Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 41-45).

VII

La Fraternité


Le premier qui apporta sur la terre le nom de la propriété individuelle et égoïste, fut Caïn le fratricide[1].

Et non-seulement ce farouche cultivateur s’empara de ce qui n’était pas à lui, mais il osa ravir à son frère ce qu’il ne pouvait plus lui rendre, usurpant ainsi les droits de Dieu seul sur la vie.

Caïn posa ainsi la double base des institutions modernes : la propriété égoïste pour les plus forts, et la peine de mort pour les plus faibles.

Et pourtant la peine de mort est une si horrible représaille que Dieu n’en permet pas l’exercice aux enfants d’Abel.

C’est moi, dit le Seigneur à Caïn, qui te punirai de ton crime, mais si quelqu’un ose porter la main sur toi pour attenter à tes jours, je le punirai sept fois davantage !

Peuple opprimé, comprends bien cette parole.

Il t’est permis sans doute de te défendre contre tes bourreaux, mais jamais de réagir par le meurtre et la violence. Sache bien que le Père suprême des hommes est toujours du parti de ceux qu’on opprime et qu’on est innocent devant lui dès qu’on est persécuté.

Si tu veux combattre pour la justice, ne sois jamais ni agresseur avant la lutte ni bourreau après la victoire. Car je te dis en vérité que le sang de tes victimes crierait vers Dieu comme le sang d’Abel.

La société, en rendant le meurtre pour le meurtre, a établi sur cette horrible chose une sorte de droit d’échange, et toute sa législation pénale se résume à accaparer seulement le monopole du sang à se réserver les droits exclusifs de la mort.

Celui qui frappe par l’épée périra par l’épée, a dit la sagesse suprême, et cette parole terrible condamne encore nos sociétés modernes à une mort violente.

Ô mon Dieu ! quand donc cesserez-vous d’exterminer les hommes les uns par les autres comme des fourmilières d’insectes ennemis et dévorants ?

— Ce sera quand les hommes seront véritablement des hommes, et non des animaux à figures humaines ;

Quand l’intelligence distribuera les forces et quand l’amour établira l’harmonie ;

Quand le farouche Caïn saura aimer et quand le doux Abel saura travailler sous la protection de son frère.

Alors les paroles suaves d’Abel régénéreront l’âme de Caïn, et il y aura un échange d’intelligence et de vigueur, de résignation et de courage.

Alors le génie de l’homme s’adoucira en s’unissant étroitement à celui de la femme, et ce grand mariage moral, qui n’a pas été accompli encore, renouvellera la face du monde.

Car maintenant Caïn et Abel sont encore ennemis et changent alternativement de rôle.

Et cette guerre impie sépare l’homme de la femme comme elle sépare la raison et la foi, la religion et la philosophie, Dieu et la liberté !

Ainsi le cœur de l’humanité est séparé en deux, et par cette violente déchirure tout son sang s’écoule et s’en va.

Et l’on ne veut pas comprendre que Caïn et Abel sont les deux enfants de la même mère et qu’il faut à la société le soutien de ses deux enfants.

On ne voit pas que, si l’homme est le chef ou la tête de l’association, la femme en est le cœur et la vie.

On craint d’avouer que la raison sans foi est aussi stérile qu’une pensée sans amour, que la religion est la philosophie du cœur et que Dieu ne peut être servi que par des hommes libres.

On s’indigne de voir entre Caïn et Abel une femme qui leur tend également la main et qui cherche à les rapprocher en leur disant : Vous êtes frères !

On frémit et l’on s’irrite dans les deux camps de voir une main qui bénit les deux drapeaux ennemis et qui cherche à les réunir ! Qui êtes-vous, demande le petit nombre de ceux qui daignent compter une femme pour quelque chose ?

Êtes-vous démocrate ou absolutiste ? philosophe ou fanatique ? catholique ou protestante ?

— Frères, je veux la liberté du peuple sous le règne absolu de la justice.

Je veux une philosophie religieuse qui concilie à jamais la raison avec la foi.

Je veux le triomphe de la vérité universelle par la protestation contre les mauvais prêtres qui l’outragent et la tiennent captive.

J’adore le Christ, mais je veux le détacher de la croix et le faire monter à l’empire avec le globe de Charlemagne et l’épée de Napoléon ;

Parce qu’un chef cloué par les quatre membres ne peut rien faire pour nous sauver.

Je veux le mariage du Christ avec l’épouse du cantique.

Je veux mon Christ victorieux tel que nous le fait voir saint Jean dans l’Apocalypse, avec sa tiare chargée de diadèmes, son cheval blanc qui traverse à la nage les multitudes vaincues, son glaive qui brise toutes les chaînes et qui déchire tous les contrats de servitude, et sa balance où il pèse non la richesse, mais les œuvres.

Je veux le voir triomphant remonter au ciel après avoir brisé les portes du Tartare antique, pour délivrer le bel ange Lucifer, le génie de la lumière et de la liberté.

Alors Marie la femme régénérée, leur tendra les bras à tous deux et les comblera de ses caresses ; la nouvelle Ève s’enorgueillira des conquêtes guerrières de Jésus, son divin Abel, et elle pleurera en voyant la douceur de Lucifer, l’ange de Caïn, repentant et régénéré à son tour !


  1. Caïn en hébreu veut dire propriété.