis forcée, parce que tout le monde les a reconnus avant moi… Je ne peux pas dire que Mme  du Rolloir ne m’a pas prévenue, ce serait mentir…

— C’est vrai…

— Je suis donc ennuyée de ne pouvoir être votre petite fille… Ce sera pour un peu plus tard, quand je serai moins étourdie…

— Mais si vous devenez tout à fait gentille, vos parents ne voudront plus se séparer de vous ?…

— C’est possible… les parents ont des idées si bizarres… Alors, j’attendrai que je sois mariée… J’ai entendu une jeune fille dire à une de ses amies : « Vivement le mariage pour que je puisse agir à ma guise ». Alors, quand je serai mariée, je pourrai me payer mes fantaisies et j’irai chez vous où nous serons enfin tranquilles…

Mme  Glace, riant à perdre haleine, savourait ces aperçus et ces promesses.

Justine et Sidonie écoutaient, sidérées, cet entretien, se demandant quel tour avait préparé « mam’zelle ».

Quand Mme  Glace eut dit au revoir en réitérant ses paroles de contentement au sujet de ce dénouement inattendu, elle se dirigea vers le seuil.

Suzette la rappela pour lui recommander :

— Si vous rencontrez un agent, vous lui direz que ce n’est plus la peine que l’on cherche Bob… Je suis certain que papa et maman ont oublié de prévenir le commissaire, dans leur hâte d’embrasser leur fameux fils !

Mme  Glace s’en alla. Juand elle fut partie,

Justine, les poings à la taille, ne put se tenir de s’écrier :

— Alors, qu’est-ce que cette invention ? Vous aviez promis à cette dame d’habiter chez elle ?

— Oui, j’y avais pensé, mais je ne donnerai pas suite à mon projet… Je suis trop certaine que mes parents me l’auraient interdit…

— Vous en êtes sûre qu’ils vous auraient empêchée de les laisser !… On n’a jamais entendu des idées pareilles !… Quitter vos parents !

— Tu ne peux pas comprendre, ma pauvre Justine !… Je serais revenue le dimanche… mais il n’en est plus question… Ce serait trop compliqué… Il faut que j’attende que toute cette agitation soit calmée… si je me ravise…

Sidonie était indignée :

— Eh bien ! quand on est aussi gâtée que mam’zelle, on devrait tous les jours remercier le Bon Dieu à genoux d’avoir d’aussi bons parents… mais vous n’avez pas de cœur…

Suzette eut un vilain mouvement : elle haussa les épaules, ce qui n’était pas le fait d’une petite fille bien élevée.

Elle répondit d’un ton légèrement dédaigneux :

— C’est entendu, je n’ai pas de cœur…

— Là, je le disais !… s’écria Sidonie.

— C’est un malheur de voir ça ! murmura Justine ; les enfants d’aujourd’hui sont bien attristants…

— Écoutez, mes filles… reprit Suzette… Je voudrais bien savoir si vous en avez du cœur, toutes les deux ? À quoi voit-on qu’on en a ?… J’ai cherché Bob toute la journée, tandis que vous êtes restées tranquillement à bavarder dans votre cuisine…

Les deux femmes furent d’abord sans paroles, puis Justine s’écria :

— Dites que vous avez profité du désarroi de la maison pour vous promener depuis le matin, et sans demander la permission encore !

— Ah ! j’ai bien fait d’en profiter, parce que cette merveilleuse journée est finie !

— Si on peut entendre cela !… Appeler une journée pareille, une belle journée !… gronda Sidonie.

— Je manquerai mes sauces, au moins pendant trois jours… murmura Justine.

— Tu ne feras pas de sauces, ce sera plus prudent, conseilla Suzette…

— Dans tous les cas, ne comptez plus que je vous emmène au marché… C’est bien fini, ce beau temps-là !

— Non, Justine… c’est moi qui t’y conduirai…

— Oh ! cette grosse audace !… Décidément les petites filles de mon temps n’existent plus…

— Mais non… puisqu’elles sont devenues des dames comme maman et des cuisinières comme toi… des cuisinières qui n’ont pas de cœur pour leur petite demoiselle…

— Oh !…

— Mais cela ne fait rien… Tu feras, demain, une crème délicieuse pour Bob et tu m’en laisseras goûter…

Sidonie rit en entendant cette requête, pendant que Justine retournait dans sa cuisine en maugréant contre les enfants actuels, qui n’avaient plus ni respect, ni égard.