La malheureuse courait éperdue.


CHAPITRE XXII

Comment se termina la navigation de la Coquette.


Guayaquil, dans la Nouvelle-Grenade, est une ville charmante, située à environ 40 milles de la mer et sur une rivière de la Nouvelle-Grenade et de l’Équateur qui sort du lac Sambovamban. Après un parcours de 90 kilomètres, la rivière se jette dans le Grand Océan, formant un golfe, celui de Guayaquil. On le sait, ville, fleuve et golfe portent un nom unique.

Comme ailleurs, dans les autres relâches de l’Amérique du Sud, les officiers reçurent le plus chaud accueil à Guayaquil, où ils furent d’autant mieux vus quelles bâtiments de guerre remontent difficilement jusque-là, à cause des bas-fonds ; ceux d’un fort tonnage doivent s’arrêter à l’embouchure du fleuve.

Le commandant s’était rendu aux désirs de son second, et tous deux gardaient le bord après le dîner. Alors on consignait les aspirants et l’équipage jusqu’au jour suivant. Les enseignes seuls descendaient à terre, le soir, à tour de rôle.

Les murmures ne firent pas défaut. Ah ! comme il eût désiré faiblir, le bon commandant ! Mais il tint bon, parce qu’une légère crainte se mêlait à sa récente affection pour Langelle, quoique cette affection augmentât tous les jours.

« Voyez-vous, Martin, disait-il au docteur, quand ce diable de garçon me regarde au travers de son lorgnon avec un sourire tranquille en me demandant n’importe quoi de sa voix traînante, il me semble qu’il commande, et j’aurais aussi bien envie de lui résister que de me jeter à l’eau, ma parole d’honneur ! Et lorsque nous dînons ensemble en causant comme une paire d’amis, eh bien, ma vieille carcasse en est toute réjouie. Quand je pense que j’ai failli demander la réforme pour ce brigand d’enjôleur ! Mille pipes du diable ! il y a de quoi se faire réveiller pour en rire, mille… Oui, je jure, et pourtant, Martin, avec Langelle, ça ne m’arrive pas moitié autant ! Et à bord, on lui obéit, faut voir ! L’autre jour, à Valparaiso, un quartier-maître nous revient débraillé, soûl, s’étant battu. L’animal, ayant le vin mauvais, ne voulait pas se laisser mettre aux fers ; hurlant sur le pont, il envoyait des bourrades à droite et à gauche. Je veux intervenir ; mais Langelle me coupe la route en disant : « Commandant, je vous en supplie, ne vous commettez pas avec cette brute. »

Bon, je m’arrête, et lui s’avance : toujours son verre sur l’œil droit, les bras croisés, il s’approche de mon ivrogne, qu’il apostrophe tranquillement ainsi : « Vas-tu donc continuer à déshonorer tes galons, toi qui étais si fier de les obtenir, et après que, sur ta prière, j’ai écrit à ta femme ? » Alors le malheureux s’est mis à trembler, devenu doux comme un agneau, et les autres l’ont mis aux fers. Langelle connaît des familles charmantes ; on l’invite à dîner, au bal, à des pique-niques ; très bien, jusqu’à cinq heures, il accepte, mais ensuite, bonsoir ! Il s’est promis de donner l’exemple… Tout de même, ces pauvres enfants me font pitié ! Quelquefois, la musique d’un bal s’entend d’ici et ils l’écoutent. « Bah ! réplique ce diable de Langelle que j’essaye d’attendrir, bah ! commandant, à notre prochaine relâche, ils auront appris à ne plus abuser des permissions. Quel lapin ! mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports ! »

… Le courant, des plus rapides dans la rivière de Guayaquil, change suivant les heures des marées.

Les riverains ont même une assez curieuse manière de se transporter de la ville à l’embouchure du fleuve, et vice versa, au moyen de grands radeaux plats, faits de branches croisées sur lesquelles sont posées des planches légères formant parquet. À l’arrière de ces radeaux, on voit toujours une espèce de maison en bois et très basse ; sauf les roues, cela ressemble à une voiture de saltimbanques. Au bord, un peu de terre végétale où poussent des plantes. Des lianes recouvrent aussi la cahute.

Sur quantité de ces radeaux, appelés baises, balsas en espagnol, vivent, meurent et se succèdent des familles nombreuses (la plupart métis), dont les chefs seuls descendent à terre pour les transactions commerciales. Sans mâture et sans gouvernail, ceux qui manœuvrent ces baises savent éviter chocs et rencontres, faisant preuve d’une merveilleuse habileté, en ne s’aidant que de longues perches.

Avec le flux, ces baises apportent à la ville les produits de la mer ou les marchandises déposées à l’embouchure du fleuve ; après quoi, le jusant ramène ces îles flottantes chargées des produits du pays, surtout des petits cochons noirs très estimés et demandés par les bâtiments à l’ancre dans le golfe. Les radeaux s’arrêtent toujours la nuit ou lorsque le courant se renverse avant qu’ils arrivent à destination ; alors ils mouillent sur de petites ancres, mais en laissant un espace entre le rivage et la barque, à cause des caïmans, car dans les rivières de l’Amérique du Sud ces hideuses bêtes pullulent d’une manière incroyable. Souvent, en se promenant, on croit apercevoir à quelques pas de nombreux troncs d’arbres abattus, épars le long du fleuve : ce sont des caïmans endormis au soleil. Sautant à l’eau au moindre bruit, ils n’attaquent pas l’homme debout. Mais malheur à qui tombe à terre ou dans le fleuve ! Les voraces entourent les bâtiments, attendant une proie à dévorer, et se disputant tout ce qu’ils peuvent atteindre, depuis les reliefs des repas jusqu’à de vieux souliers. Leurs horribles têtes émergées, leurs yeux braqués, ils font sentinelle nuit et jour. Pour les gens de la Coquette, ces animaux devenaient une réelle distraction ; puisqu’on ne pouvait descendre à terre après le dîner, on donnait à manger aux reptiles ; alors ils assiégeaient littéralement la corvette.

« Ça, pov’bêtes, disait un nègre, matelot à bord ; ça, malheu’eux animal ; li toujou’faim, li jamais assasié ; pas faute à li, si li a g’os, g’and estomac. »

Un soir, la Coquette se balançait doucement, mouillée sur deux ancres, tandis que le flot montant se brisait le long du bord avec un léger clapotis, en courtes lames phosphorescentes. Comme toujours, aux environs de l’équateur, la nuit tomba, succédant au jour tout d’un coup et sans crépuscule ; les fanaux allumés n’éclairaient qu’à une petite distance ; la pleine lune allait bientôt paraître. Aucun bruit à bord, l’équipage reposait déjà ; seulement, là-dessous et aux alentours, les caïmans faisaient rage. « Eux pas soupé, su’et ce’tain, » murmurait le nègre, qui était de la bordée de quart.

Tout à coup la corvette fut secouée avec violence, et à la même seconde des cris effroyables retentirent et se répétèrent, des cris n’ayant rien d’humain, suivis d’appels désespérés, ceux-là poussés par des femmes et des hommes, bien certainement.

À l’instant même, dépassant les grands arbres de la rive, la lune parut, éclairant subitement le fleuve et le navire.

Alors l’officier de quart comprit ce qui venait de se passer… Ayant très probablement cassé ses amarres et dépalée par le courant, une balse s’en allait en dérive. Au milieu de l’obscurité, ses conducteurs n’aperçurent point la Coquette assez à temps pour l’éviter avec leurs longues perches. Par suite, engagée dans les chaînes du navire et drossée par le flot montant, la balse ne tarda pas à chavirer. C’étaient sans doute les malheureux habitants du radeau, qui, poursuivis et happés par les caïmans, poussaient ces cris étranges.

Une baleinière fut promptement mise à l’eau, Ferdinand la commandait et il la dirigea du côté où il apercevait quelques têtes. Le bruit des avirons et les appels des matelots sauvèrent probablement ceux dont allaient se régaler les sauriens ; on les amena sur le pont les uns après les autres.

D’abord trois femmes, deux vieilles et une toute jeune, ensuite un vieillard et un homme d’une trentaine d’années, puis un petit garçon, enfin deux cochons noirs : ces derniers hurlaient encore à tue-tête, sans trêve ni répit, mais leur voix fut bientôt couverte par celle d’une des femmes.

C’était la plus jeune, qui, après avoir secoué ses compagnons, criait :

« ¡Mi hija! ¡Mi pequeña hija querida! ¿Donde está, mi única hija? (Ma fille, ma petite fille chérie, où est-elle, ma seule fille ?) »

Et la malheureuse courait éperdue, encore ruisselante, les cheveux épars, s’en arrachant des poignées, et répétant toujours les mêmes paroles.

Les deux commandants entendaient l’espagnol et ils comprirent que la mère demandait sa plus jeune fille. Interrogé, Ferdinand répondit :

« Nous avons cependant fouillé partout autour du navire avec une gaffe, le long du bord et sous les chaînes. Nous serons arrivés trop tard pour sauver cette enfant que sa mère réclame ; pauvre femme !

— Oui, pauvre femme ! » répétaient les assistants, vivement impressionnés.

On essuya les naufragés pour lesquels ce bain forcé présentait peu d’inconvénients, car il faisait très chaud.

Cependant la femme affolée courait toujours en demandant sa fille ; elle fit même mine de se jeter à l’eau pour chercher son enfant : deux matelots durent la retenir de force.

Un des hommes fit bientôt chorus, mais avec une variante :

« Mi querida hija, disait-il, mi querida hija y mis noventa y ocho pequenitos animales ! noventa y ocho pequenitos animales y una hija querida ! (Ma fille chérie et quatre-vingt-dix-huit petits animaux ! Quatre-vingt-dix-huit petits animaux et une fille chérie !) »

Tout à coup éclatèrent de nouveaux cris, mêlés à des jurons énergiques ; ceux-là étaient poussés en français et, qui plus est, même en provençal.

Penchés à l’arrière du bâtiment, par tribord, plusieurs officiers aperçurent le canot du commandant, seule embarcation restée à l’eau : c’était de là que partaient ces formidables jurons.

« C’est toi, Sauvaire ? s’écria l’officier de quart ; pourquoi hurler ainsi ? Veux-tu bien répondre ?

— Capitaine, répondit Sauvaire, c’est un caïman… qui va me happer… là, sous le banc à l’arrière…, et… je n’ose bouger…

— Imbécile ! » cria de nouveau l’officier, et, s’adressant à deux matelots, il ajouta : « Allez voir ce qu’il y a, prenez le youyou ; l’animal, après avoir bu, doit s’être endormi, et il aura rêvé de caïman… »

Au bout de quelques minutes les deux matelots remontaient à bord et ils riaient aux éclats en escortant Sauvaire : celui-ci, honteux et l’oreille basse, était chargé d’un paquet ruisselant.

Alors la femme qui pleurait tout à l’heure, s’élançant vers Sauvaire, se saisit du paquet, en pleurant toujours, mais de joie, riant aussi et criant : « La niña, la niña (l’enfant, l’enfant). »

Le mystère fut vite débrouillé : au moment où la balse chavirait, la petite fille avait rencontré le canot, et, ses forces triplées par la terreur que lui inspiraient les effroyables caïmans, elle avait dû y grimper en s’accrochant aux plats-bords de l’arrière, mais là elle était tombée évanouie…

Le même soir, le matelot Sauvaire avait résolu d’aller chercher son couteau qu’il pensait avoir laissé dans le canot du commandant ; étant de quart sur le gaillard d’avant, il guettait le moment propice, et, profitant de l’agitation qui suivit le naufrage de la baise, il s’était laissé glisser dans le canot. Là, cherchant en tâtonnant, ses mains étendues rencontrèrent un paquet humide et glacé ; l’imbécile se crut au moment d’être happé par un caïman, et il perdit la tête.

Cette histoire fournit une amusante diversion à la monotonie du bord ; parmi les matelots une plaisanterie ne s’épuise pas vite, et de la méprise de Sauvaire ses camarades se divertirent longtemps. Avant de renvoyer tous ces pauvres métis naufragés, les officiers, les aspirants et plusieurs maîtres imitèrent l’exemple du commandant. Une collecte consola un peu le chef et le propriétaire de la balse, qui ne cessait de répéter en mauvais espagnol : « Oui, grâce à Notre-Dame, l’enfant est retrouvée ; mais qui donc me rendra mes quatre-vingt-dix-huit petits cochons noirs et ma pauvre chère balse ?… »

Pendant une partie de la nuit suivante, les caïmans firent un bruit effroyable, claquant des mâchoires, le long du bord. Mis en appétit par ce mirifique repas, ils attendaient sans doute un nouvel accident qui leur eût amené d’autres pequenitos cochinos negros.

… Après Guayaquil, la corvette mouilla successivement aux Sandwich, aux Pomotou, à Tahiti, et, traversant de nouveau le Pacifique, elle gagna la mer Vermeille, le golfe de Californie, où San-Francisco commençait à s’enrichir, attirant déjà les chercheurs d’or et les commerçants du monde entier.

À San-Francisco, l’amiral commandant la division du Pacifique donna à la Coquette l’ordre de rentrer en France pour désarmer à Brest, son port d’attache, mais non par le cap Horn.

La route tracée comprenait les relâches suivantes : Yokohama, Hong-Kong, Saïgon, alors capitale d’une toute jeune colonie, triste et malsaine, Singapoore, Batavia (de Java), Maurice, la Réunion, le Cap, Sainte-Hélène et Tenériffe.

Pour aller de Brest à Valparaiso, la Coquette avait employé onze mois. Il lui en fallut dix autres pour se rendre de San-Francisco à Brest, où elle mouilla le 15 février 1853, après trois ans et un mois de campagne. Il est rare aujourd’hui qu’on en fasse d’aussi longues.

… Une fois désarmée, la Coquette fut remise aux constructions navales, et son équipage se trouva dispersé ou libéré. Les officiers allaient partir en congé.

Ayant, et au delà, terminé les deux années réglementaires pour passer enseignes de vaisseau, les aspirants, après avoir subi l’examen exigé, venaient d’obtenir leur première épaulette. Mal commencée, cette longue croisière devait rester comme un des meilleurs parmi les souvenirs des officiers et de l’équipage. Cependant, malgré promesses et désirs de se retrouver, qui aurait pu dire dans quel poste et sur quelle plage lointaine on se reverrait un jour ?

Seul le commandant savait où il allait passer les dernières années de son existence, car pour lui l’âge de la retraite sonnerait dans quelques mois. En voyant tant d’autres figurer au tableau d’avancement et passer aux grades supérieurs, le brave homme ne s’était jamais plaint, quoiqu’il regrettât bien fort la mer, son rude métier et ses grands coups d’écoute sur tous les océans. Il serait retraité comme capitaine de frégate, alors que plusieurs de ses camarades d’école avaient déjà leurs trois étoiles. Il le disait à Langelle, sans envie, ni amertume d’ailleurs : « Je n’ai eu ni votre éducation ni vos chances. »

Mais il possédait autre chose : un cœur chaud, une bravoure, une honnêteté à toute épreuve et une inépuisable charité, celle-là connue seulement des femmes, des mères et des enfants de marins morts au service.

Avant de se disperser, les officiers de la Coquette offrirent un dîner d’adieu à leur commandant.

Pas un ne manqua à l’appel ; on parla, on rit, on revécut ces trois années avec leurs heures terribles et leurs gais souvenirs. Les nouveaux enseignes n’avaient pas manqué de revêtir leur costume battant neuf.

« Qu’allez-vous faire, maintenant que vous êtes riches ? demanda Le Toullec aux derniers. Je me rappelle ma joie en touchant cent trente francs de solde au lieu de soixante-dix. Ça ne va pas très loin pourtant, cette somme-là, et dans vos grades si on n’embarquait pas, on aurait une rude peine à joindre les deux bouts, ceux que leurs parents ne peuvent aider, s’entend ! Quant à moi, mes enfants, jusqu’à la mort de mon père, un vieux pilote de Saint-Brieuc, je possédais seulement ma paye, dont j’envoyais une partie à la maison.

— Et vous-même, commandant, où allez-vous habiter ? En Bretagne sûrement.

— Non, j’aime bien mon pays ; mais il y fait trop froid, et malheureusement tous mes proches sont morts. En revenant à Toulon de temps à autre, je guignais une petite maison, avec un jardin en vue de la rade, à mi-côte, au Mourillon. La bicoque est mienne depuis mon dernier congé. À Toulon, je retrouverai des amis. Marius, mon domestique de la Coquette, a demandé à me suivre, c’est un Provençal, vous savez. Je vivrai là au milieu des choses que j’aime. Là aussi vous passerez tous un jour ou l’autre, et vous me trouverez bien heureux d’offrir l’hospitalité à mes anciens officiers. D’ailleurs on m’y verra en famille, ajouta le brave homme en riant. Pluton est déjà parti avec Marius, et cette jeune personne que vous avez eu la bonté d’inviter, Mademoiselle, sera ma compagne de route. »

Entendant prononcer son nom, Mademoiselle fit un bond jusqu’aux côtés de Stop, qui s’en alla dignement chercher une autre place, l’air dédaigneux et offensé.

« Viens ici, lui dit Ferdinand, viens, mon vieux ; ne fais donc pas attention à Mademoiselle, et prends cette aile de poulet. »

Stop mangea sans se faire prier ; mais, en courant et en sautant, son ennemie l’excitait ; c’était cependant une gentille bête et bien inoffensive, quoique le lévrier ne s’y fût jamais accoutumé.

À l’instant même un gros paquet fut remis à Le Toullec. « Qu’est cela ? dit-il. On se trompe sûrement ! Mais non, car voilà mon adresse.

— Eh bien, regardez, commandant, » répliqua Langelle en souriant.

Les papiers enlevés, Le Toullec aperçut une belle soupière en argent et, sur l’un des côtés, ces mots gravés, qu’il lut à haute voix :

« En souvenir d’une reconnaissante et respectueuse affection, les officiers de la Coquette à leur cher commandant : M. Le Toullec, capitaine de frégate, 1850-1853. »

« C’est trop, mes amis, bien trop beau…, je suis touché… Embrassez-moi tous, mille pipes du diable ! » s’écriait le brave homme, qui ensuite sanglota en embrassant d’abord Langelle. Tous suivirent très émus.

Enfin, l’émotion calmée et le vin de Champagne dans les coupes, on porta la santé du commandant, dont on connaissait le goût pour cette vieille coutume. Le verre en main, ayant aussi toujours aimé à prononcer un petit discours, Le Toullec se leva :

« Messieurs, dit-il, mes amis, mes chers enfants, je vous remercie du fond du cœur. Le souvenir de votre amitié et de ce jour-ci me suivra dans ma retraite, qui en sera adoucie et consolée. Cela n’est point une phrase, mille… Non, je ne veux pas jurer… Mes amis, si vous voulez penser quelquefois à votre vieux commandant Le Toullec, eh bien, je puis affirmer que lui en aura du bonheur, mille millions… Quelle terrible habitude, mes enfants, ne la prenez jamais… Mais restez tels que vous êtes, mes amis, travaillez, prospérez. La guerre me semble prochaine. Alors, entendant parler de vous, et on en parlera, mes enfants, le vieux Le Toullec se consolera de ne point vous avoir conduits à la bataille. À lui, bien des choses firent défaut que vous possédez tous, et cependant il essaya toujours de remplir son devoir ! Aujourd’hui devant Dieu qui l’entend, il peut vous affirmer que jamais il ne manqua volontairement à aucun. Et, mes amis, mes enfants, lui permettez-vous de vous apprendre comment il était soutenu et guidé ? »

Tout d’une voix les officiers répondirent : « Parlez, oui, parlez, nous vous écoutons.

— Eh bien, mes amis, chaque soir avant de m’endormir, je regardais mon épaulette ou mes épaulettes lorsque j’en eus deux et puis un crucifix. Alors, en faisant le signe de la croix, je disais : « Seigneur, daignez aider Yves Le Toullec à ne rien faire ou dire dont ensuite il doive rougir devant ses épaulettes. » Et sur mon honneur de marin, messieurs, je puis vous jurer que chaque soir je regardais le front haut ces objets placés au-dessus de mon lit. Oui, mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports ! »

« Quelle habitude ! » disait le brave homme pendant que tous les


Le Toullec aperçut une belle soupière en argent.

officiers lui serraient de nouveau les mains, très remués par les simples paroles de cet honnête homme.

Mademoiselle n’eut garde de ne point imiter les jeunes gens ; à son tour elle vint offrir sa petite main brune au commandant. Stop s’avança aussi ; le cou tourné afin de ne pas voir la guenon plantée à droite de son maître, il donna un grand coup de langue à la main gauche de celui qui l’avait bourré de friandises pendant toute la campagne.