Thomy causa longuement avec le capitaine malouin.


CHAPITRE XIX

Thomy à l’œuvre.


Marine pâlissait et s’attristait. M. de Résort prit donc la résolution de retourner en France. Après avoir annoncé sa décision à Ferdinand et à sa fille adoptive, il ajouta :

« Je remercie Dieu d’avoir échoué, mes enfants chéris ; je ne le disais point, résolu à remplir mon devoir coûte que coûte ; pourtant votre mère et moi restions absolument sans courage à l’idée de nous séparer de notre épave chérie.

— Eh bien, vive la vilaine nièce ! s’écria Ferdinand, et profitons de nos derniers jours pour visiter la ville et les environs. Mais, ajouta-t-il, mon père, ne vous est-il jamais venu à l’esprit que Thomy était, est peut-être…

— Peut-être le petit métis, fils de la nourrice de Juan d’Almeira ? Si fait ; et, sans t’en prévenir, j’ai fait venir ce garçon qui t’a causé bien des ennuis à bord, je le sais : voilà pourquoi j’ai préféré ne te mêler en rien dans cette affaire-là.

— Eh bien, mon père ?

— Eh bien, mon fils, je suis fort indécis à ce sujet. Thomy, avec un serment que je ne lui demandais point, m’a juré ne rien savoir, ne rien se rappeler au delà du naufrage ; interrogé de mille façons, il ne s’est pas coupé une seule fois en répondant. S’il ment, il ment bien adroitement.

— Vous a-t-il témoigné les égards qu’il vous doit ?

— Des égards, ce serait beaucoup dire ; enfin il a été convenable : mais c’est un vilain ingrat, que j’espère rencontrer rarement à l’avenir.

— Notre lieutenant voudrait bien s’en débarrasser. De pareils hommes font le désespoir des officiers, à cause du mauvais exemple qu’ils donnent à leurs camarades.

— Rien de nouveau, à bord ?

— Non, mon père, le commandant et son second restent toujours dans la même situation.

— Quelle pitié ! car Le Toullec et Langelle ont mille qualités.

Wap ! wap ! fit Stop en entendant prononcer le nom du lieutenant de la Coquette.

— Oui, mon Stop, je te comprends, dit Marine, tu n’oublies pas ton maître et tu le reverras bientôt. Vraiment, j’aurai peine à te quitter ; quel gentil compagnon tu m’as été ici !

Wap ! wap ! » continua Stop, dressé sur ses pattes de derrière et donnant un grand coup de langue sur les joues roses de son amie.

— Et puis, Stop, ajouta Ferdinand, tu vas revoir Mademoiselle.

Hou ! hou ! » hurla le lévrier, le poil hérissé et l’œil en feu.

Le surlendemain, non sans une vive émotion, M. de Résort et Marine dirent adieu à Ferdinand. La Coquette allait appareiller ; sa croisière durerait encore bien des mois, et le paquebot anglais où devaient prendre passage le commandant et sa fille adoptive était lui-même en partance.

Ce même jour, à la tombée de la nuit, aux abords de la jetée, des matelots de toutes les nations buvaient dans un cabaret, les cris, les rires, les querelles se succédaient là sans interruption. Une frégate anglaise venait d’arriver, un immense clipper chargeait pour les États-Unis, un grand baleinier avait le matin vendu sa cargaison d’huile, et tous les équipages réunis vidaient leur bourse sans compter.

À la nuit close, ceux qui le pouvaient s’en allèrent en titubant, d’autres restèrent endormis suret sous les bancs de la salle enfumée.

Thomy ne bougea pas : descendu le soir même en corvée dans la baleinière des officiers de la Coquette et très résolu à déserter, depuis une heure il discutait à ce sujet avec le capitaine d’un baleinier. Ce capitaine était Français et Malouin, c’est-à-dire natif de Saint-Malo, ville d’où sont partis les plus hardis marins et les plus redoutables corsaires que mentionnent nos annales maritimes.

Les baleiniers font uniquement la chasse à la baleine. Durant d’interminables croisières ils parcourent tous les océans. Au large et dans les grands fonds, ils poursuivent ces immenses créatures dont la pêche n’est pas sans danger, car un coup de queue de l’animal harponné suffit bien souvent pour faire chavirer la petite embarcation détachée du navire ; alors les hommes, lourdement vêtus, se noient presque toujours.

Les capitaines baleiniers se montrent fort difficiles quant au choix de leur équipage ; ils veulent de fins marins, robustes, courageux, capables de supporter ces longs mois de croisière et ces rares relâches qui ne sont guère qu’une suite d’orgies ; ils veulent aussi être sûrs de leurs hommes et à l’abri des désertions subites. Aussi le meilleur capitaine et le plus habile est-il celui qui embarque seulement des réfractaires de toutes les nations.

En effet, quel intérêt auraient ces derniers à quitter ce navire où, bien payés, bien nourris, ils ont des liqueurs presque à discrétion ? Dans n’importe quel pays civilisé, les déserteurs seraient vite livrés à la justice de leurs contrées respectives, et ensuite pendus, fusillés ou envoyés au bagne, suivant les lois de ces contrées. À bord cependant, les capitaines font eux-mêmes et promptement justice d’un révolté.

Thomy voulait d’abord rejoindre les tribus de nègres et de marrons métis qui fourmillent à l’intérieur du Brésil, mais il changea d’avis après avoir longuement causé et trinqué avec le capitaine malouin ; tous deux convinrent qu’à la faveur de la nuit le matelot se glisserait dans l’embarcation du baleinier, dont le bâtiment appareillerait immédiatement.

La salle de l’auberge, mal éclairée, était presque déserte. Alors, quittant son banc et repoussant son verre à moitié plein, Thomy s’écria :

« Oui, convenu, j’en ai assez du service ; mais vous m’aiderez dans… ce que vous savez ; sinon, rien de fait.

— J’ai promis, répliqua le capitaine. Cependant votre idée est stupide ; qu’est-ce que cela vous rapportera ? et vous et moi risquons gros.

— Rien du tout, puisqu’on vous dit qu’il sera seul ; vous le saisirez par derrière, et, pendant que vous tiendrez ses mains, moi je lui planterai mon petit couteau dans le cœur ; puis nous partirons, et votre barque sera bien loin, avant qu’on songe à celui que je hais depuis quinze ans.

— Enfin, puisque vous le voulez, reprit le capitaine ; mais, encore une fois, s’il crie et que du secours arrive, je vous lâche ; tant mieux si vous me rejoignez, tant pis si vous êtes pincé.

— Convenu, convenu, » dit Thomy, livide, et dont une sueur froide inondait le visage, car il avait peur et cette peur le faisait trembler ; mais sa haine l’emportait sur sa lâcheté.

…Ferdinand longeait les quais déserts, la nuit était noire, les lanternes fumeuses éclairaient mal, et deux ou trois fois il trébucha parce qu’il ne regardait pas à ses pieds ; le cœur gros, il songeait à son père, à Marine, auxquels il venait de dire adieu. Une embarcation devait se trouver au bout de la jetée à deux cents mètres environ, et, en entendant sonner huit heures à une horloge de la ville, l’aspirant pressa le pas d’abord, bientôt il se mit à courir.

Cette course déconcerta deux hommes cachés derrière une muraille. Cependant, après une seconde d’hésitation, les misérables s’élancèrent à la poursuite de l’aspirant, que l’un d’eux atteignit promptement : c’était le capitaine malouin ; mais Ferdinand crut à une plaisanterie de l’un de ses camarades.

« C’est toi, Davanne ? cria-t-il ; dépêchons-nous ; nous sommes en retard. Ah ! fit-il, comprenant enfin, à moi !… »

Il n’eut pas le temps d’achever un cri d’appel, car il gardait son sang-froid et il savait les hommes de la baleinière à portée de l’entendre… Il se vit bâillonner, la bouche fermée par une main vigoureuse, les bras serrés comme dans un étau. « Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! » pensa-t-il.

Tout à coup quelque chose brilla, il entendit une détonation et aussitôt il se sentit libre ; il vit alors Stop qui sautait sur lui et le couvrait de caresses, pendant que des matelots couraient aux alentours en essayant de percer les ténèbres et de rejoindre les deux assassins qu’ils avaient vus disparaître le long des rochers…

Bientôt arrivèrent des officiers de la frégate anglaise et les enseignes qui devaient retourner à bord avec Ferdinand, puis d’autres personnes attirées par le bruit, enfin un douanier brésilien ; ce dernier eût dû être à son poste, sur la jetée, mais il n’y était pas. Il reçut la déposition de Ferdinand avec celle des matelots, qu’un des officiers présents traduisit.

Cette dernière déposition se réduisait à ceci : Les matelots de la baleinière attendaient les officiers du bord en compagnie de Stop, que Ferdinand avait laissé en garde au patron, pendant une course qu’il fit après avoir dit adieu à son père et à sa sœur. Tout à coup Stop, tenu en laisse, s’agita, hurla, renifla et voulut s’échapper.

« Sûr et certain, il y a quelque chose, cria le patron ; mes enfants, prenons un fanal, j’ai un petit bijou de pistolet, lâchons le chien, et en avant.

— Quelle bêtise ! répliqua un matelot ; l’animal sent son maître. voilà tout. » Tous n’en coururent pas moins, et à une centaine de mètres, à la lueur du fanal, ils aperçurent des hommes luttant. Les coquins se sauvèrent aussitôt qu’ils se virent démasqués.

« C’est alors, ajouta le patron, que j’ai tiré dans le tas avec mon bijou de petit pistolet ; mais nous n’avons sûrement atteint personne. »

Ferdinand remercia et récompensa les braves marins.

La Coquette leva l’ancre seulement après que le commandant eut déposé sa plainte aux mains de notre consul.

« Au Brésil, la justice ne découvre jamais les coupables, » fit observer Langelle le lendemain de l’agression, et il ajouta en posant affectueusement sa main sur l’épaule de Ferdinand : « C’est une espèce de miracle que Stop vous ait senti d’aussi loin ; voyez comme tout s’arrange pour le mieux quelquefois. Si, assez sottement j’en conviens, je ne m’étais obstiné à garder le bord, vous n’eussiez pas emmené Stop, et sans son flair nos braves gens ne se fussent doutés de rien. Quel honnête chien ! Viens, lui dit son maître, viens, Stop, je vais te donner du sucre. »

Mais Stop refusa net : au carré, au poste, chez le commandant, on l’avait tellement bourré de friandises, tellement complimenté aussi, qu’à présent il était las de la gloire et plus las des douceurs ; couché auprès de Pluton, il voulait seulement dormir.

« Ah ! une nouvelle, continua le lieutenant, et une assez agréable. Cette espèce de sot animal, Thomy, n’est pas rentré hier à bord. Excellent débarras, ai-je pensé, le mauvais matelot aura déserté ; cela devait arriver un jour ou l’autre. Eh bien, pas du tout ; au cabaret, et, à ce que l’on croit, dans une rixe avec des baleiniers américains, Thomy a reçu une balle dans le dos, et le patron de l’établissement mal famé où la chose s’est passée ayant immédiatement prévenu la police, celle-ci fit transporter le blessé à l’hôpital et de là on vient de m’en aviser par cette lettre, dont vous pouvez prendre connaissance. »

Ferdinand lut attentivement ; il avait quelques soupçons, mais la lettre ne les confirmait pas, et il n’y pensa bientôt plus.