Librairie Alcan (p. 119-132).



IX

À dire vrai, Suzette n’était pas trop fâchée que son petit frère fût égaré. La vie était transformée. Plus de discipline, plus de devoirs, rien que de l’imprévu. Les parents étaient dans le chagrin, naturellement, mais tous les enfants savent que les papas et les mamans se font des soucis de tout.

Bob se retrouverait certainement et sa maman dirait : « Je regrette bien mes larmes !… »

Suzette était persuadée que tout se passerait ainsi. En attendant, elle trottait près de Mme  Glace et lui faisait part de ses théories et du mal qu’avaient les enfants à élever les parents.

— Vous comprenez, Madame Glace, quand on veut jouer, les parents vous disent : « Il faut travailler… » On n’est jamais d’accord… Je sais qu’il faut apprendre ses leçons, mais j’aimerais que ce soit le dimanche, et justement, le dimanche, on doit se reposer… Cela tombe mal… Ce jour-là, je me réveille en aimant ma géographie et mon histoire de France, que c’en est à peine croyable !… Mais il faut aller à la messe… L’après-midi, papa veut se promener et il n’aime pas se promener seul… Alors, la journée passe… Et le lundi, je ne sais pourquoi, je déteste tous mes livres.

— Comme c’est contrariant…

— On dirait que c’est fait exprès… J’ai beau expliquer tout cela à maman, je ne suis pas écoutée… On me force à aller au cours…

— Pauvre petite demoiselle !…

— Oh ! oui, Madame Glace, je suis quelquefois bien à plaindre… Vous ne seriez pas comme cela avec votre petite fille, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, répondit Madame Glace, qui n’avait pas d’enfants…

— C’est comme pour la nourriture, reprit Suzette… je n’aime pas le potage, ni la viande, un tout petit peu les légumes… mais je suis très friande de gâteaux… Je voudrais commencer par manger mon dessert… mais maman ne veut pas… Il faut avaler de la viande qui ne passe pas, alors que la crème glisse si bien…

— Mais vous êtes une petite martyre…

— Je le crois quelquefois… Cela vous contrarierait vous, Madame Glace, d’avoir une petite fille qui ne mangerait que du dessert ?

— Pas du tout…

— Comme vous êtes raisonnable !… Écoutez… on pourrait s’arranger… Dès que nous aurons retrouvé Bob, je viendrai passer chez vous les jours de la semaine et j’irai chez mes parents le dimanche… Puisque cela vous est égal que l’on ne travaille pas en semaine, je préfère aller chez vous…

— Mais… mais, et le cours ?

— J’aurai tout le temps d’étudier quand je serai vieille et que je ne pourrai plus m’amuser… C’est l’affaire des vieux d’apprendre la géographie, quand on ne peut plus voyager…

— Quelle bonne leçon vous me donnez !

Mme  Glace ne s’était jamais autant amusée de sa vie. Elle aurait écouté Suzette pendant de longues heures. Quant à la petite fille, elle était ravie d’être si bien comprise et se promettait de prouver à sa mère qu’il existait des personnes avec qui l’on pouvait s’entendre en tout.

Elle estimait que la journée était bonne malgré tout, du moment qu’on allait revoir Bob.

Le livreur habitait Ménilmontant, mais, aussi loin qu’était le trajet, on y arriva.

Mme  Glace pénétra dans une maison pauvre, comme Suzette ignorait qu’il y en eût.

Elle hésitait même à suivre sa compagne et, dans l’escalier, elle la tira par la jupe pour la prévenir :

— Je crois que vous vous trompez…

— Mais non, c’est bien ici…

— Ce n’est pas possible… il n’y a pas de tapis dans l’escalier !

— Toutes les maisons n’ont pas un tapis, ma petite fille… Ceci est une maison pour des personnes qui ne sont pas riches…

— Bob est chez des pauvres ?

— Heureuses serons-nous s’il y est !

— Il faudra leur donner une aumône… Quand maman va chez les pauvres, elle leur laisse toujours quelque chose…

— Ce n’est pas le même genre de pauvres…

Suzette ne répondit pas, Mme  Glace ayant sonné.

Une femme vint ouvrir.

— Je suis la femme du patron de votre mari… Vous me reconnaissez ?

— Oh ! oui, Madame, entrez… C’est votre petite fille ?

— Non, pas encore, répliqua vivement Suzette, la semaine prochaine seulement…

La femme du livreur leva des yeux étonnés sur Mme  Glace, mais cette dernière, réprimant un sourire, expliqua le sujet de leur visite.

Après avoir écouté attentivement ce récit, la femme répondit :

— Mon mari n’a pas ramené de petit garçon, ni ne m’en a parlé… Puis, je ne crois pas qu’il l’aurait pris avec lui sans avertir quelqu’un de la poissonnerie… C’est vraiment une drôle d’aventure et je plains bien les pauvres parents…

Suzette, depuis un moment, avait perdu l’espoir de trouver Bob dans cet intérieur. Il lui semblait qu’elle aurait su tout de suite s’il avait passé là. Elle gardait bonne contenance, mais, au fond de son cœur, elle était désolée de son insuccès.

Où pouvait donc être le petit garçon ?

Madame Glace reprit :

— Il aurait pu se faire qu’un enfant espiègle et curieux soit monté dans le camion de votre mari… Vous comprenez que dans des cas pareils on ne veut rien négliger.

— Vous avez bien fait de venir, Madame, et j’aurais bien voulu que mademoiselle trouve son petit frère chez nous…

— Les garçons donnent du mal, dit pensivement Suzette… Je crois que papa fera sagement de mettre Bob pensionnaire…

— Pensionnaire à cinq ans !… s’écria la femme du livreur.

— Il est futé, riposta Suzette… Quand on sait se sauver, on doit être en pension…

— Et vous, ma petite demoiselle ?…

— Oh ! moi, je suis utile à la maison, au moins le dimanche… ajouta vivement la fillette qui se rappela soudain qu’elle voulait habiter en semaine chez Mme  Glace.

Elle éprouvait une grande hâte de repartir.

Du moment que Bob n’était pas là, elle désirait ne plus perdre de temps.

Mme  Glace devina son impatience et elle prit congé de la femme de son employé.

Dans la rue, Suzette dit pensivement :

— Nous n’avons pas réussi… Je me demande où a pu passer ce Bob…

Mme  Glace prenait très à cœur cet événement qu’elle jugeait grave. Seulement, elle affectait de ne pas le prendre au tragique, afin que Suzette ne s’attristât pas. Elle essayait de répondre avec gaîté, racontant des histoires d’enfants perdus qui se retrouvaient comme par enchantement.

La fillette gardait son sang-froid. Comme elle n’avait pas l’habitude de rire beaucoup, son attitude restait sérieuse. Une personne non prévenue aurait pu croire que c’était à cause du petit frère égaré, mais c’était plutôt la façon d’être de Suzette.

Il était près de cinq heures et pour détourner



la pensée de sa jeune compagne, Mme Glace

lui demanda si elle avait faim.

— Il me semble que je goûterais volontiers, répondit franchement Suzette.

— Bon… Nous allons entrer dans cette pâtisserie. La petite fille était ravie, et elle s’installa devant une table, en savourant d’avance le bon goûter que l’aimable dame lui offrait.

— Vous êtes vraiment très gentille, lui dit-elle. Mme  Glace commanda les gâteaux que préférait Suzette, et la dînette fut charmante.

Cependant la fillette murmura :

— C’est bien dommage que Bob ne soit pas là… il aime tant les mokas…

— Ce sera pour une autre fois…

— Oui, mais quand il sera revenu, la vie ordinaire reprendra… On ne pourra plus s’en aller de la maison… C’est-à-dire que, moi, je m’arrangerai pour passer les jours de semaine chez vous…

Puis, avec la mobilité particulière aux enfants, Suzette continua :

— Je me demande ce que diront Justine et Sidonie quand elles me verront revenir sans Bob… Et le commissaire, l’aura-t-il retrouvé ? Je ne savais pas que les commissaires s’occupaient aussi des enfants perdus… Je croyais qu’on recherchait seulement chez eux les parapluies oubliés…

Mme  Glace se retint pour ne pas rire.

Elle paya le goûter, ce qui provoqua une remarque de Suzette :

— Vous auriez été une bonne mère, parce que vous payez tous les gâteaux… Avec maman, il y a un système… Maman nous paie un gâteau, celui que nous voulons, et les autres, en surplus, nous les réglons avec notre tirelire…

— C’est une excellente idée…

— Je ne trouve pas, riposta Suzette qui se repentait d’avoir révélé ce procédé, parce qu’on se prive toujours de quelque chose… Si je fais des économies pour acheter une robe à ma poupée, je suis retardée sous prétexte que j’ai besoin de manger un gâteau…

— Vous ne me semblez pas privée, puisque vous avez droit à un et que votre cuisinière vous fait des crèmes…

— Mais dans la rue, on attrape faim !… et deux gâteaux sont si vite mangés… Et alors on se contraint… Ainsi, ici, je comptais en reprendre un autre avec mon argent…

— Vite… vite !… reprenez-en, mais gardez votre argent !

— Oh ! Madame, je ne veux pas abuser… Vous êtes tellement gentille que je ne sens plus du tout mon gros appétit… Non, bien vrai, c’est fini…

Et Suzette se leva résolument, sans jeter un regard sur les friandises tentantes.

En cheminant, la préoccupation principale revenait dans le cerveau de la fillette.

Soudain, elle dit :

— Il doit y avoir un endroit où on loge les enfants perdus… Ce petit sot de Bob n’a peut-être pas su retrouver son chemin et il pleurait sans doute dans la rue… Un agent a dû le voir et l’emmener…

— C’est très possible…

Suzette resta un moment pensive, puis elle s’écria :

— Mais que je suis étourdie !… Je sais où on les met, les enfants perdus !… à la fourrière !…

— À… la… fourrière !… répéta Mme Glace en riant sans retenue…

— Naturellement, affirma Suzette convaincue… Où seraient-ils mieux qu’avec les chiens abandonnés ?… Les enfants aiment jouer avec les chiens et il faut bien que ceux-ci soient distraits… Où est-elle la fourrière ?

— Mais, ma petite fille, ce n’est pas sérieux… les enfants égarés ne sont pas conduits là-bas…

— Où, alors ?

— Je ne sais pas… Le mieux est que vous rentriez chez vous maintenant… Votre petit frère est sans doute rentré… Le commissaire a dû réussir à le rattraper…

— Cela m’ennuie beaucoup de revenir tout de suite à la maison… Le jeudi, je vais ordinairement chez Huguette, mais aujourd’hui, on n’a pas pensé à cela…

— Puis, il faut rester un peu près de votre maman.…

— Je vous assure que maman ne s’aperçoit même pas que je suis à côté d’elle… Son Bob est le seul qui l’intéresse… Ah ! on voit bien que vous n’avez pas eu de Bob égaré !… Je vais rentrer, n’est-ce pas ? Si maman est là, elle sera dans sa chambre en train de pleurer… et elle ira dans le vestibule à chaque bruit pour voir si c’est le commissaire… Moi, on me laissera moisir dans ma chambre et Justine viendra chanter à mes oreilles que si Bob n’est pas là, c’est de ma faute… Et Sidonie dira comme elle…

— Pourtant…

— Je suis résolue à ne pas rentrer avant l’heure du dîner… Vous pourrez prévenir à la maison, si vous voulez bien… Mais maman ne sera pas là… c’est sûr… elle entre et elle sort… elle entre et ressort… C’est une maman à ressort… Cela me donne presque mal au cœur… Comme nous devons, sur notre chemin, passer devant la maison d’Huguette, j’y entrerai…

— Je ne sais pas si je dois vous laisser…

— Ne vous occupez pas de cela, allez, Madame Glace… je suis grande et je sais ce qu’il faut faire… Puis, il vaut mieux que nous restions bien ensemble, si vous devez me servir de mère pendant six jours par semaine.

— C’est vrai…

— Je serai très gentille, mais il ne faut pas trop m’empêcher d’aller à mes affaires… Et mon « père » Glace sera-t-il facile ?

Mme  Glace, à dire vrai, ne savait plus comment retenir le rire qui la secouait.

Elle répondit avec le plus de sérieux qu’elle put :

— Oui… oui… cela ira fort bien… Il est très gentil et sera bien content d’avoir une petite fille à gâter et à promener…

— Je ne tiens pas beaucoup à me promener, à moins que ce ne soit en auto… Ce qui me plaît surtout, c’est de jouer aux dames et de gagner… M.  Glace perd-il souvent au jeu de dames ?

— Toujours…

— Alors ce sera parfait… Suzette se rasséréna. Cependant elle ne perdait pas de vue le projet de s’arrêter chez son amie Huguette. On approchait de l’immeuble et elle prévint Mme  Glace.

— Je vais entrer chez mon amie… Vous voyez, madame, ce n’est pas loin de la maison et Mme  Dravil me reconduira… Je ne sais pas si elle connaît l’aventure de Bob, mais je la lui raconterai…

Mme  Glace était perplexe. Devait-elle vraiment laisser la fillette en compagnie de son amie ?

Elle risqua :

— Je ne devrais peut-être pas vous écouter… J’ai dit à mesdemoiselles Justine et Sidonie que je vous ramènerais…

— La question va être tranchée tout de suite… Voici justement Huguette qui rentre avec sa mère… Huguette !… Huguette !…

Une charmante fillette se retourna et reconnut Suzette. Elle s’écria :

— Oh ! je croyais que tu ne viendrais plus !… Je suis sortie avec maman… Viens-tu jouer un peu avec moi ?

— Justement c’est mon intention… Bonjour madame, vous me permettez de rester avec Huguette ?

— Mais certainement, ma mignonne…

— Vous voyez, Mme  Glace… tout s’arrange… Au revoir !… et à la semaine prochaine !… Je vous donnerai des nouvelles… Dites à M.  Glace de préparer le jeu de dames…

C’est ainsi que Suzette se sépara de sa nouvelle amie.

Mme  Dravil se demandait bien qui était cette dame, mais, avant qu’elle eût posé une question, Suzette lui dit :

— Vous saurez qui est Mme  Glace et comment je la connais… C’est absolument comme au cinéma… pour le défilé des connaissances, aujourd’hui !…