L’économie rurale en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 149-183).
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L’ÉCONOMIE RURALE


EN ANGLETERRE.





VII.


L’ECOSSE.[1]




I.

L’Ecosse est un des plus grands exemples qui existent au monde de la puissance de l’homme sur la nature. Je ne connais que la Hollande qui puisse rivaliser; la Suisse elle-même n’offrait pas d’aussi grands obstacles à l’industrie humaine. Ce qui ajoute encore à la merveille de ce développement de prospérité sur un sol si ingrat, c’est qu’il est tout récent. L’Ecosse n’a pas les mêmes précédens que l’Angleterre. Il y a seulement un siècle, c’était encore un des pays les plus pauvres et les plus barbares de l’Europe. Les derniers restes de l’antique pauvreté n’ont pas tout à fait disparu, mais on peut affirmer que, dans l’ensemble, il n’y a pas aujourd’hui sous le soleil de région plus heureuse et mieux ordonnée. Sa production totale a décuplé dans le cours de ce siècle. Les produits agricoles ont à eux seuls augmenté dans une proportion énorme. Au lieu des disettes périodiques qui dévastaient autrefois ce royaume, et dont l’une surtout, celle de 1693 à 1700, qui a duré sept ans entiers, a laissé le plus formidable souvenir, les denrées alimentaires s’y produisent avec une abondance qui permet tous les ans une immense exportation. De l’aveu même des Anglais, l’agriculture écossaise est aujourd’hui supérieure à l’agriculture anglaise elle-même, au moins dans quelques parties ; c’est en Écosse que les cultivateurs envoient surtout leurs enfans comme apprentis dans des fermes modèles ; les meilleurs livres d’agriculture qui aient paru dans ces derniers temps ont été publiés en Écosse, et quand les propriétaires anglais veulent avoir un bon régisseur, bailiff, c’est en Écosse qu’ils vont le chercher.

L’Écosse, avec les îles adjacentes, forme une étendue totale de 19 millions d’acres anglais ou 7 millions 600,000 hectares ; les trois quarts de cette superficie sont absolument incultivables ; ils se trouvent pour la plupart dans les Highlands et les îles qui en dépendent, comme les Hébrides et les Shetland. Les 2 millions 1/2 d’hectares cultivés doivent se décomposer ainsi :

¬¬¬

Prés et pâtures 1,000,000 hectares.
Avoine 500,000
Orge 200,000
Froment 150,000
Turneps 200,000
Trèfle 200,000
Pommes de terre 100,000
Jachères 100,000
Cultures diverses 50,000
Total 2,500,000 hectares.

L’étendue de la sale d’avoine est due aux Highlands, qui ne récoltent presque pas d’autre grain ; dans les Lowlands, l’assolement quadriennal est maintenant généralement suivi. Le produit brut moyen de chaque culture par hectare étant à peu près le même qu’en Angleterre, l’ensemble de la production végétale destinée à l’alimentation de l’homme, en y comprenant l’avoine, qui forme en effet la base de la nourriture nationale, peut être évalué à 10 millions sterling ou 250 millions de francs ; la production animale doit être au moins égale, ce qui porte à plus de 500 millions le produit total. La population étant de 2,600,000 âmes, c’est une moyenne de 200 fr. par tête, comme en Angleterre, tandis qu’en France la moyenne n’est que de 140, et la réduction de 20 pour 100 est ici moins à sa place, les prix écossais se rapprochant beaucoup des prix français !

Comment l’Écosse est-elle arrivée si rapidement à ce beau produit malgré l’infertilité naturelle de son sol et de son climat ?

La propriété y est encore moins divisée qu’en Angleterre, et l’usage des substitutions plus strict et plus général. On estime à 7,800 le nombre total des propriétaires, ce qui donnerait une moyenne de 1,000 hectares par propriété, mais ce sont les Highlands qui élèvent à ce point la moyenne, puisqu’on y trouve des domaines de 100,000, 200,000 et même 300,000 hectares; dans les Lowlands, la division devient infiniment plus grande : la moyenne des propriétés tombe à 500 acres ou 200 hectares. Le duc de Buccleugh est presque le seul très grand propriétaire de cette partie de l’Ecosse; son palais de Dalkeith domine un des plus beaux pays de culture. Les autres grands seigneurs écossais, comme les ducs de Sutherland, d’Athol et d’Argyle, le marquis de Breadalbane, etc., ont pour la plupart leurs terres dans les montagnes. Quand ces grandes fortunes ont été déduites, on trouve que les trois quarts des propriétaires écossais ont en moyenne 10 à 12,000 francs de rente environ. Les deux tiers de l’étendue du sol, produisant un tiers environ de la rente totale, sont entre les mains des grands propriétaires; un tiers environ de la superficie, mais qui produit à elle seule les deux tiers de la rente, appartient à l’autre catégorie. La petite propriété, sans être tout à fait inconnue, est moins répandue que partout ailleurs, moins même qu’en Angleterre. En somme, l’exemple de l’Ecosse est favorable à la grande propriété.

Pour la culture, c’est plutôt le contraire. On y compte environ 55,000 fermiers, dont chacun paie en moyenne 90 livres sterl. ou 2,250 fr. de loyer : c’est, comme on voit, plutôt de la petite ou au moins de la moyenne culture que de la grande. La moyenne des fermes en Angleterre est juste du double, c’est-à-dire de 4,500 francs de rente. Il y a dans les Highlands des fermes de plusieurs milliers d’hectares, mais en même temps on en trouve beaucoup dans les basses terres qui n’en ont pas plus de 25, et des milliers d’hectares, dans les montagnes désertes du nord, ne rapportent pas toujours autant, soit au propriétaire, soit au fermier, que 25 dans les plaines fertiles d’Edimbourg et de Perth.

Le mode habituel de tenure est très supérieur à la tenure anglaise. Les baux annuels sont inusités, presque tous les fermiers ont des baux de dix-neuf ans. Cette différence essentielle tient à plusieurs causes. D’abord les propriétaires écossais attachent moins d’importance que les Anglais à avoir leurs fermiers dans la main, pour exercer sur leur vote une influence décisive dans les élections, les partis, les intérêts et les ambitions politiques ayant parmi eux beaucoup moins de vivacité. Ensuite, le développement agricole de l’Ecosse étant beaucoup plus moderne, la tradition des fermiers at will n’a pas eu le temps de s’établir, et la combinaison la meilleure, celle des longs baux, a pu prévaloir dès le début. Nous avons vu que les baux annuels n’ont pas nui beaucoup à la prospérité agricole de l’Angleterre; il est probable cependant que, si l’usage contraire s’était introduit, le progrès eût été encore plus grand; c’est du moins ce que nous pouvons inférer de l’exemple de l’Ecosse, où l’usage des longs baux a créé en peu d’années, malgré la pauvreté et l’ignorance primitives, une classe de fermiers égale, sinon supérieure, à celle que les siècles ont formée en Angleterre.

Les fermiers écossais, si généralement misérables il y a cent ans, n’ont pas encore tout à fait autant de capitaux que les Anglais. Quand le capital d’exploitation est en Angleterre de 3 à 400 francs par hectare, il n’est que de 2 à 300 francs dans les Lowlands, et dans les Highlands, de 20 à 30. Les Écossais rachètent cette infériorité par un plus grand esprit d’économie et un labeur personnel plus rude et plus assidu. Les fermiers travaillent plus généralement par eux-mêmes; leur capital va d’ailleurs en s’accroissant vite. Outre l’épargne, qui est chez eux héréditaire, ils ont une plus grande part proportionnelle dans la distribution des produits. Lorsqu’en Angleterre le profit de l’exploitant ne dépasse pas la moitié de la rente, en Écosse il atteint habituellement les deux tiers, et approche même de l’égalité. Ce phénomène est particulier à l’Écosse, et forme un des traits les plus caractéristiques de son économie rurale. Cette proportion, si favorable au progrès de la culture, est due en grande partie aux longs baux, qui ne permettent pas au propriétaire d’entrer aussi souvent dans le partage des fruits qu’avec les baux annuels. On peut aussi en faire honneur à l’esprit de modération et de sagesse des propriétaires écossais, qui, ayant moins de besoins de luxe et de dépense que les propriétaires anglais, peuvent être moins exigeans pour leurs rentes. Au fond, et ils l’ont heureusement compris, ce n’est qu’une épargne qu’ils font pour l’avenir, car la richesse du cultivateur fait la richesse de la terre.

La supériorité du système écossais se manifeste encore par plus d’un côté. Ainsi, en Angleterre et en Irlande, la possession d’un bail est considérée par la loi comme une propriété personnelle ou mobilière, et par conséquent divisible par portions égales entre les héritiers à la mort du père de famille. En Écosse, la possession d’un bail est considérée comme une propriété réelle ou immobilière, et comme telle passe tout entière à l’aîné, ce qu’on appelle l’héritier légal, heir at law. Le système contraire a eu en Irlande des suites désastreuses, et, bien qu’il ne soit pas la principale cause du mal, il en a été sans aucun doute un des principaux instrumens. Le droit écossais n’a pas eu précisément pour résultat de généraliser dans ce pays la grande culture, puisqu’elle y est plutôt l’exception que la règle, mais il a contribué à arrêter sa trop grande division et à développer l’esprit d’industrie. Les enfans puînés d’un fermier savent d’avance qu’ils n’ont aucun droit sur le bail de leur père, et ils cherchent ailleurs leurs moyens d’existence. De son côté, le fils aîné se prépare de bonne heure à recevoir l’héritage qui l’attend, et à le faire fructifier. C’est une application nouvelle et ingénieuse du droit d’aînesse aux choses du sol. Le mouvement naturel qui, dans une société en progrès, doit écarter de la terre et porter vers d’autres industries le surcroît de population, est favorisé. Sans cette loi, la tendance à la division aurait pu être un danger pour l’Écosse, ce qui n’existe pas en Angleterre, où les mœurs et les conventions tendent plutôt vers l’excès contraire. Ainsi encore, dans la plupart des baux écossais, surtout quand il s’agit de fermes à céréales, la rente n’est pas une somme fixe, payable quoi qu’il arrive, mais qui varie en tout ou en partie d’après le prix courant du grain, c’est-à-dire qu’elle représente une redevance en nature à convertir en argent au prix du marché. De cette façon, le fermier est garanti contre les brusques variations dans le prix des denrées et dans la valeur de l’argent. Cette clause se répand beaucoup en Angleterre depuis la dernière crise; elle y est considérée comme un progrès sur la rente fixe. Ainsi enfin on supprime tout pot-de-vin, toute dépense extraordinaire à l’entrée d’un fermier, toute indemnité au fermier sortant, ce qu’on appelle en Angleterre le tenant right. Je traiterai bientôt avec détail cette grande question du tenant right à propos de l’Irlande; qu’il me suffise de dire ici qu’en Écosse l’opinion est fixée : on évite avec soin tout ce qui peut imposer une charge inutile au fermier entrant et diminuer le capital dont il dispose. L’époque annuelle du renouvellement des baux est généralement fixée à la Pentecôte, c’est-à-dire au moment le plus favorable pour que les semailles aient le temps de se faire dans de bonnes conditions.

Tout ce qui tient à la théorie des baux n’a été nulle part l’objet d’études aussi approfondies. On peut dire que, sous ce rapport, on est arrivé à la perfection. En Angleterre, on a pu se passer de cette recherche, le temps et la richesse générale ont tenu lieu de tout; mais en Écosse, où l’on avait besoin d’aller vite, et où l’on commençait avec peu de chose, il a bien fallu se préoccuper des conditions les plus favorables au développement de la production. Tout est dirigé vers un but unique, la formation du capital des fermiers. Ce n’est pas en Angleterre, c’est en Écosse qu’il faut aller chercher des modèles, quand on entreprend d’introduire le bail à ferme dans un pays où il n’existe pas, et de transformer des cultivateurs ignorans et pauvres, des métayers, des bordiers, des domestiques à gages, en fermiers intelligens et aisés. Le système écossais ne sera malheureusement pas du goût de tout le monde, car il repose sur une série de sacrifices de la part des propriétaires : longueur des baux, modération des rentes, paiement en nature ; mais il faut bien donner au cultivateur qui n’a rien les moyens de gagner quelque chose, et l’expérience a prouvé que ces sacrifices étaient parfaitement entendus. La rente est déjà, en moyenne, presque aussi élevée dans les bonnes parties de l’Écosse qu’en Angleterre, il y a même des points où elle monte plus haut, et l’intérieur de ces fermes, autrefois si pauvre, offre aujourd’hui un air frappant d’aisance.

À l’excellente constitution des baux est venue se joindre une autre cause de progrès qui n’existe pas non plus tout à fait au même degré en Angleterre, la meilleure organisation connue des moyens de crédit. Les Anglais font depuis longtemps usage du crédit, et l’ancienne existence des banques parmi eux est un des principaux élémens de leur puissance ; mais, précisément parce qu’elle est ancienne, l’organisation de ces banques est imparfaite à beaucoup d’égards, l’abondance des capitaux supplée jusqu’à un certain point à ce qui leur manque. Il y a d’ailleurs en Angleterre une ardeur de spéculation et de dépense qui pourrait rendre dangereuse une plus grande extension de cet instrument, si actif pour le mal comme pour le bien. En Écosse, le sang-froid, l’exactitude, la sobriété, le génie du calcul, sont des qualités si profondément nationales, que le système de crédit le plus large a pu s’établir sans inconvéniens et porter les fruits les plus magnifiques. Ce n’est pas pour rien que l’Écosse est la patrie d’Adam Smith ; tous les compatriotes de ce grand homme sont plus ou moins imprégnés de son esprit sagace et positif ; nulle part on ne sait mieux compter. Les banques écossaises existaient déjà du temps de Smith ; lui-même décrit avec soin leur mécanisme, et c’est à leur propos qu’il a fait cette comparaison si souvent répétée : « L’or et l’argent qui circulent dans un pays peuvent se comparer d’un grand chemin qui, tout en servant à faire arriver au marché les grains et les fourrages, ne produit cependant pas un grain de blé par lui-même, Les opérations d’une banque sage, en ouvrant en quelque sorte un chemin dans les airs, permettent au pays de convertir ses routes en pâturages et en terres à blé, et d’augmenter ainsi les produits de son territoire. »

voici quelle est en gros l’organisation des banques d’Écosse : il y en a 18 en tout, dont 7 au capital de 1 million sterling et au-delà, qui ont leur chef-lieu dans les villes principales, et qui couvrent tout le pays de leurs comptoirs ou branches ; il n’y a pas de canton, si petit et si reculé qu’il soit, qui n’ait au moins une branche ; on en compte plus de 400, réparties sur toute la surface de l’Écosse, ou une par six mille âmes de population ; il en faudrait 6,000 en France pour en avoir autant en proportion. Ces banques émettent toutes du papier de circulation, payables en espèces et à vue, et ce papier est reçu avec une telle confiance, que tout le monde préfère les billets de banque à la monnaie métallique, même pour les plus petits paiemens. La monnaie proprement dite a été presque complètement exclue de la circulation ; on ne suppose pas qu’il y ait dans toute l’Écosse plus de 10 à 12 millions de francs de numéraire. Si avancée qu’elle soit, l’Angleterre n’en est pas encore là, ni pour le nombre des banques, ni pour la confiance qu’elles inspirent. On n’a jamais vu en Écosse de ces demandes subites de remboursement qu’on appelle courses

sur les banques, run on the bank, si fréquentes en Angleterre et surtout en Irlande, Outre l’habitude, qui a une si grande puissance sur les hommes, et qui, lorsqu’un signe est universellement admis dans les transactions journalières, eu soutient naturellement la valeur ; outre le calme distinctif de l’esprit national, qui ne se laisse pas facilement alarmer, cette sécurité merveilleuse a des causes profondes. Non-seulement, suivant la loi anglaise, tous les actionnaires d’une banque sont tenus solidairement de toutes les obligations de la banque jusqu’à la totalité de leur fortune personnelle ; mais l’émission des billets a été bornée depuis 1845 par la loi, et avant 1845 par l’usage, au tiers environ du capital, à moins d’un encaisse en numéraire toujours disponible, qui représente le surplus, et les banques, étant obligées de se rembourser réciproquement deux fois par semaine leurs billets à présentation, exercent les unes sur les autres un contrôle qui rend impossible tout excès d’émission.

Le crédit des banques ainsi établi, voici l’usage qu’elles en font, et c’est en ceci surtout qu’elles sont utiles : elles reçoivent à titre de dépôt toute somme au-dessus de 10 livres sterling ou 250 francs, et, bien que ces dépôts puissent être retirés à volonté, elles en paient l’intérêt à 2 1/2 ou 3 pour 100. Personne n’a d’argent chez soi ; chacun a son compte à la banque voisine, où l’on verse et où l’on puise successivement au fur et à mesure de ses dépenses et de ses recettes. On ne saurait croire combien cette coutume est favorable à l’esprit d’économie dans toutes les classes de la société. Les domestiques et les ouvriers ont, comme leurs maîtres, leur compte à la banque dès qu’ils ont pu réunir 10 liv. sterl. L’excédant habituel de ces comptes courans ne reste pas inactif ; les banques le prêtent à ceux qui leur présentent des garanties suffisantes à 4 ou 5 pour 100. Indépendamment des escomptes ordinaires du papier de commerce, quiconque est connu pour un homme intelligent, laborieux et honnête, et se présente accompagné de deux cautions solvables, peut obtenir l’ouverture d’un crédit proportionné à la confiance qu’il mérite, ce qu’on appelle un compte de caisse, cash account. Ces crédits à découvert ne s’élèvent pas, pour toute l’Écosse, à un chiffre énorme ; on les évalue de 5 à 6 millions sterl, ou de 100 à 150 millions de francs ; ceux qui en obtiennent font tous leurs efforts pour s’acquitter vite, et leurs cautions ont soin d’y veiller, de sorte que le personnel de ces débiteurs change sans cesse ; mais cette somme flottante de 100 à 150 millions, répartie sur tous ceux qui commencent avec un faible capital, a eu les conséquences les plus heureuses sur le développement industriel et agricole, et tel est le choix que font les banques de ceux à qui elles accordent cette faveur, que bien peu d’entre eux manquent à leurs engagemens.

Cet admirable mécanisme produit une facilité incroyable dans les transactions. Les ventes et achats de quelque importance se soldent par de simples viremens, une émission très peu considérable de billets suffit aux besoins de la circulation la plus active : l’agriculture en profite comme l’industrie. On peut dire que l’argent ne manque jamais, dans une proportion raisonnable, à la spéculation, même agricole. Chacun se fait un point d’honneur de n’en point abuser, ce qui maintient ce crédit universel. Tout le monde se connaît d’ailleurs dans ces petites bourgades, dont chacune a son comptoir ; tout se passe au grand jour, sous une surveillance réciproque, et quand un fermier emprunte à la banque, on sait pourquoi. Ces banques prêtent même sur hypothèque, mais rarement et toujours à court terme, bien qu’elles soient couvertes par la forme énergique de l’hypothèque anglaise ou mortgage, qui n’est pas autre chose que notre vente à réméré. Les prêts hypothécaires ont une utilité moins immédiate pour l’agriculture en Écosse et en Angleterre qu’en France, parce que la culture y est plus généralement séparée de la propriété ; ils ont cependant leur importance à cause des avances que le propriétaire est souvent obligé de faire pour des améliorations foncières, et sous cette forme comme sous toute autre, l’argent abonde à de bonnes conditions ; ce sont surtout les sociétés d’assurances sur la vie qui prêtent sur hypothèque dans le royaume-uni.

En même temps, tous les moyens de répandre les bonnes méthodes sont au moins aussi usités en Écosse qu’en Angleterre. La Société d’agriculture d’Écosse, Highland and agricultural Society of Scotland, date de 1784 ; elle a précédé d’un demi-siècle la formation de la Société royale d’Angleterre. Elle se compose de près de 3,000 membres ; la souscription annuelle est de 30 francs, et peut être rachetée par un seul paiement, qui varie, suivant les cas, de 2 à 300 francs Le président actuel est le duc de Roxburgh ; les ducs de Buccleugh, de Sutherland, d’Hamilton, de Montrose, etc., en ont rempli successivement les fonctions. Les vice-présidens sont lord Aberdeen, lord Breadalbane, lord Dalhousie, lord Douglas, etc. La société distribue par an une foule de prix distribués en plusieurs classes : procédés agricoles et cultures spéciales, bois et plantations, défrichemens de terres incultes, machines agricoles, bétail de toute espèce, produits du laitage, habitations rurales. Ses concours, qui se terminent toujours par un grand dîner, où le dernier des fermiers peut s’asseoir à côté des chefs les plus éminens de l’aristocratie, ont au moins autant de retentissement que ceux de sa rivale d’Angleterre. Elle possède à Edimbourg un musée rural où se trouvent des modèles de tous les instrumens usités en Europe, des échantillons de toutes les graines cultivées, des représentations exactement réduites des animaux primés depuis l’origine des concours. Son marchand grainetier, M. Peter Lawson, a le plus bel établissement de ce genre qui existe; tout le monde a pu admirer la collection vraiment unique de graines qu’il avait envoyée à l’exposition universelle de 1851. Des journaux spéciaux, de petits livres à bon marché, des meetings locaux, des cours par souscription, multiplient, comme en Angleterre, les moyens de propagation, et comme témoignage de l’intérêt scientifique qui s’attache à ces études, il y a depuis longtemps, au nombre des chaires de l’université d’Edimbourg, une des plus justement estimées de l’Europe, une chaire d’agriculture, aujourd’hui confiée au célèbre David Low.

Tous ces encouragemens, quelque puissans qu’ils soient, ne suffiraient pas pour expliquer les prodigieux progrès de l’agriculture écossaise; ils en ont été les instrumens, non les causes premières; les véritables causes sont les mêmes qu’en Angleterre; et si leur effet a été plus rapide, c’est qu’elles se sont produites tout à coup et sans gradation, — , je veux parler de la richesse industrielle et des institutions libres.

Si l’histoire industrielle de l’Angleterre est admirable, que dire de celle de l’Écosse ? Un seul exemple en fera juger : les comtés de Lanark et de Renfrew, qui sont le principal siège de l’activité manufacturière et commerciale, ont passé en cent ans de 100,000 à 600,000 âmes de population, et la seule ville de Glasgow, de 20,000 habitans à plus de 300,000. La vallée de la Clyde, autrefois déserte, rivalise aujourd’hui avec le riche comté de Lancastre pour ses houillères, ses usines de toutes sortes, son immense navigation. Le germe même de tant de richesse n’existait pas en 1750; ce sont les capitaux anglais qui, aidés du génie laborieux et frugal de l’Écosse, ont transformé à ce point en si peu d’années cette terre inerte. Grand et décisif exemple de ce que peut pour un pays pauvre et sans industrie l’association avec un pays riche et déjà industriel : tant que l’Écosse est restée isolée de l’Angleterre et réduite à ses propres forces, elle a végété; mais dès qu’elle s’est ouverte aux capitaux et aux exemples de sa puissante voisine, elle a pris un essor au moins égal. Cet élan industriel a été suivi, comme partout, d’un progrès agricole correspondant. A mesure que le commerce et les manufactures multiplient les hommes et augmentent les salaires, l’agriculture fait de nouveaux efforts pour nourrir cette foule toujours croissante de consommateurs, et dans un pays aussi petit que la basse Écosse il suffit d’un point aussi peuplé que Glasgow et ses dépendances pour que la demande de produits agricoles se fasse sentir partout.

L’union a d’ailleurs, et c’est par là surtout qu’elle a enrichi tout d’abord l’agriculture écossaise, ouvert aux produits de ce pays l’immense débouché de l’Angleterre elle-même. Encore aujourd’hui, malgré l’accroissement de la consommation locale, il se fait un grand commerce d’exportation des denrées agricoles écossaises pour les marchés anglais. Des pâturages du Gallovvay et du Forfarshire, du fond même des Highlands, descendent tous les ans par milliers des bestiaux jeunes qui vont grandir et s’engraisser dans les herbages du sud. On voit arriver jusque sur les marchés de Londres, où ils sont très recherchés pour la qualité de leur chair, des bœufs west-highlands au poil hérissé, des bœufs noirs d’Angus, des bœufs sans cornes du Galloway, bien reconnaissables à leurs caractères nationaux. Ainsi viennent par caravanes mourir dans les abattoirs de Paris les bœufs rouges d’Auvergne, les bœufs blancs du Charolais, les bœufs bruns de la Vendée, les bœufs roux du Limousin, bien faciles à distinguer au milieu des races bariolées de la Normandie et de la Bretagne. L’Ecosse envoie en outre à l’Angleterre une grande partie du froment qu’elle produit, et ne se réserve guère que l’avoine et l’orge. Elle lui a ainsi vendu depuis cent ans pour des milliards.

Mais le plus beau présent que l’Angleterre ait fait à l’Ecosse, en l’unissant à elle, parce qu’il comprend à lui seul tous les autres, c’est sa constitution et son esprit politique, L’Ecosse a été jusqu’à 1750 la forteresse du régime féodal, elle n’a commencé à ouvrir les yeux qu’après la bataille de Culloden ; mais le sentiment d’un ordre meilleur fit de rapides progrès chez elle, et cinquante ans après, aucune partie de la Grande-Bretagne n’était plus attachée à la maison de Hanovre, personnification de la liberté moderne. Ce peuple, si longtemps fidèle à ses traditions hiérarchiques, s’est trouvé tout à coup, au contact des mœurs et des lois anglaises, un des plus propres à comprendre les bienfaits de l’indépendance individuelle et de l’ordre volontaire. Il a même été du premier coup plus loin que l’Angleterre elle-même ; on peut dire que, sous le rapport politique, l’Ecosse est l’Angleterre perfectionnée. Nulle part en Europe l’appareil gouvernemental et administratif n’est moindre ; il faut aller jusqu’en Amérique pour trouver une pareille simplicité. La centralisation administrative, cette méthode si vantée, qui rançonne les trois quarts de la France au profit de l’autre quart, et qui étouffe partout l’initiative personnelle ou locale, y est absolument inconnue ; les fonctionnaires sont peu nombreux, et pour la plupart gratuits. Aucun des abus qui se sont perpétués en Angleterre par la puissance de l’habitude n’a pu s’y établir. Cette église nationale dont l’entretien absorbe dans le reste du royaume-uni plus de 200 millions de dîmes n’y existe pas ; les taxes de paroisse et de comté ont été réduites au strict nécessaire ; la taxe des pauvres, récemment introduite, n’a pas que peu de développement, et pour tout dire en un mot, la somme des impôts de tout genre payés directement par le sol, qui atteint en Angleterre 25 francs par hectare, dépasse à peine 1 franc 50 cent. L’income-tax lui-même n’est perçu qu’avec des ménagemens particuliers. Il rapporte 500,000 livres sterl, tandis qu’en Angleterre son produit est dix fois plus élevé.

Les dépenses utiles, que l’impôt alimente ailleurs, ne sont cependant pas négligées. C’est l’Angleterre qui s’est chargée des plus coûteuses, comme l’entretien des forces militaires et l’établissement de routes stratégiques. L’Ecosse est en grand ce qu’est en petit l’île de Jersey. Débarrassée du soin de la défense nationale, qui est le premier intérêt et la plus lourde chaire des peuples, elle peut consacrer toutes ses ressources au développement de sa prospérité. Cet esprit d’ordre et d’économie, que chacun apporte dans ses propres affaires, passe dans le maniement des deniers publics ; on fait plus avec peu d’argent qu’ailleurs avec beaucoup. Ce que l’impôt ne peut pas exécuter, l’esprit d’association ou d’entreprise privée l’accomplit mieux, plus vite et à meilleur marché. La science économique est là à son berceau, ses enseignemens y ont naturellement trouvé leur application la plus immédiate et la plus complète. Un Écossais ne songe jamais à chercher d’autre appui que lui-même, ou ceux qui ont le même intérêt que lui. Il ne perd pas son temps en agitations et en démarches stériles ; il n’a rien à demander, à solliciter ; tout entier à ses affaires, il les mène bien, parce que rien ne l’entrave ou ne le détourne. Point de ces rivalités que l’ambition fait naître ; tout, monde vit à sa guise dans son intérieur, sans chercher à régler l’intérieur d’autrui, et quand on a besoin les uns des autres, ce qui arrive souvent, on s’entend aisément dans une pensée d’utilité commune. Dans ce petit pays de moins de 3 millions d’âmes, la solidarité des intérêts, cette vérité fondamentale que la science a tant de peine à faire comprendre ailleurs, est apparente et sensible pour tous : l’Ecosse est une famille.

Peut-on s’étonner que l’agriculture ait profité d’un pareil concours de circonstances ? Ses progrès ont été surtout extraordinaires de 1790 à 1815, c’est-à-dire au moment où ces causes réunies ont commencé à agir avec quelque intensité. Le débouché anglais notamment s’est montré pendant cette période tout à fait indéfini ; le blé et la viande étaient montés en Angleterre à des prix énormes, qui, dans un pays neuf comme l’Ecosse, ne pouvaient manquer de donner un essor immense à la production. — S’il est vrai, comme le dit Ricardo, qu’une petite quantité de capital appliquée à une terre vierge suffit pour en tirer plus de fruits qu’une quantité croissante n’en peut créer plus tard, cet axiome économique s’est réalisé pleinement alors : on a vu le revenu de certaines terres décupler dans le court espace de quelques années. L’aisance moyenne s’était accrue en même temps à un tel point, qu’au dire d’un voyageur français, Simond, qui visita Edimbourg en 1810, on montrait alors dans la vieille ville les maisons où avaient vécu naguère les personnes les plus considérables, occupées par les ouvriers et le bas peuple. « Un porteur de chaises, dit un des correspondans de sir John Sinclair, vient de quitter la maison de lord Drummore comme n’étant pas logeable ; celle du duc de Douglas est occupée par un charron, celle du marquis d’Argyle par un marchand de bas qui paie 12 livres sterling de loyer. »

Après la baisse des prix, qui a suivi la paix de 1815, cette progression s’est ralentie ; il était impossible qu’elle se soutînt longtemps à la même hauteur, mais elle ne s’est point arrêtée. La création des chemins de fer a eu en Écosse de plus grands effets qu’en Angleterre, en ce sens que l’union des deux pays en est devenue plus intime. L’économie des frais de transport, la promptitude des communications, la suppression des intermédiaires pour le commerce des denrées agricoles, ont contribué à soutenir les cours, que d’autres causes venaient abattre, et cette circonstance, aidée de toutes celles que je viens d’énumérer, a rendu la crise de ces dernières années infiniment moins rude en Écosse qu’en Angleterre. Très peu de plaintes sont venues d’au-delà de la Tweed ; propriétaires et fermiers ont fait également bonne contenance, et en réalité ils ont peu souffert ; l’extrême esprit d’économie des uns, la sage modération des autres, la libre énergie de tous, avaient préparé ce que l’extension des débouchés a achevé.

II.

Ce que je viens de dire s’applique surtout aux basses terres ou Lowlands, qui comprennent la moitié environ de l’Écosse. Les neuf dixièmes du produit total sont obtenus dans cette moitié, qui est de beaucoup la meilleure.

La plus mauvaise partie de la basse Écosse, parce qu’elle n’en a que le nom, est celle qui touche à l’Angleterre, et que traversent les ramifications des montagnes du Northumberland. Elle se compose des trois comtés de Dumfries, Peebles, Selkirk, et de la région montagneuse de celui de Roxburgh, formant ensemble environ 500,000 hectares. Les comtés de Selkirk et de Peebles sont de véritables highlands, dont le dixième seulement est cultivable ; c’est le pays rendu si célèbre sous le nom de Borders, frontières, par le génie de Walter Scott. La Tweed le traverse et baigne de ses eaux pures la demeure du grand romancier, Abbotsfnrd. Les scènes principales du Lai du dernier Ménestrel, de Marmion, du Monastère, se passent dans ces défilés, où retentit si souvent le cri de guerre des deux peuples voisins et ennemis. Walter Scott y recueillit dans sa jeunesse, sous la hutte des pâtres montagnards, les légendes, nationales qui ont inspiré ses premiers chants. Cette contrée, autrefois si troublée, jouit aujourd’hui de la sécurité la plus parfaite; ses maigres pâturages ne pouvant guère nourrir que des moutons, on s’y livre uniquement à l’élève de ces innocens animaux, et on n’y voit plus d’autre lutte que celle des cheviots contre l’ancienne race des black-faced ou têtes noires, qui recule peu à peu devant ses rivaux, comme les bandits et les chevaliers du temps passé ont disparu eux-mêmes devant les bergers. La rente moyenne est de 10 à 12 francs par hectare, ce qui est beaucoup pour de simples pâtures. Des tempêtes terribles règnent en hiver sur ces hauteurs et y ensevelissaient autrefois sous la neige des troupeaux entiers, mais on a aujourd’hui des abris suffisans.

Abbotsford est situé précisément sur la limite de ces montagnes et des pays plus fertiles et mieux cultivés. Le comté de Roxburgh, autrement appelé Teviotdale ou vallée de la Teviot, contient des parties où fleurit la culture la plus avancée. C’est même par là qu’elle a commencé à s’introduire. Un fermier du Roxburghshire, nommé Dawson, a été l’Arthur Young de l’Ecosse; il occupait la ferme de Frogden, près Kelso, et, plus heureux qu’Arthur Young, il a pu joindre les succès de la pratique aux leçons de la théorie. Ses exemples se sont répandus autour de lui; aujourd’hui ce pays est couvert d’excellentes cultures. Je me souviens de m’être arrêté un jour dans une de ces fermes, située sur la rive gauche de la Tweed, juste en face d’Abbotsford. Le sol en est plus que médiocre, et une grande partie est en parcours; elle est cependant louée 50 francs l’hectare. Le fermier me montra avec un certain orgueil ses instrumens et son bétail : il avait une machine à battre mise en mouvement par un courant d’eau, et se proposait d’acheter l’année suivante une machine à vapeur; sa provision de tourteaux pour l’engraissement du bétail en hiver était déjà faite : elle s’élevait à 16,000 kilos. Il me mena voir ses champs, qui couvraient le penchant de la montagne. Je le suivais admirant d’un œil ses orges et ses avoines, mais un peu distrait, je l’avoue, par la vue d’Abbotsford, qui déployait sous nos yeux toutes ses tourelles réfléchies par la Tweed. « Si Scott vivait encore, me disais-je, ce brave homme deviendrait sans doute un des héros des Contes de mon hôte. » Qui ne se rappelle la charmante peinture de la ferme de Charlies-Hope dans Guy-Mannering, avec les bonnes figures du fermier Dinmont et de la fermière Aylie, et les joyeux incidens de la chasse au renard et de la pêche au saumon ? Charlies-Hope était tout près de là, dans la vallée du Liddell, derrière les cimes bleuâtres qui fuyaient à l’horizon; Dinmont signifie dans la langue locale un mouton antenais.

Quelques milles plus loin vers l’est, quand on descend des hauteurs de Lammermoor, autre nom que la poésie et la musique ont transfiguré, apparaissent les plaines ondulées qui entourent Edimbourg sur une autre étendue d’environ 500,000 hectares, et qu’on appelle les Lothians. Ici la culture devient véritablement sans pareille. Les rentes de 100, 200, 300 francs l’hectare sont assez communes; la moyenne est de 75 francs, avec un bénéfice à peu près égal pour le fermier. C’est dans les prairies situées près d’Edimbourg, et qui reçoivent les égouts de cette ville, que le maximum de la rente jusqu’ici obtenu dans la Grande-Bretagne, 2,000 fr. l’hectare, a été atteint. Les Lothians se distinguent surtout par la culture des céréales, ils produisent à eux seuls presque tout le froment recueilli en Écosse. Ce sol était considéré autrefois comme ne pouvant pas même porter du seigle; on n’y cultivait que l’orge et l’avoine, qui sont encore les seules céréales généralement usitées dans le reste du pays; on raconte qu’un champ de 8 acres ou 3 hectares semé en froment, à un mille d’Edimbourg, en 1727, fut l’objet de la curiosité universelle. Aujourd’hui un cinquième des terres, ou 100,000 hectares environ, est en froment, et on y récolte dans les bonnes années de 30 à 40 hectolitres par hectare. C’est encore l’assolement de Norfolk, plus ou moins modifié, suivant les circonstances locales, mais conservant ses caractères généraux, qui a produit cette fécondité. La culture des turneps, base de cet assolement, n’est nulle part mieux entendue. Toutes les améliorations agricoles sont réalisées dans les Lothians plutôt qu’en Angleterre. Un drainage complet a été depuis longtemps effectué; chaque ferme ou à peu près a sa machine à vapeur; la stabulation du gros bétail est une pratique ancienne et générale. Même pour l’emploi des machines, on est en avant; la machine à battre, thrashing machine, a été inventée, à la fin du siècle dernier, par un Écossais nommé Meickle, et l’Écosse s’en est servie avant l’Angleterre; c’est encore un Écossais, nommé Bell, qui vient d’inventer la machine à moissonner, et qui a eu la priorité pour cette invention sur les Américains. Près de Haddington, chez le marquis de Tweeddale, ont eu lieu les plus grandes et les plus heureuses tentatives qui aient été faites jusqu’ici dans les trois royaumes pour labourer à la vapeur.

Autrefois, dans les Lothians comme dans le reste de l’Écosse, les terres d’une ferme étaient partagées en ce qu’on appelait l’infield et l’outfield. L’outfield restait absolument inculte et servait de pâturage; dans l’infield au contraire, les récoltes de céréales se succédaient sans interruption, orge et avoine coup sûr coup : il serait difficile d’imaginer une pratique plus vicieuse. L’usage de la jachère a été un progrès sur cette barbarie; son introduction a coïncidé avec celle du froment de 1725 à 1750; on en attribue principalement l’honneur au sixième comte de Haddington, qui en avait vu les bons effets en Angleterre. Voilà la distance qui a été parcourue en si peu de temps. Si le point d’arrivée est ce qu’il y a en ce moment de plus parfait, le point de départ est ce qu’il avait au monde de plus pitoyable.

Toutes les fermes des Lothians sont bonnes à visiter. Je n’en citerai qu’une, celle de M. John Dickson, à quelques milles d’Edimbourg, formée de la réunion de trois anciennes fermes. Sa contenance est de 500 acres d’Ecosse[2] ou 257 hectares; elle est louée 5 liv. sterl. l’acre ou 243 francs l’hectare, soit en tout 62,450 francs. Cette ferme est une exception par son étendue; il y en a peu de ce genre dans les Lowlands; celles qui l’entourent ne sont pas aussi grandes pour la plupart, mais on retrouve partout les mêmes procédés, et il en est dans le nombre qui sont louées encore plus cher. Malgré ces loyers énormes, les fermiers des Lothians font très bien leurs affaires. Ils ont presque tous de jolies habitations, et quelle que soit la frugalité nationale, ils vivent au moins aussi bien que beaucoup de nos propriétaires, même les plus aisés. Les salaires profitent comme à l’ordinaire de la richesse commune; ils sont payés moitié en argent, moitié en nature, et s’élèvent en tout à 2 fr. ou 2 fr. 50 cent, par jour.

Je comprends, avec les Lothians proprement dits, pour former 500,000 hectares, toutes les plaines qui s’étendent le long de la mer, de Berwick à Dundee, non-seulement au sud, mais au nord du golfe du Forth, même celles qui vont au-delà de Perth et qu’on appelle le carse de Gowrie. C’est le quinzième environ de l’étendue totale de l’Ecosse et moins du septième des Lowlands. Nous avons vu qu’une étendue égale était couverte par les montagnes des frontières. Les 2,800,000 hectares restans forment la région intermédiaire, qui n’est ni aussi riche que les Lothians ni aussi rude que les Borders. La rente moyenne s’y élève à 25 francs environ par hectare, et la principale industrie est l’élève du gros bétail.

De ce nombre est d’abord la contrée spéciale qui a reçu le nom de Galloway, chemin des Gallois ou des Celtes, parce qu’elle forme une presqu’île au sud-ouest de l’Ecosse, qui semble aller au-devant des pays de Galles et de l’Irlande, et par où des migrations de Celtes sont arrivées dans tous les temps. Elle comprend les deux comtés de Wigton et de Kirkudbright, et une portion de ceux d’Ayr et de Durafries. La surface est tout entrecoupée de ce que les Anglais appellent hills, hauteurs, qui ne sont ni des montagnes proprement dites, ni de simples collines. Le climat est extrêmement humide, comme celui du Cumberland, dont le Galloway n’est séparé que par un golfe. Le sol produit naturellement une herbe plus abondante et meilleure que celle des montagnes voisines. On y trouve quelques fermes à céréales, mais la culture proprement dite tend plutôt à reculer qu’à s’étendre, et le soin des animaux l’emporte sur tout. On cultive des racines et des plantes fourragères pour nourrir le bétail pendant l’hiver; l’été, on l’abandonne à lui-même dans les herbages. La race primitive des bœufs du Galloway est petite, sans cornes, très rustique, et donne une viande des plus délicates. Dès l’union des deux royaumes, l’exportation de ces excellens bœufs de boucherie pour l’Angleterre a commencé, et depuis cent cinquante ans elle n’a fait que s’accroître; mais une révolution semblable à celle qu’on remarque dans les districts anglais analogues se manifeste depuis quelque temps. Les fermiers du Galloway se bornaient à faire des élèves qu’ils vendaient à l’âge de deux ou trois ans, et qui allaient s’engraisser principalement dans le Norfolk. Depuis que les chemins de fer ont établi des rapports plus directs avec les marchés de consommation, on améliore les pâturages par le drainage et par d’autres soins, on augmente par des cultures spéciales la nourriture d’hiver, et on commence à produire des bestiaux gras. La race courtes-cornes, qui ne manque presque jamais d’arriver partout où l’industrie de l’engraissement s’unit à celle de l’élevage, se propage rapidement et tend à remplacer ou du moins à modifier profondément l’ancienne race. La qualité de la viande n’y gagnera pas, mais la quantité en sera fortement accrue, et c’est à la quantité surtout que l’on s’attache. Une autre industrie, celle des laiteries, tend aussi à s’établir dans le Galloway, où elle était peu répandue, malgré le voisinage du comté d’Ayr. On cite surtout la ferme de Baldoon, exploitée par M. Caird, l’auteur des Lettres sur l’Agriculture anglaise, et qui offre un des meilleurs modèles qu’il soit possible de voir d’une laiterie de cent vaches bien organisée.

Le comté d’Ayr, limitrophe du Galloway, a une histoire plus brillante. A la fin du siècle dernier, tout y était encore dans l’état le plus déplorable : « Il y avait à peine une route praticable dans la contrée, dit un écrivain local; les maisons de ferme étaient des cabanes couvertes de chaume, construites en terre, avec le foyer au centre et une seule ouverture pour la fumée, et tout entourées de fumier. La terre était couverte de mauvaises herbes de toute espèce. On ne voyait ni récoltes vertes, ni prairies ensemencées, ni chariots. On ne cultivait aucun légume, à l’exception de quelques choux d’Ecosse, qui formaient, avec du fait et de la farine d’avoine, toute la nourriture de la population. On demandait au même champ des récoltes successives d’avoine sur avoine, tant qu’il pouvait fournir un excédant sur la semence; après quoi, il restait dans un état absolu de stérilité, jusqu’à ce qu’il revînt de nouveau eu état de donner une misérable récolte. La rente se payait généralement ni en nature, sous le nom de moitié-fruit. Le bétail mourait de faim en hiver et pouvait à peine se lever sans aide quand le printemps arrivait. Aucun fermier ne possédait l’argent nécessaire pour améliorer cet état de choses, les propriétaires n’en avaient pas davantage les moyens, » Ne croirait-on pas lire la description de quelqu’une de nos provinces les plus pauvres et les plus reculées, où règne encore un mauvais métayage, et où il semble impossible de sortir de la misère commune ?

Aujourd’hui le pays d’Avr figure parmi les plus florissans de la Grande-Bretagne; c’est là que la distribution de l’engrais liquide par canaux souterrains, cette innovation suprême de l’agriculture anglaise, a été tout d’abord tentée en grand, et que se trouve la petite ferme de Cunning-Park, la merveille actuelle du royaume-uni. Cette transformation radicale n’a demandé que soixante ans. Il est vrai que ce district touche aux portes de Glasgow : tout vient de là. Les Écossais, comme les Anglais, consomment beaucoup de fait sous toutes les formes. La demande croissante de laitage a fait naître la jolie race laitière d’Ayr, qui n’est probablement que notre race bretonne perfectionnée, et qui permet de tirer un admirable parti de ces anciennes bruyères changées en pâturages. Le fromage de Dunlop, le seul fromage écossais qui ait de la réputation, se fait avec le fait des vaches d’Ayr. La rente des terres a décuplé dans le comté depuis un siècle. On cessera de s’en étonner quand on saura que le fait se vend à Glasgow 30 centimes le litre, et le beurre 3 francs le kilo.

La haute vallée de la Clyde ou Clydesdale se distingue par un autre genre de produits qui doit également son origine au mouvement industriel et commercial de Glasgow : c’est une espèce de chevaux de trait extrêmement vigoureuse et excellente pour les gros transports, tels qu’en exigent les mines de houille de la vallée et les besoins du port le plus actif de la Grande-Bretagne après Londres et Liverpool.

Enfin le nord des Lowlands, qui se compose des parties basses des comtés de Forfar, Kincardine, Aberdeen, Banff, Elgin, Nairn et Caithness, et qui restait en arrière parce qu’il est à la fois plus disgracié par le climat et plus éloigné des débouchés, est à son tour en voie d’immenses progrès, depuis surtout que les chemins de fer l’ont atteint et qu’une voie ferrée sans interruption unit Aberdeen à Londres par Edimbourg. Aberdeen et Dundee, ses deux capitales, ont déjà chacune près de 60,000 âmes de population. Plusieurs genres d’industrie y fleurissent, notamment la pêche, soit dans les rivières, que les saumons remontent au printemps, soit dans la Mer du Nord, où pullulent les harengs. Les comtés de Forfar et de Kincardine sont les plus avancés en culture, comme les plus au sud, et rivalisent ou peu s’en faut avec le comté d’Ayr. Ils le doivent surtout à une espèce de bétail, la race noire sans cornes d’Angus, qui, savamment améliorée par les éleveurs locaux d’après les préceptes de Bakewell, est devenue pour la boucherie ce qu’est celle d’Ayr pour la production laitière, et soutient sans trop de désavantage sous ce rapport la comparaison avec les meilleures races anglaises, même les durham. A mesure qu’on remonte vers le nord, la richesse décroît; mais le drainage, la culture des turneps et des plantes fourragères, les engrais supplémentaires, comme les os et le guano, les défoncemens, les amendemens calcaires, convertissent de toutes parts en bonnes terres d’affreux marais et des rochers stériles. C’est comme une seconde création. Tous les jours, cette partie de l’Écosse accroît rapidement sa production en viande et en lait; l’orge et l’avoine suivent le mouvement, quoique de loin, et le froment lui-même ose paraître jusque dans le comté sombre et glacé de Caithness, le plus septentrional de tous, qu’habitaient presque seules autrefois d’innombrables légions d’oiseaux de mer.

Même en appliquant aux prix écossais la réduction de 20 pour 100, on trouve que le produit brut de la basse Écosse prise dans son ensemble doit être d’environ 100 francs l’hectare, divisés à peu près ainsi qu’il suit :

¬¬¬

Rente du propriétaire 30 fr.
Bénéfice du fermier 25
Impôt 3[3].
Frais accessoires 17
Salaires 25
Total 100 fr.

J’ai dit que le produit brut moyen des terres en France devait être également d’environ 100 francs, malgré l’immense supériorité de notre sol et de notre climat; la rente aussi doit être à peu près la même, mais le reste se divise très différemment. Les salaires absorbent chez nous, à cause de la surabondance des bras et de la pénurie des capitaux, la moitié au lieu du quart du produit brut; il ne reste pour le bénéfice de l’exploitant et pour les frais accessoires, c’est-à-dire pour ce qu’il y a de plus productif, que le tiers de ce qui leur revient en Écosse. Le bénéfice, qui est en France le dixième environ du produit brut et le tiers de la rente, est en Écosse le quart du produit brut et les quatre cinquièmes de la rente. En Angleterre, le produit brut moyen est double, et la division à peu près la même proportionnellement, sauf que, les impôts étant en Écosse infiniment moins élevés, la part des fermiers profite de la différence presque tout entière.

La plus grande supériorité de l’économie rurale écossaise, c’est le petit nombre de ses travailleurs. Nous avons vu qu’en France la population rurale était de 40 têtes environ par 100 hectares, et en Angleterre de 30 ; elle est de 12 seulement dans la basse Écosse, pour une production moyenne au moins égale à celle de la France et à la moitié de celle de l’Angleterre ; c’est probablement la proportion la plus basse qui existe en Europe, et elle ira encore en se réduisant, car la production ne cesse de s’accroître, tandis que la population rurale reste stationnaire ou à peu près. Il y avait autrefois dans la basse Écosse, comme partout, beaucoup de cottiers ou crofters, c’est-à-dire de petits cultivateurs exploitant misérablement quelques hectares de terre, comme métayers, avec des taksmen ou middlemen, c’est-à-dire des régisseurs ou fermiers-généraux qui administraient pour le compte du maître. Tous ces cottiers ont disparu ; les uns sont devenus ouvriers dans les mines et les manufactures, d’autres fermiers, très peu simples journaliers. L’étendue moyenne des fermes s’est accrue, sans être encore bien grande, puisqu’elle ne dépasse pas 60 ou 80 hectares, et les fermiers forment à eux seuls la moitié de la population rurale ; les journaliers et domestiques ne font que l’autre moitié. Cette organisation me paraît supérieure à celle de l’Angleterre, où les hommes qui vivent uniquement de salaires sont encore trop nombreux, et elle est plus facile à imiter en France que l’organisation anglaise. Nous avons de plus un élément qui manque à l’Écosse, et que je persiste à considérer comme utile dans une certaine mesure, la petite propriété. Avec la petite propriété, pourvu qu’elle ne soit pas poussée trop loin et que la culture soit bien constituée à d’autres égards, on peut arriver à une combinaison meilleure encore.

Pour le moment, c’est l’organisation écossaise qui est, à mon sens, et malgré le défaut que je viens de signaler, ce qu’il y a de mieux. L’Angleterre tend à s’en rapprocher. L’Écosse a vu d’ailleurs depuis longtemps une révolution qui n’est pas encore faite en France, et qui, en Angleterre même, n’est pas aussi complète, la suppression des communaux. Il n’y a vraiment rien de possible en grand, pour la bonne distribution du travail et de l’aisance, tant qu’une notable partie du sol reste nécessairement à l’état inculte, et ne sert qu’à entretenir la misère et l’oisiveté. Les communaux forment encore le vingtième de notre territoire. L’Angleterre en a beaucoup moins, et depuis cinquante ans surtout les actes d’inclosure se sont heureusement multipliés : un million d’hectares environ a été divisé, enclos et cultivé ; mais chaque communal ne peut être divisé dans ce pays que par une loi spéciale. En Écosse au contraire, il suffit de la demande des intéressés ; la législation qui l’autorise date de 1695 : c’est un des derniers actes et un des meilleurs du parlement d’Écosse. On a remarqué avec raison que, si une loi pareille avait été rendue à la même époque par le parlement anglais, l’agriculture aurait fait plus de progrès. Depuis 1695, les communaux écossais ont été successivement livrés à la propriété, surtout dans les Lowlands; tout ce qui était cultivable est maintenant cultivé, et les terres incultivables elles-mêmes sont l’objet d’une exploitation intelligente et fructueuse. Quand on remonte à deux ou trois siècles en arrière, on retrouve partout en Europe à peu près la même organisation rurale; seulement on s’est plus ou moins éloigné depuis de la barbarie primitive. Cet état de communauté, qui fleurit encore aujourd’hui parmi les paysans de la Russie, a existé partout, et partout a plus ou moins reculé devant la culture.

La population ne s’est pas accrue dans tous les Lowlands comme dans les comtés de Lanark et de Renfrew; si dans quelques-uns, comme dans ceux d’Ayr et d’Edimbourg, elle a triplé, dans beaucoup d’autres, même les plus riches, comme ceux de Haddington et de Linlithgow, qui font partie des Lothians, elle a marché très lentement. Dans l’ensemble, elle a doublé; elle est aujourd’hui d’un peu plus d’une tête pour 2 hectares, ou l’équivalent du pays de Galles et des départemens du centre de la France, ceux de la Haute-Vienne, de la Creuse, de la Dordogne et de la Corrèze. Cet accroissement de population est bien loin d’être en rapport avec l’augmentation de richesse. Dans le même laps de temps, la population de l’Angleterre a triplé, celle de l’Irlande a quadruplé, bien que la progression de richesse ait été moins rapide. Même sur la question délicate de la population, les Écossais en savent d’instinct aussi long que les plus grands économistes. Là où s’élève suffisamment la demande de travail, la population s’accroît pour y faire face; mais la demande de travail ne s’élève pas partout, et dans les districts exclusivement agricoles, elle tend plutôt à se réduire. L’Ecosse vit ainsi à l’abri des inquiétudes et des souffrances que fait naître l’excès de population ; elle n’a jamais rien à craindre pour sa subsistance, puisqu’elle exporte volontairement beaucoup de ses produits agricoles, et le petit nombre, comme la sobriété de ses consommateurs, lui permet de transformer en capital une grande partie de ses recettes. Nous allons voir dans les Highlands une application bien autrement rigoureuse du même principe.


III.

Les Highlands, ou hautes terres, comprennent les quatre grands comtés d’Argyle, Inverness, Ross et Sutherland, et la plus grande partie de ceux de Perth, Aberdeen, Banff, Elgin et Nairn. En y ajoutant les Hébrides, les Shetland et les autres îles, c’est au moins la moitié de l’Ecosse. J’ai déjà dit quel aspect présentent ces régions désolées : presque pas d’arbres, à peine des bruyères, partout des rochers nus et escarpés, des torrens d’eau sous toutes les formes, lacs, cascades, ruisseaux écumans, immenses fondrières, des neiges et des pluies perpétuelles, les vents terribles de l’océan septentrional. Il semble que l’économie rurale ne puisse avoir rien à démêler avec un pareil pays. Les Highlands ont cependant eu leur part de la transformation qui s’est opérée en Écosse; cette part a même été la plus grande, car ces montagnes ont été le théâtre d’une des plus complètes révolutions de ce siècle si fécond en révolutions. Ce qui s’y est passé est tout à fait spécial et doit être raconté à part, d’autant plus que la légitimité et l’utilité d’un changement si radical ont été fort contestées. La polémique soulevée à ce sujet a laissé dans beaucoup d’esprits des idées fausses qu’il importe de rectifier. C’est dans les Highlands qu’a eu lieu la dépopulation systématique qui a fait tant de bruit en Europe il y a trente ans. M. de Sismondi, entre autres, dans des intentions assurément fort louables, mais peu éclairées, n’a pas peu contribué à soulever l’animadversion publique contre cette mesure, qui, pour avoir été trop violemment exécutée, n’en a pas moins eu d’excellens effets.

Les Highlands étaient autrefois, comme tous les pays de montagnes inaccessibles, une forteresse naturelle habitée par une population belliqueuse. Tout y était différent du reste du monde, le costume, la langue, la race, les mœurs. On n’y parlait que le gaélique, on n’y portait que le jupon court et le manteau national de laine grossière. La poésie et le roman ont immortalisé ce petit peuple, dont la physionomie était originale entre toutes. L’habitude de la guerre y avait créé une organisation sociale assez semblable à celle des tribus arabes. Chaque grande famille ou clan obéissait à un chef héréditaire. Les terres de chaque tribu étant possédées à peu près en commun, sous l’autorité du chef, chacun en prenait ce qu’il voulait, à la seule condition d’une faible redevance en nature et d’un service militaire personnel. Ces maigres champs ne portaient que de mauvaise avoine; des troupeaux de bœufs et de moutons, sauvages comme leurs maîtres, fournissaient un peu de laine, de fait et de viande. Pour le surplus, les montagnards vivaient de chasse, de pêche, et surtout de rapine. Ils descendaient de temps en temps de leurs rochers pour porter la dévastation dans les basses terres, et quand ils ne se réunissaient pas en grand nombre pour ces excursions, ils se partageaient en petites troupes dont chacune pillait pour son compte.

Jusqu’à la bataille de Culloden, en 1746, les chefs de clan des Highlands n’avaient songé qu’à augmenter le nombre de leurs soldats, leur importance ne se mesurant pas à leurs revenus, mais à la force des bandes armées qu’ils pouvaient mettre sur pied. Quand l’état agricole et social du moyen âge avait cessé depuis longtemps partout ailleurs, il se conservait encore dans ces retraites. Après l’expulsion définitive des Stuarts, tout changea. Les idées et les besoins d’une société nouvelle se firent jour jusque dans les gorges les plus reculées. La révolution commença par les chefs. Déjà, depuis un demi-siècle environ, les seigneurs écossais avaient appris quelque chose de ce qui se passait dans le reste du monde. Quelques-uns avaient vu la cour d’Angleterre, d’autres la cour de France. Ceux-là avaient rougi quelquefois de leur pauvreté proverbiale, et ne se consolaient que par le sentiment de leur puissance militaire de ce qui leur manquait en richesse, en politesse et en bien-être. Le cours naturel des choses, qui modifie sans cesse les institutions humaines, bonnes ou mauvaises, devait donner chaque jour plus de force à ces tendances secrètes. Privés de leur indépendance féodale, les chefs des Highlands cherchèrent à augmenter leurs revenus pour faire figure sous une autre forme, — et quand ils n’auraient pas pris des habitudes de luxe qui les y forçaient, ils y auraient été conduits par le seul mouvement de la civilisation naissante.

Or ils n’avaient qu’un moyen pour s’enrichir, la mise en valeur de leurs domaines, et ils rencontraient deux obstacles formidables, la rudesse du soi et du climat d’abord, la sauvagerie obstinée des habitans ensuite. Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que l’une de ces difficultés pouvait être vaincue, car il n’est pas de sol si ingrat qu’il ne puisse donner un produit net quelconque quand il est exploité avec art; mais les hommes étaient plus indomptables que la nature. Les simples vassaux n’avaient pas, pour augmenter leur travail, le même stimulant; la hutte paternelle leur suffisait, et ils ne concevaient pas de meilleure vie. Pourquoi d’ailleurs auraient-ils changé quelque chose à leurs habitudes ? pour faire sortir de terre, au prix de leurs sueurs, des fruits que d’autres auraient récoltés. Mieux valaient la fière pauvreté de leurs bruyères et leur antique oisiveté.

On aurait pu espérer de faire céder ces résistances, dont le temps avait triomphé dans tous les pays féodaux, s’il ne s’y était joint une difficulté particulière qui rendait le succès de l’entreprise absolument impossible. Quoique très peu nombreuse quant à la surface, puisque les Highlands ne comptaient que 250 à 300,000 habitans sur près de 4 millions d’hectares, la population était encore trop dense pour les facultés productives du sol. Quelles que fussent leurs habitudes de jeûne, les montagnards étaient décimés par des famines, et il leur arrivait souvent de saigner leurs vaches étiques pour se nourrir de leur sang. Quand même la population eût été aussi laborieuse qu’elle l’était peu, elle n’aurait pu réussir, en restant aussi nombreuse, qu’à se nourrir un peu mieux elle-même, sans produire aucun excédant, et si une meilleure culture était possible sur quelques points, il était inutile de l’entreprendre, tant que les terres voisines restaient occupées par les anciens clans, car aucune récolte, aucun bétail ne pouvait échapper au pillage qu’autorisaient leurs traditions. C’est ainsi que les chefs des tribus écossaises arrivèrent peu à peu à cette pensée, qu’il n’était possible de tirer parti de ces montagnes qu’en les dépeuplant; dès lors ils n’ont cessé, d’abord en suivant des voies détournées, ensuite ouvertement et par la force, de raréfier eux-mêmes cette population que leurs ancêtres avaient multipliée dans un intérêt guerrier.

Le gouvernement anglais les y a poussés avec habileté; il a commencé par les attirer à Londres pour leur faire perdre peu à peu le sentiment national, et leur donner des idées et des habitudes nouvelles; puis, quand il a été bien démontré pour eux que l’ancienne organisation des Highlands était incompatible avec un régime de paix et de travail, il les a aidés à opérer cette transition difficile. Pour fournir un débouché à la population guerrière, on a créé des régimens de famille composés des hommes de chaque clan, commandés par leur chef traditionnel et soldés par l’état. Ces régimens ont soutenu bravement l’honneur de leur nouveau drapeau, et dans les guerres de l’empire notamment, les soldats de la haute Écosse, bien connus par leur costume singulier, étaient réputés les meilleurs de l’armée anglaise. En même temps on transportait dans la plaine les quelques familles des montagnes qui y consentaient; pour les plus rebelles, on organisait l’émigration en Amérique. Jusqu’aux dernières années du XVIIIe siècle, ces mesures furent exécutées avec des ménagemens; mais la grande révolution agricole d’Arthur Young décida le mouvement. Plus encore que partout ailleurs, l’avantage des grandes exploitations était évident dans ces montagnes stériles. Ce qui avait fait autrefois la force de la race gaélique, son organisation féodale, fut précisément ce qui la perdit. Le territoire d’un clan étant considéré comme la propriété du chef, la surface des Highlands était divisée en un petit nombre de vastes domaines. Le chef de chaque clan se mit à faire lui-même la chasse à ses sujets; beaucoup de ces malheureux partirent pour le Canada, d’autres cherchèrent à s’employer dans les basses terres ; sur les ruines de leurs cabanes, de grandes fermes s’élevèrent, destinées surtout à produire des moutons. Un noble écossais, lord Selkirk, donna publiquement, en 1808, la théorie de cette dépopulation.

C’était alors le temps où l’Angleterre et l’Europe lisaient avec délices les créations de Walter Scott. Le premier de ses poèmes, le Lai du dernier Ménestrel, parut en 1805, et le premier de ses romans, Waverley, en 1814. Dans ces fictions merveilleuses, le poétique highlander de la vieille Écosse revivait tout entier, avec son plaid de tartan et sa redoutable claymore. Toutes les imaginations rêvaient de ce pays poétique, et peuplaient les bords de ses lacs, les bruyères de ses montagnes, les profondeurs de ses glens et de ses cavernes, de ces fantômes aimés que créait en foule la verve du grand romancier national, et au moment même où le génie jetait tant de lumière sur ces populations, ce qui en restait était poursuivi, expulsé, dans l’intérêt apparent de quelques seigneurs! De toutes parts, des réclamations s’élevèrent. On contesta le droit que s’arrogeaient de simples chefs féodaux sur la propriété absolue de terres dont ils n’étaient, disait-on, que les suzerains, et qui appartenaient à leurs vassaux autant qu’à eux-mêmes. Cette observation pouvait être juste à beaucoup d’égards : à ne consulter que la tradition, elle aurait pu être accueillie; mais dans la lutte du présent et de l’avenir contre le passé, l’histoire devait avoir tort. L’utilité était évidente, si le droit n’était pas parfaitement établi. Il était impossible de laisser près de la population laborieuse des basses terres un voisinage aussi dangereux; le gouvernement intervint au nom de la sûreté publique. Grâce à ce secours, la dépopulation s’est accomplie, et les Highlands ont perdu successivement la plus grande partie de leurs farouches habitans.

Nulle part l’expérience n’a été faite plus en grand que dans le comté de Sutherland, qui forme l’extrémité nord-ouest de la Grande-Bretagne. C’est un pays abominable où les fondrières sont encore plus profondes et les rochers plus décharnés que dans les contrées voisines, et qui n’est même plus pittoresque à force de désolation. Situé sous la même latitude que la Suède et la Norvège, il souffre du même climat, rendu plus rude encore par la hauteur de ses montagnes. Une langue étroite de bonne terre végétale s’étend le long de la côte, surtout vers le sud; partout ailleurs, la terre manque, et quand il y en aurait, le froid et les tempêtes suffiraient pour rendre toute culture à peu près impossible. Là s’était conservée, dans un isolement absolu du monde entier, la plus pure et la plus grossière des tribus gaéliques. Un grand chef héréditaire nommé Mhoir-Fhear-Chattaibh, ou le grand homme du sud, par allusion à ses démêlés avec les pirates danois qui fréquentaient les côtes du comté de Caithness, situé encore plus au nord, commandait à ce clan. La population en était peu nombreuse, faute de subsistances, et dans la condition la plus misérable; sur une étendue de plus de 300,000 hectares, 15,000 habitans, hommes, femmes et enfans, vivaient comme des bêtes.

Dans l’organisation militaire des clans, le Sutherland avait formé le 93e régiment de ligne. Au commencement de ce siècle, la comtesse de Sutherland, unique héritière des grands hommes du sud, devenue marquise de Strafford par son mariage avec un grand seigneur anglais, entreprit de frapper le grand coup. Elle fit ordonner à tous ses vassaux de quitter l’intérieur des terres, en leur offrant de nouveaux établissemens au bord de la mer, où ils pourraient se faire marins, pêcheurs, ouvriers et même cultivateurs, puisque la terre et le climat y offraient plus de ressources ; ceux qui refuseraient n’avaient d’autre alternative que d’émigrer en Amérique. Cette résolution fut exécutée dans les dix années qui se sont écoulées de 1810 à 1820 ; il n’y a pas plus de trente ans que tout est fini. Trois mille familles furent contraintes de quitter le pays habité par leurs pères et transportées dans les nouveaux villages bâtis sur la côte. Quand elles résistaient, les agens de la marquise démolissaient leurs misérables habitations, et sur quelques points, pour aller plus vite, on y mit le feu. Quand ce qui se passait dans le Sutherland fut connu en Angleterre et en Europe, l’irritation qu’avaient déjà soulevée de semblables exécutions fut portée à son comble ; on répéta, en le grossissant, le cri de malédiction qui s’échappait des chaumières incendiées. Ces accusations décidèrent en 1820 lord et lady Stafford à faire publier par leur principal agent, M. James Loch, une apologie de leur conduite.

D’après M. Loch, l’héritière des comtes de Sutherland avait rendu à ses vassaux un vrai service en les forçant à délaisser un pays où ils ne pouvaient trouver que misère. Au lieu de huttes de terre où ils croupissaient dans leurs montagnes natales, elle leur avait préparé des habitations plus commodes, sous un ciel moins inclément ; au lieu de ces pacages immenses sans doute, mais incultes, où leurs rares troupeaux mouraient de faim, elle leur avait fourni une terre moins inféconde, et de plus ouvert l’océan. Ils avaient été non chassés, mais déplacés dans leur propre intérêt ; si quelques-uns d’entre eux, aveuglés par leurs préjugés, avaient mieux aimé émigrer, la plupart acceptaient avec reconnaissance, et ceux qu’il avait fallu expulser par la force n’étaient que des exceptions. — En fait, disait toujours M. Loch, les résultats de ces utiles mesures ne s’étaient pas fait attendre. Les nouveaux villages étaient déjà, en 1820, infiniment supérieurs aux anciens. La marquise avait dépensé des sommes considérables pour faire ouvrir des routes dans tous les sens, pour jeter des ponts sur les torrens et même sur des bras de mer, pour construire des auberges et des relais de poste, pour rendre les petits ports de la côte plus accessibles et plus sûrs. Cette contrée, si absolument fermée dix ans auparavant, était désormais abordable par terre et par mer, des diligences la traversaient jusqu’à ses extrémités, des bâtimens nombreux venaient se charger et se décharger sur ses plages, autrefois désertes. Pour créer le seul port de Helmsdale, plus de 16,000 livres sterling ou 400,000 francs avaient été employé en travaux de toutes sortes. Cette mauvaise crique, où n’abordait pas un seul bateau avant 1814, était devenue, cinq ans après, le siège d’une navigation de plusieurs milliers de tonneaux. A l’origine, les agens de la marquise avaient été obligés de faire apporter à chers deniers, de l’extérieur, tous les matériaux de leurs constructions, la chaux de Sunderland, la houille de Newcastle, l’ardoise d’Aberdeen; on avait dû faire venir aussi des ingénieurs, des maçons, des mineurs, des matelots, des ouvriers d’art tels que boulangers, charrons, menuisiers, qui manquaient absolument sur les lieux. A l’époque où écrivait M. Loch, ces étrangers n’étaient plus qu’en petit nombre, la population indigène en avait déjà appris assez pour se suffire à elle-même. Ces barbares de la veille étaient devenus en quelques années d’habiles ouvriers, de bons marins, de hardis mineurs. On avait construit, aux frais de la marquise, des églises et des maisons d’école, il ne fallait plus que très peu de temps pour achever l’œuvre de la régénération.

En même temps M. Loch n’avait pas de peine à prouver que l’opération avait été des plus fructueuses au point de vue de la production rurale proprement dite. Les terres dépeuplées avaient été partagées en vingt-neuf grandes fermes d’une étendue moyenne de 10,000 hectares, consacrées uniquement à l’élève des moutons. Des béliers et des brebis de la race cheviot améliorée avaient été importés en grand nombre et ajoutés aux moutons indigènes à tête noire. Les bruyères avaient été brûlées, les marécages assainis par des fossés, les eaux recueillies dans des canaux artificiels et distribuées le long des montagnes. A la suite de ces travaux intelligens, un gazon naturel, fin et serré, couvrait les cimes les plus élevées comme les vallées les plus profondes. Ce gazon primitif, dont la mince couche n’aurait pas tenu sous les pieds d’animaux plus lourds, s’améliorait au contraire et s’épaississait tous les jours sous l’engrais qu’y transportaient d’eux-mêmes les moutons. On estimait à 118,000 le nombre des cheviots et à 13,000 celui des têtes noires que nourrissaient déjà les montagnes du Sutherland. L’exportation de la laine s’élevait annuellement à 415,000 livres, qui se vendaient, à Inverness, aux manufacturiers du comté d’York. On livrait 30,000 moutons aux fermiers du Northumberland, qui les engraissaient pour la boucherie. Ces produits, déjà plus considérables que les anciens, qui étaient à peu près nuls, promettaient de s’accroître vite. De leur côté, les fermiers de la côte, placés dans de meilleures conditions, avaient adopté, sur les instigations et avec l’aide de leurs maîtres, des pratiques perfectionnées, et de beaux champs d’orge et de froment, des turneps semés en lignes, de bonnes prairies artificielles, remplaçaient les broussailles, si chères aux anciens habitans. Toutes les espérances de M. Loch ont été réalisées, toutes ses assertions confirmées par le temps. Le comté de Sutherland n’aurait jamais pu fournir par lui-même les capitaux nécessaires. Il avait fallu que l’héritière du comté épousât un homme extrêmement riche qui voulût bien consacrer une partie de sa fortune à améliorer le patrimoine de sa femme. Le gouvernement anglais, pour conserver le souvenir de cette révolution, a érigé la terre de Sutherland en duché, et le marquis de Stafford, par un dernier sacrifice, a vu le noble nom de sa famille se perdre dans celui qu’il avait contribué à relever; le fils de la comtesse de Sutherland et du marquis de Stafford s’appelle aujourd’hui le duc de Sutherland. Il retire de ces 300,000 hectares 1 million de francs de revenu, et ce n’est là, dit-on, que le cinquième de son immense fortune; le reste lui vient des propriétés de son père dans les comtés de Stafford et de Salop, grandement améliorées aussi, mais d’après d’autres procédés, parce qu’elles présentaient d’autres élémens. Quand le nouveau duc a pris possession de ces domaines des Highlands en 1840, il n’a recueilli que des témoignages de reconnaissance. Le souvenir des anciennes résistances était effacé, la fumée des incendies envolée sans retour. Les fermiers qui avaient pris à bail, soit les montagnes dépeuplées de l’intérieur, soit les bruyères incultes de la côte, avaient tous fait fortune. M. Loch, l’intendant général, était membre du parlement. La population, qui s’élevait à 20,000 âmes au lieu de 15,000, était toujours agglomérée le long de la mer et ne songeait plus à en sortir. Là, de mauvaises terres, défrichées et épierrées à grands frais, profondément amendées par des herbes marines et toute sorte d’engrais artificiels, se louaient jusqu’à 100 fr. l’hectare. Ports, mines, pêcheurs, tout avait prospéré. Du haut de son manoir féodal de Dunrobin qui domine cette côte, l’héritier des Mhoir-Fhear-Chattaibh assistait à un spectacle d’activité industrieuse dont ses pères n’avaient pas l’idée.

A l’intérieur, les anciens moutons à tête noire avaient presque disparu, des cheviots avaient généralement pris leur place. 200,000 moutons vivent aujourd’hui sur des étendues qui n’en nourrissaient pas autrefois le quart. Admirable propriété de l’espèce ovine de se prêter à tous les sols et à tous les climats ! Le même animal qui fait la principale richesse de l’Arabe dans les déserts sablonneux du Sahara a permis de rendre profitables des rochers et des tourbières qui touchent au pôle ! « On est confondu, dit un voyageur français, M. de Gourcy, en parcourant ces tristes solitudes, de les trouver peuplées de superbes moutons qui donnent tous les ans cinq livres d’une laine assez belle, et qui, à trois ans et demi, sans autre nourriture que celle qu’ils trouvent hiver comme été, pèsent vivans 200 livres anglaises. » Les hauteurs servent de pâturages d’été, et les vallons ou glens de pâturages d’hiver. Même dans les longues nuits, les troupeaux restent exposés à toutes les intempéries, sans autre abri que quelques rares bouleaux; seulement, en octobre, on les enduit quelquefois d’un mélange de beurre et de goudron pour les défendre contre l’extrême humidité. Quant aux habitans, il n’y en a plus. Si quelque descendant des anciens montagnards paraît encore çà et là, assis sur un roc, vêtu de son plaid traditionnel et jouant sur sa cornemuse l’air mélancolique de quelque ballade, ce n’est plus un soldat, c’est un berger; il ne vit plus de guerre et de pillage, mais des gages que lui donne le fermier voisin. C’est à peine s’il sait encore quelques-unes des histoires guerrières de sa tribu; en revanche, il vous dira si l’agnelage a été heureux cette année et si les laines se vendent bien. Voilà tout ce qui reste d’une race éteinte. Un de ces bergers suffit pour 500 bêtes; on en compte en tout 4 ou 500 disséminés sur 300,000 hectares.

L’histoire du Sutherland est plus ou moins celle de tous les Highlands. Presque partout où l’antique population a pu être déplacée, ce sont des moutons qui lui ont succédé. Quand le sol devient un peu meilleur, la dépopulation est moins complète : on cultive un peu d’avoine et de turneps autour des fermes et on ajoute aux moutons des bêtes à cornes. Ce bétail, bien connu sous le nom de West-Highlands, hautes terres de l’ouest, n’est autre chose que l’ancienne race du pays, qui a gagné, grâce à des soins de tous genres, une extrême ampleur de chair et une rare aptitude à l’engraissement. Les voleurs de bœufs de Waverley auraient peine à reconnaître, s’ils renaissaient aujourd’hui, dans ces masses animées, les descendans de ces petites bêtes qu’ils poussaient devant eux au retour de leurs excursions, et qu’ils cachaient par centaines dans leurs cavernes. Un seul pèse autant que cinq ou six d’autrefois. C’est Archibald, duc d’Argyle, qui, vers le milieu du siècle dernier, a commencé l’amélioration de ces bœufs, qui paraît aujourd’hui à son apogée. Velus comme des ours, d’une couleur noire ou brune plus ou moins foncée, ils ont encore, au premier abord, une mine sauvage parfaitement appropriée aux lieux où ils vivent; mais leur démarche lourde et leur œil paisible montrent bientôt qu’eux aussi ont perdu leur ancienne rudesse, et qu’ils n’ont rien de commun avec leurs frères violens d’Andalousie, élevés pour le combat. Rien n’a été changé quant aux conditions générales de leur régime. Ils ne mettent, pas plus que les moutons, le pied dans une étable, passent comme eux au grand air les nuits comme les jours, les hivers comme les étés, et ne reçoivent guère d’autre nourriture que celle qu’ils recueillent sur ces montagnes, où la main de l’homme n’a rien semé.

La nation britannique a les mœurs rudes, elle fait les choses durement, et se donne souvent tort dans la forme, quand elle a raison au fond. Les héritiers des grands fiefs écossais ont été évidemment trop loin en employant la force pour réduire leurs vassaux, il eût mieux valu attendre du temps, qui marche vite, que la transformation devînt volontaire. Quand même la contrainte eût été nécessaire, ce n’était pas à eux d’en user envers des hommes qui leur étaient dévoués jusqu’au fanatisme. A cela près, l’opération du déplacement a été bonne, utile, bien entendue, au double point de vue agricole et politique. Cinquante ans d’expérience l’ont prouvé surabondamment. S’il y a quelque chose à regretter, de l’aveu de tous les Écossais, c’est qu’elle n’ait pas été partout aussi complète que dans le Sutherland. Ceux des montagnards qui sont restés en trop grand nombre sur quelques points justifient, par leur misère, l’expulsion de leurs devanciers, et la force des choses les fera sans aucun doute disparaître peu à peu. En condamnant absolument ce qui s’était passé dans la haute Écosse, M. de Sismondi a fait plusieurs confusions : il a parlé du Sutherland comme d’un pays ordinaire, dans des conditions moyennes de fertilité et de civilisation; ce qu’il regardait comme un abus de la propriété lui a caché l’insuffisance de la production et le danger de la barbarie. Quand un sol et un climat sont trop improductifs pour entretenir convenablement une population humaine, est-il désirable qu’elle s’éloigne ? Que la terre appartienne à des propriétaires qui perçoivent, sous forme de rente, une partie des fruits, ou que tous les fruits soient partagés entre ceux qui la cultivent, peu importe; la proportion peut changer, mais la difficulté fondamentale reste la même. Quand les Highlanders auraient été reconnus propriétaires du sol natal, le déplacement de la plupart d’entre eux aurait toujours été nécessaire.

Cette première question posée et résolue, vient la seconde, celle de la rente. Dans de pareils pays, est-il utile, est-il légitime que la terre produise une rente ? Je n’hésite pas à répondre affirmativement. Les plus mauvais terrains ne font pas exception à la règle générale, toute terre doit produire un excédant sur les frais de production pour être véritablement utile à la communauté. Cet excédant, c’est la nourriture de ceux qui ne travaillent pas la terre, c’est-à-dire qui se livrent à l’industrie, au commerce, aux sciences, aux arts. Tout pays qui n’a pas dans sa culture de produit net est condamné à la barbarie. Bien que mus par un intérêt tout personnel, les chefs écossais ont été les instrumens de cette grande loi sociale qui fait des dégagemens de la rente le principe même de la civilisation; sans rente, point de division du travail, et sans division du travail, point de richesse, de bien-être, de développement intellectuel. Il est d’ailleurs fort rare qu’en augmentant le produit net, on n’augmente pas aussi le produit brut. La haute Écosse produit infiniment plus aujourd’hui qu’il y a un siècle, non-seulement pour la rente, ce qui est évident, mais en tout.

On a cité ce mot d’un vieux montagnard, qui résume sous une forme assez piquante les griefs de sa race : «Dans ma jeunesse, disait-il, un gentilhomme des Highlands mesurait son importance à la quantité d’hommes que ses domaines pouvaient nourrir; quelque temps après, la question fut de savoir combien on pouvait y nourrir de gros bétail; aujourd’hui, on en est venu à compter le nombre des moutons. Nos descendans se demanderont, je suppose, combien un domaine peut produire de rats et de souris. » Cette boutade est spirituelle sans doute, mais elle n’est pas juste. Il suffit d’un seul mot pour y répondre : la population des Highlands, qui était en 1750 de 300,000 âmes tout au plus, est de 600,000 aujourd’hui, et les profits comme les salaires de cette population se sont accrus beaucoup plus que les rentes, même dans les montagnes dépeuplées. Ces montagnes ne rapportent, après tout, à leurs propriétaires que 3 francs environ par hectare, les fermiers en retirent un revenu à peu près égal, et les simples bergers gagnent jusqu’à 1,000 francs par an, dix fois plus assurément que ne gagnaient leurs pères. Il en est de même de la population déplacée : elle mourait de faim dans l’intérieur, faute d’emploi rémunérateur; elle prospère sur la côte, où le travail productif ne manque pas. Considérée dans son ensemble, côtes et montagnes tout compris, cette région produit aujourd’hui 12 francs par hectare, dont la rente prend à peine le quart. C’est encore bien peu sans doute, mais c’est beaucoup en comparaison du passé. Tout ce peuple, si redouté jadis de ses voisins, a changé ses mœurs de bandit contre des mœurs laborieuses et régulières. Il n’y a donc pas eu, comme dit M. de Sismondi, économie de travail et de bonheur, mais augmentation notable de l’un et de l’autre.

Une révolution analogue a eu lieu en Angleterre, tous les documens historiques l’attestent, du temps de Henri VII, c’est-à-dire au moment où la fin de la guerre civile des deux roses rendit à ce royaume un peu d’ordre et de sécurité. L’organisation féodale, bonne pour la guerre, fut, alors aussi, incompatible avec la paix. Dès que les seigneurs anglais voulurent avoir moins d’hommes d’armes et plus de revenus, ils firent exactement, à la fin du XVe siècle, ce que les seigneurs écossais ont fait deux cents ans après : ils réduisirent tant qu’ils purent le nombre de leurs vassaux et les remplacèrent par des moutons. Pendant tout le cours du siècle suivant, cette dépopulation systématique fit des progrès, et, surtout après l’expulsion des ordres monastiques, elle donna naissance à cette multitude de vagabonds qui infestaient les campagnes et qui provoquèrent l’établissement de la fameuse taxe des pauvres. Vers la fin du règne d’Elisabeth seulement, les idées commencèrent à changer, parce que, la population industrielle et commerciale venant à s’accroître, il devint nécessaire de cultiver plus de céréales pour la nourrir. Les seigneurs anglais n’avaient pas, pour agir ainsi, la même justification qu’eurent plus tard ceux de la haute Écosse, le pays qu’ils dépeuplaient étant infiniment plus susceptible de culture.

Walter Scott lui-même, le poète des clans, a reconnu hautement, quand de romancier il s’est fait historien, la nécessité de leur disparition. «Quand nous jetons les yeux, dit-il dans son Histoire d’Écosse, sur une perspective de montagnes par une belle soirée d’été, les rochers, les forêts et les précipices prennent dans le lointain les formes et les couleurs les plus attrayantes, et il faut un effort d’imagination pour se rappeler l’aspect stérile et désolé qu’ils présentent réellement. De même le système des clans montagnards, vu de loin et sous le mirage de la fantaisie, parle puissamment au cœur et à l’imagination ; mais il ne faut pas oublier combien il était ennemi de toute liberté et de tout progrès religieux et moral. Il suffisait du caprice d’un chef pour troubler à tout moment la paix du pays, soit en levant l’étendard de la guerre civile, soit en lâchant sur un canton des basses terres une troupe de bandits, l’assemblée dans quelque sombre vallée, comme des chiens dans un chenil, pour y répandre le pillage et la désolation. Quelque compassion qu’on puisse sentir pour ceux qui souffrirent de ce changement, quelque regret qu’on éprouve de voir détruire par la violence un état de société qui touchait par tant de points aux dogmes romanesques de l’antique chevalerie, il n’est pas un homme de bon sens qui ne reconnaisse qu’un gouvernement régulier n’en pouvait tolérer plus longtemps l’existence et qui s’afflige de le voir détruit.»

Comme des chiens dans un chenil, personne n’a jamais rien dit de plus fort, et Walter Scott ne traite ici que le côté moral et politique de la question, il néglige le côté économique, qui n’est pas moins important. Nous n’avons rien en France qui ressemble à ces tribus pillardes de l’ancienne Écosse, et sous le rapport de la police publique, nous n’avons besoin d’aucune transportation analogue; mais l’exemple des Highlands n’est pas tout à fait pour nous sans enseignement, en ce qu’il nous apprend à réfléchir sur les conditions d’existence de quelques-unes de nos populations rurales dans les pays stériles et improductifs. N’aurions-nous pas, nous aussi, sur quelques points de notre territoire, une population trop dense pour les facultés du sol qu’elle habite, et qui, tant qu’elle restera aussi nombreuse, ne pourra retirer du travail le plus opiniâtre que des fruits insuffisans ? Ne serait-il pas à désirer, autant dans l’intérêt général que dans celui de ces portions malheureuses de la grande famille, qu’elles fussent en partie déplacées et employées plus utilement ailleurs ? N’y gagnerait-on pas doublement, et dans les pays qu’elles quitteraient, et dans ceux où elles trouveraient de l’emploi ? N’y gagneraient-elles pas elles-mêmes de meilleurs salaires et une existence plus heureuse ? Il ne peut être question chez nous. Dieu merci, d’employer la force pour en venir là, ce ne pourrait être que le résultat d’une nécessité librement reconnue par les intéressés; mais ne pourrait-on y préparer d’avance les esprits ? Ces émigrations volontaires ne donneraient-elles pas la solution de bien des problèmes agricoles et sociaux ?

La solitude faite, tout est devenu facile dans les Highlands. Ces montagnes étaient tout à fait déboisées : on a attribué cette nudité à plusieurs causes, notamment aux vents de mer, mais tous les points de cette immense surface ne sont pas également battus par les tempêtes, le déboisement était dû en grande partie à la même cause qui a si complètement dépouillé l’Afrique française et qui détruit si rapidement dans nos propres montagnes toute espèce de terre végétale, — le parcours illimité des troupeaux. Dès que la population s’est retirée, on a fait au pâturage sa part et à la forêt la sienne : les chefs écossais, devenus grands propriétaires, ont entrepris de gigantesques plantations. Le dernier duc d’Athol a planté à lui seul 6,000 hectares de mélèzes. Cette magnifique forêt, qui a maintenant plus de soixante ans, a poussé avec une rare vigueur, elle couvre de son noir manteau les montagnes qui s’élèvent au nord du Tay, autour de Dunkeld, et ce n’est pas un des moindres ornemens de ce paysage grandiose; je ne connais que Bade et la Forêt-Noire qui puissent lui être comparés. Cette fois même je ne sais pas si la forêt plantée par l’homme ne l’emporte pas sur la forêt naturelle, le mélèze sur le sapin. Autant les bois sont déplacés dans les plaines, sur les terres cultivables qui pourraient porter des céréales, de la viande ou du vin, autant ils sont à leur place sur ces cimes escarpées, où rien ne peut venir; outre les richesses qu’ils produisent par eux-mêmes, ils défendent les vallées contre les ouragans, régularisent la chute des eaux, et, ce qui n’est jamais à dédaigner, ajoutent à la grandeur des sites; les cascades écumantes du Tay sont dix fois plus belles sous ces majestueux ombrages.

Enfin, et c’est peut-être le trait le plus curieux de cette savante exploitation du désert, on a su tirer un merveilleux parti du gibier qui l’habite; on y trouve naturellement la perdrix blanche, le coq de bruyère, toutes les variétés d’oiseaux aquatiques, et surtout une espèce particulière de perdrix, nommée grouses, qui s’y multiplient avec une extrême abondance; on y a propagé artificiellement le daim et le cerf. Le luxe anglais a donné une grande valeur à ces chasses. Une montagne peuplée de grouses se loue pour une saison 50 liv. st. ou 1,250 francs. On a construit au milieu des rochers les plus sauvages des pavillons ou shooting-lodges qui se louent, avec le droit de chasse sur les montagnes environnantes, 500 liv. sterl. ou 12,500 fr. Ce qu’on appelle à proprement parler une forêt, c’est-à-dire un espace de plusieurs milliers d’hectares non précisément planté d’arbres, mais interdit à toute espèce de bétail et réservé aux daims et aux cerfs, est hors de prix. Tous les grands propriétaires écossais ont, comme Guillaume le Conquérant, créé plusieurs de ces forêts dans leurs domaines ; les amateurs y vont à grands frais relancer au milieu des précipices les monarques agiles de la solitude : expéditions aventureuses que rehausse l’attrait de beaucoup de fatigue et d’un peu de danger, et qui réveillent chez ces enfans du Nord les instincts de leurs pères. Rien n’est plus à la mode que la chasse dans les Highlands ; le pinceau de Landseer, le peintre favori du sport britannique, en a retracé sous toutes les formes les plus curieux incidens, et cette agitation, qui vient tous les ans pendant deux ou trois mois réveiller dans les échos endormis quelque chose du tumulte guerrier des clans, se résume en bons et beaux revenus pour les propriétaires.

L’opinion publique, qui, après avoir beaucoup hésité sur le jugement à porter de l’expulsion des tribus montagnardes, avait fini par la consacrer, a longtemps accepté les forêts écossaises comme le reste précieux d’un passé justement détruit. On commence cependant à murmurer contre ces derniers vestiges de l’antique féodalité : les cerfs et les daims sont, dit-on, en trop petit nombre pour utiliser convenablement les vastes étendues qu’on leur abandonne ; il vaudrait mieux y nourrir des moutons. Je comprends ces réclamations quand il s’agit de l’Angleterre, où quelques riches landlords s’obstinent encore à laisser incultes pour leurs chasses, au milieu de districts populeux, de grands terrains qui pourraient rapporter des récoltes : tel est, par exemple, Cannock-Chase, dans le comté de Stafford, qui a bien près de 6,000 hectares ; mais dans la haute Écosse, j’ai peine à croire que la perte soit bien grande. Quelques milliers de moutons de plus ou de moins n’ajouteraient pas beaucoup à l’alimentation nationale, et on y perdrait le dernier refuge de la nature sauvage dans la Grande-Bretagne. Toujours des moutons, c’est bien monotone ; il ne faut pas non plus que la manie s’en mêle. Dépouiller la vie rurale de toute poésie, n’est-ce pas aller trop loin, dans l’intérêt même de la culture, et ne doit-on pas craindre de détruire le charme principal qui attire les riches hors des villes ?

Les pêcheries des Highlands ne sont pas moins renommées que les chasses. Dans un pays où l’eau découle de toutes parts, le poisson doit abonder ; le saumon surtout a donné lieu à un commerce énorme. Dans les premiers temps qui ont suivi la pacification de l’Écosse, quiconque possédait une chute sur une rivière a fait immédiatement fortune. Simond parle d’une pêcherie sur le Tay, qui s’affermait, avant 1800, 5 guinées par an, et qui rapportait, en 1810, 2,000 livres sterling, ou 50,000 francs. « Ce n’est pas, dit-il, qu’il y ait plus de poisson, mais il y a plus d’industrie à le prendre et plus de consommateurs. » Ces magnifiques bénéfices sont aujourd’hui fort diminués ; on a tant fait que le saumon et la truite ne se trouvent plus en aussi grand nombre qu’autrefois ; mais un art nouveau, la pisciculture, vient depuis quelques années ranimer les espérances. Le duc d’Athol actuel est un de ceux qui recherchent avec le plus de soin les moyens de repeupler les lacs et les rivières ; de nombreuses expériences montrent qu’on y réussit. Tout annonce que cette richesse naturelle de la haute Écosse sera conservée et peut-être grossie par l’industrie humaine. Telle est, en effet, la véritable tâche de l’homme dans un pareil pays ; tel est, avec le pâturage et la forêt, le seul genre de culture possible et profitable, car, comme le dit Virgile dans ses Géorgiques, la culture doit varier avec les sols et les climats :

Nec vero terræ ferre omnes omnia possunt.

Cette sécurité profonde dont on jouit maintenant dans les Highlands, ce calme infini d’une terre sans habitans, ces lacs, ces rochers, ces cascades, ces bruyères, ces souvenirs romanesques et poétiques, tout cet ensemble singulier donne à l’habitation dans ces montagnes un vif attrait malgré la tristesse du climat. Aux huttes renversées des clans ont succédé des résidences comfortables. Non-seulement les anciens chefs se sont fait bâtir des châteaux sur les ruines des chaumières, mais on a vu de riches Anglais acheter des territoires entiers et y transporter leurs demeures. Il n’y a presque plus sur toute la surface des Highlands de site un peu remarquable où ne s’élève un château moderne. La terre y vaut en moyenne environ 100 francs l’hectare, ce qui permet d’avoir à bon marché de vastes espaces ; les habitations sont à plusieurs lieues les unes des autres, les domaines qui en dépendent ont des milliers d’hectares peuplés uniquement de troupeaux et de grouses ; mais si l’extérieur de la maison est inculte et désert, l’intérieur présente toutes les jouissances du luxe : contraste éternellement piquant. D’excellentes routes, des bateaux à vapeur établis sur les lacs, facilitent l’accès des coins les plus solitaires ; l’aspect général du pays est celui d’un vaste parc de plusieurs millions d’hectares, où le plus grand des jardiniers paysagistes a multiplié à l’infini les effets les plus sublimes. Des milliers de touristes s’y répandent dans la belle saison, si toutefois on peut appeler ainsi l’été de ces contrées, nouvelle source d’exploitation non moins fructueuse que les autres, et que le génie spéculateur des Écossais se garde bien de négliger.

La plus belle de ces résidences seigneuriales est le château de Taymouth, appartenant à lord Breadalbane et situé au point où la rivière du Tay sort du lac de ce nom, dans le comté de Perth. Lord Breadalbane est le descendant des chefs du clan des Campbell, un des plus puissans de la haute Écosse ; ses domaines ont 100 milles anglais ou 40 lieues de long et vont à peu près d’une mer à l’autre : on y a fait le vide par les mêmes moyens qu’ailleurs, et le clan proprement dit n’existe plus ; mais à la place de l’antique manoir s’élève aujourd’hui un véritable palais, dont la splendeur a étonné la reine elle-même quand elle est venue le visiter. Le parc, traversé par les eaux bondissantes du Tay naissant, planté d’arbres magnifiques, tout peuplé de lièvres, de perdrix et de faisans, émaillé de massifs de fleurs, réunit aux beautés naturelles de ces gorges agrestes les grâces que peut seul donner l’art le plus exquis et qui paraissaient incompatibles. Pour vaincre ainsi le sol et le climat, il faut beaucoup d’argent ; ce sont les pâturages qui l’ont fourni depuis qu’ils ne sont habités que par les troupeaux. Je suis arrivé à Taymouth par une longue soirée d’été, en longeant la rive gauche du lac Tay, qui n’a pas moins de six lieues de long ; quelques fermes apparaissaient de distance en distance sur les bords de cette petite mer, avec leurs champs de turneps et d’avoine ; mais sur la montagne proprement dite on ne voyait aucune trace d’hommes ou d’habitations. Des moutons à tête noire paissaient sans gardien sur les pentes, et nous montraient, en nous regardant passer, leur petite face de nègre effarouché ; des vaches west-highlands, dont la silhouette se dessinait sur les rochers frappés des derniers rayons, remplissaient l’air, à notre approche, de véritables hurlemens, et au moment d’arriver au pont de Kenmore, nous vîmes, sous les grands mélèzes plantés par le père du lord actuel, des daims qui descendaient à la faveur des ombres naissantes pour aller boire dans le lac. Ces tableaux paisibles valent bien les scènes sanglantes qui se sont passées dans ces lieux mêmes, et qu’a si bien racontées Walter Scott dans la Jolie Fille de Perth.

Les Shetland, les Hébrides et les autres îles qui se groupent autour des Highlands, n’ont pas encore été également visitées par la civilisation ; mais des paquebots à vapeur établissent maintenant des communications régulières avec elles, et dans peu d’années l’emploi des mêmes procédés y aura porté les mêmes conséquences.

LEONCE DE LAVERGNE.

  1. Voyez les livraisons du 15 janvier, Ier et 15 mars, 15 avril, 15 octobre et 15 décembre 1853.
  2. L’acre d’Ecosse vaut 51 ares 41 centiares.
  3. L’impôt dans les Highlands, c’est-à-dire dans l’autre moitié de l’Écosse, est insignifiant, ce qui double la part des Lowlands dans la répartition.