Éditions Édouard Garand (p. 96-98).

XXVII

RÉCLUSION.


Des divers blessés soignés à l’Hôtel-Dieu, Hippolyte était l’un des plus gravement atteints. La tête ayant reçu le choc principal, lui causait des névralgies telles, que maintes fois, dans son délire, on l’entendit continuer avec le détective, la virulente altercation qu’avait seule interrompue la tragique catastrophe.

Les docteurs inquiets, avaient déclaré que dès le lendemain, ils procéderaient à la trépanation du crâne. Ce lamentable accident ajouté aux scènes poignantes, qui la veille, s’étaient déroulées chez monsieur Giraldi, avait jeté la plus sombre consternation dans la famille. Madeleine, surtout, feignant d’ignorer devant son père le secret qui la torturait et dans la crainte continuelle de le voir découvert par sa mère, était comme dans une agonie morale.

Grâce au dévouement intelligent des docteurs et des religieuses gardes-malades, l’opération avait réussi, et moins de huit jours après son arrivée, le patient était déclaré hors de danger. Grande fut l’allégresse à la résidence d’Outremont ; les visites, jusqu’alors quotidiennes de la Famille Giraldi, devinrent encore plus fréquentes.

Avec les forces physiques, la convalescence rendit graduellement au malade, le plein usage de ses facultés avec la joie de renaître à la vie. Sa reconnaissance monta vers Dieu, pour une protection si sensible et s’il ne put se réjouir de la triste fin de son redoutable adversaire, du moins y vit-il un probable châtiment de sa vile déloyauté.

Durant les longues semaines de patience qu’exigea son rétablissement, le jeune homme, sous les galeries ensoleillées, étendu dans sa chaise-longue, repassait dans son esprit élucidé les nouveaux événements dramatiques qui venaient de bouleverser son existence. Ceux-ci, laissaient aussi angoissante qu’il y avait dix ans, la question de son honneur et de son avenir. N’allait-il pas se repentir de sa trop indulgente charité et accuser ses sentiments trop chrétiens d’être la cause de sa disgrâce et de ses malheurs ?… La tentation n’était pas impossible, comment y répondrait-il ?…

Il en était là de ses réflexions, quand on vint lui annoncer la visite de l’Aumônier, dont les conseils l’avaient tant de fois déjà, sauvé d’un mauvais pas. Retirés tous deux, dans la chambre No 8 que la famille Giraldi avait voulu prendre à son compte, avec tous les frais d’hôpital, le jeune homme exposa à son guide et ami, l’impasse nouvelle, où le jetait le secret dont la divulgation était parvenue aux oreilles de Madeleine.

— Mon bon ami, reprit l’Aumônier après l’avoir écouté longuement, je comprends que votre présence dans la famille Giraldi serait un trop lourd fardeau pour vous et une gêne, voilée sans doute, mais trop réelle, pour ces cœurs meurtris.

— Alors, alors… c’en est fait de mon avenir, de mon bonheur ici-bas !

— Avant de vous dire le dernier mot de ma pensée, je vous conseillerais d’exposer la situation à votre Maître.

— Inutile : je connais sa réponse ; je sais que sa maison, sa table, sa bourse sont à ma disposition ; mais ma réhabilitation est au prix de sa déchéance…

— Je vous ai promis toute ma pensée, continua le prêtre ; or, la voici ; « Après toutes les preuves de chrétienne générosité, dont vous avez donné de si admirables exemples, oserais-je vous dire que cette vie, que Dieu vient de vous rendre miraculusement, ne vous appartient plus pour ainsi dire, et que c’est à son service, qu’elle devrait être désormais consacrée… »

Le jeune homme sentit les larmes emplir ses yeux.

— Mon Père, je ne doute pas que vous soyez l’instrument de Dieu pour me suggérer une résolution, dont l’idée jointe au souvenir de ma pieuse mère, m’a préoccupé dès les premiers jours de ma convalescence.

— Je n’attendais rien moins de votre grand cœur, mon ami.

— Mais pensez-vous, monsieur l’Aumônier, qu’informée de mon passé, il y ait une seule communauté religieuse qui consente à m’ouvrir ses portes ?…

— Eussiez-vous été dix fois plus coupable que le Prodigue de l’Évangile, le divin Père de famille, aurait encore une robe blanche et un anneau, pour votre repentir. Peut-on trouver plus noble et plus parfaite réhabilitation que celle-là ?

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Au printemps suivant, un groupe de religieux, vêtus de bure, chacun armé d’un sarcloir, un grand chapeau de paille sur le front, nettoyaient en silence l’immense jardin de la Trappe de Mistassini au Lac St-Jean. Parmi eux, un jeune novice à la barbe noire, aux traits réguliers, sous sa coule blanche, porte encore visible au pantalon noir, le pli de l’ancien jeune homme fashionable.

Inconnu de tous, sauf du Révérend Père Abbé, il répond au nom de Frère RODOLPHO, et cette appellation si douce qu’il n’avait plus entendue depuis son enfance, il en est fier, car elle lui a rendu devant Dieu et devant les hommes une autre auréole d’innocence, à l’aurore de sa nouvelle vie.

Surpris, mais non consolé de la détermination de son Secrétaire, monsieur Giraldi ne se pardonnait pas d’avoir été la cause indirecte de cette vocation, à la sincérité de laquelle il ne pouvait croire, étant encore incapable d’en saisir toute la sublimité.

Plusieurs années passèrent avant que l’intensité du chagrin ressenti par suite de cette brusque réclusion, diminuât sensiblement. Toutefois, sa conscience ne lui faisait aucun reproche, Ayant, selon sa promesse, réglé ses comptes avec le ministre de Dieu, il avait donné à Hippolyte, toutes les preuves du regret le plus sincère, lui offrant du même coup, tous les dédommagements et les garanties qu’il était possible d’imaginer.

Rien n’avait percé au dehors, de la tare qui pesait sur la réputation du Maître. L’intégrité de sa fortune demeurait intacte, et le prestige grandissant de sa renommée, semblait avoir mis le couronnement au faîte le plus élevé de ses anciens rêves de splendeur. Sa vie s’écoule paisible entre son épouse qu’il révère et ses enfants Madeleine et Jean qu’il chérit d’un égal et tendre amour.