L’émancipation de la femme (Daubié)/03/Le vote des femmes en Angleterre

LE VOTE DES FEMMES EN ANGLETERRE[1].


DISCOURS DE M. LE PROFESSEUR CAIRNES


Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs,


Après le discours de M. J. Stuart-Mill, ma tâche heureusement devient facile. Une particularité du mouvement actuel, c’est que, bien qu’il soit politique, son but principal et, en tout cas, ses résultats les plus importants sont plutôt moraux et sociaux que politiques. Je suis loin de dénier que les franchises électorales des femmes ne puissent donner d’importants résultats législatifs ; mais je pense que nous ne rendrions pas justice à notre cause si nous permettions que la plupart des arguments employés en sa faveur eussent en vue cette classe de considérations ; les considérations vraiment importantes sur ce sujet, celles qui déterminent en réalité un peuple réfléchi, soit qu’il veuille appuyer ce mouvement ou s’y opposer, ce n’est pas l’attente de résultats politiques, salutaires ou non ce sont des prévisions comme celles de l’effet probable que l’extension du suffrage aux femmes aurait sur leur caractère personnel, et, par ce caractère, sur les attributions diverses de la vie où elles ont une si grande influence. On vous a dit que la tendance de cette politique est de développer parmi les femmes un sentiment plus puissant de devoir public et de responsabilité relativement aux intérêts moraux les plus élevés de la société. C’est, ce me semble, précisément une de ces vérités qu’on peut regarder comme brillant par sa propre lumière ; il n’est pas pour moi de principe moral plus clair que l’alliance de la responsabilité et du pouvoir, et que l’impossibilité absolue d’éveiller le sentiment de la responsabilité, si l’on ne produit celui de la conscience et du droit…

… En conséquence, le sentiment de l’obligation morale ne peut naître qu’avec la conscience de l’affranchissement…

Les droits que nous réclamons pour les femmes, directement liés aux principes les plus fondamentaux de la morale, dérivent immédiatement de ses axiomes primitifs ; il est donc impossible de défendre ces droits, ou d’argumenter en leur faveur, sans faire un appel constant aux notions de morale les plus simples et les plus élémentaires. On me dira peut-être que ces généralités ne sont pas néanmoins confirmées par les faits, et l’on me rappellera sans doute le nombre des femmes qui, bien que privées de leurs franchises, ont montré avec une éclatante évidence que leur intérêt aux affaires politiques est grand, ainsi que leur compétence pour la discussion des problèmes politiques et moraux les plus importants et les plus ardus…

… Je maintiens que ce fait, tel qu’il existe, loin de combattre le principe, le confirme au contraire avec l’évidence la plus décisive, car si nous nous demandons quelles sont les femmes qui ont montré ce vif intérêt pour les affaires politiques, nous voyons que ce sont précisément celles qui ont trouvé moyen d’y exercer de l’influence ; celles qui à un très-haut degré sont indépendantes du suffrage, en raison de qualités et de talents exceptionnels qui les rendent capables de faire connaître leurs opinions en dehors de la faculté du vote ; je dis que ce fait, loin de combattre la cause que je soutiens, fournit au contraire un argument important en faveur de l’extension du suffrage aux femmes, pour qu’il éveille chez le grand nombre, par des moyens analogues, le même sentiment vigoureux de devoir public et le même honorable désir de progrès social manifesté déjà par le petit nombre de femmes distinguées qui ont ce but louable. Sans insister sur ce sujet… je vais résumer brièvement un autre aspect de la vérité contenue dans notre motion. Je faisais remarquer tout à l’heure, comme trait caractéristique de cette agitation, que son principal objet avait plutôt un caractère indirect que direct, c’est-à-dire qu’il était uni à son action sur le caractère des femmes et, par les femmes, sur la société tout entière. Je suis d’autant plus désireux d’insister ici sur ce point qu’il me semble qu’on a tiré de cette considération quelques-uns des arguments les plus plausibles qu’on nous ait opposés. J’ai lu dans une critique de nos tentatives que les femmes n’occupent pas la sphère très-étendue d’activité qui leur est ouverte ; rien, par exemple, ne les empêche d’entrer dans tous les emplois commerciaux et industriels ; en littérature elles ont fait leurs preuves ; elles peuvent prendre carrière dans le journalisme et la médecine ; mais, dit-on, à de rares exceptions près, elles n’ont pas profité de ces avantages ; pourquoi, ajoute-t-on, au lieu de parler, ne descendent-elles pas dans l’arène pour agir ? D’après ces raisonneurs, leur inaction est une preuve concluante qu’elles ne se sentent point propres à ces occupations, et l’on nous rappelle tout ce que pourrait faire une seule femme qui se mettrait à résoudre le problème de l’initiative individuelle en usant des moyens qu’elle a à sa disposition. Pour réfuter cet argument je dois dire d’abord que si cette cause n’a pas triomphé déjà, ce n’est point par manque de femmes prêtes à descendre dans l’arène qui leur était ouverte et à diriger leur route dans une des voies qui leur sont fermées… L’insuccès, dis-je, ne tient pas au manque de femmes de cette trempe. Mais, reprend-on, elles sont en si petit nombre. Bien certainement elles ne sont pas très-nombreuses ; on m’accordera que tout le sexe féminin n’est pas composé d’héroïnes ; si elles étaient des héroïnes, elles auraient probablement moins besoin des efforts que nous faisons maintenant pour elles ; mais l’héroïsme leur manque, et nous savons parfaitement qu’il y a beaucoup de choses que les femmes feraient si elles en avaient le courage et qu’elles ne font pas. Qui donc les retient ? Je pense trouver la réponse dans l’objection même. On nous parle de femmes obligées de déployer une énergie extraordinaire pour apprendre un gagne-pain honnête. Quoi donc ? Nous ne regardons pas comme un héros un homme qui aspire à devenir négociant ou docteur ; pourquoi formerions-nous un jugement différent à l’égard d’une femme ? Naturellement la réponse est très-évidente ; toutefois il n’y a pas de lois prohibitives dans les cas cités, mais c’est l’opinion publique qui repousse la femme ; l’opinion publique qui prononce qu’il lui sied mal de s’engager dans quelque occupation en dehors d’un certain rang de conventions étroites. Nous désirons éloigner ces obstacles de la voie des femmes ; nous voulons dompter cette opinion publique et en établir une meilleure sous laquelle non seulement quelques héroïnes isolées, mais les femmes d’une capacité ordinaire et d’un caractère commun ne puissent être détournées par qui que ce soit d’employer leurs facultés dans n’importe quelle voie et quelle carrière elles trouveront plus utile au public et plus profitable et satisfaisante pour elles-mêmes. C’est, il me semble, une justification suffisante de notre présence dans cette assemblée, car nous pensons que le meilleur moyen d’atteindre à ce but c’est d’étendre les droits politiques de la femme ; reconnaissons une bonne fois que les femmes ont des devoirs publics et privés envers l’État ; qu’elles ont à l’égard de la société des dettes comme à l’égard de leurs familles et d’elles-mêmes ; que la vie leur est ouverte pour leur bonheur comme elle l’est aux hommes ; admettons complétement cette vérité, et un changement radical dans toute leur éducation et tout leur genre de vie en résultera. Nous produirons ainsi les conditions dans lesquelles seules il est possible d’expérimenter loyalement la capacité des femmes pour la vie commerciale et professionnelle. Je ne vois pas qu’il nous soit nécessaire de nous enquérir du résultat de cette expérience ; il suffit qu’on doive la faire ; nous désirons qu’on la fasse, et nous pensons qu’on ne peut la faire d’une manière bonne et efficace sans que le mouvement dont nous sommes ici les promoteurs soit couronné de succès.



  1. Rapport d’un meeting tenu à Londres par la Société nationale pour le suffrage des femmes.