Éditions Édouard Garand (p. 32-35).

IX

À L’INSTITUT GRANT.


Quand Rodolphe revint à lui, ses yeux ahuris aperçurent deux rangées de lits blancs, où des gardes-malades empressées faisaient leurs services quotidiens. Il est là, isolé, inconnu de tous ne connaissant personne ; un bandeau entoure sa tête endolorie d’où s’échappent des odeurs pharmaceutiques.

L’interne de service s’approchant, examine la blessure, lui fait raconter le détail de l’accident. Mais, à peine le malade a-t-il achevé, qu’il retombe épuisé sur sa couche. Bientôt, des mots incohérents sortent de ses lèvres ; son front est brûlant, une fièvre cérébrale se déclare, conséquence du choc reçu ; cependant il n’y a nulle fracture et faisant constater à l’infirmière l’état d’épuisement du patient, le médecin passe au suivant ; il en voit tant, défiler chaque jour sous ses yeux, qu’il n’a pas le temps de s’apitoyer sur cette misère anonyme et pauvre.

Et désormais, Rodolphe n’a plus de nom : il n’est plus qu’un chiffre : c’est le No 17 de la salle « Carnegie ». Pendant dix jours, il délire malgré le sachet de glace qui ne quitte pas sa blessure. Il appelle sa mère, supplie des inconnus et veut se lever pour retrouver un écrin perdu. Sa surexcitation est telle, que parfois le gardien de la salle, doit prêter main-forte à l’infirmière, pour maintenir le malade sur son lit, Puis, les crises s’espacent et… finalement disparaissent.

Un beau matin, il ouvre des yeux dont l’expression est redevenue normale ; mais la faiblesse est toujours grande ; un sommeil paisible et réparateur achève de lui rendre ses forces.

Il est sauvé.

Tout le temps de sa convalescence, Rodolphe l’employa à songer. Il sentait bien qu’il n’avait échappé à la mort, que pour retomber dans la misère. Qu’allait-il devenir, en sortant de cette maisons hospitalière ? Absorbé en lui, il ne répondait que par monosyllabes aux questions et quand on lui demanda son nom, il balbutia : « Je ne sais plus. »

Il mentait, se souvenant de tout, hélas ! mais la crainte d’être reconnu, d’être renvoyé par la police dans ce milieu qu’il avait fui, lui inspirait une horreur indicible. On n’insista pas, imputant son défaut de mémoire, à la violence du choc, peut-être au dérangement du cerveau.

Et lancinante, cette pensée lui revenait : que peut-être, son père avait mal cherché, et que depuis ce temps-là, l’écrin aurait pu être retrouvé… Ah ! si cette hypothèse était juste… c’était la fin de la misère, la réhabilitation, le salut pour lui dans une vie faite de repentir et de travail. Mais comment savoir la vérité ? Inutile de songer au retour avant cette heureuse certitude.

Un jour, il vit non loin de son lit, un vieillard moribond qu’un ministre religieux disposait à faire une mort chrétienne ; bien qu’en costume de clergyman, par quelques paroles de l’exhortation, le jeune homme avait vite deviné le prêtre catholique ; ce fut un soulagement pour sa pauvre âme, une fiche de consolation dans sa misère, quelque chose comme la lumière d’un phare qui se rallumerait pour le nautonier en détresse. C’était un de ces hommes, que tout enfant, sa mère lui avait appris à révérer, comme le médecin des âmes, le dispensateur des dons célestes.

Ayant achevé son ministère, le prêtre s’en retournait quand passant non loin du lit de Rodolphe, il entendit cet appel spontané :

— Monsieur l’Abbé !

Emu autant que surpris, celui-ci se retourna, devinant une âme à guérir, un service à rendre, une misère à consoler.

— Vous désirez me parler, mon enfant ?

— Oui, Monsieur l’abbé, je voudrais… je voudrais.,. Il ne savait plus dire… tant son appel avait été instinctif, comme tout ce qui s’adresse à un appui qui n’est pas celui des hommes.

Aurait-il le courage de tout dire à ce prêtre, de décharger son âme du fardeau de remords et de misères qui l’accablait ? Hélas ! une crainte chimérique, l’orgueil humain se cabra devant l’humiliation de l’aveu. Ce qu’il voulait, c était savoir avant tout…

D’un regard profond, le prêtre sembla lire le désarroi de cette pauvre âme blessée : il en eut pitié et s’offrit à lui rendre tous les services en son pouvoir.

— Monsieur l’Abbé, je désirerais que vous gardiez pour vous seul ce que j’ai à vous dire.

Et sur un signe d’assentiment du prêtre :

— Je vous prierais de vouloir bien écrire au Chapelain de Notre-Dame de Pitié à Montréal et de lui demander…

… Il s’arrêta, puis reprit très vite :

— De lui demander ce qu’est devenu Monsieur Raimbaud, bijoutier, et si on a retrouvé L’ÉCRIN.

— « L’écrin ?  ? »

— Oui, cela suffit, Monsieur l’Abbé : il comprendra.

— C’est tout ?

— Oui, Monsieur l’Abbé,… Vous voudrez bien me faire connaître la réponse.

Le prêtre insista :

— C’est tout ce que vouliez me dire, mon enfant ?

Son regard très droit, semblait aller à l’âme. Rodolphe détourna les yeux, refusant la grâce qui passait.

— Oui, pour aujourd’hui, Monsieur l’Abbé. Plus tard, vous saurez… je vous dirai… Mais avant tout, il faut que je sache.

Le prêtre s’éloigna, pensif, ému.

Trois jours se passèrent, durant desquels Rodolphe ne vécut pas. Il se levait… et d’un jour à l’autre, pouvait être congédié. Le quatrième jour, le prêtre revint ; il salua le jeune homme et sans mot dire, lui tendit une lettre. Rodolphe du geste la repoussa.

— Non, dites-moi, Monsieur l’Abbé : je ne pourrais pas lire.

— Eh bien ! mon enfant, voici : Monsieur Raimbaud est mort, et L’ÉCRIN n’est pas retrouvé.

Rodolphe ne dit pas un mot. Il ne pleura point. Il resta muet, blême avec de grands yeux fixes.

Tout était perdu, c’était fini… Il avait bien senti dès le début qu’il eût été insensé de vouloir espérer !… Il eut un long et douloureux soupir.

— C’est tout ce qu’il y a, n’est-ce pas, Monsieur l’Abbé ?

— Oui, mon enfant. Toutefois, l’Aumônier ajoute, qu’on a tout vendu à l’encan chez Monsieur Raimbaud : la maison, le fonds de commerce et même le mobilier. Rodolphe ne répondit rien. Il n’avait pas songé à cela. Tous les souvenirs de son enfance, dispersés au vent, comme les débris d’un berceau jadis si doux !…

Toutes ces pensées firent monter dans l’âme du jeune homme, une souffrance si forte, qu’il se mit à sangloter, la tête dans les mains,

Respectant le secret d’une douleur si vive et jugeant superflu toute consolation à cette heure, le prêtre s’éloigna silencieusement. Quand le lendemain Rodolphe s’éveilla, un horizon nouveau sembla lui apparaître ; la condamnation trop lourde qui pesait sur lui tandis que le vrai coupable menait peut-être une existence paisible sans se soucier de l’enfant injustement honni, l’écrasait encore sans doute ; mais cette épreuve providentielle qui l’avait éveillé comme penché sur le bord de l’abîme, lui avait permis de se ressaisir et de le décider à remonter la pente d’un déchéance morale, qui l’eût placé à tout jamais, au rang des parias de la vie.

Privé des lumières de la foi, il refusait à son repentir cette résignation chrétienne qui donne, sinon le bonheur complet, du moins, la paix avec soi-même. À la sereine tranquillité que l’âme retrouve au saint tribunal, il préférait la souffrance pour avoir le droit de mieux se souvenir et de frapper en justicier impitoyable.

Quand le lendemain, le prêtre revint voir ce convalescent, en l’âme duquel, il avait deviné tant de souffrance, il sut, que devançant de trois jours sa sortie, le No 17 avait quitté l’institut « GRANT » le matin même.

Redoutant sans doute l’emprise salutaire de ce prêtre à la figure si fine et au regard si profond, Rodolphe avait préféré se rejeter, convalescent débile, dans cet océan humain, si fertile en naufrages de toutes sortes. Et le flot de la grande cité américaine s’était refermé sur lui, comme se referme la mer sur les épaves du navire victime des récifs.