L’éducation platonicienne


L’ÉDUCATION PLATONICIENNE



I. — Le système.

On peut être disposé à ne voir, dans la République de Platon, que les rêves et les utopies d’un merveilleux écrivain ; mais, si l’esprit le plus prévenu consent à réfléchir, il fera bien vite une exception, sinon pour tout ce qui y concerne l’éducation, au moins pour le programme d’enseignement développé au livre VII.

Tout d’abord, il est clair, en thèse générale, que le hardi réformateur ne propose aucun changement essentiel dans la nature de l’instruction donné de son temps[1], ni même aucune révolution radicale du système d’éducation suivi dans la patrie hellène. Ce qu’il a surtout en vue, c’est de soumettre ce système à des règles précises, de l’adapter à la constitution politique de l’État qu’il rêve, enfin de communiquer à l’enseignement les tendances de son esprit. Mais en ce qui concerne, par exemple, la fixation des âges pour les diverses instructions à donner, il n’a aucun motif pour rompre en visière avec les coutumes établies, et tout semble bien indiquer qu’il s’y conforme en principe.

En second lieu, une discussion spéciale est de même inutile pour établir que, sur ces matières, les idées de Platon ont été définitivement arrêtées de très bonne heure. Si, comme le pensent aujourd’hui les critiques les plus autorisés[2], — et nous apporterons un nouvel argument à l’appui de leur thèse — si, dis-je, la République a été un des premiers écrits du disciple de Socrate, si d’autre part, comme il est incontestable, les Lois ont couronné sa carrière, d’un dialogue à l’autre, nous n’apercevons aucune contradiction ; le second précise les détails du système d’éducation, mais en suivant rigoureusement le plan général tracé dans le premier. Ils peuvent donc, disons mieux, ils doivent sur ce sujet être complétés l’un par l’autre, sans qu’il y ait de distinction à faire entre les deux sources.

Enfin et avant tout, la méthode à suivre dans l’étude des sciences n’offre point de questions où puisse se donner carrière la brillante fantaisie de l’auteur du Phèdre ; on a donc là, pour étudier ce maître, un terrain parfaitement solide, sur lequel il peut être plus facile qu’ailleurs d’apprendre à pénétrer sa pensée.

Toutefois, pour se guider, le jugement peut réclamer quelques renseignements précis sur l’état où se trouvaient, à cette époque, les sciences dont s’occupe Platon, sur les développements qu’elles avaient déjà reçus, sur les distances qui les séparent de celles de notre âge. C’est là le sujet du tableau dont je voudrais tracer l’esquisse. J’essayerai d’y mettre en lumière l’importance, pour l’histoire des sciences, des documents que renferme l’œuvre de Platon ; je chercherai également à déterminer quel a été le caractère de l’influence incontestable qu’il a exercée sur le mouvement mathématique de son siècle.

Mais, à ce tableau, un cadre est nécessaire ; il ne faut pas l’isoler, en effet, de l’ensemble du système de l’éducation platonicienne, dont nous allons donc, avant tout, retracer brièvement les lignes principales.

L’enseignement est une fonction essentielle de l’État ; son caractère est exclusivement libéral. Il est donné à deux degrés, dont le premier est obligatoire, mais seulement pour les enfants de la classe militaire et dirigeante (les gardiens dans la République, les citoyens propriétaires du sol dans les Lois). Au contraire, l’État ne se préoccupe pas de l’éducation des artisans, des mercenaires, et des commerçants, qui constituent cependant les éléments primitifs de la cité, mais ne sont pas appelés à la défendre. L’enseignement technique ou professionnel est donc entièrement libre, y compris celui de la médecine.

Les filles doivent en principe recevoir la même instruction que les garçons, mais elles sont élevées à part, dès l’âge de six ans[3].

Même avant cet âge, l’État surveillera les enfants. À trois ans[4], ils jouent déjà en commun avec leurs petits camarades ; leur oreille s’ouvre à la tradition religieuse[5], aux contes et aux récits instructifs et moraux. C’est déjà un commencement d’éducation ; il reste confié à des femmes.

À six ans, l’enfant passe entre les mains de précepteurs ; or ce qu’on veut en faire avant tout, c’est un soldat ; il faut développer ses forces corporelles, les exercer, les doubler par l’adresse, inculquer la confiance en soi-même, mère du courage, donner enfin toutes les qualités, toutes les vertus militaires, la discipline, la sobriété, l’habitude de la fatigue et du danger.

La gymnastique a donc, dans cet enseignement du premier degré, une prépondérance marquée ; on touche là une des différences les plus saillantes entre la société antique et celle de nos jours, entre les exigences du service militaire alors et aujourd’hui[6]. Soumis, dès l’âge le plus tendre, à un véritable entraînement, qui ne se ralentit un peu que pour redoubler de dix-sept à vingt ans[7], le soldat hellène passera sa vie sans interrompre ses exercices guerriers ; il sera toujours en alerte, sinon au combat. Ainsi s’étaient formés les héros de Marathon et de Platées, ainsi les vaillants compagnons de Xénophon.

La gymnastique comprenait un utile délassement, répondant au profond sentiment esthétique de la race grecque : dès le début, les enfants sont exercés à former des chœurs de danse ; mais la danse antique n’est jamais isolée du chant ; celui-ci est donc enseigné en même temps ; dès lors aussi, la mémoire devra retenir les poésies chantées en chœur ou en solo.

Au contraire, pour apprendre les lettres, pour enseigner à lire et à écrire, on attend l’âge de dix ans[8] ; de treize à seize ans, l’éducation musicale se complète ; on instruit l’enfant à jouer de la lyre et à s’en accompagner en chantant ; il apprend en même temps à connaître les poètes et les prosateurs. Si l’on fait abstraction de la direction morale que Platon prétend donner à ces études, le jeune homme devait donc arriver, à l’âge où nous avons quitté les bancs des lycées, muni d’une instruction littéraire exclusivement nationale, il est vrai, mais complète relativement à la société où il avait à figurer.

En même temps que cette instruction, il a reçu les notions élémentaires les plus indispensables d’arithmétique, de géométrie et d’astronomie. Mais il ne doit les apprendre qu’en se jouant et sans être astreint à cet égard à aucune obligation. Ceux-là donc seulement qui montrent un goût particulier pour ces études recevront, pendant dix-huit mois environ, un enseignement scientifique proprement dit, dans lequel ces notions, analogues à celles données dans nos écoles primaires, seront développées et complétées, notamment par la théorie numérique des accords musicaux. Nous montrerons plus loin qu’au point de vue mathématique cet enseignement complémentaire dépassait en fait les connaissances scientifiques exigées actuellement pour notre baccalauréat es lettres.

Vers dix-sept ans et demi, les études sont interrompues et font place aux exercices gymnastiques indispensables pour compléter l’éducation militaire. Ce n’est qu’après ces exercices qu’a lieu le choix des jeunes gens admis à recevoir l’enseignement du second degré et destinés à s’élever plus tard aux fonctions du gouvernement[9].

Cet enseignement supérieur, exclusivement mathématique, dure dix ans ; il peut donc être très sérieusement développé, et les élèves peuvent même apporter leur pierre à l’édifice de la science. À trente ans[10], hommes déjà faits, ils sont, après élimination des sujets de moindre valeur, admis à l’instruction dialectique et exercés au raisonnement de vive voix. Ce dernier enseignement dure cinq ans[11].

De trente-cinq à cinquante ans, le futur magistrat remplit, comme ses condisciples du premier degré, son rôle de serviteur de l’État, et s’acquitte des emplois plus ou moins importants qui lui sont confiés ; enfin à cinquante ans[12], devenu relativement libre, il peut s’adonner à la philosophie, tout en prenant la part qui lui est réservée dans la direction des affaires publiques.

Tel est, dans ses grandes lignes, l’ensemble d’un système où, tout bien considéré, il n’y a qu’une lacune, évidemment voulue, — car Platon refuse sa cité aux avocats (rhéteurs), — et qu’une utopie, la revendication du pouvoir pour la science.

Cette utopie est, à vrai dire, la clef de voûte de l’édifice ; mais on peut ajouter qu’elle n’appartient pas en propre à Platon. Un autre sage, avant lui, non seulement l’avait conçue ; il s’était efforcé d’en faire une réalité.

On rapproche trop souvent de la cité spartiate l’État rêvé par le philosophe athénien ; si, en esquissant son idéal, il a emprunté quelques traits à ce modèle, c’était vers un passé, encore récent dans d’autres villes doriennes, qu’il dirigeait surtout ses regards. Les caractères qu’il trace pour ses fiers gardiens, cet amour de la science et de la philosophie, cette fraternité sublime, cette indomptable valeur, ce religieux respect pour l’autorité reconnue par eux, l’antiquité les a admirés dans les membres de ces sociétés pythagoriciennes, dont il avait pu voir les derniers et nobles débris. Que le sage de Samos ait lui-même obéi au mirage trompeur qu’offraient les castes orientales, en Égypte ou en Perse, cela est d’ailleurs assez probable ; il ne semble pas néanmoins qu’il faille chercher autre part que dans son génie la véritable origine pour l’idée créatrice des institutions auxquelles il a donné une vie passagère et qui ont provoqué le rêve platonicien.

Le trait dominant de cette idée consiste évidemment dans la tendance à dégager la science de l’étreinte de la religion et à la substituer, pour la direction suprême de l’État, à cette dernière, dont la déchéance est déjà reconnue inévitable. À la vérité, ni Pythagore, ni Platon, qui cependant à cet égard dépasse nettement son précurseur, n’ont été jusqu’au bout de cette tendance ; mais l’utopie n’est point morte ; elle a reparu de nos jours, rajeunie par un philosophe qui, lui aussi, fut particulièrement mathématicien ; elle constitue un des dogmes fondamentaux du positivisme, et elle attend patiemment l’heure opportune du triomphe.


II. — La division des sciences.

Si nous reconnaissons dans Platon un successeur de Pythagore, en tant du moins qu’il a conçu l’État comme soumis à la suprématie des sciences, nous constatons, dès le premier pas, lorsqu’il s’agit de la classification à faire de celles-ci, que, tout en suivant les traces de son précurseur, l’auteur de la République tient à affirmer son indépendance.

Pythagore avait dit : « Il y a quatre degrés de la sagesse, l’arithmétique, la musique, la géométrie, la sphérique : c’est leur rang, 1, 2, 3, 4[13].

Platon dédouble la géométrie, et, introduisant, pour exposer la classification des sciences, une dichotomie qui lui semble particulière, il rejette la musique (harmonie) au dernier rang.

Si l’on distingue l’objet de la science mathématique, la quantité, suivant qu’elle est purement abstraite (nombre) ou figurée, la première place doit, sans conteste, appartenir à l’arithmétique.

Les pythagoriciens rapprochaient l’harmonie de la science des nombres, parce que sa théorie, pour eux, n’impliquait nullement l’enseignement de la géométrie ; ils n’y considéraient en effet que des rapports numériques pour une seule variable, quoiqu’ils sussent d’ailleurs parfaitement que les sons provenaient de mouvements de corps étendus suivant les trois dimensions de l’espace.

La vue de Platon est plus profonde ; si au concept de la quantité s’ajoute celui de la figuration de l’étendue, on a l’objet de la géométrie ; une seconde addition, celle du mouvement, complète les notions nécessaires et suffisantes pour l’explication mécanique de l’univers. Toutefois, il n’y a encore, au temps de Platon, que deux classes de phénomènes qui paraissent susceptibles d’être vraiment régis par les nombres.

En les distinguant, comme il le fait, suivant que le mouvement est, pour les uns, perçu par la vue, pour les autres, seulement estimé par l’oreille, et en mettant en première ligne ceux qui correspondent au sens le plus parfait à ses yeux, il semble ne donner qu’une classification artificielle ; en réalité, il atteint les caractères les plus intimes.

Il y a là, en fait, deux parties distinctes de la mécanique rationnelle : la première est celle dont Galilée et Newton ont dicté les lois définitives. Il s’agit des mouvements généraux des corps, se déplaçant dans l’ensemble de leur masse ; la théorie de ces mouvements ne trouve d’ailleurs son application complète que dans la mécanique céleste, pour les révolutions des astres, les phénomènes à la surface de la terre se trouvant compliqués des effets des mouvements particuliers aux molécules.

Or la théorie de ces mouvements particuliers offre des difficultés toutes spéciales et d’un ordre beaucoup plus élevé ; c’est là une province toute autre, la physique mathématique, qui, malgré d’immenses et récents progrès, est bien loin d’être connue comme la première, et qui réclame des lois entrevues à peine encore, des principes tout au plus soupçonnés jusqu’à présent. Si fier, au reste, que puisse être notre siècle de l’édifice qu’il élève patiemment, il ne doit pas oublier qu’une pierre d’attente a été posée, dès l’origine des autres sciences mathématiques, par la découverte des lois numériques qui règlent les accords musicaux. Il se souviendra aussi qu’en ce qui touche la physiologie, nous ne savons guère plus que Pythagore le pourquoi de l’harmonie.

La division pythagoricienne des mathématiques en quatre branches principales, rangées toutefois dans l’ordre adopté par Platon, cette division au fond si juste et si vraie, est devenue classique dès l’antiquité ; elle a persisté pendant tout le moyen âge, dans le Quadrivium, et n’a succombé qu’à la Renaissance, lorsque son cadre, immobilisé par la routine, n’a pu se prêter à l’essor des sciences rajeunies.

L’autre innovation de Platon, le dédoublement de la géométrie, n’a pas eu la même fortune. À la vérité, comme pour répondre à son désir, l’école a adopté le terme spécial de stéréométrie[14] pour cette branche, qu’il semblait indiquer sans lui imposer de nom. Mais le maître a-t-il été bien compris ? avait-il, en réalité, tenu simplement à établir une distinction tranchée entre la géométrie plane et la géométrie dans l’espace, pour observer la gradation dans l’adjonction successive de la deuxième et de la troisième dimension ? C’est au moins une question douteuse.

Dans les éléments de la géométrie de l’espace, nous pouvons distinguer trois parties : 1o les théorèmes relatifs aux constructions ; 2o ceux qui concernent la mesure des volumes ; 3o enfin, la théorie de la sphère.

Ce n’est certainement pas à la première partie que peuvent se rapporter les paroles de Platon[15]. « Cela ne parait pas encore avoir été découvert. — Il y en a deux raisons : l’une, qu’aucune cité ne tenant en honneur ces difficiles recherches, elles sont faiblement poursuivies ; l’autre, que les chercheurs auraient, pour trouver, besoin d’un directeur ; or il est, tout d’abord, difficile qu’il se produise ; ensuite, s’il s’en produisait un, les orgueilleux travailleurs d’aujourd’hui ne voudraient pas lui obéir. Mais, si une cité tout entière appuyait la direction et honorait ces recherches, on obéirait, et un travail continu et intensif apporterait une lumière complète. Car même aujourd’hui, en dépit du mépris du vulgaire et des entraves qu’il apporte, avec des chercheurs qui ne sont pas en rapport avec l’importance de l’objet, ces études sont, malgré tout, en progrès, grâce au charme qu’elles exercent. »

Il s’agit évidemment, dans ce texte, d’une théorie tout à son début, en voie de formation. Or il n’y a pas de doute qu’assez longtemps avant Platon, les Pythagoriciens n’eussent déjà élaboré la doctrine des polyèdres réguliers, qui couronne les Éléments d’Euclide et suppose connu l’ensemble des constructions dans l’espace[16].

La théorie de la sphère doit être écartée de même, par cette raison que, dans l’antiquité, elle a toujours fait partie de l’astronomie ; et que les géomètres de l’école de Platon n’ont, à cet égard, fait aucune tentative d’innovation contre la tradition pythagoricienne ; d’ailleurs, cette théorie de la sphère était déjà, elle aussi, suffisamment avancée, au moins pour l’état de la science astronomique d’alors.

Resterait donc la mesure des volumes proprement dite ; ici, il peut y avoir quelque hésitation. Il n’est pas douteux, à la vérité, que les mesures simples (le prisme et le cylindre compris), n’aient été, soit immédiatement connues, soit dès longtemps apportées d’Égypte. Mais il convient de remarquer qu’Archimède attribue formellement à Eudoxe de Cnide, contemporain de Platon, la découverte de la mesure du volume de la pyramide[17].

Certes, il semble bien étrange que les constructeurs des monuments de Gizeh n’aient pas su cuber leurs œuvres, et le témoignage d’Archimède peut être entendu en distinguant l’invention de la proposition, chose relativement facile, et celle, beaucoup plus ardue, de la démonstration rigoureuse. Cette dernière découverte peut suffire seule à la gloire d’Eudoxe. Toutefois une affirmation précise serait au moins imprudente, car le seul document authentique que nous possédions sur la géométrie égyptienne, le papyrus de Rhind, est bien loin de permettre d’établir sûrement que la mesure exacte de la pyramide en ait jamais fait partie.

Mais nous n’en avons pas moins des motifs suffisants, ce nous semble, pour penser que ce n’est point là non plus l’objet du texte de Platon. Le théorème d’Eudoxe a été, il est vrai, un pas immense, mais les conséquences ont été immédiatement épuisées par son auteur lui-même ; ce n’a point été le début d’une ère nouvelle. D’autre part, l’intérêt de ce théorème est surtout pratique, et, comme tel, il devait moins attirer l’attention de Platon, qui se montre constamment dédaigneux des applications.

Comment faut-il donc entendre le texte[18] : ἔστι δὲ που τοῦτο περὶ τὴν τῶν κύβων αὐξην καὶ τό βάθους μετέχον ? Il évoque immédiatement à la pensée ce fameux problème de Délos, la duplication du cube ou son augmentation dans un rapport donné, problème qui était de fait, alors, le principal objectif des mathématiciens, que déjà Archytas et Eudoxe avaient brillamment traité, dont Platon lui-même a donné une élégante solution mécanique[19] et qui, longtemps encore, devait préoccuper les savants. Comme on le sait, ce problème est identique à celui de l’invention des deux moyennes proportionnelles, que l’auteur du Timée fait résoudre idéalement par le Démiurge pour la formation des quatre éléments.

Si nous regardons d’ailleurs, ainsi qu’il est naturel, le passage de l’Epinomis[20], 990 d, comme le commentaire de celui de la République, et si nous devons croire que ce commentaire a été écrit par un disciple fidèle à la pensée du maître, il est clair que nous nous trouvons ici sur la voie de la véritable interprétation, et il est désormais facile de nous orienter d’après les remarques suivantes.

Dans l’antiquité classique, on a constamment appelé problèmes plans les problèmes de géométrie, soit plane, soit dans l’espace, qui peuvent se résoudre par l’intersection de droites ou de cercles, autrement dit, avec la règle et le compas ; ce sont, pour la géométrie analytique des modernes, les problèmes du premier et du second degré. On appelait au contraire problèmes solides (soit dans le plan, soit dans l’espace) ceux qui nécessitent l’intersection de sections coniques, c’est-à-dire nos problèmes des troisième et quatrième degrés ; enfin on nomma grammiques les problèmes de degrés supérieurs ou les transcendants qui exigeaient l’emploi de courbes spéciales.

Cette dernière distinction est, de toute nécessité, relativement récente, tandis que la première doit remonter presque aux origines de la science. Et en effet, dès le milieu du ve siècle avant J.-C, les principaux problèmes plans se trouvaient déjà résolus, et la nécessité de combinaisons nouvelles pour aborder des questions d’un ordre supérieur commença à se faire sentir. La muse pythagoricienne[21] avait rapidement déduit du théorème fondamental sur le carré de l’hypoténuse d’un triangle rectangle les constructions faciles qui en découlent pour la solution des problèmes : le τετραγωνισμὸς[22] (invention de la moyenne proportionnelle) ; la παραβολὴ[22], qui, simple, est l’invention d’une troisième proportionnelle, qui, avec ἔλλειψις[22] — ou ὑπερβολὴ, donne la solution géométrique complète de l’équation du second degré. En dehors du témoignage général d’Eudème, nous avons la preuve précise de solutions effectives, à cette époque, de problèmes de cet ordre, dans l’inscription à la sphère du dodécaèdre régulier, due au pythagoricien Hippasos, et dans les travaux d’Hippocrate de Chio sur la quadrature des lunules[23].

Ce dernier géomètre commença à aborder les problèmes supérieurs et en particulier la duplication du cube. Mais, de même que la duplication du carré, conséquence immédiate, ainsi que le montre Platon dans le Ménon, de la propriété de l’hypoténuse d’un triangle rectangle, est la clef des problèmes 'plans, on pouvait déjà pressentir que celle du cube entraînerait la solution de toute une série de problèmes supérieurs, solides. Il en était d’ailleurs un autre célèbre également, la division de l’angle en parties égales, qui se posait vers le même temps, et dont le sophiste Hippias d’Elis donna une solution générale au moyen d’une courbe transcendante de son invention[24].

Pour le problème de Délos, différentes courbes furent successivement proposées, concurremment avec divers procédés mécaniques. L’invention des sections coniques, due à Ménechme de Proconnèse, disciple d’Eudoxe et ami de Platon, fournit enfin le moyen le plus rationnel pour résoudre la duplication du cube, la trisection de l’angle, et tous les problèmes du même ordre. Il y eut là du travail pour deux siècles ; le sujet ne fut épuisé que par Apollonius de Perge, et ce ne fut qu’après lui que l’on put définitivement distinguer la classe des questions que les coniques suffisent à résoudre (problèmes solides des classiques), et l’ensemble de celles qui sont d’un ordre encore plus élevé. Les travaux relatifs aux coniques, en y comprenant les théories préparatoires à leur étude, formèrent ce qu’on appela le τόπος ἀναλυόμενος, d’après le nom de la méthode géométrique suivant laquelle ils avaient été poursuivis, et dont l’invention est unanimement attribuée à Platon par les témoignages de l’antiquité.

De cette géométrie supérieure, de cette analytique ancienne, nous n’avons que des débris ; mais ils suffisent heureusement pour permettre de reconstituer par la pensée le monument complet, qui fut le grand œuvre de cet âge héroïque de la science, et auquel chacun apporta sa pierre. Ce qu’il en reste n’est guère plus utilisé par nous, car le génie de Descartes a pu doter l’analyse moderne d’un outil plus commode que celui manié par les anciens ; mais, toute proportion gardée entre les états de la science à un intervalle de vingt siècles, Platon n’a pas donné une moindre preuve de valeur spéculative, quand il rêvait d’avance et pressentait le glorieux achèvement de l’édifice dont on jetait seulement les fondements, et trop lentement à son gré. Qu’il eût d’ailleurs pleine conscience de sa valeur, on le voit au langage singulier qu’il emploie pour parler d’une direction scientifique dont il se sentait digne, et qu’au moins après la mort d’Eudoxe (v. 357 av. J.-C), et dans les limites où cette direction est possible, il a exercée sans conteste sur les géomètres de son temps.


III. — Digression sur un passage de l’Epinomis.

Nous ne pourrions faire comprendre exactement le vrai point de vue auquel se plaçait Platon pour considérer la géométrie dans son ensemble si nous n’insistions pas sur l’unité fondamentale qu’il aperçoit entre les sciences distinguées par sa classification.

L’arithmétique traite des nombres entiers ou au moins commensurables ; son objet est au plus haut degré d’abstraction. Si l’on veut amener au même point celui de la géométrie en le détachant de la figuration visible et des hypothèses que réclame celle-ci, on reconnaît l’introduction d’une notion nouvelle, celle de relations incommensurables. Si le terme moderne de nombre incommensurable ne peut se traduire en grec sans une contradiction in adjecto, le concept qu’il exprimé n’en est pas moins entièrement formé dans l’esprit de Platon, et il y attache d’autant plus d’importance qu’il y voit le lien d’union entre toutes les branches de la science mathématique.

Ainsi la géométrie n’est pour lui que l’étude de relations numériques qui ne sont pas astreintes à être commensurables ; aussi blâme-t-il, pour désigner ces relations, l’emploi de termes empruntés à l’intuition des figures, comme ceux de quadrature, etc. Ce qu’il estime dans la géométrie, c’est donc, à proprement parler, l’algèbre, qui n’a pas encore de signes spéciaux pour se constituer à part, mais qui est déjà vivante sous une forme qu’elle rejettera plus tard ; car l’analyse ancienne, celle que Platon a constituée, est en fait une algèbre dont le symbolisme est relatif à des figures. Au contraire de ce que fit Descartes, lorsqu’il appliqua l’algèbre, déjà indépendante, à la géométrie, comme si celle-ci restait à faire, les anciens se servaient de la géométrie pour les questions de pure algèbre, comme si l’intuition de figure était indispensable pour la compréhension de relations entre quantités. Mais leur point de vue était aussi commode que le nôtre pour percevoir l’unité de la mathématique.

Que cette unité soit une thèse de Platon, cela est bien connu ; que ce soit bien dans le concept de la quantité incommensurable qu’il la reconnaisse, il peut être intéressant de l’établir par des textes précis et non par une simple déduction logique. Observons d’abord que, d’après ses écrits authentiques, il n’y a pas de notion mathématique à laquelle il attache plus d’importance. Ainsi, dans le Théétète, il nous fait assister à la généralisation historique du concept de la racine incommensurable d’un nombre, et il se complaît visiblement dans les détails circonstanciés, et très clairs d’ailleurs, qu’il donne à ce sujet. Dans les Lois (VII, 819 d). il emploie les expressions les plus fortes pour qualifier l’ignorance du vulgaire qui croit que deux dimensions d’un corps sont nécessairement commensurables entre elles, et se rappelle avec étonnement son jeune âge, où lui-même partageait cette erreur commune.

Mais, pour faire un pas plus loin, nous sommes obligés d’aller jusqu’à ce passage de l’Epinomis que nous avons déjà mentionné plus haut. Malheureusement les expressions techniques qu’il renferme le rendent passablement obscur, et il nous faut le commenter tout en le traduisant. Si d’ailleurs Philippe l’Opontien, l’auteur présumé du livre, est évidemment imbu de la pure doctrine de Platon, et si, sur le point dont il s’agit, il ne s’en écarte certainement pas, son talent est très inférieur à celui du maître, et son exposition est quelque peu terre à terre :

« Après cette étude (celle de l’arithmétique) vient immédiatement celle que l’on nomme bien ridiculement géométrie (mesure de la terre) et qui consiste à donner à des nombres naturellement dissemblables une similitude se manifestant sous la loi des figures planes ; c’est là une merveille qui, si l’on arrive à la bien comprendre, apparaîtra clairement comme venant non pas de l’homme, mais de la divinité[25]. »

Pour se rendre compte du sens général de cette définition, il peut suffire, comme cas particulier, de considérer un nombre non carré parfait, par conséquent dissemblable en nature à tout carré parfait. On peut cependant construire avec la règle et le compas, un carré dont la surface, par rapport à une unité carrée, représente le nombre considéré ; le côté de ce carré, rapporté au côté de l’unité de surface, représentera la racine carrée incommensurable du nombre donné.

Dans le langage classique, deux nombres plans semblables sont tels lorsqu’ils peuvent être représentés en nombres par deux rectangles semblables. Soient et deux tels nombres, les côtés du premier rectangle, ceux du second.

Si sont donnés, sont déterminés ; mais, pour qu’ils soient commensurables, c’est-à-dire pour que les nombres soient semblables, il faut que le rapport soit un carré parfait ; dans le cas contraire, ils ne sont pas semblables en nature ; mais la détermination de et n’en a pas moins lieu géométriquement avec la règle et le compas.

Ce serait trop borner la géométrie au temps de Platon, que de la restreindre, suivant ce sens strict, à des problèmes d’invention de moyenne, troisième ou quatrième proportionnelles. J’estime donc qu’il faut étendre, pour bien comprendre le texte de l’Epinomis, la notion de la similitude du rectangle correspondant à la παραβολὴ simple, aux figures plus complexes formées dans la παραβολὴ avec ἔλλειψις ou ὑπερβολὴ, et par conséquent embrasser l’ensemble des problèmes du second degré dans l’objet de la géométrie plane. Mais, en fin de compte, c’est bien toujours dans la construction géométrique de la racine carrée incommensurable qu’apparaît l’unité de la science, ce que Philippe l’Opontien relève dans un pompeux langage.

La suite du passage concerne, après la géométrie plane, la théorie des problèmes solides, conformément à la distinction faite par Platon :

« Viennent ensuite les nombres ayant trois dimensions (c’est-àdire considérés comme décomposés en trois facteurs) et semblables suivant la nature des solides, ou bien dissemblables, mais de même rendus semblables par un autre art pareil à celui que les adeptes ont nommé géométrie[26]. »

La comparaison entre les deux branches distinguées par le maître est très claire, et nous n’avons sans doute pas besoin d’entrer dans de longs détails. Pour rendre, par exemple, semblable à un cube un nombre qui n’est pas un cube parfait, il faut représenter l’extraction de la racine cubique incommensurable par une construction dérivant non plus du théorème de Pythagore, mais d’une solution du problème de Délos. Et de même que de la construction de la racine carrée suivent celles des équations du second degré, de celle de la racine cubique suivent celles des équations du troisième et du quatrième degré, c’est-à-dire des problèmes solides, tels que les progrès de la science commencent à les poser au temps de Platon. C’est exactement la thèse que nous avons soutenue plus haut.

(À suivre.)
Paul Tannery.
  1. Cf. Civitas, II, 376 e : Τίς οὖν παιδεία ; ἢ χαλεπὸν εὑρεῖν βελτίω τῆς ὑπὸ τοῦ πολλοῦ χρόνου εὑρημένης ;
  2. Notamment Gustav Teichmüller, Ueber die Reihenfolge der Platonischen Dialoge. Leipzig, 1879. Voir Revue philosophique, mai 1880, p. 391.
  3. Leges, VII, 794 c : Μετὰ δὲ τὸν ἑξέτη καὶ τὴν ἑξέτιν διακρινέσθω μὲν ἢδη τὸ γένος ἑκατέρων.
  4. Leges, VII, 793 e : Τριετεῖ δὲ δὴ καὶ τετραετεῖ καὶ πενταετεῖ καὶ ἔτι ἑξετεῖ ἤθει ψυχῆς παιδιῶν δέον ἄν εἴη.
  5. Civitas, II, 377 a : Πρότερον δὲ μύθοις πρὸς τὰ παιδία, ἢ γυμνασίοις χρώμεθα..
  6. Nous ne préjugeons pas ici un avenir peut-être prochain ; car, à vrai dire, l’éducation militaire dès l’enfance semble devoir, tôt ou tard, s’imposer comme la solution rationnelle des problèmes que soulève l’organisation de la défense du territoire, depuis que l’on y fait concourir tous les membres valides de la société. Mais, abstraction faite des révolutions qu’a subies l’art de la guerre, les exercices corporels ne reprendront sans doute jamais l’importance qu’ils avaient dans l’antiquité grecque, précisément parce que, désormais, dans l’état moderne, il n’y a plus de classe militaire spéciale, ou si l’on veut exprimer la même pensée sous une autre forme, parce que les armes ne sont plus un métier.
  7. Civitas, VII, 537 b : Οὗτος γὰρ ὁ χρόνος, ἐάντε δύο ἐάντε τρία ἔτη γίγνηται, ἀδύνατός τι ἄλλο πρᾶξαι.
  8. Leges, VII, 809 e : Εἰς μὲν γράμματα παιδί δεκέτει σχεδὸν ἐνιαυτοὶ τρεῖς, λύρας δὲ ἅψασθαι τρία μὲν ἔτη καὶ δέκα γεγονόσιν μέτριος ὁ χρόνος, ἐμμεῖναι δὲ ἕτερα τρία..
  9. Civitas, VII, 537 b : Μετὰ δὴ τοῦτον τὸν χρόνον, ἐκ τῶν εἰκοσιετῶν οἱ προκριθέντες κ. τ. ε.
  10. Civitas, VII, 537 d :Τούτους αὖ, ἐπειδὰν τὰ τριάκοντα ἔτη ἐκβαίνωσιν, ἐκ τῶν προκρίτων προκρινάμενον κ. τ. ε.
  11. Civitas, 539 e : Ἀμέλει πέντε θὲς. Remarquons ici en passant un point sur lequel nous reviendrons plus loin, que, dans l’ordre d’idées platonicien, la dialectique, embrassant toutes les matières philosophiques d’alors, s’étend aux sciences de la nature comme aux sciences morales, à tout le cadre qu’ont rempli, pour l’antiquité, les travaux d’Aristote. Si le disciple infidèle a renié la tradition du maître, il ne l’a pas moins suivie, en fait, de beaucoup plus près qu’on n’est généralement porté à le croire.
  12. Civitas, 540 a : Γενομένων δὲ πεντηκοντουτῶν κ. τ. ε.
  13. Theologumena arithmetices. Fragment de l’écrit apocryphe Sur les dieux. La sphérique est l’astronomie.
  14. Ce terme, qui, dans le langage technique, a désigné de fait les applications pratiques de la géométrie de l’espace, se trouve déjà dans Aristote (Analyt. Post., I, xiii, 13. Mais, si Platon l’a connu, il l’a certainement rejeté, de même qu’il raillait le mot de géométrie, car, pour lui, le but de la science n’est nullement la mesure. Cf. Epinomis, 990 d : Σκώδρα γελοῖον ὄνομα νεωμετρίαν.
  15. Civitas, VII, 528 b : Ἄλλα ταῦτα γε, ὦ Σώκρατες, δοκεῖ οὔπω εὐρῆσθαι. Διττὰ γὰρ, ἢν δ’ ἐγὼ, τὰ αἴτια· ὅτι τε οὐδεμία πολίς ἐντίμως αὐτὰ ἔχει, ἀσθενῶς ζητεῖται χαλεπὰ ὄντα, ἐπιστάτου τε δέονται οἱ ζητοῦντες, ἄνευ οὐ οὐκ εὕροιεν· ὂν πρῶτον μὲν γενέσθαι χαλεπὸν, ἔπειτα καὶ γενομένου, ὡς νῦν ἔχει, οὐκ ἂν πείθοιντο οἱ περὶ ταῦτα ζητητικοὶ, μεγαλοφρονούμενοι. Εἰ δὲ πόλις ὅλη ξυνεπιστατοῖ, ἐντίμως ἄγουσα αὐτὰ, οὐτοί τε ἄν πείθοιντο, καὶ ξυνχῶς τε ἄν καὶ ἐντόνως ζητούμενα ἐκφανῆ γένοιτο κ. τ. ε..
  16. En dehors de l’école pythagoricienne, Démocrite au moins avait, dès la génération précédente, traité des solides (Diogène Laerce) ; lui et Anaxagore avaient également écrit sur la perspective (Vitruve).
  17. Préface du traité De lu sphère et du cylindre.
  18. Civitas, VII, 528 b.
  19. Conservée par Eutocius dans son commentaire sur le traité d’Archimède, De la sphère et du cylindre, liv. II, prop. 2.
  20. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce passage.
  21. Expression d’Eudème conservée par Proclus (Commentaires sur Euclide, éd. de Baie, p. 109).
  22. a, b et c Ces expressions sont connues de Platon, qui même les blâme comme trop matérielles. Civitas, 527 a. Voir au reste notre essai sur L’hypothèse géométrique du Ménon de Platon, dans la Revue philosophique, t. II, p. 286.
  23. Voir notre essai : Hippocrate de Chio et la quadrature des lunules dans les Mémoires de la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, t. Il, 2e série, p. 179-184.
  24. La quadratrice, ainsi nommée, quand Dinostrate, disciple de Platon et frère de Ménechme, l’inventeur des sections coniques, eut démontré qu’elle procurait la quadrature du cercle.
  25. 990 d : Ταῦτα δὲ μαθόντι τούτοις ἐφεξῆς κ. τ. ε.
  26. Epinomis, 931 e : Μετὰ δὲ ταύτην τοὺς τρὶς ηὐξημένους καὶ τῇ στερεᾷ φύσει ὁμοίους, τοῦς δὲ ἀνομοίους αὖ γεγονότας ἑτέρᾳ τέχνῃ ὁμοίᾳ ταύτῃ, ἣν δὴ γεωμετρίαν ἐκάλεσαν οἱ προστυχεῖς αὐτῇ γεγονότες. Ce texte, qui ne se tient pas, a évidemment été altéré. J’ai traduit en supposant le mot ὁμοίους disparu après γεγονότας. Je ne doute pas d’avoir rendu ainsi fidèlement la pensée de l’écrivain.