Contes, nouvelles et récits/L’épagneul maître d’école

L’épagneul maître d’école





I

Dans un canton de l’Arabie heureuse appelé le Ludistan régnaient et gouvernaient, au temps des féeries, le bon roi Lysis et la reine Lysida. C’étaient deux bonnes gens, sans reproches et sans peur, qui se laissaient conduire assez volontiers, le roi par son ministre Atrobolin, la reine par sa dame d’honneur Moustelle ; Moustelle, il est vrai, appartenait aux premières maisons de Ludistan.

C’était un jour d’été ; la reine et le roi, qui ne s’amusaient pas tous les matins dans le parc de leur château, se plaisaient souvent après leur déjeuner, composé d’une simple tasse de café au lait, à échapper, comme on disait alors, aux ennuis de la grandeur. Donc, sitôt que leurs salons furent déserts, et voyant que les ambitieux les laissaient en repos jusqu’au lendemain, le roi Lysis et la reine Lysida, longeant la grande allée de maronniers qui traversait le parc et ne s’arrêtait qu’à la petite grille, ouvrirent en toute hâte la poterne et la refermèrent, tant ils avaient peur d’être arrêtés par quelque urgente affaire de la dame d’honneur ou du premier ministre. A demain l es affaires sérieuses ! telle était la devise de ce bon prince. Après lui, elle a servi à beaucoup d’autres qui ne s’en sont pas trop mal trouvés.

Donc les voilà, le roi et la reine très joyeux, qui foulent d’un pied léger la vaste prairie ; au bout de la prairie il y avait un beau rivage éclairé d’un soleil radieux, puis enfin la Méditerranée éclatante, ou, tout au moins, de quelque nom qu’on l’appelle, un immense Océan dont pas un mortel n’avait franchi les dernières limites.

Les plus hardis navigateurs envoyés par l’Académie des sciences de ce beau royaume étaient revenus de leur aventure épouvantés des abîmes, des précipices, des rochers funestes qui les avaient arrêtés après cinq ou six mois d’une heureuse navigation. « Messieurs les académiciens, s’écriaient ces hardis voyageurs, nous n’avons rencontré là-bas que l’abîme et le chaos, la foudre et le néant, des montagnes à perte de vue et le cri des animaux féroces ; l’ours blanc et l’ours noir son camarade ne sont que jeux d’enfants comparés à ces géants d’un monde inconnu. » Ceci dit, nos voyageurs étaient décorés par le roi Lysis, et l’Académie ouvrait son sein à ces nouveaux Christophe Colomb.

La reine et le roi avaient donc cessé depuis longtemps d’envoyer là-bas des flottes inutiles, et, prenant leur parti en gens sages, ils se contentaient de contempler le vaste espace, du sommet de la roche Noire, ainsi nommée parce que ce rocher terrible était couvert incessamment d’une blanche écume. En étudiant la géographie, il vous sera facile de vous convaincre des gentillesses, des gaietés et des non-sens de MM. les géographes. Ils s’amusent volontiers de ces chiquenaudes données au sens commun.

La reine et le roi s’étaient à peine assis à leur place accoutumée, à peine le roi avait dit à la reine : « Il fait beau temps, Madame ! » à peine la reine avait dit au roi : « Oui, Sire ! » un nuage épais s’étendit soudain sur le ciel radieux ; le flot grondant vint se briser contre la roche Noire ; on n’entendit au loin que la bataille des éléments furieux ; « Si j’avais su, dit la reine, j’aurais pris mon tartan du mois de décembre.— Si j’avais pu me douter de telle averse, dit le roi, à coup sûr j’aurais apporté mon parapluie ! » Heureusement la roche, en ce lieu, formait une cavité, la plus charmante du monde pour des têtes couronnées. Les pâtres eux-mêmes, par ces mauvais temps subits, ne sont pas fâchés de rencontrer ces remparts naturels contre la pluie et le vent de bise. « Attendons une éclaircie et nous regagnerons le château, disait la reine en grelottant. »

Cependant tout au loin il leur sembla qu’une barque légère, abaissant au vent, allait d’une vague à l’autre et s’approchait du rivage en louvoyant.

« Sire, disait la reine au roi, voyez-vous ce berceau qui flotte ? — Oui-da, reprit le roi, ce n’est pas un berceau, c’est une barque, et pour peu que Votre Majesté daigne y prêter sa royale attention, elle aura bientôt reconnu le pilote au gouvernail et cette voile empourprée où le vent souffle à perdre haleine ! »

A ce bon mot qu’il avait trouvé sans le chercher, le roi Lysis daigna sourire. Ils ressemblent en ceci au reste des humains, les rois d’esprit, rien ne les amuse autant que leurs propres bons mots.

Après une pose : « Sire, dit la reine, avec votre permission, j’insiste et je dis que cette barque est un berceau ; je vois des couvertures brodées, un petit oreiller garni de dentelle, une menotte d’enfant qui tient un hochet de cristal. — Et moi, ma reine, avec votre permission, je vois le bateau, la voile et le pilote au gouvernail. »

Comme elles allaient se disputer, Leurs Majestés virent aborder au pied de la roche, et cette fois ils furent d’accord, un bateau qui était en même temps un berceau, un berceau qui était tout ensemble un bateau. Au même instant, le soleil sortit du nuage, et tout se calma dans cette immensité ; ce fut un véritable enchantement.

Il faut pourtant que vous sachiez que le roi Lysis et la reine Lysida comptaient plusieurs points noirs dans leur très heureuse vie, et leur premier chagrin était de n’avoir pas d’enfants. Pas d’enfants, rien n’est plus tris te ! Il est vrai que bien des pères de famille, sitôt que leur fillette est maussade ou que leur garçon est entêté, pour peu qu’ils aient mis au monde un gourmand, un paresseux, un menteur, un porteur d’oreilles d’âne : « Mon Dieu ! mon Dieu ! disent-ils, que les pères qui n’ont pas d’enfants sont heureux ! » Et voilà comme, ici-bas, les hommes et les femmes ne sont jamais contents.

La reine et le roi eurent bientôt quitté leur roche et gagné le rivage ; et pensez s’ils furent heureux, quand ils découvrirent dans ce berceau un beau petit garçon de trois ou quatre ans qui leur tendit les bras. Tout d’abord, la reine s’empara du petit naufragé pendant que le roi, qui tenait à ses idées, s’écriait : « Je savais bien que c’était un bateau, car voici le pilote ! » Or, le pilote était un épagneul rare et charmant ; sa queue était orange, et de ce beau panache il se servait comme un nautonnier de voile et de gouvernail. Sa robe était blanche et noire, il portait à son front une étoile. Enfin, que vous dirai-je ? il n’y avait rien de plus joli que cet épagneul venu de si loin, dans un attirail si nouveau. « A moi l’enfant ! disait la reine.— A moi le bateau ! » disait le roi. Et voilà comme ils rentrèrent, tout joyeux et les mains pleines, en ce château dont ils étaient sortis les mains vides. Il faut vous dire aussi que l’épagneul, très fatigué, s’était endormi sur l’oreiller du jeune enfant. « C’est un peu lourd, disait le roi, mais je suis trop content de ma trouvaille pour déranger ce bel épagneul. » II

Quand le ministre et la dame d’honneur apprirent les événements de la matinée, et qu’ils se virent exposés à cette formidable concurrence d’un joli chien et d’un bel enfant, ils poussèrent de grands cris ; mais le roi les fit taire en les menaçant des Petites Affiches, où se rencontraient, en ce temps-la, tant de grands ministres et d’excellentes dames d’honneur.

L’enfant fut appelé d’un nom arabe qui signifie « arraché des flots ». Quant au chien, on l’appela d’un nom français qui veut dire « le bon pilote ».

Enfin la reine et le roi s’occupaient nuit et jour de l’un et de l’autre, à tel point, qu’on disait qu’ils perdaient le boire et le manger. Cette incessante préoccupation aurait très bien pu nuire à la gloire, à l’honneur du roi Lysis. Comme il laissait à ses ennemis beaucoup trop du loisir, il advint qu’une nuit du mois de décembre on entendit un grand bruit dans le château ; c’étaient les ennemis du roi Lysis qui s’introduisaient dans la citadelle. Mais (rendons-lui son vrai nom) le sage Azor, réveillant doucement son jeune maître, lui mit entre les mains une trompette achetée à la foire du Ludistan, et l’enfant, sur cette trompette, essaya, d’un souffle ingénu, l’air nouveau de Malbroug s’en va-t-en guerre. Bien qu’il fut assis en ce moment sur les marches du trône, nous ne voulons pas flatter le petit Noémi (rendons-lui aussi son nom) : il était un très chétif musicien ; il écorchait de la belle sorte le fameux air Malbroug s’en va-t-en guerre, et les courtisans les plus subtils se bouchaient les oreilles aux premiers cris de la rauque trompette. Eh bien, voilà justement ce qui sauva le trône de Lysis et de Lysida ; les ennemis qui s’étaient emparés du château, voyant que pas un n’accourait à leur rencontre, s’étonnèrent et s’inquiétèrent. « Il faut vraiment, disait le général ennemi, que l’on me tende un piège ; halte-là ! » Mais quand il entendit la trompette invisible et la chanson Malbroug s’en va-t-en guerre, il cria : « Sauve qui peut ! » Voilà comment, par la présence d’esprit d’un si bon chien et par une trompette en fer-blanc dont on ne voudrait pas à la foire de Saint-Cloud, fut délivré le château de Lysis-Lysida.

Le lendemain de cette nuit terrible, accourut le peuple enthousiaste en criant : Vive la reine et vive le roi ! « En ai-je assez battus ! » disait Lysis. « En avons-nous assez malmenés ? » disait Lysida. Le ministre et la dame d’honneur avaient leur part dans cette gloire improvisée, et pas un mot de l’épagneul Azor, pas un mot du petit Noémi et de sa trompette. En ce temps-là, les peuples étaient bien ingrats !

Quand ils se virent si peu récompensés, Azor et Noémi, s’ils avaient eu des âmes moins vaillantes, auraient désespéré de l’avenir ; mais le bel Azor : « J’avais tort, se dit-il, de négliger l’éducation de mon élève, il sera peut-être un jour quelque grand prince, et je veux lui enseigner l’art de la guerre. » Au même instant, l’épagneul ceignit son grand sabre, et, mettant un fusil chassepot entre les mains du petit joueur de trompette : « Une, deux, trois ! portez armes ! présentez armes ! » Azor accomplissait et surtout il enseignait tous ces beaux mouvements beaucoup mieux qu’un sergent de la garde nationale. Il savait jusqu’aux mots : En joue, et Feu ! toute la gamme militaire. Enfin rien ne l’étonnait : une mine, une contre-mine, une barricade. Il excellait à planter un drapeau gris de lin (c’était la couleur du drapeau du Ludistan) sur les tourelles les plus élevées ; il entrait par la brèche et défiait les canons les mieux rayés. Avec cela, modeste un peu plus qu’il ne convient à des victorieux. Quoi d’étonnant ? il avait appris la modestie à l’école d’un jeune lièvre qui tirait un coup de pistolet, et qui respirait l’odeur de la poudre avec autant de bonheur que la suave odeur du thym ou du serpolet.

Ce brave Azor menait de front l’utile et l’agréable ; en même temps qu’il enseignait l’exercice à son élève, il lui montrait comment on plaît aux dames ; il relevait le mouchoir de celle-ci, il présentait ses gants à celle-là. Il sautait pour le roi, pour la reine, et parfois pour le ministre. Il flattait le riche, et voilà le miracle : il épargnait le pauvre ! Enfin, docile à ces exemples, Noémi plaisait à tout le monde.

Aussi bien la reine et le roi ne tarissaient pas sur les louanges de leur fils adoptif : « Il a tout deviné, disaient-ils ; sans maître, il apprend toutes choses ; à la chasse on ne sait pas comment il s’y prend, mais jamais il ne revient bredouille. » Ils ne se doutaient pas, ces bons princes, que l’épagneul faisait lever tout ce gibier sur les pas de son cher Noémi.

« Et maintenant, se disait maître Azor, il ne manque à mon disciple que d’être un ménager de son propre bien, et il le menait dans le domaine des fourmis.— Je veux aussi qu’il soit un habile artiste, » et de bonne heure il l’éveillait pour qu’il entendit le tireli joyeux de l’alouette matinale. Il faisait de toutes les créatures de ce bas monde autant de maîtres excellents pour l’enfant de son adoption : le cygne enseignait à nager au petit Lysis, le corbeau à prévoir la pluie et le beau temps.— « Je veux aussi qu’il apprenne à respecter les vieilles gens, disait le bon épagneul ; il sera complet si jamais il se montre aussi bon qu’il est habile et courageux. »

Justement, passait dans le sentier qui revient de la forêt, une humble vieille aux cheveux tout blancs, aux mains tremblantes. Elle portait, sur son épaule voûtée, un lourd fardeau d’épines qu’elle avait ramassa, brin à brin, dans la forêt, et d’un pas chancelant elle regagnait sa cabane. Hélas ! il y avait encore bien loin de ce lieu au désert habité par la vieille ; elle était harassée, elle s’avouait vaincue.

« Ah ! malheureuse, je n’irai pas plus loin, disait-elle, et comment se chauffera ma petite Rachel ! »

En ce moment passa le jeune homme suivi de son fidèle Azor. Noémi était mécontent, il avait fait mauvaise chasse et s’en revenait les mains vides. Ce fut pourquoi sans doute il continua son chemin sans regarder la vieille et son fardeau. Mais celle-ci : « Mon enfant, dit-elle (elle disait cela d’un ton sévère), il est mal à vous de ne pas faire au moins quelque attention à une malheureuse femme qui pourrait être votre aïeule ; avez-vous donc le coeur assez dur pour m’abandonner au milieu du chemin, en proie à tant de misère, et ne m’aiderez-vous point à porter mon fardeau ?... » Il faisait la sourde oreille, il avait froid, il avait faim et n’était pas touché du froid et de la faim de cette infortunée. Azor, disons mieux, Mentor, voulant donner cette leçon de bonté à son élève, poussait de son mieux le fagot d’épines et déjà son museau était tout en sang... « Mauvais coeur, disait la vieille, il n’a pas honte de recevoir de son chien cette leçon d’humanité ! » La leçon ne fut pas perdue, et Noémi, revenant sur ses pas, chargea le fagot sur ses épaules :

« Allons, vous le voulez ! » dit-il à la vieille ; elle marcha la première, il la suivit sans remarquer les épines et les ronces qui tantôt rayaient son front et tantôt menaçaient ses yeux. Oh ! miracle excellent de la charité ! plus il marchait, plus le fardeau semblait léger à ses jeunes épaules ; de cet amas de chardons et d’épines sortait une suave odeur de menthe et de violette des champs ; il s’enivrait de sa bonne action. Une bonne action est une féerie, elle embellit toute chose. « C’est là, dit la vieille, en s’arrêtant sur un seuil silencieux.— Quoi, déjà ! » reprit le jeune homme. Au même instant la porte s’ouvrit, et l’on vit apparaître une charmante enfant vêtue à la façon des princesses d’Asie. « Avouez, disait la vieille en rangeant son fagot près de la cheminée, que vous n’êtes pas fâché d’être venu en aide à cette enfant de la fille que j’ai perdue ? Elle est toute ma joie, et pour que rien ne lui manque, volontiers je demanderais l’aumône. » En même temps, d’un souffle encore vigoureux, elle soufflait sur la flamme éteinte, et le bois pétillait en mille étincelles : « Mon jeune maître, attendez, disait la vieille, et vous aurez des châtaignes dans un verre de lait chaud. » Ils firent à eux quatre, en comptant ce digne Azor, le meilleur repas qu’ils eussent fait de leur vie. Et quand ils se séparèrent, ils se promirent de se revoir sous le chaume en hiver, sur le bord des épis dorés, au mois de juin.

Le lendemain de cette heureuse journée, le roi Lysis, la reine Lysida, le jeune homme et le caniche se promenaient sur le rivage où murmuraient doucement ces flots d’azur. La vieille en ce moment vint à passer tenant par la main sa petite fille à demi rougissante ; elles firent de leur mieux, l’une et l’autre, un salut à Leurs Majestés ; puis, la vieille ayant complimenté la reine et le roi de leur enfant : « Ce n’est pas tout à fait notre enfant, dit la reine.— Et c’est bien dommage, reprit la vieille.— Il sera roi quelque jour par notre adoption, répliqua Lysis, mais que de choses il faut qu’il sache avant ce temps-là !— Majesté, reprit la vieille, il sait les arts de la guerre et de la paix ; il sait mieux encore, il sait respecter la vieillesse et secourir le malheur ; il est sage avec les vieillards, il est gai avec les enfants, n’est-ce pas, mignonne ? » Et la fillette, interdite, répondit en flattant le superbe Azor de sa belle main de princesse et d’enfant.

Quelques années plus tard Noémi, devenu un grand et beau jeune homme, épousa la belle jeune fille. Et après d’autres années, le roi Lysis, la reine Lysida s’étant endormis dans la paix dernière, Noémi devint roi de leur royaume. Et les jours de son long règne furent pour tous des jours de bonheur...