Éditions Édouard Garand (p. 78-83).

XXII

CHEZ L’AUMÔNIER.


La nuit tombe insensiblement ; il est déjà neuf heures passées. L’Aumônier de Notre-Dame de Pitié vient d’achever son bréviaire et se dispose à aller prendre son repos, Discrètement sa gouvernante vient de frapper à la porte :

— Monsieur l’Aumônier, il y a un jeune homme qui demande instamment à vous voir.

Le Prêtre se dirige au petit parloir, et reconnaît qui ?… Hippolyte. — Certes, il connaissait Hippolyte, il éprouvait même une certaine estime pour lui ; mais tout de même pour sa première visite, il eût pu choisir une heure moins indue !…

— C’est moi, oui Monsieur l’Aumônier qui viens vous déranger. Vous croyez me connaître n’est-ce pas ? Eh bien ! je ne suis pas celui que vous pensez.

— Comment, vous n’êtes pas Hippolyte Paillard, le Secrétaire de monsieur Giraldi ?

— Secrétaire, je vous le concède, mais il y a longtemps que vous avez prononcé mon autre et véritable nom !…

— Comment, dit le Prêtre au comble de la stupéfaction :

« Seriez-vous Rodolphe Raimbaud » ?…

— Lui-même, Monsieur l’Aumônier.

— Est-ce bien possible, reprit celui-ci, ayant peine à en croire ses oreilles. Et tandis que vaincu par l’émotion, il se laisse glisser dans un fauteuil à proximité, ses yeux suffisent à peine à examiner cette physionomie qu’il tâche de reconnaître sous des traits si nouveaux.

— Je suis venu à vous, d’abord, parce que je suis bien malheureux, et ensuite pour vous dire que je ne suis pas le grand coupable que tout le monde supposait, vous comme les autres, Monsieur l’Aumônier.

Je suis parti, sentant bien qu’il m’était impossible de me justifier, que personne ne pourrait, ni ne voudrait me croire innocent. — Vous allez me demander comment j’ai pu enfin découvrir la vérité ? C’est très simple, vous allez voir.

Ayant eu connaissance qu’un ancien détective, en résidence à Boston, s’était fait une véritable notoriété dans ce genre de recherches, un beau jour, je quitte Montréal et vais lui conter mon histoire ; il y a de ceci, environ trois mois ; depuis mon voyage, j’étais sans nouvelles de l’affaire. Mais l’homme n’avait pas perdu son temps et après deux jours d’enquête passés sur les lieux mêmes, il m’a discrètement fait appeler cette après-midi, à sa chambre de [’Hôtel Windsor, ayant par prudence quitté l’Hôtel Queen’s, afin d’éloigner jusqu’aux moindres soupçons.

Le grand mystère à découvrir, était celui-ci : comment l’écrin a-t-il disparu, et qui se l’est approprié ?

Or, en deux mots voici le fait : déposé en hâte et par inadvertance à côté de l’endroit même où je l’avais pris, il se trouvait à effleurer le bord supérieur du tiroir, de façon qu’au moment où mon père tira ce dernier, la boîte précieuse vint buter par le haut et tomba dans l’espace vide qui était au fond du meuble.

Eh mon Dieu ! s’écria le prêtre, c’est bien vraisemblable.

— Et vous devinez ce qui s’est passé : à la liquidation, celui qui a acheté cette table-bureau, a trouvé le précieux colis et l’a gardé sans rien dire. Il n’y avait peut-être plus que lui qui pensait à moi à ce moment-là.

— Et celui qui a fait cette acquisition… c’est ?…

— Ne vous arrêtez pas, Monsieur l’Aumônier, c’est bien celui qui vous pensez.

— Mais, je ne soupçonne personne.

— C’est celui que ce matin encore, je saluais du nom de « cher Maître ».

— LUI ?… mais vous n’y pensez pas ? Voyons, mais c’est impossible…

— C’est cependant la vérité… En examinant tant soit peu les choses, l’évidence crève les yeux, monsieur l’Aumônier.

Cette valeur qui tombait si opportunément pour ses essais, ses brevets, vous savez s’il la souhaitait depuis longtemps !… Non… non, impossible de nier : c’est si clair, vous voyez bien que vous pensez comme moi maintenant.

Vous devinez quel coup ce me fut, quand enfin mes yeux saisirent l’horrible vérité : mon sang ne fit qu’un tour et le mot « vengeance » jaillit de tout mon être crispé. — En hâte, je courus chez lui pour lui lancer à la face toute l’indignation de ma fureur et mon mépris. Il était absent.

Seule, Madeleine était à lire, tranquillement assise au salon. Il faut croire que les sentiments qui bouleversaient mon âme, avaient leur répercussion dans ma physionomie, car ma seule vue lui causa un effroi indicible… Quand, dans ses grands yeux étonnés, je lus l’angoissante et douloureuse surprise que je lui avais causée, ma colère fléchit. Songeant alors à la blessure inguérissable que je lui ferais, ainsi qu’à tous les êtres innocents qui l’entourent je ne pus tenir davantage et regagnai bien vite ma chambre, où j’arrivai épuisé, anéanti. Combien de temps y suis-je resté inconscient ?… Quand je revins à moi, jetais encore sur le lit où je m’étais affalé en entrant.

Me venger ? je n’y songeais plus ; j’aurais presque voulu pardonner ; car, ayant été coupable, moi aussi, il me semblait que ce pardon généreusement accordé, solderait ma dette envers Dieu, selon la promesse du Pater : « Pardonnez et on vous pardonnera. »

— Noble sentiment, mon enfant, dit le prêtre qui écoutait, anxieux, oubliant la triste révélation, pour ne plus songer qu’à la douleur qui était là…

— Mais, en y réfléchissant, Monsieur L’Aumônier : « Pardonner » ?… je ne puis.

— Il le faut, mon cher enfant.

— Monsieur l’Aumônier, vous ne saisissez pas le fond de ma pensée : Je consens bien à pardonner, mais puis-je le faire, si je veux me réhabiliter et rendre à mon vrai nom l’honorabilité à laquelle il a droit ?

Vouloir reprendre mon nom, vouloir dire à tous ceux qui me croient coupables : Je suis innocent, ce n’est pas se venger cela ? n’est-ce pas Monsieur l’Aumônier.

— Je ne crois pas mon enfant.

— Mais alors, pour me disculper, je dois dénoncer le vrai coupable, accuser l’autre, sinon, je ne serai pas cru.

— Ciel, s’écria le prêtre, quel terrible dilemme !…

— Honneur pour honneur, Monsieur l’Aumônier, lequel doit prévaloir : celui de l’innocent ou celui du coupable ?… celui de monsieur Giraldi, ou le mien ? — Car, ou bien je parle, et alors, du piédestal de sa gloire usurpée, l’homme puissant tombe dans le mépris public ; ou bien je me tais, et c’est moi qui suis victime et demeure déshonoré à jamais !… pas de milieu.

— Mon pauvre ami, soupira l’Aumônier, voilà justement ce à quoi je pensais, il y a quelques instants…

— Voilà que vous savez tout maintenant ; que dois-je faire ?… Moi, je ne sais plus… je vous écoute… montrez-moi la voie que je dois suivre.

Le prêtre comprend, il ne saisit que trop bien l’inextricable situation du malheureux jeune homme. Quel chemin montrer, quel conseil lui donner ? — Il ne répond pas, son esprit cherche dans la prière, la solution d’une impasse humainement insoluble. Qu’elle est lourde parfois, cette responsabilité du prêtre, confident de tant de drames obscurs, arbitre de conflits moraux ignorés, seul appui et parfois seul consolateur de tant de misères insoupçonnées…

Il y eut un moment de silence ; puis grave et sentencieuse, la voix du prêtre s’éleva :

— Si vous parlez, mon enfant, considérez que cet homme ne souffrira pas seul ; des êtres innocents qui l’entourent, vous ferez autant de victimes.

— Je ne le sais que trop…

— Songez aussi, que cette valeur dérobée, n’a pas été soustraite pour en jouir bassement ; il l’a employée à une œuvre profitable à la science, au progrès, à ses compatriotes. Il a tendu service, il a exposé sa vie ; ce qu’il a fait, est grand et utile… Seule sa faute l’atteint ; elle laisse subsister la valeur de son œuvre ; puis, quel noble usage n’a-t-il pas fait de sa fortune !…

— Alors, vous l’approuvez, Monsieur l’Aumônier ?…

— Non, tant s’en faut… il fut coupable, et le fut d’autant plus qu’il a la conscience plus éclairée. Mais, c’est un compte à régler entre lui et Dieu. Croyez-vous d’ailleurs, que la justice immanente ne lui ait pas déjà fait expier une part de sa faute ? … vous, qui avez vécu avec lui, oseriez-vous affirmer qu’il est heureux ?… Avez-vous songé à la terrible humiliation qui doit flageller l’orgueil de cet homme, lorsque songeant à l’origine de sa fortune, il entend ce mot : « Déshonneur »…

Le prêtre s’est tu : Hippolyte a compris ; il murmure : « Mon Dieu… mon Dieu »… en courbant la tête comme sous un fardeau trop pesant !…

Se taire !… Se résoudre à vivre sous un nom d’emprunt, à cacher le sien après l’avoir lavé d’un opprobre immérité ; ne pouvoir léguer son nom, continuer la lignée d’une famille jusqu’alors réputée ; vivre sans foyer, sans parents, sans amis ; n’avoir en perspective que l’isolement, l’abandon peut-être, le malheur à jamais, n’y a-t-il pas là, de quoi briser le cœur du jeune homme le plus insensible ?…

Un silence prolongé règne dans le petit parloir de l’Aumônier ; et le jeune homme voit le regard du prêtre se fixer sur le grand crucifix, qui en face de lui, étend ses bras douloureux, dans un geste de suprême pitié ; il songe, que non content de pardonner à ses bourreaux, le Christ s’est volontairement immolé pour eux…

Pendant ce silence solennel, où l’on entend passer la prière du ministre de Dieu, Hippolyte est là debout, courbé, appuyant machinalement une main au dossier du fauteuil ; morne et pensif, son regard, qui semble ne pas voir, implore cependant, lui aussi.

Jusqu’à hier, une douce aurore avait lui à ses yeux ; mais combien vite elle s’est éteinte. À l’horizon de sa vie vient de monter ce nuage, qui l’obscurcira d’une ombre, qui sait ? peut-être d’une nuit sans fin.

Puis de sa poitrine oppressée, avec effort, il laisse échapper ces mots :

— Je me tairai, Monsieur l’Aumônier !… mais… ce n’est pas seulement l’honneur de mon nom que je sacrifie !…

Il n’en dit pas plus ; le Prêtre a compris :

— Madeleine, n’est-ce pas ?…

Et le jeune homme fait « OUI » d’un signe de tête désespéré…

Adieu !… bonheur rêvé en compagnie du cœur noble et tendre que je faillis meurtrir… Adieu !… lis d’innocence, douce fleur des champs, dont les charmes eussent adouci les aspérités du chemin de ma vie. Adieu… adieu pour toujours !…

Et Madeleine, la digne jeune fille ne saura jamais combien elle causera de regrets au jeune homme, qui pour lui donner son nom d’emprunt, eût dû consentir à laisser l’opprobre et le déshonneur couvrir le vrai nom de son propre père.

— Mon enfant, ajouta le prêtre :

J’admire et je loue votre générosité ; mais ayant commencé, il faut que vous ayez le courage d’aller jusqu’au bout de votre sacrifice. Il ne faut pas qu’« IL » puisse se douter. — Je connais cet homme, cette défaillance fut la seule de sa vie. S’il se doutait !… rien… entendez-vous ?… rien, ne l’empêcherait de faire son devoir. Car, je puis vous affirmer, qu’il vous a cherché, jadis, et que pour vous rejoindre, il a fait de multiples et dispendieuses enquêtes.

Et sur un mouvement de surprise du jeune homme :

— Oui, mon ami, il a fait l’impossible pour retrouver vos traces. C’est vous dire, que le moindre changement dans vos allures et vos habitudes, suffirait à éveiller ses soupçons.

Demeurez avec lui, tout au moins quelques semaines encore ; puis, ensemble, nous étudierons les moyens de trouver un prétexte plausible pour votre éloignement.

Et alors, presque à voix basse, Hippolyte répond simplement :

— Je resterai !…

Prenant ensuite, machinalement sa canne et son chapeau, il sortit. Le prêtre l’accompagnait en l’éclairant, puis, ouvrant la porte, lui dit :

— Revenez me voir souvent, mon enfant.

— Oui, répond le jeune homme : puisque je n’ai plus que Dieu à présent.

Et descendant les quelques marches d’escalier, il longe le trottoir du boulevard Saint-Laurent. Dans la pénombre du soir, anxieux le regard du prêtre le suit, et parfois il lui semble le voir trébucher, tel un homme ivre…