Nouvelles Éditions Latines (p. 111-122).

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L’ÉLITE ET L’ART


L’art chinois n’est pas seulement, suivant la formule d’Émile Hovelaque « Un des plus hauts sommets de l’art humain, il est aussi l’expression complète de l’âme de la Chine. »[1] Deux affirmations auxquelles nous souscrivons entièrement et auxquelles nous devions arriver dans cette étude de la transformation de l’élite chinoise. Non pas que nous prétendions que l’art chinois se soit transformé juste après l’empire ou qu’il ait subi l’influence des réformes préconisées dès avant la chute de celui-ci ; mais si l’art est vraiment l’expression complète de l’âme chinoise, lorsque pour les raisons que nous avons dites, cette âme a été effleurée par un sentiment qu’elle ne connaissait pas, émue par l’acquis d’une notion nouvelle, nous nous demandons si l’art n’en a pas subi le contre-coup.

Pour répondre à cette question, il convient de commencer par choisir l’art qui permet de le faire avec le maximum d’exactitude. Cet art est incontestablement la peinture qui est le suprême art chinois et celui qu’étudient ou qu’exercent le plus volontiers les Jeunes Chinois à l’étranger. La sculpture sur pierre qui dans les temps anciens s’éleva en Chine à un si haut degré de puissance est complètement délaissée, de même que les bronzes qui atteignirent jadis à une si grande perfection.

L’architecture, si noble qu’elle soit dans les palais et les temples, cause une impression de monotonie qui provient de l’usage uniforme d’un même type de construction imposé aux bâtiments publics et privés et qui a persisté à travers toutes les périodes de l’histoire de la Chine.

La musique est un domaine trop spécial et réservé encore à trop peu de connaisseurs occidentaux pour qu’il soit question pour nous d’en faire ici l’objet de nos observations.

Les arts mineurs tels que la poterie, l’émaillerie, l’ivoirerie, les laques, la sculpture des pierres dures, la broderie, etc., outre qu’ils n’exigent pas la qualité d’inspiration des autres, mais plutôt un sens mystérieux de la matière, des sensations que notre art européen trop intellectuel n’a point[2], ces arts mineurs, accessibles à une foule d’étrangers, sont trop exposés aux fluctuations de engouement ou de la mode pour qu’on puisse fonder des remarques probantes sur les changements qu’ils ont subis.

Des arts majeurs c’est donc la peinture que nous retenons pour répondre à la question que nous nous sommes posée. Longtemps, on entendit des Occidentaux même cultivés prononcer sur la peinture chinoise, comme sur tous les arts chinois en général, des jugements qui n’étaient et ne pouvaient être que des condamnations parce qu’ils partaient d’un point de vue entièrement faux. Le tort était évidemment de leur appliquer les canons de l’Occident.

La peinture chinoise ne tend pas, comme la nôtre, à représenter la réalité, mais à en exprimer les forces. La forme visible importe infiniment moins au Chinois que l’invisible essence, la vie secrète des choses, les idées qu’elles suggèrent, les émotions qu’elles éveillent.

Partant de là, il fallait pour comprendre un tel art connaître les principes qui le guidaient et avant tout le principe fondamental que nous venons d’indiquer : la poursuite d’une suggestion plutôt que de l’imitation.

Or, cette connaissance ne peut être acquise que par celle de la psychologie des Chinois, de leurs croyances, de leurs rêves, de leur symbolisme, de leur fonds spirituel — ce qui permet de dire en passant que ce que nous savons à présent de la peinture chinoise témoigne déjà d’une certaine connaissance psychologique préalable des Chinois.

Nous devons savoir également que ce que l’on pourrait appeler le centre d’intérêt pour le Chinois n’est pas dans la personnalité humaine, mais hors d’elle, c’est-à-dire dans la nature et la contemplation de ses forces. « Pour l’Oriental, écrit encore Hovelaque, l’homme n’est pas le centre du monde ; il n’est qu’un détail dans le Grand Tout ; la vie de l’Univers dépasse infiniment sa vie, et ce sont des échos, des lueurs, des apparitions de cette vie plus vaste qui hantent l’esprit du peintre chinois. »[3]

Celui-ci puisera donc sa plus haute inspiration dans l’expression des sentiments métaphysiques et dans la nature. Son art brillera dans la synthèse intuitive plutôt que dans l’analyse psychologique. Un paysage, sous son pinceau, ne sera pas simplement un « état d’âme », mais une révélation, une interprétation des forces cosmiques qui se cachent derrière les choses.

C’est sous la dynastie des Song (960-1279) que cet art toucha à son apogée et que suivant la phrase fameuse de Kuo-Hsi qui mourut en 1088, « un poème est une peinture sans forme visible et une peinture, une poésie qui a pris forme. »[4]

Lisez ce qu’écrit si joliment de cet art M. René Grousset dans son Histoire de la Chine, p. 244 : « Les éléments matériels, chez les maîtres de Hang-Tchéou[5] ne sont que pour nous transporter sur le plan de la pure spiritualité. En dépit du dessin le plus sûr qui fut jamais, le monde des formes dans cette école n’est plus selon la formule bouddhique, qu’« un monde de rosée », une écharpe de buées à travers laquelle les pics les plus vertigineux ne se dressent qu’en apparitions irréelles. Paysages noyés de brume et perdus de lointains poignants comme un visage. Et c’est bien le visage du monde que les maîtres de Hang-Tchéou ont voulu traduire sous son aspect le plus général ; ou plutôt, ils ont voulu rendre sa signification profonde, car la matérialité des formes n’est indiquée que pour nous suggérer ce qui se cache par delà. Plus cette face de terre et d’eau, de vallées et de montagnes sera estompée de brumes et simplifiée par l’éloignement, mieux l’esprit se laissera deviner au travers. »

Et voici les titres de quelques sujets de peintures Song : Cloche du soir dans un temple éloigné, Derniers rayons sur un village de pêcheurs, Éclaircie dans la montagne après l’orage, Voiliers cinglant vers une côte lointaine. Il fallait, disait Kuo-Hsi, « des coups de pinceaux pleins d’intentions secrètes » pour rendre des aspects de nature si chargés de sens. Nous sommes en effet en pleine âme chinoise, en pleine union avec la nature, en plein abandon dans le Grand Tout ; nous avons dépassé toutes les doctrines esthétiques ; nous sommes d’une certaine manière à ce degré de la composition qui faisait dire à Ruskin : « La meilleure part de toute grande œuvre est toujours inexplicable ».

Ici cependant « l’inexplicable » s’explique peut-être, mais par autre chose qu’une esthétique : par le bouddhisme qui a saturé l’Extrême-Orient et s’y est intimement mêlé à la sensibilité de l’homme, au-delà même de toute croyance. On pourrait dire que le Chinois est bouddhiste comme il respire, sans le vouloir, sans le savoir, sans qu’intervienne de son fait la moindre conviction confessionnelle et sans que soit en jeu le moindre idéal religieux.

Mais voici qu’un idéal nouveau soulève l’élite : l’idéal national ; l’universalisme qui est au fond de l’âme chinoise se replie, s’humanise. Une notion nouvelle, celle de la nation, se précise. L’art chinois ne va-t-il pas s’en ressentir ? Que va-t-il advenir de cet art essentiellement universaliste, qui n’a jamais cherché à imiter et que la réalité m’intéresse pas directement, pour qui le canon grec est lettre morte, les ombres superflues, inconvenantes même quand elles sont portées sur le visage de personnages importants ?[6] Ne va-t-il pas, cet art, donner les marques d’un certain désarroi ? N’allons-nous pas voir des œuvres d’inspiration mi-orientale, mi-occidentale, des sujets inaccoutumés traités sans expérience, sans le minimum de connaissance scientifique de la structure du corps humain, etc. ?

À toutes ces questions, les œuvres modernes répondent.

Nous avons suivi depuis de longues années les productions des peintres chinois qui sont venus travailler en France. Il nous à donc été facile de constater l’évolution qui s’est opérée dans la conception de leur art, soit qu’ils recherchent un compromis avec la nôtre, soit qu’ils abandonnent totalement la leur. Ainsi, le changement d’idéal de la Jeune Chine entraînait bien, comme c’était à prévoir, une modification dans l’expression la plus complète de sa sensibilité. De même que le changement d’idéal existait à des degrés qui différaient avec les individus, de même suivant le tempérament des artistes, l’œuvre peinte prenait un caractère plus ou moins accentué d’évolution et l’on remarquait ou bien un style nettement européen, ou bien, le plus souvent, une manière de transition d’un effet assez singulier et quelquefois heureux.

À parler franc, nous éprouvons toujours un regret à constater l’abandon pur et simple par un peintre chinois des règles de la peinture chinoise qui est un art subtil et complet, non pas tant à cause de l’ignorance qu’il montre trop souvent de celles de la peinture européenne, ou tout au moins de son inexpérience, que de la somme de talent qu’il pourrait mieux employer autrement. Il nous importe peu qu’il apprenne plus ou moins vite la peinture européenne ; s’il se montre habile, s’il a du talent nous n’en regrettons que davantage qu’il ne l’exerce pas dans le style chinois. Combien nous lui préférons son compatriote qui cherche un compromis entre la peinture chinoise et la peinture européenne ! On retrouve dans sa facture les dons de la race : le trait a gardé sa sûreté et son élégance, la synthèse des mouvements et des attitudes reste impeccable ; quelquefois, même il peindra sur soie et les sujets les plus variés de notre peinture seront construits, depuis le portrait jusqu’à la nature morte, en passant par les sujets de genre, le nu, etc., dans des gammes et des combinaisons de tons différentes des nôtres. De celui qui peint de cette manière, l’on a hâte, en vérité, de savoir à quel résultat final il arrivera.

Nous avons dit nos préférences, mais cela mis à part, il reste que la peinture chinoise moderne témoigne d’aspirations nouvelles de l’âme chinoise. Elle ne saurait les traduire directement, mais elle prouve qu’elle a ressenti le contre-coup de leur apparition, en ne se cantonnant plus dans les normes d’autrefois. L’idéal de l’élite étant de faire de la Chine une nation à l’image des nations européennes, ses peintres ont naturellement éprouvé dans leur domaine le besoin d’un changement. Là s’arrête évidemment leur action, mais elle est manifeste. Trop de peintres chinois sont déjà passés par les capitales européennes depuis 1912, y ont produit trop d’œuvres caractéristiques pour qu’il soit permis d’en douter.

Et maintenant, que peut-on espérer de la nouvelle peinture chinoise ? Nous ne parlons pas de celle qui n’est plus de la peinture chinoise, qui est de la peinture européenne exécutée par des Chinois, mais de celle qui, tout en employant ces choses nouvelles pour elle, telles que la perspective, le clair-obscur, les jeux des ombres et de la lumière a conservé certains caractères qui la rappellent d’emblée ? De celle-là, nous pouvons affirmer que nous avons vu d’excellents spécimens qui s’imposaient autant par le faire, la technique que par l’émotion esthétique qui s’en dégageait.

Et c’est là précisément le critérium suprême de la valeur d’une œuvre d’art, quel qu’en soit le style !

Or cette émotion ne se dégage d’une œuvre que si elle est vivante, si elle est la vie même en fonction et à la mesure de l’homme, en un mot si elle a une valeur humaine, un coefficient d’humanité qui est comme un miroir où l’homme peut se retrouver, où ce qui est éternel en lui trouve un écho.

Sans doute, les émotions esthétiques diffèrent avec les pays car si l’homme est éternel dans sa nature profonde, ses goûts et ses tendances varient avec les pays qu’il habite ; mais ce qui dans une œuvre s’imposera à l’homme d’Orient comme à celui de l’Occident, ce sera lui-même ou ce qu’il y retrouvera de lui-même. L’Européen, en général, est d’abord déconcerté par la peinture chinoise. « Tout peuple est académique en jugeant les autres », a écrit Baudelaire[7] mais son œil s’habitue à une esthétique nouvelle par le canal de laquelle lui parvient la sensation d’une valeur humaine. Lentement donc l’Européen pourra reconnaître cette valeur à une peinture chinoise aussi bien qu’à une peinture d’Occident. Seule l’esthétique diffèrera, mais n’étant plus choqué ni même surpris, il saura découvrir ce qu’il y a d’humain dans l’œuvre qu’il contemplera. Tant il est vrai que la part d’humanité qui entre dans la confection d’un tableau ne dépend que de l’artiste, de son sentiment, de sa personnalité morale.

Aussi lorsque d’un tableau de style chinois nouveau se dégagera une émotion esthétique, nous n’aurons pas à regretter le changement qu’a entraîné, dans le domaine de la peinture, l’idéal de la nouvelle élite chinoise, mais au contraire à nous en réjouir et à souhaiter que ce style original se fortifie et fixe ses caractères.

Mais ce qui compte le plus pour nous ici, c’est que ce changement se soit produit et qu’il puisse être contrôlé, en un mot qu’il soit possible de répondre affirmativement à notre question du début.

  1. Émile Hovelaque, La Chine, p. 166 (Flammarion).
  2. Il faut avoir vu un Chinois tirer de sa poche un petit morceau de jade ou d’agathe du Gobi, le frotter sur sa manche, le regarder et le palper du bout des doigts…
  3. Émile Hovelaque, op. cit, p. 171.
  4. Kuo-Hsi, Essai sur la peinture, p. 161. Traduction de l’Art en Chine et au Japon (Hachette).
  5. Hang-Tchéou, au sud de Chang-Haï, au bord de la baie du même nom, fut capitale de l’empire de 1132 à 1276.
  6. Lorsqu’au XVIIIe siècle, les Jésuites Attiret et Castiglione fixent les portraits de l’Empereur Kien-Long, de l’impératrice et des hautes personnalités de la Cour, le modelé des chairs et la projection des ombres furent déclarés choquants et ils durent recommencer selon la manière graphique et simplifiée des peintres chinois. Plus tard, lorsque Lord Macartney offrit au même empereur des tableaux de la part de George III, les Chinois, étonnés de nouveau des ombres portées, lui demandèrent si les personnages représentés avaient réellement un côté de la figure plus noir que l’autre.
  7. Critique des Beaux-Arts de l’Exposition Universelle de 1855.