L’économie rurale en Angleterre/02
EN ANGLETERRE.
LES CULTURES.[1]
Toute culture a pour but de produire la plus grande quantité possible d’alimentation humaine sur une surface donnée de terrain ; mais pour arriver à ce but commun, on peut suivre des voies très différentes. En France, les cultivateurs se sont surtout préoccupés de la production des céréales, parce que les céréales servent immédiatement à la nourriture de l’homme. En Angleterre, au contraire, on a été amené, d’abord par la nature du climat, ensuite par la réflexion, à prendre un chemin détourné qui ne conduit aux céréales qu’après avoir passé par d’autres cultures, et il s’est trouvé que le chemin indirect était le meilleur.
Les céréales en général, et surtout le froment, sont sans doute un des plus beaux produits du travail agricole, mais elles ont un grand inconvénient qui n’a pas assez frappé le cultivateur français : elles épuisent le sol qui les porte. Ce défaut est peu sensible avec certaines terres privilégiées qui peuvent porter du froment presque sans interruption ; il peut être d’un faible effet tant que les terres abondent pour une population peu nombreuse : on est libre alors de ne cultiver en blé que les terres de première qualité, ou de laisser reposer les autres pendant plusieurs années avant d’y ramener la charrue ; mais quand la population s’accroît, tout change. Si l’on ne s’occupe pas sérieusement des moyens de rétablir et même d’accroître la fécondité du sol à mesure que la production des céréales la réduit, il arrive un moment où les terres, trop souvent sollicitées à porter du blé, s’y refusent. Même avec les climats et les terrains les plus favorisés, l’ancien système romain, qui consistait à cultiver le blé une année et à laisser le sol en jachère l’année suivante, finit par devenir insuffisant ; le blé ne donne plus que des récoltes sans valeur.
La terre s’épuise plus vite par la production des céréales dans le Nord que dans le Midi ; de cette infériorité de leur sol, les Anglais ont su faire une qualité. Dans l’impossibilité où ils étaient de demander aussi souvent que d’autres du blé à leurs champs, ils ont dû rechercher de bonne heure les causes et les remèdes de cet épuisement. En même temps, leur territoire leur présentait une ressource qui s’offre moins naturellement aux cultivateurs méridionaux : c’est la production spontanée d’une herbe abondante pour la nourriture du bétail. Du rapprochement de ces deux faits est sorti tout leur système agricole. Le fumier étant le meilleur agent pour renouveler la fertilité du sol après une récolte céréale, ils en ont conclu qu’ils devaient s’attacher avant tout à nourrir beaucoup d’animaux. Outre que la viande est un aliment plus recherché des peuples du Nord que de ceux du Midi, ils cherchent dans cette nombreuse production animale le moyen d’accroître par la masse des fumiers la richesse du sol et d’augmenter ainsi leur produit en blé. Ce simple calcul a réussi, et, depuis qu’ils l’ont adopté, l’expérience les a conduits à l’appliquer tous les jours de plus en plus.
Dans l’origine, on se contentait des herbes naturelles pour nourrir le bétail ; une moitié environ du sol restait en prairies ou pâturages, l’autre moitié se partageait entre les céréales et les jachères. Plus tard, on ne s’est pas contenté de cette proportion, on a imaginé les prairies artificielles et les racines, c’est-à-dire la culture de certaines plantes exclusivement] destinées à la nourriture des animaux, et le domaine des jachères s’est réduit d’autant. Plus tard encore, la culture des céréales a elle-même diminué ; elle ne s’étend plus, même en y comprenant l’avoine, que sur un cinquième du sol, et ce qui prouve l’excellence de ce système, c’est qu’à mesure que s’accroît la production animale, la production du blé s’augmente aussi : elle gagne en intensité ce qu’elle perd en étendue, et l’agriculture réalise à la fois un double bénéfice.
Le pas décisif dans cette voie a été fait il y a soixante ou quatre-vingts ans. Au moment où la France se jetait dans les agitations sanglantes de sa révolution politique, une révolution moins bruyante et plus salutaire s’accomplissait dans l’agriculture anglaise. Un autre homme de génie, Arthur Young, complétait ce que Bakewell avait commencé. Pendant que l’un enseignait à tirer des animaux le meilleur parti possible, l’autre apprenait à en nourrir la plus grande quantité possible sur une étendue donnée de terrain. De grands propriétaires, que d’immenses fortunes ont récompensés de leurs efforts, favorisaient la diffusion de ces idées en les pratiquant eux-mêmes avec succès. C’est alors que le fameux assolement quadriennal, connu sous le nom d’assolement de Norfolk, du comté où il a pris naissance, a commencé à se propager. Cet assolement, qui règne aujourd’hui avec quelques variantes dans toute l’Angleterre, a transformé complètement les terres les plus ingrates de ce pays et créé de toutes pièces sa richesse rurale.
Je ne referai pas ici la théorie de l’assolement, qui a été faite cent fois. Tout le monde sait aujourd’hui que la plupart des plantes fourragères, puisant surtout dans l’atmosphère les élémens de leur végétation, ajoutent au sol plus qu’elles ne lui prennent, et contribuent doublement, soit par elles-mêmes, soit par leur transformation en fumier, à réparer le mal fait par les céréales et les cultures épuisantes en général ; il est donc de principe de les faire au moins alterner avec ces cultures ; c’est ce que fait l’assolement de Norfolk. De grands efforts ont été tentés aussi en France, dès le commencement du siècle, par des agronomes éminens, pour y répandre cette pratique salutaire, et des progrès réels ont été accomplis dans cette voie ; mais les Anglais ont été beaucoup plus vite que nous, et par là s’est accru sans cesse entre leurs mains ce précieux capital de fertilité que tout bon cultivateur ne doit jamais perdre de vue.
Près de la moitié du sol cultivé a été maintenue en prairies permanentes ; le reste forme ce qu’on appelle les terres arables et est divisé en quatre soles, d’après l’assolement de Norfolk : — 1re année : racines et notamment navets ou turneps ; — 2e année : céréales de printemps (orge et avoine) ; — 3e année : prairies artificielles (notamment trèfle et ray-grass) ; — 4e année : blé.
Depuis, on a généralement ajouté une année à la rotation en laissant les prairies artificielles occuper la terre pendant deux ans, ce qui rend l’assolement quinquennal. Ainsi, sur une terre de 70 hectares par exemple, 30 seraient en prairies permanentes, 8 en pommes de terre et navets, 8 en orge et avoine, 8 en prairie artificielle de première année, 8 en prairie artificielle de seconde année, et 8 en blé. Dans les parties du pays les plus favorables à la végétation herbacée, la proportion des prairies est encore accrue, et celle du blé réduite ; dans celles qui ne se prêtent pas autant à la végétation des racines et des prés, on substitue aux turneps les féveroles, et on étend les soles de céréales aux dépens des autres récoltes, mais dans l’ensemble ces exceptions se compensent à peu près, au moins pour la Grande-Bretagne. En Irlande, tout est différent : la culture des navets n’a pas fait de progrès, le froment et l’orge sont peu répandus, les grandes cultures sont l’avoine et la pomme de terre.
En somme, déduction faite des 11 millions d’hectares incultes que renferment les îles britanniques, les 20 millions d’hectares cultivés se décomposent à peu près ainsi :
Hectares | |
---|---|
Prairies naturelles | 8,000,000 |
Prairies artificielles | 3,000,000 |
Pommes de terre, turneps, fèves | 2,000,000 |
Orge | 1,000.000 |
Avoine | 2,500,000 |
Jachères | 500,000 |
Froment | 1,800,000 |
Jardins, houblon, lin, etc. | 200,000 |
Bois | 1,000,000 |
Total | 20,000,000 |
En France, nous avons aussi 11 millions d’hectares incultes sur 53 ; les 42 millions restans se décomposent ainsi :
Hectares | |
---|---|
Prés naturels | 4,000,000 |
Prés artificiels | 3,000,000 |
Racines | 2,000,000 |
Avoine | 3,000,000 |
Jachères | 5,000,000 |
Froment | 6,000,000 |
Seigle, orge, maïs, sarrasin | 6,000,000 |
Cultures diverses | 3,000,000 |
Vigne | 2,000,000 |
Bois | 8,000,000 |
Total | 42,000,000 |
De la comparaison entre ces deux tableaux ressort toute la différence des deux agricultures.
Il semble au premier abord que la France ait l’avantage sur le royaume-uni pour la proportion des terres incultes aux terres cultivées ; mais les terres délaissées par nos voisins sont incultivables, elles se trouvent presque toutes dans la Haute-Ecosse, le nord de l’Irlande et le pays de Galles, tout ce qui ailleurs était susceptible d’être défriché l’a été, tandis que, chez nous, la plupart des terres en friche seraient susceptibles de culture. Nous avons du reste beaucoup plus de bois que nos voisins ; en ajoutant nos terrains forestiers aux terres incultes, nous trouvons 19 millions d’hectares sur 53 soustraits en France à la culture proprement dite ; c’est à peu près la même proportion. Grâce à leurs mines de charbon, qui leur fournissent en abondance un combustible excellent et à bon marché, grâce aussi à leur climat, qui leur rend l’abri des arbres moins utile qu’à nous, les Anglais ont pu se défaire des grands bois qui couvraient autrefois leur île, et racheter ainsi leur infériorité sous d’autres rapports. Il ne reste plus aujourd’hui des anciennes forêts que quelques vestiges tous les jours menacés de destruction.
Le véritable domaine agricole se compose donc, d’une part de 19 millions d’hectares, et de l’autre de 34. Nous trouvons à première vue que, sur les 19 millions d’hectares anglais, 15 sont consacrés à la nourriture des animaux, et 4 tout au plus à la nourriture de l’homme ; en France, le nombre des hectares consacrés aux cultures améliorantes est de 9 millions, tandis que les cultures épuisantes en couvrent le double ; le domaine des jachères est encore énorme, et dans leur état actuel elles ne peuvent être que d’une faible ressource pour renouveler la fertilité de la terre. L’examen des détails ne fera que confirmer ce que fait pressentir ce premier aperçu.
D’abord s’offrent les prairies naturelles, représentées chez nous par 4 millions d’hectares et dans les îles britanniques par 8. Ici moins du huitième, là presque la moitié du sol cultivé ; il est vrai que, dans les prés anglais, figurent ceux qui ne sont que pâturés, mais ces pâturages valent pour le produit nos prairies fauchées.
C’est à coup sûr une des plus frappantes originalités de la culture britannique, du moins jusqu’ici, que cette extension du pâturage. On fait peu de foin en Angleterre, la nourriture d’hiver des animaux est surtout demandée aux prairies artificielles, aux racines, et même aux céréales. Depuis quelque temps, des systèmes nouveaux dont je parlerai ailleurs tendent à substituer la stabulation, même en été, à l’antique tradition nationale ; mais ces tentatives ne sont encore et n’étaient surtout il y a cinq ans que des exceptions. L’usage à peu près universel est au contraire de n’enfermer le bétail que le moins possible. Les trois quarts des prés anglais sont pâturés, et comme la moitié des prairies artificielles le sont aussi, surtout dans la seconde année, comme les turneps eux-mêmes sont en grande partie consommés sur place par les moutons, comme enfin les terres incultes ne peuvent être utilisées que par le parcours, les deux tiers du sol total sont livrés au bétail. C’est ce qui fait le charme particulier des campagnes britanniques. Hors de la Normandie et de quelques autres provinces où le même usage s’est conservé, notre territoire présente rarement le spectacle riant qu’offre partout l’Angleterre avec ses vertes pelouses peuplées d’animaux en liberté.
L’attrait de ce paysage s’accroît par l’effet pittoresque des haies vives, souvent plantées d’arbres, qui entourent chaque champ. L’existence de ces haies est aujourd’hui fort attaquée, mais jusqu’ici elles ont été considérées comme un accessoire obligé du système général de culture. Chaque pièce de terre étant pâturée à son tour, il est commode de pouvoir y parquer en quelque sorte les animaux et les y laisser sans gardien. Avec nos habitudes nationales, il nous paraît étrange de voir des bestiaux, surtout des moutons, complètement livrés à eux-mêmes dans les pâturages et quelquefois assez loin des habitations. Il faut se rappeler que les Anglais ont détruit les loups dans leur île, qu’ils ont, par des lois terribles sur la police rurale, défendu la propriété contre les déprédations humaines, et qu’enfin ils ont eu soin de clore exactement tous leurs champs, pour comprendre cette sécurité générale. Ces belles haies apparaissent alors comme une défense utile aussi bien que comme une riche parure, et on s’étonne qu’il puisse être question de les supprimer.
La pratique du pâturage a, aux yeux du très grand nombre des cultivateurs anglais, plusieurs avantages ; elle épargne la main-d’œuvre, ce qui n’est pas pour eux une petite considération ; elle est favorable, ils le croient du moins, à la santé des herbivores ; elle permet de tirer parti de terrains qui ne seraient autrement que d’un faible produit et qui s’améliorent à la longue par le séjour du bétail ; elle fournit une nourriture toujours renaissante et dont la somme finit par être égale, sinon supérieure, à celle qui aurait été obtenue par la faux. En conséquence, ils attachent un grand prix à avoir dans chaque ferme une étendue suffisante de bonnes pâtures ; même dans les prés qu’ils fauchent, ils intercalent souvent une année de pâturage entre deux années de fenaison. Aussi, quand nos pâturages sont en général négligés, les leurs sont, au contraire, soignés admirablement, et quiconque a un peu étudié ce genre de culture, le plus attrayant de tous, sait quelle immense distance peut exister entre un pâturage inculte et sauvage et un pâturage cultivé.
On peut affirmer hardiment que les 8 millions d’hectares de prés anglais donnent trois fois autant de nourriture pour les animaux que nos à millions d’hectares de prés et nos 5 millions d’hectares de jachères. La preuve en est dans le prix vénal de ces différentes espèces de terrains. Les prés anglais se vendent en moyenne, qu’ils soient fauchés ou non, environ 4,000 fr. l’hectare ; on en trouve qui valent 10,000, 20,000 et jusqu’à 50,000 francs. Les bons herbages de la Normandie sont parmi nous les seuls qui puissent rivaliser avec quelques-uns de ces prix ; nos prés valent en moyenne les trois quarts environ de ce que valent les prés anglais, et quant à nos jachères, elles en sont à une grande distance. Nulle part l’art d’améliorer les prés et pacages, de les assainir par des conduits d’écoulement, de les fertiliser par des irrigations, par des engrais habilement appropriés, par des défoncemens, des épierremens, des terrassemens, des amendemens de toute sorte, d’y multiplier les plantes nutritives et d’en exclure les mauvaises, qui s’y propagent si facilement, n’a été poussé plus loin ; nulle part on ne regarde moins à la dépense de création et d’entretien quand on la considère comme utile. Ces soins intelligens, favorisés par le climat, ont produit de véritables merveilles.
Ensuite viennent les racines et les prairies artificielles. — Les racines universellement cultivées en Angleterre sont les pommes de terre et les turneps. Les betteraves, si usitées en France, le sont encore très peu de l’autre côté du détroit, et commencent à peine à s’y répandre. Les pommes de terre y étaient fort en honneur avant la maladie : on sait que, dans les habitudes nationales, elles servent plus qu’en France à la nourriture des hommes, et on en consacre en même temps d’immenses quantités à la nourriture du bétail ; mais ce qui est encore plus que la pomme de terre un des élémens caractéristiques de l’agriculture anglaise, ce qui en forme en quelque sorte le pivot, c’est la culture de la rave, navet pu turneps. Cette culture, qui couvre à peine chez nous quelques milliers d’hectares et qui est peu connue hors de nos provinces montagneuses, est pour les Anglais le signe le plus sûr, l’agent le plus actif du progrès agricole ; partout où elle s’introduit et se développe, la richesse la suit ; c’est par elle que les anciennes landes ont été transformées en terres fertiles ; le plus souvent la valeur d’une ferme se mesure à l’étendue du terrain qu’on y consacre. Il n’est pas rare de rencontrer, en traversant le pays, des centaines d’hectares en raves d’un seul morceau ; partout, dans la saison, on voit briller leur belle verdure.
La sole de raves est le point de départ de l’assolement de Norfolk ; de son succès dépend tout l’avenir de la rotation. Non-seulement elle doit assurer les récoltes suivantes par la quantité de bétail qu’elle permet de nourrir à l’étable et qui y laisse un abondant fumier, non-seulement elle produit beaucoup de viande, de lait et de laine par cette large alimentation qu’elle fournit à tous les animaux, domestiques ; mais encore elle sert à nettoyer la terre de toutes les plantes nuisibles par les nombreuses façons qu’elle exige et par la nature de sa végétation. Aussi n’est-il point de culture, même celle qui produit directement le froment, qui soit plus perfectionnée. Les cultivateurs anglais n’y épargnent aucune peine. C’est pour elle qu’ils réservent presque tous les fumiers, les sarclages les plus complets, les soins les plus assidus. Ils obtiennent en moyenne cinq à six cents quintaux métriques de navets par hectare, ou l’équivalent de cent à cent vingt quintaux métriques de foin, et ils arrivent quelquefois jusqu’au double. Les turneps exigent un sol léger et des étés humides, ce qui les rend si propres à réussir en Angleterre.
On comprend ce qu’une pareille ressource, qui n’a que peu d’analogues en France, doit ajouter au produit des prairies naturelles. Les févéroles remplissent le même office dans certains terrains, et dans tous, les prairies artificielles complètent le système.
Dans la statistique officielle de la France, l’étendue des prairies artificielles n’est portée qu’à 1,500,000 hectares ; j’ai pensé que cette indication n’était plus exacte, attendu le progrès constant que fait parmi nous ce genre de culture, et je l’ai portée au double, c’est-à-dire à 3 millions d’hectares, en réduisant d’une quantité équivalente l’étendue des jachères. Même après cette augmentation, nous sommes encore loin des Anglais ; ils ont, sur les 15 millions d’hectares de l’Angleterre, l’Irlande et l’Ecosse laissées de côté, la même surface en prairies artificielles que nous sur 53. Il est vrai que nos prairies artificielles valent bien les leurs ; leur sol se prête peu à la luzerne ; ils n’ont guère que du trèfle et du ray-grass, et le produit de ces deux plantes, quelque beau qu’il soit, ne dépasse pas le produit des espèces supérieures que nous possédons ; c’est déjà beaucoup que de l’égaler. Depuis quelque temps, ils obtiennent, avec le ray-grass d’Italie, de magnifiques résultats.
La dernière culture consacrée à la nourriture des animaux est celle de l’avoine. La France ensemence tous les ans environ 3 millions d’hectares en avoine ; les îles britanniques n’en ensemencent pas autant, et on y obtient une récolte bien supérieure. Le produit moyen de l’avoine en France, semence déduite, doit être de 18 hectolitres par hectare ; il est du double dans le royaume-uni, ou de cinq quarters par acre[2], et il s’élève quelquefois jusqu’à dix. Les mêmes différences se retrouvent en France entre les pays où la culture de l’avoine est bien entendue, bien appropriée au sol, et ceux où elle ne l’est pas ; c’est d’ailleurs, de toutes les céréales, celle qui prospère le plus naturellement sous les climats du Mord. La nation écossaise tout entière n’avait pas autrefois d’autre nourriture, d’où était venu à l’Ecosse le surnom de terre des gâteaux d’avoine, land of cakes, comme on donnait à l’Irlande celui de terre des pommes de terre, land of potatoes.
Ainsi, sur une surface totale de 31 millions d’hectares, réduite à 20 par les terres incultes, les îles britanniques produisent beaucoup plus de nourriture pour les animaux que la France entière avec une étendue double. La masse des fumiers est donc proportionnellement trois ou quatre fois plus forte, indépendamment des produits animaux qui servent directement à la consommation, et cette masse d’engrais n’est pas encore considérée comme suffisante. Tout ce qui peut accroître la fertilité du sol, les os, le sang, les chiffons, les tourteaux, les résidus de fabrication, tous les débris animaux et végétaux, les minéraux qui sont considérés comme contenant quelques principes fécondans, le plâtre, la chaux, etc., sont recueillis avec soin et enfouis dans la terre. Les vaisseaux britanniques vont chercher en outre des supplémens d’engrais jusqu’au bout du monde. Le guano, cette matière si riche et si chère, arrive par nombreuses cargaisons des mers les plus lointaines. La chimie agricole fait d’incessans efforts pour découvrir soit de nouveaux engrais, soit ceux qui conviennent le mieux à chaque culture spéciale, et au lieu de mépriser ces recherches, les cultivateurs les encouragent par leur concours actif, Tous les ans, dans les dépenses de chaque ferme, figure un chiffre assez rond pour l’achat de matières fécondantes ; plus on peut en payer, plus on en a. La vente de ces engrais supplémentaires donne lieu à un commerce énorme.
Ce n’est pas tout. La terre ne demande pas seulement des engrais et des amendemens, elle a encore besoin d’être creusée, ameublie, nivelée, sarclée, assainie, travaillée dans tous les sens, pour que l’eau la traverse sans y séjourner, pour que les gaz atmosphériques la pénètrent, pour que les racines des plantes utiles s’y enfoncent et s’y ramifient aisément. Une foule de machines ont été imaginées pour lui donner ces diverses façons. On a pu se convaincre de l’immense importance de l’industrie des machines aratoires en Angleterre, et des débouchés qu’elle rencontre, par l’étendue qu’elle occupait à l’exposition universelle ; on comptait près de trois cents exposans de cette catégorie, venus de tous les points du royaume-uni, et parmi eux il en est, comme les Garrett et les Ransome, dans le comté de Suffolk, qui emploient des milliers d’ouvriers, et font tous les ans pour des millions d’affaires. Ces machines économisent singulièrement la main-d’œuvre et suppléent à des millions de bras.
Deux céréales profitent de tous ces travaux et de toutes ces dépenses : l’une est l’orge, qui donne la boisson nationale, et l’autre la plante-reine, le froment.
L’orge occupe tous les ans un million d’hectares environ : c’est à peu près autant qu’en France, où cette plante n’a pas la même importance relative ; mais, comme pour l’avoine, le produit moyen est environ le double de ce qu’il est chez nous ; ce produit est de 15 hectolitres en France, il est de 30 en Angleterre, ou d’un peu plus de 4 quarters par acre. Une moitié environ de cette récolte sert à la fabrication de la bière ; le droit perçu sur le malt ou orge germé constate tous les ans l’emploi de 14 à 15 millions d’hectolitres ; l’autre moitié offre une ressource de plus pour la nourriture et l’engraissement du bétail. Les hommes consomment aussi un peu d’orge comme ils consomment un peu d’avoine, mais l’usage de ces grossières nourritures diminue de jour en jour.
Outre l’orge et l’avoine, les Anglais mangeaient autrefois beaucoup de seigle. Le seigle est en effet, avec les céréales de printemps, le grain qui s’accommode le mieux des courts étés du Nord. Tout le nord de l’Europe ne cultive et ne mange que du seigle. En Angleterre, il a presque complètement disparu ; il ne sert guère plus qu’à produire du fourrage vert au printemps, et son prix, qui est ordinairement fort bas, n’est coté sur les marchés qu’à l’époque des semailles. L’importation en est nulle, comme la production. La plupart des terres qui ne portaient autrefois que du seigle portent aujourd’hui du froment ; celles qui s’y sont absolument refusées ont été utilisées autrement. Les Anglais ont justement pensé que cette culture, qui donne autant de peiné et consomme presque autant d’engrais que le froment pour des produits bien inférieurs, ne méritait pas l’intérêt quelle obtient dans le reste de l’Europe et même en France. C’est encore là une de ces idées justes en économie rurale qui suffisent pour transformer la physionomie agricole d’un pays. Il en est de l’abandon du seigle comme de l’abandon du travail par les bœufs, de l’extension du nombre des moutons, et de toutes les autres parties du système agricole anglais.
Le seigle est encore cultivé en France sur 3 millions d’hectares environ, en y comprenant la moitié des terres emblavées en méteil. C’est en général une production misérable qui ne donne pas plus en moyenne de cinq ou six pour un, et qui paie à peine les frais de culture. Il y aurait avantage à y renoncer, mais ce n’est pas toujours possible : il ne suffit pas d’abandonner le seigle, il faut encore être en état de produire autre chose avec succès, et tout le monde n’est pas en mesure de forcer la nature. Pour arriver à leur production actuelle en froment, les Anglais ont dû faire violence à leur sol et à leur climat. C’est l’emploi de la chaux comme amendement qui les y a surtout aidés, et le même moyen a produit les mêmes effets sur plusieurs points de la France. En même temps, il ne faut pas perdre de vue cet autre principe qu’ils ont également posé, que s’il n’est presque jamais avantageux de faire du seigle, il n’y a profit à faire du froment que dans de bonnes conditions. 10 hectares en bon état valent mieux pour la production du blé que 20 ou 30 mal réparés et mal travaillés.
Quand le quart presque de notre sol est en céréales pour la consommation humaine, moins du seizième du territoire britannique, soit 1,800,000 hectares sur 31, est en blé ; mais aussi, quand sur nos 11 millions d’hectares, déduction faite de l’orge et de l’avoine, 5 portent des grains inférieurs, les 1,800,000 hectares anglais ne portent que du froment. On évalue à 70 millions d’hectolitres de froment, 30 de seigle, 7 de maïs et 8 de sarrasin, la production totale de la France en grains, déduction faite des semences ; celle des îles britanniques est de 45 millions d’hectolitres de froment, sans mélange de seigle et d’autres grains.
Le produit moyen doit être chez nous de 12 hectolitres de froment ou de 10 hectolitres de seigle à l’hectare, semence déduite ; en y ajoutant le maïs et le sarrasin, et en répartissant le tout sur le nombre d’hectares ensemencés, on trouve un résultat moyen pour chaque hectare d’un peu plus de 6 hectolitres de froment, un peu moins de 3 hectolitres de seigle et un peu plus de 1 hectolitre de maïs ou de sarrasin, soit en tout environ 11 hectolitres. En Angleterre, ce même produit est de 25 hectolitres de froment ou d’un peu moins de 4 quarters par acre ; c’est bien plus du double en quantité et trois fois autant en valeur vénale. Cette supériorité n’est certes pas due, comme on peut le supposer pour les prairies naturelles et artificielles, pour les racines, et jusqu’à un certain point pour l’avoine et l’orge, à la nature du sol et du climat, mais à la supériorité de la culture, qui se manifeste surtout par la réduction du sol emblavé à l’étendue qu’il est possible de bien mettre en état. Quant au maïs et au sarrasin, au lieu d’être des causes d’infériorité, ils devraient être des richesses, car ces deux grains sont doués par la nature d’une bien plus grande puissance de reproduction que les deux autres, et ce qu’on en retire chez nous sur quelques points montre ce qu’on pourrait en retirer ailleurs.
L’Ecosse et l’Irlande sont comprises dans ces chiffres. Si l’on se borne à la seule Angleterre, on arrive à des résultats bien plus frappans. Ce petit pays, qui n’est pas plus grand qu’un quart de la France, produit à lui seul 38 millions d’hectolitres de froment, 16 d’orge et 34 d’avoine. Si la France produisait proportionnellement autant, elle récolterait, semence déduite, 150 millions d’hectolitres de froment, et 200 d’orge, d’avoine ou d’autres grains, c’est-à-dire le double au moins de sa production actuelle. C’est, comme on voit, la même proportion que pour les produits animaux ; les uns sont la conséquence des autres, et nous devrions obtenir beaucoup plus d’après la nature de notre sol et de notre climat, plus favorables aux céréales que le sol et le climat anglais. Ainsi se vérifie par les faits cette loi agronomique — que, pour recueillir beaucoup de céréales, il vaut mieux réduire qu’étendre la surface emblavée, et qu’en consacrant la plus grande place aux cultures fourragères, on n’obtient pas seulement un plus grand produit en viande, lait et laine, mais encore un plus grand produit en blé. La France atteindra les mêmes effets quand elle aura couvert de racines et de fourrages ses immenses jachères, et réduit de plusieurs millions d’hectares sa sole de céréales.
Voilà toute la culture anglaise. Rien n’est plus simple. Beaucoup de prairies soit naturelles, soit artificielles, pour la plupart utilisées par le pâturage ; deux racines, la pomme de terre et le turneps ; deux céréales de printemps, l’orge et l’avoine, et une céréale d’hiver, le froment ; toutes ces plantes enchaînées entre elles par un assolement alterne, c’est-à-dire par l’intercalation régulière des céréales dites récoltes blanches, white crops, avec les plantes fourragères dites récoltes vertes, green crops, et débutant par des racines ou plantes sarclées pour finir par le froment ; — c’est tout. Les Anglais ont écarté toutes les autres cultures, comme la betterave à sucre, le tabac, les oléagineux, les fruits, les unes parce que leur climat s’y oppose, les autres parce qu’ils les ont trouvées trop épuisantes, et qu’ils n’aiment pas en général à compliquer leurs moyens de production. Deux seules ont échappé à cette exclusion, le houblon en Angleterre, et en Irlande le lin. Là où ces deux plantes sont cultivées, elles le sont avec un grand succès. La récolte du lin atteint en Irlande une valeur de 1,000 fr. l’hectare ; mais elle ne s’étend que sur 100,000 acres ou 40,000 hectares. Le houblon est un produit plus riche encore, mais qui ne s’obtient que sur 20,000 hectares environ.
Les jardins et vergers occupent relativement beaucoup moins de place qu’en France, et leurs produits sont loin de valoir les nôtres. Les Anglais mangent en général peu de légumes et de fruits, et ils ont raison, car les uns et les autres sont chez eux sans saveur. Tout se concentre, dans leur régime alimentaire comme dans leur production, sur un petit nombre d’articles obtenus avec une extrême abondance.
Comme pour les produits animaux, la France peut invoquer un certain nombre de cultures à peu près inconnues chez nos voisins, et dont les produits viennent s’ajouter chez nous à ceux des cultures similaires. Telle est d’abord la vigne, cette richesse spéciale de notre sol, qui ne couvre pas moins de 2 millions d’hectares et ne produit pas moins de 250 francs par hectare ; tels sont encore le colza, le tabac, la betterave à sucre, la garance, le mûrier et l’olivier ; tels sont enfin les jardins et vergers, qui ne comprennent pas moins d’un million d’hectares et d’où sortent en abondance des fruits, des légumes et des fleurs. Tous ces produits réunis ont une valeur annuelle d’un milliard au moins.
Ce sont là des trésors incontestables qui rachètent en partie notre infériorité, et qui pourraient la racheter plus encore, car leur avenir est indéfini. La diversité de nos climats et, mieux encore, notre génie national, qui tend naturellement à la qualité dans la vérité, comme le génie anglais à la quantité dans l’uniformité, nous promettent des progrès immenses dans ces cultures, qui tiennent de l’art. Nous sommes loin d’avoir dit notre dernier mot à ce sujet, et nos ouvriers ruraux, comme nos ouvriers d’industrie, peuvent compenser de plus en plus par la perfection et l’originalité ce qui nous manque pour la masse des produits. L’art de l’horticulture, qui crée de si grandes valeurs sur une petite étendue de terrain, doit, en se répandant, accroître beaucoup nos richesses ; il en est de même des procédés perfectionnés pour la fabrication des vins et eaux-de-vie, pour la production du sucre, de la soie, de l’huile, etc.
Cependant il est impossible de se dissimuler que, dans l’état actuel des choses, avec leurs deux ou trois cultures appliquées en grand, les Anglais obtiennent, par la généralité et la simplicité des moyens, des résultats d’ensemble bien supérieurs, résultats que nous obtenons nous-mêmes dans les parties de la France qui suivent les mêmes méthodes. Ceux de nos départemens qui ressemblent le plus à l’Angleterre pour la nature et la proportion des cultures sont encore ceux où l’on arrive en somme aux meilleurs résultats, et s’ils restent sur quelques points au-dessous de la moyenne anglaise, c’est que la proportion des cultures épuisantes y est encore plus forte, malgré les progrès faits depuis cinquante ans par les cultures améliorantes.
Essayons maintenant d’évaluer la production totale des deux agricultures. Cette évaluation est fort difficile, surtout quand il s’agit d’une comparaison.
Les statistiques les mieux faites et les plus officielles contiennent des doubles emplois. Ainsi, dans la statistique de la France, le produit des animaux figure trois fois : d’abord comme revenu des prés et pâturages, ensuite comme revenu des animaux vivans, enfin comme revenu des animaux abattus. Ces trois n’en forment qu’un : c’est le revenu des animaux abattus qu’il faut prendre, en y ajoutant le produit du laitage pour les vaches, celui de la laine pour les moutons, et le prix des chevaux vendus en dehors de la ferme pour des usages non agricoles. Tout le reste n’est qu’un série de moyens de production qui s’enchaînent pour arriver au produit réel, c’est-à-dire à ce qui sert à la consommation humaine, soit dans la ferme elle-même, soit en dehors. Ainsi encore il n’est pas rationnel de porter en compte la quantité qui sert à renouveler les semences ; les semences ne sont pas un produit, c’est un capital ; la terre ne les rend qu’après les avoir reçues. Ainsi enfin il est impossible de compter, comme le font quelques statistiques, la valeur des peilles et fumiers ; les fumiers sont bien évidemment, sauf une exception importante dont je parlerai plus bas, un moyen de production, et, quant aux pailles, elles ne constituent un produit qu’autant qu’elles servent hors de la ferme, par exemple à nourrir les chevaux employés à d’autres usages.
Tout ce qui se consomme dans la ferme pour obtenir la production, comme la nourriture des animaux de travail et même des animaux en général, les litières, les fumiers, les semences, doit figurer dans les moyens de production et non dans les produits. Il n’y a de véritables produits que ce qui peut être vendu ou donné en salaires. Sous ce rapport, les statistiques anglaises sont beaucoup mieux faites que les nôtres ; les notions économiques étant plus répandues en Angleterre que chez nous, on y sépare nettement ce qui doit être séparé, et les produits réels, les denrées exportables, sont comptés à part des moyens de production. Nous devons d’autant mieux faire de même que, les moyens de production étant beaucoup plus multipliés chez nos voisins que chez nous, la comparaison serait encore plus à notre désavantage, si nous les comprenions dans le calcul.
Cette première difficulté levée, nous en trouvons d’autres. — Les propriétaires français se sont plaints d’erreurs et d’omissions dans la statistique officielle ; ces imperfections sont réelles, quoiqu’elles n’aient pas une aussi grande importance qu’on pourrait le croire ; je les ai indiquées déjà, et j’ai essayé de les réparer. Ce n’est pas là l’embarras le plus grave ; la véritable pierre d’achoppement, c’est la différence des prix. Rien n’est variable comme les prix, soit d’une année à l’autre dans le même lieu, soit d’un point à l’autre du même territoire, à plus forte raison quand il s’agit de mettre en regard des contrées aussi dissemblables. Même en France, les anomalies sont nombreuses ; les prix ruraux ne sont pas ceux des marchés, les prix de la Provence ne sont pas ceux de la Normandie, les prix de 1850 ne sont pas ceux de 1847 ; il en est absolument de même de l’autre côté du détroit, et quand, pour sortir de là, on a recours à des moyennes, on trouve que la moyenne générale du royaume-uni n’est pas la même que la moyenne générale de la France.
Malgré ces causes d’hésitation, il n’est pas absolument impossible de se faire une idée, au moins approximative, de la masse de valeurs créées annuellement dans les deux pays par l’agriculture. En déduisant les produits qui ne sont que des moyens de production, en réparant autant que possible les omissions de la statistique officielle, et en ramenant les prix à la moyenne des années antérieures à 1848, on trouve que la valeur annuelle de la production agricole française devait être, il y a cinq ans, d’environ 5 milliards, divisés à peu près comme il suit :
Millions | |
---|---|
Viande de bœuf, de porc et de mouton | 800 |
Laines, peaux, suifs, abats | 300 |
Lait, beurre, fromage | 100 |
Volailles et œufs | 200 |
Chevaux, ânes et mulets de trois ans | 100 |
Soie, miel, cire et autres produits | 100 |
Total | 1,600 |
millions.
Millions | |
---|---|
Céréales pour la consommation humaine | 3,500 |
Pommes de terre | 400 |
Vin et eau-de-vie | 500 |
Bière et cidre | 100 |
Foin, paille et avoine pour les chevaux non agricoles | 300 |
Lin et chanvre | 150 |
Sucre, garance, tabac, huiles, fruits, légumes | 500 |
Bois | 250 |
Total | 3,400 |
Soit en moyenne, pour les 50 millions d’hectares de notre sol, déduction faite de 3 millions d’hectares occupés par les chemins, les rivières, les villes, etc., un produit brut de 100 francs par hectare, terrains incultes et terrains cultivés tout compris. Le minimum est dans les terres incultes et dans les terrains forestiers, qui rapportent, les uns dans les autres, de 15 à 20 francs ; le maximum est obtenu dans les jardins, les vignobles estimés, les terres qui portent le lin, le houblon, le mûrier, le tabac ou la garance, et dont le produit brut s’élève jusqu’à 1,000, 2,000, 3,000 francs et au-delà ; en retranchant à la fois ces deux extrêmes, on retrouve pour la grande majorité des terres cultivées, soit 32 millions d’hectares environ, la moyenne générale de 100 francs par hectare.
En partageant la France en deux moitiés égales, l’une au nord, l’autre au midi, on arrive pour la moitié septentrionale à un produit brut moyen de 120 francs l’hectare, et pour la partie méridionale de 80.
Cette disproportion est d’autant plus regrettable, que la région méridionale pourrait être la plus riche ; sur quelques points, comme aux environs d’Orange et d’Avignon, dans les vignobles de Cognac et du Bordelais, dans les cantons qui produisent l’huile ou la soie, etc., on arrive à des rendemens magnifiques ; mais les landes et les montagnes, qui couvrent un quart du sol, n’ont presque pas été mises en valeur, et, dans la plus grande partie du reste, la culture languit, sans capitaux et sans lumières. Le nord l’emporte par la même raison qui met l’Angleterre au-dessus de nous, parce que la bonne culture y est plus générale.
Enfin, si l’on compare entre eux les divers départemens pris dans leur ensemble, les départemens les plus productifs paraissent toujours être ceux du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Oise, de la Seine-Inférieure, où la moyenne du produit brut est de 200 fr. par hectare. Le département du Nord produit au moins 300 francs, mais il est le seul à ce taux. Ceux au contraire qui produisent le moins sont ceux des Landes, de la Lozère, des Hautes et Basses-Alpes, et surtout de la Corse. Le produit brut moyen de ces départemens doit être de 30 fr. ; en Corse, il est tout au plus de 10. Le reste de la France s’échelonne entre ces deux points extrêmes.
On arrivait aussi à un total brut de 5 milliards de francs pour la production agricole du royaume-uni avant 1848. Ce total se divisait à peu près ainsi : 3,250 millions pour l’Angleterre proprement dite, 1 milliard pour l’Irlande, 250 millions pour le pays de Galles, et 500 pour l’Ecosse. Réparti par hectare de la superficie totale, ce revenu donnait le résultat suivant :
Francs | |
---|---|
Angleterre | 250 |
Irlande, Basse-Ecosse et Galles | 125 |
Haute-Ecosse | 12 |
Moyenne générale | 165 |
Ce résultat, si énorme en comparaison, puisqu’il se maintient pour l’ensemble, malgré l’extrême stérilité d’une portion de l’Irlande et de toute la Haute-Ecosse, à plus d’un tiers en sus du produit moyen de la France, était obtenu avec un petit nombre de produits. Voici comment il se divisait :
Millions | |
---|---|
Viande de bœuf, de mouton et de porc | 1,700 |
Laines, peaux, suifs, abats | 300 |
Lait, beurre, fromage | 400 |
Chevaux de trois ans | 100 |
Volailles | 25 |
Total | 2,525 |
Millions | |
---|---|
Froment | 1,100 |
Pommes de terre pour la consommation humaine | 300 |
Orge, avoine, ibid | 400 |
Foin, paille, avoine pour les chevaux non agricoles | 400 |
Lin, chanvre, légumes, fruits | 200 |
Bois | 75 |
Total | 2,475 |
La comparaison de ces deux totaux fait ressortir les résultats suivans : France, 1,600 millions de produits animaux et 3,400 millions de produits végétaux ; royaume-uni, 2 milliards et demi de produits animaux et 2 milliards et demi de produits végétaux. Le bois figure d’une part pour 250 millions, et de l’autre pour 75 seulement.
Je dois me hâter de dire que la disproportion n’était pas en réalité aussi grande qu’elle le paraît d’après ces chiffres. Le calcul qui précède repose sur les prix courans anglais avant 1848 ; or ces prix étaient en moyenne de 20 pour 100 au-dessus des prix français. Quand le blé était chez nous à 20 francs l’hectolitre, il était chez eux à 25 ; quand la viande se payait chez nous 1 franc le kilo, elle se vendait chez eux un shilling, et ainsi de suite. Pour établir une comparaison exacte, il faut ramener les prix anglais aux prix des denrées similaires en France, c’est-à-dire réduire les 5 milliards de 20 pour 100. Nous nous trouvons alors en présence d’un total de 4 milliards, qui paraît représenter bien réellement la valeur de la production anglaise comparée à la nôtre. Réparti par hectare, ce total donnait, le résultat suivant :
Francs | |
---|---|
Angleterre | 200 |
Irlande, Basse-Ecosse et Galles | 100 |
Haute-Ecosse | 10 |
Moyenne générale | 135 |
Voilà, je crois, la vérité, autant du moins qu’on peut l’obtenir au moyen d’évaluations aussi générales. On voit que la moyenne de production la plus élevée, celle de l’Angleterre proprement dite, était atteinte et même dépassée dans quelques-uns de nos départemens. Les différences qui existent sur notre propre sol doivent donc nous aider à comprendre la distance générale entre les deux pays. Ce produit de 200 francs par hectare, qui était obtenu dans le royaume-uni sur une moitié du territoire, ne l’est chez nous que sur un dixième environ ; quatre autres dixièmes se tiennent au niveau de l’Irlande et de la Basse-Ecosse ; c’est la dernière moitié qui abaisse surtout la moyenne, bien que l’équivalent de la Haute-Ecosse ne s’y trouve pas.
Cette supériorité de produits se démontre d’ailleurs par deux faits qui servent à contrôler les chiffres donnés par la statistique : le premier est l’état de la population, le second le prix vénal des terres.
Lors du dénombrement de 18Al, la population totale du royaume-uni était de 27 millions d’âmes, et celle de la France de 34. Ainsi, quand le royaume-uni nourrissait presque une tête humaine par hectare, la France en nourrissait une seulement par hectare et demi : en supposant la consommation égale des deux parts, ce qui doit être exact dans l’ensemble, car si la population anglaise consomme en général plus que la population française, la population irlandaise consomme moins, nous retrouvons à peu près le même résultat que par l’examen comparatif des deux agricultures ; la balance penche même un peu du côté du royaume-uni : c’est l’importation des denrées alimentaires qui rétablit l’équilibre.
Si nous divisons les deux populations par régions, la comparaison nous donnera encore les mêmes résultats.
L’Angleterre proprement dite, même en y comprenant le pays de Galles, nourrissait en 1841 quatre têtes humaines sur 3 hectares, ce qui se retrouve en France dans les départemens où la production est aussi forte ; l’Ecosse prise dans son ensemble n’avait qu’une tête sur 3 hectares, et notre région du centre et de l’est une sur 2 ; l’Irlande comptait une tête par hectare, et notre région du sud-ouest une sur 2, ce qui indiquerait pour l’Irlande une production double mais la malheureuse population irlandaise étant beaucoup moins bien nourrie que la nôtre, le rapport se rétablit.
Quant à la valeur moyenne des terres, qui se proportionne en général à la quantité des produits obtenus, elle était, pour les terrains de l’Angleterre proprement dite, de 1,000 francs l’acre ou 2,500 francs l’hectare, et pour le reste du royaume-uni, non compris la Haute-Ecosse, de la moitié environ de ce chiffre, ou 1,250 francs. La Haute-Écosse avec ses terres incultes valait tout au plus 125 francs l’hectare. En retranchant 20 pour 100 de ces prix, on arrive à une moyenne de 2,000 francs pour l’Angleterre, de 100 francs pour la Haute-Ecosse, et de 1,000 francs pour le reste du pays, soit en moyenne générale 1,350 francs.
En France, les terrains cultivés de la moitié septentrionale doivent valoir en moyenne 1,500 francs l’hectare, et ceux de la moitié méridionale 1,000 francs. En évaluant les 8 millions d’hectares de terres incultes à 125 francs, et les 8 millions de terrains forestiers à 600 fr. l’hectare, on trouve pour moyenne générale 1,000 francs.
Ainsi l’examen comparatif des produits agricoles, le chiffre de la population, la valeur vénale des terres, tout se réunit pour prouver, même avec les estimations les plus réduites, que le produit de l’agriculture britannique pris dans son ensemble était, il y a cinq ans, au produit de l’agriculture française, à surface égale, comme 135 est à 100, et qu’en comparant la seule Angleterre à la France entière, la première produisait au moins le double de la seconde. Cette démonstration me paraît avoir acquis le caractère de l’évidence.
L’Irlande elle-même participait à cette grande production ; ses souffrances lui viennent d’autres causes. On évaluait, avant 1848, à près de 600 millions sa production en avoine et en pommes de terre seulement, dont la plus grande partie servait à la nourriture des habitans, et ses exportations pour l’Angleterre en blé et en viande étaient considérables. J’ai donc eu raison de dire en commençant que l’Irlande, à surface égale, produisait plus que notre midi, bien que les deux tiers de son sol seulement soient cultivables.
À ces produits, il faut, pour être complètement exact, en ajouter un autre qu’il est fort difficile d’apprécier, mais qui n’en est pas moins des plus importans : c’est la fertilité qui s’accumule dans le sol par les fumiers, les amendemens, les travaux de toute sorte, quand les récoltes annuelles n’en épuisent pas les effets. C’est pour en tenir compte que la plupart des statisticiens ont été entraînés à mentionner les fourrages, pailles et fumiers, dans les produits ; mais il y a dans cette façon de calculer une exagération évidente, puisque les récoltes absorbent annuellement la plus grande partie de la puissance acquise par ces moyens. Ce qui en reste est le seul produit vrai, mais comment le mesurer ? Un seul élément peut nous l’indiquer avec quelque sûreté : c’est l’augmentation de la valeur du sol ; cette augmentation de valeur peut elle-même être amenée par d’autres causes, mais la plus constante et la plus active est l’accroissement de fertilité qui résulte de la bonne culture. On peut l’évaluer en moyenne, chez nos voisins, à 1 pour 100 de la valeur par an, soit 10 à 15 francs par hectare pour l’ensemble des trois royaumes, et 20 francs pour l’Angleterre proprement dite. En France, il doit être en moyenne de 1/2 pour 100, soit 5 francs par hectare ; dans nos départemens les mieux cultivés, il doit atteindre la moyenne anglaise, mais dans d’autres il est presque nul.
Bien que cette évaluation ne soit et ne puisse être qu’hypothétique, elle peut suffire pour expliquer la supériorité de produit des terres en Angleterre, malgré l’infériorité naturelle du sol et du climat ; la fertilité acquise y supplée. Elle a déjà constitué un capital foncier proportionnellement très supérieur et qui grossit toujours.
Trois sortes de capitaux concourent au développement de la richesse agricole : 1° le capital foncier, qui se forme à la longue par les frais de tout genre faits pour mettre la terre en bon état ; 2° le capital d’exploitation, qui se compose des animaux, des machines, des semences, et qui s’accroît en même temps ; 3° le capital intellectuel, ou l’habileté agricole, qui se perfectionne par l’expérience et la réflexion. Ces trois capitaux sont beaucoup plus répandus en Angleterre qu’en France. Pourquoi ? Nous nous le demanderons bientôt, et nous nous étonnerons alors que la supériorité des Anglais ne soit pas encore plus marquée. Nous avons racheté par la fécondité naturelle de notre sol, par le travail persévérant de notre population et par l’esprit d’invention individuelle qui la distingue, une partie de ce qui nous a manqué. « Mon Dieu, disait Arthur Young dans son langage original, en traversant en 1790 nos pauvres campagnes, donne-moi patience pour voir un pays si beau, si favorisé du ciel, traité si mal par les hommes. » Il ne dirait pas tout à fait la même chose aujourd’hui, ou du moins il ne pourrait le dire que des portions les plus arriérées de notre territoire. On pourrait lui montrer des provinces entières presque aussi bien cultivées que sa chère Angleterre, et partout les élémens du progrès prêts à éclater. Malheureusement le plus grand nombre végète encore ; mais ce sont les circonstances favorables qui ont fait défaut.
Pour donner le dernier trait à ce tableau, il reste à nous demander comment se partageait, avant 1848, le produit brut que nous venons d’indiquer, c’est-à-dire quelle était, sur ces 5 milliards de valeur nominale, déduction faite de l’impôt et des frais accessoires, la part qui revenait aux propriétaires du sol, ou la rente, — celle qui payait les peines et rétribuait le capital des fermiers, ou le profit, — et celle qui servait à rémunérer le travail manuel proprement dit, ou le salaire. Quand nous aurons fait le même travail pour la France, notre comparaison entre les deux agricultures sera complète.
Avant tout, la part qui se prélève pour les dépenses générales de la société, ou l’impôt. — Beaucoup d’erreurs ont été répandues et sont encore accréditées en France sur le système d’impôts qui règne en Angleterre. On croit assez généralement, sur une fausse apparence, que la terre anglaise est à peu près affranchie d’impôts, et que les taxes indirectes y forment tous les revenus publics. C’est une grande : méprise. Nulle part, au contraire, la terre ne supporte un aussi lourd fardeau qu’en Angleterre. Seulement, ce n’est pas l’état qui perçoit ce que la terre paie directement, ou du moins il n’en revenait presque rien à l’état avant l’établissement de l’income tax. L’impôt direct à son profit n’était représenté que par une taxe insignifiante que les propriétaires ont rachetée en grande partie, le land tax ; mais si les taxes indirectes forment presque tout le revenu de l’état, les impôts directs n’en existent pas moins sous la forme de taxes locales.
Ces impôts sont au nombre de trois, la taxe des pauvres, les taxes de paroisse et de comté, qui équivalent à nos revenus des communes et des départemens, et la dîme de l’église. La taxe des pauvres s’élevait encore, il y a cinq ans, malgré tous les efforts qui avaient été faits pour la réduire, à 6 millions sterling ou 150 millions de francs pour la seule Angleterre. Les taxes de paroisse et de comté, pour les chemins, les ponts, la police, les prisons, etc., dépassent encore, pour l’Angleterre seule, 4 millions sterling ou 100 millions de francs, en tout 250 millions. La propriété rurale paie à elle seule plus des deux tiers de cette somme. En y joignant la partie non rachetée du land tax, qui s’élève pour l’Angleterre à 25 millions de francs, et enfin la troisième charge de la propriété rurale anglaise, la dîme, autrefois variable et arbitraire dans sa perception, et qui, depuis sa commutation en une rente à peu près fixe, atteint au moins 175 millions, on trouve un total de 375 millions, soit, pour les 15 millions d’hectares de l’Angleterre et du pays de Galles, une moyenne de 25 francs par hectare, ou 8 shillings par acre.
Cette moyenne elle-même ne donne qu’une idée inexacte du fardeau qui pèse sur certains points du sol anglais. Une partie de la dîme ayant été rachetée aussi bien qu’une partie du land tax, la taxe des pauvres étant aussi très inégalement répartie, puisqu’elle n’est point centralisée et quelle suit les variations du paupérisme d’après les localités, il s’ensuit que certaines régions sont fort au-dessous de la moyenne, et certaines autres fort au-dessus. Il n’est pas rare de trouver en Angleterre des terres qui paient jusqu’à 50 fr. l’hectare de taxes de toute sorte.
L’Irlande et l’Ecosse sont moins surchargées, l’Ecosse surtout ; la plupart des taxes anglaises y sont inconnues. L’Ecosse paie environ 12 millions de francs, et l’Irlande 38. Voilà 425 millions pour le ; royaume-uni payés par la terre proprement dite.
L’impôt foncier sur le sol, déduction faite des propriétés bâties, s’élève en France, en principal et centimes additionnels, et en y comprenant la prestation en nature pour les chemins, à 250 millions en tout, ou 5 francs par hectare ; cet impôt est donc le cinquième environ, en valeur nominale, de ce qu’il est en Angleterre.
À ces chiffres, il faut ajouter l’income tax, qui a quelque analogie avec notre contribution personnelle et mobilière, et qui emporte encore environ 3 pour 100 du revenu net clés propriétaires et 1 1/2 pour 100 de celui des fermiers. Les impôts sur les propriétés bâties, dont les propriétaires ruraux supportent leur part, sont dans la même proportion que ceux qui portent sur la terre proprement dite. Enfin les taxes indirectes, outre qu’elles réduisent en fait le revenu des propriétaires en élevant le prix de toutes les denrées, pèsent lourdement sur quelques-uns des produits agricoles, notamment sur l’orge, qui sert à la fabrication de la bière et qui ne paie pas moins de 125 millions de francs ; il a été récemment question de réduire cet impôt, mais rien n’est encore décidé. Notre impôt des boissons produit, comme on sait, 100 millions.
La propriété rurale anglaise est, il est vrai, affranchie en partie d’une charge qui atteint largement la terre en France, l’impôt sur les successions, les mutations et les hypothèques ; mais cette franchise, qui n’est réelle que pour les terres île franc-aleu ou freeholds, et qui manque aux terres soumises aux droits seigneuriaux ou copyholds, perd beaucoup de son importance, quand on songe aux frais de tout genre qu’entraîne l’incertitude de la propriété anglaise par l’absence d’un bon système d’enregistrement.
Voilà donc un premier résultat de cette grande production anglaise, l’élévation possible de l’impôt. Je ne m’arrêterai pas à montrer la richesse qui en résulte pour le pays en général et pour l’agriculture elle-même, qui profite la première des dépenses faites avec son argent. Il est bien évident que, si la propriété rurale française pouvait payer beaucoup plus d’impôt, la face de nos campagnes changerait bien vite : elles se couvriraient de chemins ruraux, de ponts, d’aqueducs, de travaux d’art, qui leur manquent aujourd’hui faute de fonds, et qui abondent chez nos voisins.
Après l’impôt viennent les frais accessoires de la culture : tels sont les achats d’engrais artificiels, l’entretien des machines aratoires, les renouvellemens de semences et d’animaux reproducteurs, etc. ; c’est tout au plus si le cultivateur français peut consacrer en moyenne 4 ou 5 francs par hectare à ces dépenses si productives, tandis qu’on ne pouvait pas les évaluer, même avant 1848, à moins de 25 francs par hectare en moyenne pour tout le royaume-uni, et à moins de 50 francs pour l’Angleterre proprement dite. C’est, comme on voit, de huit à dix fois plus qu’en France, même avec la réduction de 20 pour 100. Tel est le second effet de cette production supérieure : plus on produit, plus on peut consacrer de ressources à l’accroissement de la production, et la richesse se multiplie par elle-même.
Malgré cette part faite à l’impôt et aux frais accessoires, quand ce qui reste du produit brut se divisait entre ceux qui avaient concouru à le former par leur capital, leur intelligence et leurs bras, la part qui revenait à chacun d’eux était plus grande en Angleterre qu’en France.
D’abord la rente du propriétaire ou le revenu du capital foncier. — L’idée de la rente n’est pas aussi généralement dégagée en France qu’en Angleterre, elle se confond avec le profit de l’exploitant et le revenu du capital d’exploitation, quand le propriétaire dirige lui-même la culture, et même avec le salaire proprement dit, quand il cultive son bien de ses propres mains. On peut cependant évaluer à 30 francs par hectare la rente moyenne des terres en France, c’est-à-dire le revenu net du capital foncier, déduction faite de tout revenu du capital d’exploitation, de tout salaire et de tout profit, soit en tout 1,500 millions pour nos 50 millions d’hectares cultivés ou non. On sait plus exactement, par suite de l’organisation de la culture anglaise, qui sépare presque toujours la propriété de l’exploitation, quelle était avant 1848 la rente des propriétés rurales dans les diverses parties du royaume-uni.
Le minimum de la rente se trouve à l’extrémité nord de l’Ecosse, dans le comté de Sutherland et dans les îles voisines, où elle descend jusqu’à 1 franc 25 centimes par hectare de valeur nominale, soit 1 franc de valeur comparative. L’ensemble des highlands, qui comprend, avons-nous dit, bien près de 4 millions d’hectares, ne rapporte en moyenne que 3 francs par hectare à ses propriétaires. Le maximum est obtenu dans quelques prairies des environs de Londres et d’Edimbourg, qui se louent jusqu’à 2,000 francs l’hectare ; les rentes de 500 francs, 300 francs, 200 francs, ne sont pas rares dans les Lothians et dans les parties de l’Angleterre qui avoisinent les grandes villes. Toute la partie centrale de l’île, qui comprend, outre le comté de Leicester, le plus central de tous, ceux qui l’environnent, rapporte en moyenne 100 francs par hectare ; c’est sans comparaison la région la plus riche des trois royaumes. À mesure qu’on s’éloigne de ce cœur du pays, la rente descend ; au sud, elle tombe en moyenne, dans les comtés de Sussex, de Surrey et de Hants, à 50 francs l’hectare ; au nord, dans ceux de Cumberland et de Westmoreland, à 30 francs, et à l’ouest, dans les plus mauvaises parties du pays de Galles, à 10. Pour l’Angleterre entière, la moyenne est 75 francs.
Dans la Basse-Ecosse, le million d’hectares qui entoure les deux embouchures du Forth et du Tay rapporte presque autant que le comté de Leicester et ses annexes ; mais, à mesure aussi qu’on s’éloigne de ces terres privilégiées, la rente descend, et la moyenne de la Basse-Ecosse est égale en somme à celle de ses voisins d’Angleterre, les comtés de Gumberland, de Westmoreland et le pays de Galles.
En Irlande, nous trouvons dans le comté de Meath, en Leinster, et dans les comtés annexes de Louth et de Dublin, un autre million d’hectares dont la rente est aussi élevée que dans le centre de l’Angleterre, mais nous trouvons en même temps dans les montagnes de l’ouest et dans le Connaught presque tout entier une moyenne beaucoup plus basse.
En résumé, en adoptant pour la classification des rentes les mêmes divisions que pour l’appréciation générale du produit brut, voici le résultat qu’on obtient :
Rente moyenne par hectare. | |
---|---|
Angleterre | 75 francs. |
Basse-Ecosse et Galles | 30 |
Haute-Ecosse | 3 |
Trois quarts de l’Irlande | 50 |
Nord-ouest de l’Irlande | 25 |
Moyenne générale. | 50 francs |
Tous ces chiffres doivent être réduits de 20 pour 100 d’après la base que nous avons adoptée ; ils deviennent alors les suivans :
Rente moyenne par hectare. | |
---|---|
Angleterre | 60 francs |
Basse-Écosse et Galles | 24 |
Haute-Ecosse | 2 fr. 40 cent. |
Trois quarts de l’Irlande | 40 |
Nord-ouest de l’Irlande | 20 |
Moyenne générale | 40 francs |
En France, dans le département du Nord, la rente atteint en moyenne 100 francs l’hectare, ce qui le maintient au niveau et même au-dessus des meilleurs comtés anglais. Dans ceux qui le touchent de plus près, elle est encore de 80 francs, et elle descend progressivement jusqu’aux départemens de la Lozère et des Hautes et Basses-Alpes, où elle tombe à 10 francs. Dans l’île de Corse, elle est tout au plus de 3, comme dans les highlands.
En second lieu, le bénéfice des exploitans. — On l’évaluait généralement en Angleterre à la moitié de la rente, soit 25 francs par hectare pour tout le royaume-uni ou en valeur réduite 20 fr. Cette richesse se divise en deux parts : le revenu des capitaux engagés dans la culture, et le profit proprement dit, ou la rémunération de l’industrie agricole. Le revenu des capitaux étant évalué à 5 pour 100, la part du profit doit être en général égale, ce qui porte à 10 pour 100 le revenu du capital engagé. Le capital d’exploitation devait être alors pour les trois royaumes de 250 francs par hectare en moyenne ou 200 francs de valeur réduite. Ce capital appartenant presque universellement à des fermiers, c’est à eux que revenait à peu près en totalité cette part du produit brut. Dans l’Angleterre proprement dite, le revenu moyen des fermiers devait être de 40 francs par hectare en valeur nominale, ce qui supposait un capital d’exploitation de 400 francs ou en valeur réduite 320.
En France, c’est tout au plus si l’équivalent de ce bénéfice s’élève à 10 francs par hectare, c’est-à-dire à la moitié de la moyenne du royaume-uni et au tiers de celle de l’Angleterre proprement dite. Il n’y a que le nord de l’Ecosse et l’ouest de l’Irlande qui soient au-dessous de la moyenne française ; le reste est généralement fort au-dessus. Il est d’ailleurs aussi difficile de distinguer en France le bénéfice que la rente. Un quart seulement du sol est affermé, et dans les trois autres quarts le bénéfice est confondu soit avec la rente, soit avec le salaire. En somme, la moyenne du capital d’exploitation peut être évaluée chez nous à 100 francs l’hectare. Là est un des plus grands signes de notre infériorité, car en agriculture, comme dans toute espèce d’industrie, le capital d’exploitation est un des agens principaux de la production.
Les fermiers de l’Angleterre proprement dite possédaient donc, à surface égale, le même revenu que nos propriétaires français au moins. Le fermier d’une terre de cent hectares, par exemple, avait l’équivalent de 3,000 fr. de revenu net ; le propriétaire d’une terre de même étendue, dans les conditions moyennes, n’aurait pas eu davantage chez nous. Dans les parties les plus riches, les fermiers gagnaient 50, 60, jusqu’à 100 francs par hectare ; on en trouvait qui jouissaient de 10,000, 20,000, 30,000 francs de revenu. De là l’importance sociale de cette classe qui n’est pas moins assise sur le sol que la propriété elle-même. On les appelle des gentilshommes fermiers, gentlemen farmers. Ils vivent pour la plupart dans une aisance modeste, mais comfortable ; ils sont abonnés aux journaux et aux revues, et peuvent faire paraître de temps en temps sur leur table la bouteille de claret et de Porto ; leurs filles apprennent à jouer du piano. Quand on visite les campagnes en Angleterre, on est parfaitement reçu, pour peu qu’on ait quelques lettres d’introduction, dans ces familles cordiales et simples, qui cultivent souvent la même ferme depuis plusieurs générations. L’ordre le plus parfait règne dans la maison ; on y sent à chaque pas cette régularité d’habitudes qui révèle le long usage. L’aisance est venue peu à peu par le travail héréditaire, c’est surtout depuis le temps d’Arthur Young quelle s’est développée, on en jouit comme d’un bien honnêtement et laborieusement acquis. J’ai vu un jour dans un des comtés d’Angleterre les moins fertiles, le Nottinghamshire, une réunion de fermiers après un marché ; des pairs d’Angleterre n’auraient pas mieux dîné. Aucun d’eux ne songe à devenir propriétaire, leur condition est bien meilleure ; pour avoir 3,000 francs de revenu comme propriétaire, il faut au moins 100,000 francs de capital, tandis qu’il suffit de 30,000 fr. pour les avoir comme fermier.
Viennent enfin les salaires » - Ici l’avantage paraît être du côté de la France, en ce sens que la France emploie en salaires une part du produit brut plus considérable que le royaume-uni ; mais cette question des salaires est très complexe, et, quand on l’examine de près, on voit que l’avantage revient encore à nos voisins, au moins en ce qui concerne les trois quarts du pays. Seulement leur supériorité était moins marquée sur ce point que sur les autres avant 1848, et c’était là la partie la plus faible de leur organisation rurale. Sur quelques points du territoire, le mal était sérieux et profond, et il menaçait de le devenir pour le reste.
Quand on cherche à se rendre compte de la répartition des salaires avant 1848, soit en France, soit dans les diverses parties du royaume-uni, on trouve, en laissant pour le moment l’Ecosse de côté à cause des phénomènes particuliers qu’elle présente, qu’en Angleterre on ne consacrait aux salaires que le quart environ du produit brut, soit l’équivalent de 50 francs par hectare ou à peu près, tandis qu’en France et en Irlande on en employait la moitié, soit encore 50 francs par hectare ou l’équivalent ; mais le revers de la médaille n’est pas loin, c’est le nombre des travailleurs exigé de part et d’autre pour la production. En Angleterre, ce nombre avait été réduit autant que possible ; en France, il était déjà beaucoup plus grand, et en Irlande beaucoup plus encore ; voici quel était approximativement le chiffre de la population rurale dans les trois pays :
millions d’âmes | population totale | |
---|---|---|
Angleterre | 4 | 16 |
France | 20 | 35 |
Irlande | 5 | 8 |
D’où il suit que la population rurale formait en Angleterre le quart seulement de la population totale, en France les quatre septièmes, et en Irlande les deux tiers ; la répartition sur la surface du sol donnait les résultats suivans : Angleterre, 30 têtes par 100 hectares, France, 40 têtes, Irlande, 60.
Tout s’explique par le rapprochement de ces chiffres. Bien que l’Angleterre n’employât en salaires que l’équivalent de 50 francs par hectare, tandis que la France et l’Irlande en employaient autant, le salaire effectif devait être plus considérable en Angleterre qu’en France et en France qu’en Irlande, parce qu’il se répartissait sur un moindre nombre de têtes.
Nous pouvons en même temps y trouver la mesure de l’organisation du travail dans les trois pays : en Angleterre, 30 personnes suffisaient pour cultiver 100 hectares et leur faire rapporter l’équivalent de 200 francs par hectare, tandis qu’en France il en fallait 40 pour n’obtenir qu’un produit moyen de 100 fr., et en Irlande 60 ; d’où il suit que le travail en Angleterre devait être beaucoup plus productif qu’en France, et en France qu’en Irlande.
Ces données générales sont confirmées par les faits de détail. En Angleterre, la moyenne du salaire rural pour les hommes était, avant 1848, de 9 à 10 shillings par semaine ou 2 francs par jour de travail, et en valeur réduite, 1 franc 60 centimes. Sur les points les plus riches, cette moyenne s’élevait à 12 shillings ou 2 francs 50 centimes par jour de travail, et en valeur réduite, 2 francs. Sur les points les moins riches, elle tombait à 8 shillings, ou un peu plus de 1 franc 50 centimes par jour, et en valeur réduite, 1 franc 25.
Dans la Basse-Ecosse et le pays de Galles, la moyenne des salaires était de 8 shillings par semaine ou de 1 franc 25 centimes, valeur réduite, par jour de travail. Dans la Haute-Ecosse et les trois quarts de l’Irlande, la moyenne était de 6 shillings par semaine, ou, en valeur réduite, 1 franc par jour de travail. Dans l’ouest de l’Irlande, la moyenne tombait à 4 shillings, soit 70 centimes par jour.
En France, la moyenne du salaire rural des hommes doit être de 1 franc 25 centimes à 1 franc 50 par jour de travail. Sur certains points, il s’élève à la hauteur du salaire anglais ; sur d’autres, il tombe au niveau du salaire irlandais.
Des considérations de l’ordre le plus grave se rattachent à cette question des salaires ; j’y reviendrai. Il me suffit pour le moment de constater que, grâce à la réduction de main-d’œuvre, qui forme une des bases de leur système agricole, les Anglais avaient pu élever chez eux le niveau des salaires en même temps que celui des rentes, des profits, des impôts et des frais accessoires, mais dans une moindre proportion. L’Irlande et l’Ecosse faisaient exception.
En sus de la somme annuellement consacrée aux salaires, et qui s’élevait, pour la seule Angleterre, à plus de 700 millions de valeur nominale, les classes ouvrières rurales de ce pays trouvaient encore une grande ressource dans la taxe des pauvres, qui n’est, en définitive, qu’un supplément de salaire, et qui venait accroître de 150 millions leur dotation annuelle.
Du reste, il suffit d’entrer, en Angleterre, dans un cottage de paysan, et de le comparer à la chaumière de la plupart de nos cultivateurs, pour sentir une différence dans l’aisance moyenne des deux populations. Bien que le paysan français soit souvent propriétaire et ajoute ainsi un peu de rente et de profit à son salaire, il vit moins bien en général que le paysan anglais. Il est moins bien vêtu, moins bien logé, moins bien nourri ; il mange plus de pain, mais ce pain est assez généralement fait avec du seigle, avec un supplément de maïs, de sarrasin et même de châtaignes, tandis que le pain du paysan anglais est de froment, avec un faible supplément d’orge ou d’avoine ; il boit quelquefois du vin ou du cidre, ce qui manque au paysan anglais, qui n’a que de l’eau ou un peu de petite bière, mais il n’a pas de viande, et le paysan anglais en a. Malgré ces avantages, la question des salaires était, même en Angleterre, une question brûlante avant 1848. Il est vrai que la race, le climat et les habitudes donnent aux ouvriers ruraux anglais plus de besoins qu’aux nôtres. La contrée d’Angleterre où les salaires sont le plus bas est la pointe sud de l’île qui forme les comtés de Dorset, de Devon et de Cornwall. Dans cette région, le salaire était l’équivalent de 1 franc 25 centimes par jour, et, bien qu’il fût au niveau de la plupart de nos salaires français, il était généralement regardé comme insuffisant. Dans les parties de l’Irlande et de l’Ecosse où il tombait au-dessous de la moyenne française, la misère était infiniment plus grande que chez nous, à taux égal. L’équivalent de 20 sous par jour, dont se contentent en France beaucoup de nos paysans, fait jeter les hauts cris ; quand on arrive à 70 centimes, comme dans les Hébrides et le Connaught, l’existence paraît absolument impossible. Hélas ! je connais des contrées en France où l’on vit encore à ce prix-là, et sans trop se plaindre ; il est vrai que cette pauvreté, déjà si pénible par elle-même, n’est pas aggravée par la rudesse d’un climat hyperboréen, et, ce qui est pis encore, par le sentiment d’une inégalité excessive. L’équivalent de 70 centimes par jour, c’est partout un maigre salaire ; mais il doit plus qu’ailleurs paraître intolérable dans un pays où le salaire courant des ouvriers ruraux est sur quelques points de 2 francs 50, et où celui des ouvriers d’industrie s’élève en moyenne encore plus haut.
Voici, d’après ce qui précède, comment se partageait approximativement le produit brut en France et en Angleterre proprement dite :
<centre> FRANCE
par hectare | |
---|---|
Rente du propriétaire | 30 fr. |
Bénéfice de l’exploitant | 10 |
Impôts | 5 |
Frais accessoires | 5 |
Salaires | 50 |
Total | 100 fr. |
par hectare | |
---|---|
Rente du propriétaire | 75 fr |
Bénéfice du fermier | 40 |
Impôts | 25 |
Frais accessoires | 50 |
Salaires | 60 |
Total | 250 fr. |
Et avec la réduction de 20 pour 100 :
fr. par hectare | |
---|---|
Rente | 60 |
Bénéfice | 32 |
Impôt | 20 |
Frais | 40 |
Salaires | 48 |
Total | 200 fr. |
Toutes les parties prenantes, sauf le salaire, avaient donc une part plus grande en Angleterre qu’en France ; même en réduisant tous les prix, la rente était double, le bénéfice plus que triple, l’impôt quadruple ; le salaire lui-même, quoique égal ou à peu près en quantité absolue, était relativement un peu plus élevé. Le reste du royaume-uni offrait des résultats moins satisfaisans, mais presque toujours supérieurs aux nôtres.
Tels sont les faits, ou du moins tels ils étaient il y a cinq ans. J’examinerai plus tard quels sont les changemens survenus depuis, soit en France soit dans le royaume-uni ; ces changemens sont considérables, surtout chez nos voisins, où une révolution plus légitime, plus réfléchie et surtout plus féconde que notre révolution de 1848, s’est accomplie paisiblement, pendant que nous remontions avec effort la pente de l’abîme où nous nous étions jetés. Quelque chose de pareil à ce qui s’est passé en France et en Angleterre de 1790 à 1800 s’est reproduit pendant ces cinq années, si stérilement pénibles pour nous, si utilement actives pour eux. Pendant que nous posions bruyamment beaucoup de questions sans les résoudre, ils les résolvaient sans les poser, et nous sommes sortis les uns et les autres de l’épreuve, eux fortifiés et nous affaiblis.
Mais avant de raconter cette crise respective qui a augmenté encore la distance déjà si grande que nous venons de constater, il importe de rechercher les causes de la supériorité agricole anglaise jusqu’à 1847. Ces causes dérivent de l’histoire et de l’organisation entière des deux pays. La situation agricole d’un peuple n’est pas un fait isolé, c’est une part du grand ensemble. La responsabilité de l’état imparfait de notre agriculture ne revient pas à nos cultivateurs exclusivement ; son progrès ultérieur ne dépend pas uniquement d’eux, ou, pour mieux dire, ce n’est pas en fixant leurs regards sur le sol qu’ils peuvent arriver à se rendre tout à fait compte des phénomènes qu’il présente, c’est en essayant de remonter aux lois générales qui régissent le développement économique des sociétés.
LEONCE DE LAVERGNE.