L’économie politique en vingt-deux conversations/Le commerce du blé et le prix du pain

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 361-372).


LE COMMERCE DU BLÉ,
OU
LE PRIX DU PAIN.


John Hopkins se promenait un jour avec le fermier Stubbs, qui l’avait prié d’aller avec lui examiner ses récoltes. Comme ils passaient auprès d’un champ de blé, où il y avait autant de fleurs de pavots que d’épis :

« Il me semble, dit Hopkins, que ce champ ne vous paiera pas tout le travail que vous y avez dépensé ; on peut dire que vous avez mis beaucoup d’argent à lui faire rendre le peu qu’il rend. Il paraît que ce terrain est bien mauvais.

— Je ne suis pas si sot que vous le supposez, répondit Stubbs ; quoique je n’aie point passé ma jeunesse sur des livres, je tiens compte de mes déboursés et de mes rentrées, et avant d’ensemencer ce champ, j’ai calculé à peu près ce qu’il pouvait me rapporter ; si je n’avais pas vu la chance d’être payé de mes dépenses et de faire de plus un joli gain, je n’y aurais pas semé mon blé. Il est vrai que le blé ne se vend pas aussi bien qu’autrefois, mais le prix en est encore assez élevé pour que ce misérable petit morceau de champ me rapporte quelque profit.

— Ah ! reprit John, vous avez de beaux champs au sud de la colline, près de la rivière. C’est là un bon terrain, des récoltes qui font plaisir à voir ! Elles vous dédommageront bien de la pauvreté de cette pièce-ci, de manière que l’un dans l’autre vous ferez de beaux profits ; mais si vous ne possédiez que ce champ, je doute fort que vous pussiez y gagner.

— C’est là où vous vous trompez, reprit Stubbs, car si ce champ ne rapportait pas sa valeur en blé, je l’aurais mis en herbe, ou, s’il n’était pas assez bon pour cela, je l’aurais planté d’arbres.

— Et comment pouvez-vous savoir si ce champ vous rapporte peu ou beaucoup ? vous envoyez votre blé sur le marché en un tas, sans spécifier de quel champ il est le produit.

— C’est l’affaire du fermier de savoir tout ce qui peut lui être avantageux ou nuisible. Je sais combien de gerbes de blé ce même champ peut me donner et combien je les vendrai ; d’un autre côté je compte le travail, l’engrais et le grain que j’y ai employés, en un mot tout ce qu’a dû me coûter sa culture, et si je n’y faisais pas un profit, non pas tel que celui que je retire de mes terres du bas de la colline, mais un profit honnête, ce champ ne serait plus un champ.

— Il est bien dur, dit John en soupirant, que nous autres pauvres gens soyons forcés de payer le pain si cher, afin que vous, messieurs les fermiers, fassiez un profit sur des terrains aussi misérables que celui-ci.

— Que dites-vous là, John ? Ce n’est pas moi qui fixe le prix du blé sur le marché ; je dois vendre le mien au prix courant, cher ou bon marché ; autrement je ne pourrais suffire aux exigences de ma ferme, car je n’ai pas d’argent en réserve, comme nos riches propriétaires qui peuvent attendre la hausse du prix du blé pour envoyer le leur au marché. Je serais curieux de savoir de quel avantage il vous serait que ce champ ne fût pas semé de blé ? Supposons que celui-là et tous ceux de même nature qui se trouvent dans les environs fussent mis en herbe, le blé serait beaucoup moins abondant sur le marché, car je puis vous assurer qu’il y a dans le pays un bon nombre de champs dont le terrain n’est pas meilleur que celui-ci ; et vous savez, Hopkins, quel est le résultat de la rareté du blé : une hausse dans le prix de cette denrée. Ainsi donc vous avez tort de penser que la culture du blé sur cette mauvaise pièce de terrain puisse nuire à vos intérêts ; elle est, au contraire, tout à votre avantage, car si moi et beaucoup d’autres n’avions pas essayé ce genre de culture, le prix du blé aurait augmenté et le pain serait plus cher.

— Ce n’est pas si sûr, reprit John d’un air important. Vous pourrez me trouver hardi, moi qui ne suis qu’un pauvre homme et non pas un fermier, d’oser discuter avec vous qui en savez bien plus que moi. Mais je vous dirai que j’ai causé dernièrement avec le seigneur de ce village, qui est le vôtre aussi bien que le mien ; je voudrais pouvoir vous répéter tout ce qu’il a dit sur le bien que fait au pays le commerce étranger. Mon frère Bob, qui a beaucoup voyagé, était tout à fait de l’avis de sa seigneurie : c’était si clair que Tom même, mon garçon, l’a compris, et quoique je fusse d’une opinion toute contraire, ils ont fini par me convaincre.

— Quelque clair que cela fut, il me semble, John, que cela vous a tourné la tête ; je vous demande ce que peut avoir de commun le commerce étranger avec le blé que j’ai semé sur ce mauvais terrain ?

— Et ne comprenez-vous pas, monsieur le fermier, que si nous faisions venir notre blé d’un autre pays où il se vendrait meilleur marché qu’ici, nous nous en trouverions beaucoup mieux ?

— Ah ! c’est là que vous vouliez en venir, dit Stubbs en ricanant, et en haussant les épaules ; vous souhaitez donc la ruine des fermiers de votre pays, afin qu’elle enrichisse ces fats de Français ? Eh bien, John, j’avais meilleure opinion de vous.

— Ne vous emportez pas, maître Stubbs ; Dieu sait que je ne désire ni votre ruine ni celle d’aucun autre fermier, et que je me soucie peu de la fortune des étrangers ; je songeais seulement aux moyens d’avoir à bon marché du pain pour mes enfants, et je crois que c’est le devoir d’un pauvre père de famille.

— Sans doute, mais vous ne me ferez pas croire que son honneur vous ait dit qu’il était avantageux pour le pays de faire venir du blé de France, à moins que ce ne soit dans des temps de disette, quand le prix en est très-élevé : alors, vous le savez, la loi le permet, parce que cela ne peut nuire aux fermiers. Mais quant à faire le commerce libre du blé dans tous les temps, comme quelques ignorants le désirent, son honneur connaît trop bien ses intérêts pour y songer.

— Mais pourquoi les pauvres ne songeraient-ils pas à leurs intérêts aussi bien que les riches ? et si le blé importé des pays étrangers faisait baisser le prix de cette denrée, pourquoi ne demanderaient-ils pas une loi pour autoriser cette importation ?

— Vous pouvez penser et dire ce qu’il vous plaira, John ; mais soyez sûr qu’aussi longtemps que ceux qui possèdent les terres feront les lois, ils ne seront pas si fous que d’en créer une qui les ruinerait : ce serait comme si vous demandiez à un homme de se couper la gorge.

— Eh bien, j’ai meilleure opinion que vous de nos propriétaires, et particulièrement du seigneur de ce village ; il est vrai cependant qu’il n’a pas parlé du commerce du blé.

— Ah ! j’en étais sûr, John.

— Mais, reprit Hopkins, il nous a dit que toutes les fois que nous pouvons avoir de l’étranger une production quelconque à meilleur marché que si nous l’achetions dans le pays, il est de l’intérêt général de la faire venir : je n’ai pas compris tout ce qu’il a dit sur ce sujet, mais ce que j’ai saisi m’a paru très-juste.

— Oui, il peut en être ainsi pour des objets manufacturés, tels que les soieries et autres articles français qui sont le produit de l’industrie de l’homme, et non pas pour le blé, qui ne se fabrique pas, mais qui est le produit de la terre.

— Quoique le seigneur ne m’ait point parlé du blé en particulier, il n’a fait aucune différence entre les produits de la terre et ceux de l’industrie, car il a nommé le tabac, les raisins de Corinthe et beaucoup d’autres choses qui sont le produit du sol. Je ne doute pas qu’il ne m’en eût dit autant du blé s’il en avait été question.

— Non, non, John, répéta Stubbs en secouant la tête d’un air d’incrédulité ; il a trop d’esprit pour cela.

— Oh ! je sais bien qu’il est habile, car non-seulement il entend fort bien toutes les choses lui-même, mais il sait aussi les faire comprendre aux pauvres ignorants comme moi. Mais je vous garantis, maître Stubbs, que son cœur est aussi bon que sa tête ; et, s’il croyait que le commerce libre du blé dut augmenter la prospérité du pays et fût avantageux pour les pauvres, il y travaillerait volontiers sans songer à son intérêt particulier.

— Il est libre de faire ce qui lui plaira ; mais je lui dirai, moi, qu’il ne doit pas s’attendre à ce que je lui paie la rente qu’il reçoit actuellement, lorsque chaque vaisseau étranger qui apportera dans nos ports le rebut du blé de son pays sera libre de le vendre sur nos marchés. Non, certes, dès que mon bail aura expiré, savoir, dans deux ans à dater de Noël prochain, je lui dirai : « Vous pouvez garder votre ferme ou en baisser la rente, car depuis que le commerce du blé est libre, je perds au lieu de gagner. »

— En mettant les choses au pire, maître Stubbs, vous ne serez en perte que pendant une couple d’années ; aucun fermier ne serait lésé au delà du terme de son bail, puisqu’alors il pourrait conclure un nouveau marché ; et d’ailleurs je crois que si le commerce du blé devenait libre, il y aurait tant de mécontentement parmi les fermiers, que les propriétaires se verraient obligés de leur faire quelques concessions, même avant l’expiration de leur bail.

— Non, John ; ils ne se presseront jamais de renoncer à leurs profits avant d’y être forcés. Leur ruine serait certaine, car personne ne leur paierait plus de leurs fermes la même rente tant que le commerce du blé serait libre.

— Et si une fois il l’était, reprit John, c’est mon avis que ce serait pour toujours. Une fois que les pauvres sauraient ce que c’est que d’avoir, du pain en abondance et à bon marché, ils ne voudraient plus entendre parler de rareté et de cherté.

— Je vous prie, à quel prix pensez-vous que vous paieriez le blé, si le commerce était libre ? demanda Stubbs : peut-être la moitié de ce qu’il vous coûte maintenant ; mais je ne le crois pas. Le blé, partout où il est cultivé, coûte du terrain et du travail, et j’aimerais bien savoir, en vérité, dans quel pays il se trouve des fermiers qui entendent mieux que nous la culture du blé ; j’ai ouï dire qu’il n’y avait pas de meilleurs fermiers que ceux de la vieille Angleterre.

— Cela se peut ; mais on m’a dit à moi que le blé que nous faisons venir de l’étranger coûtait moins que celui que nous cultivons.

— Alors il est moins bon, car les meilleurs fermiers doivent obtenir les meilleures récoltes, vous ne pouvez pas le nier, John.

— Cependant si les cultivateurs étrangers possédaient un sol meilleur, des terrains plus vastes, s’ils payaient des rentes moins fortes, si leur climat était plus favorable, ils pourraient cultiver leur blé plus avantageusement que nous et à meilleur marché, quoiqu’ils ne fussent pas de si habiles fermiers.

— Supposons que leur blé soit un peu meilleur marché que le nôtre, vous oubliez qu’il y a le fret à payer, et que plus le blé viendra de loin, plus il sera considérable ; puis, les risques sur mer : le vaisseau peut naufrager, et le chargement est perdu ; souvent aussi il arrive au port étant gâté, et quoiqu’il ne soit plus assez bon pour être vendu sur le marché, il faut le payer, car on ne l’amène pas pour rien, et ce qui se perd sur une cargaison doit se retrouver sur la vente d’une autre ; ainsi, de manière ou d’autre, il se vendra toujours à peu près au même prix.

— Eh bien ! maître Stubbs, si cela doit faire si peu de différence pour ceux qui achètent le blé, cela n’en fera guère plus pour ceux qui le vendent ; vous avez donc tort de vous révolter contre le changement. Mais je crois que vous vous trompez grandement lorsque vous dites que le blé se vendrait à peu près aussi cher. En Amérique, il est très-bon marché, par la seule raison que l’Amérique est un grand pays ayant peu d’habitants qui ont beaucoup de terrains à leur choix ; ils sèment leur blé sur le meilleur sol, qui n’a pas besoin d’engrais, et ils peuvent d’autant mieux le vendre à bon marché, qu’ils sont en trop petit nombre pour le consommer.

— Peu d’habitants en Amérique, John ! voilà ce que c’est que de parler de ce qu’on ne connaît pas. J’ai entendu dire qu’il y avait en Amérique dix fois autant de monde qu’ici, et je crois que, Dieu merci, nous sommes assez nombreux. »

Cette assertion parut embarrasser John au premier moment ; mais, après avoir un peu réfléchi, il répondit :

« Maître Stubbs, l’Amérique est cent fois plus grande que l’Angleterre, par conséquent dix fois le nombre d’habitants de cette dernière est bien peu pour peupler un aussi vaste pays. Je sais que vous avez un atlas ; nous y jetterons un coup-d’œil lorsque nous serons chez vous. »

De retour chez Stubbs, ils furent surpris, en regardant la mappemonde, de voir que l’Amérique était, non pas cent fois, mais plusieurs centaines de fois plus grande que l’Angleterre.

« C’est bien loin d’ici, observa Stubbs ; et il doit être difficile d’amener du blé d’une si grande distance.

— C’est tout au travers de la mer, dit John en montrant l’Océan atlantique, et le fret à bord d’un vaisseau coûte peu. Mais sans parler de l’Amérique, il y a des pays beaucoup plus près de l’Angleterre, où le blé est plus abondant et moins cher que chez nous. Dans la Pologne, par exemple, où le peuple s’est si bien battu tout dernièrement, il y a une surabondance de blé qu’on nous enverrait très-volontiers, si la loi le permettait.

— Oui, reprit Stubbs, pourvu que nous le payions fort cher.

— Mais ce qui est cher pour ceux qui le cultivent à peu de frais, ne l’est pas pour nous qui le cultivons chèrement ; jugez combien il serait précieux pour nous de payer le blé à raison de quarante schellings le quarteron ! Quelle économie pour vous, dont tous les enfants mangent du pain autant qu’ils veulent !

— Oui, épargnons un sou pour perdre une livre, observa Stubbs d’un air bourru.

— Mais lorsque vous passeriez un nouveau bail, vous feriez vos arrangements pour économiser le sou sans perdre la livre. »

Cette observation d’Hopkins parut plaire à Stubbs ; cependant il se hâta de dire :

« Si le blé devient si bon marché, je n’aurai aucun profit à en cultiver sur de mauvais terrains comme je le fais maintenant.

— Certainement, et vous mettrez en herbe le champ que nous venons d’examiner ; mais vous tirerez toujours de beaux profits de vos champs au sud de la colline.

— C’est aisé à dire, reprit Stubbs avec humeur ; comme s’il ne coûtait rien de mettre en herbe une pièce de terre ? Quand vous avez dépensé du fumier et de la chaux pendant des années, et que sais-je d’autre encore, pour bonifier le terrain et le rendre propre à la culture du blé, tout cela sera perdu ; et vous ne songez pas à tout l’argent que j’y ai mis ?

— Qu’y faire ? si le commerce du blé devenait libre, cet argent serait perdu ; mais si vous continuiez à cultiver du blé sur ce mauvais terrain, ce serait pis encore.

— Voilà précisément pourquoi je ne désire pas que le commerce du blé devienne libre.

— Mais je parle de ce qui arriverait s’il l’était, que vous le désiriez ou non ?

— Si les propriétaires se décidaient à baisser la rente de leurs fermes, je doute fort qu’ils le fissent de manière à dédommager les fermiers.

— Vous seriez toujours maître de ne pas prendre leurs fermes à bail.

— Sans doute ; mais on fait un sacrifice plutôt que de quitter une maison qu’on habite depuis tant d’années ; puis où trouver une autre ferme à de meilleurs termes, si les propriétaires se coalisent contre les fermiers ?

— Eh bien ! les fermiers se coaliseront contre les propriétaires, et ceux-ci, voyant qu’ils ne peuvent louer leurs fermes, se décideront à vous accorder un profit plus considérable ; sinon, qu’ils gardent leurs fermes, et vous essaierez quelque autre moyen de gagner votre vie.

— Il est si aisé, murmura Stubbs de se mettre à tout, surtout à mon âge ! Non, je ferais mieux de me contenter de ce que je gagnerais plutôt que de changer de condition.

— Eh bien ! si les fermiers restent fermiers, ils élèveront leurs enfants à faire autre chose, et lorsque les propriétaires ne trouveront plus du tout à louer leurs fermes, ils finiront bien par en baisser la rente.

— Supposons, John, que nous tirions tout notre blé de l’un de ces pays dont vous parliez tout à l’heure, et que la guerre vint à y éclater ; nous ne pourrions plus communiquer avec ce pays, et nous serions dans un bel embarras !

— Si nous étions en guerre avec le pays qui nous fournirait du blé, nous pourrions en tirer de quelque autre ; car il n’est pas vraisemblable que nous fussions en guerre en même temps avec tous les pays qui produisent du blé.

— C’est ce dont on ne peut répondre dans ces temps-ci, où les révolutions sont à la mode.

— Que voulez-vous dire, maître Stubbs ? Il y a près de vingt bonnes années que nous avons la paix dans notre vieille Angleterre, et j’ai ouï dire qu’on ne se rappelle pas d’avoir vu une paix aussi prolongée ; il est vrai qu’il y a beaucoup de guerres à l’étranger ; mais ce n’est pas nation contre nation, ce sont les peuples qui se révoltent contre ceux qui les gouvernent avec une verge de fer. Du reste, croyez-moi, guerre ou non, ceux qui ont du blé à vendre savent bien se concerter pour l’envoyer au marché ; d’ailleurs, maître Stubbs, je n’ai jamais été d’avis qu’on fit venir de l’étranger tout le blé qui se consomme dans le pays. Cultivez-en autant qu’il est possible sur de bons terrains ; car alors il vous coûtera moins, et vous pourrez le donner à aussi bon marché que celui qu’on fait venir du dehors.

— Mais vous oubliez la grosse rente qu’il faut payer pour un bon terrain, et qui rend le blé aussi cher que celui qui est le produit d’un mauvais sol.

— Non, répliqua John, c’est vous qui oubliez que de Noël prochain en deux ans votre rente sera diminuée si le commerce du blé est devenu libre, de manière que vous continuerez à faire les mêmes profits, que nous mangerons du pain moins cher, et que toute la perte tombera sur les propriétaires, qui sont plus en état que nous de la supporter. Quant aux pièces de mauvais terrain, elles ne resteront point incultes, quoique vous n’y semiez plus de blé ; on les mettra en pâturages pour nourrir le bétail, ce qui rapportera aussi quelque argent : alors la viande, le lait, le beurre et le fromage seront comme le pain, plus abondants et moins chers ; nous pourrons régaler quelquefois nos enfants d’une jatte de lait à déjeuner, et nous mettrons plus souvent le pot au feu. Oh ! quel bon temps ce sera, pour les pauvres gens !

— Dites ce que vous voudrez, John, mais pour moi j’ai pitié de nos propriétaires, et je serais plus disposé à les favoriser que les négociants étrangers.

— Ayez plutôt pitié des pauvres de votre pays, maître Stubbs, ce sont eux qui le méritent ; et si par hasard il résultait de tout cela quelque avantage pour nos voisins, tant mieux, quand même ils sont étrangers : d’ailleurs, s’ils ont plus de blé qu’ils n’en peuvent consommer, ne vaut-il pas mieux que nous en profitions, que de le laisser perdre ou de le prodiguer inutilement ?

— Oh ! quant à cela, John, ils ne sèmeront pas plus de blé qu’ils n’auront la chance d’en vendre ; il en coûte trop pour le cultiver, même sur les meilleurs terrains. Ainsi, croyez-moi, attendez que nos récoltes aient manqué pour faire venir du blé de l’étranger.

— Ne dites-vous pas, maître Stubbs, que si les pays où le blé croît facilement ne font pas un commerce régulier de cette denrée avec l’étranger, ils n’en cultiveront certainement pas plus que cela n’est nécessaire à leur consommation ? Par conséquent, s’il y avait une disette chez nous, ils n’auraient point de blé à nous fournir.

— Soyez tranquille, ils s’en priveraient plutôt que de manquer l’occasion de faire un si bon marché.

— Mais pensez-vous que nous devions les tenter par un prix considérable, afin de les engager à nous céder leur blé, tandis que si nous leur en achetions régulièrement chaque année, ils en cultiveraient davantage, et nous ne serions pas forcés de leur en donner un prix exorbitant ? Et s’il nous arrivait d’avoir une disette. ils nous en fourniraient plus qu’à l’ordinaire, sans pour cela en augmenter beaucoup le prix.

— Ils peuvent avoir une disette aussi bien que nous, observa Stubbs, et alors que ferons-nous ? Nos champs de blé qui auront été convertis en pâturages ne pourront pas de sitôt produire du blé.

— Cela ne sera pas nécessaire, maître Stubbs ; car si le commerce est libre, nous ne trafiquerons pas avec un seul pays, mais avec une douzaine, et il serait bien extraordinaire que les récoltes manquent partout la même année. Si la récolte est mauvaise chez nous, par exemple, il y a toute apparence qu’elle sera belle dans l’Amérique, qui est située tout à fait sur une autre partie du globe. Regardez quel immense terrain ! poursuivit Hopkins en examinant la mappemonde ; l’Angleterre n’est qu’une coquille de noix en comparaison : et où en serions-nous si nous n’avions à manger que le blé qui croit sur ce petit coin de terre ?

— Ce n’est pas bien à vous, John, de dire des choses au désavantage de notre vieille Angleterre ; toute petite qu’elle est, elle se tient ferme, et saurait tenir tête à plus d’un grand pays, si cela était nécessaire. Et pourquoi ne produirait-elle pas du blé pour sa consommation ?

— Pourquoi ? Précisément parce que nous sommes un grand peuple qui vit dans un petit pays ; nous sommes trop nombreux pour que la terre nous nourrisse.

— Mais, répliqua Stubbs, plus il y a d’habitants, plus il y a de bras pour travailler, et plus on doit cultiver le blé.

— Un pays ne s’agrandit pas à mesure que s’accroît sa population, et c’est la place qui nous manque.

— Allons donc ! Peut-on dire que nous manquons de terrains ; quand il y en a tant en communaux ?

— Oui, mais c’est de bon terrain que nous manquons, de terrain propre à produire du blé sans qu’il en coûte beaucoup. Si au lieu de vingt-six millions d’habitants que nous sommes à nourrir, nous n’étions que treize millions, peut-être la quantité de blé qui se récolte dans le pays serait-elle suffisante ; mais le peuple anglais forme une grande nation plus nombreuse, j’ose le dire, qu’aucune de celles qui sont sur la mappemonde. Quel peuple est plus commerçant que les Anglais ? Quel pays possède autant de manufactures que le nôtre ? Il faut du pain pour tous les hommes occupés dans ces manufactures, aussi bien que pour ceux qui travaillent aux champs. L’Angleterre est peut-être trois fois plus peuplée que la plupart des autres pays du monde, et vous voulez, maître Stubbs, qu’elle se contente du blé qu’elle peut produire ? Moi, je vous dis que c’est vouloir nous affamer, soit parce qu’elle n’en produit pas assez, soit parce que le blé que vous cultivez sur de mauvais terrains se vend beaucoup trop cher.

— Vous voilà maintenant, Hopkins, vous louant de la nombreuse population de notre petite île ; vous avez donc oublié ce que vous disiez l’autre jour, que la misère qui règne en Angleterre est la suite d’une population trop nombreuse ?

— Je le soutiens encore, et je le dirai : tant que nous n’aurons pas du pain à bon marché, ce qui ne peut arriver qu’au moyen de la liberté du commerce du blé. Si nous sommes trop nombreux, ce n’est pas qu’il manque de place pour nous loger tous, mais c’est qu’il n’y a pas de nourriture pour tous. Faisons venir du blé de tous les pays qui voudront nous en fournir à un prix raisonnable ; peut-être qu’alors nous en aurons assez. On n’est jamais trop nombreux quand il y a place à table pour tous, et on ne saurait être trop de gens heureux ; mais lorsqu’on est dans la détresse et qu’on souffre de corps et d’esprit, on ne peut être utile ni à soi ni aux autres, et il vaudrait mieux ne pas exister.

— Tandis que vous êtes si ardent à me convaincre, John, vous ne songez pas à vos propres affaires ; il me semble qu’elles seront plus difficiles à arranger que les miennes ; si je mets en herbe vingt ares de terre qui étaient en blé, je n’aurai plus besoin de laboureur pour les labourer, et vous avez gagné plus d’une journée autour de ce mauvais terrain. Si quelques mille ares de terre subissent le même sort, c’est quelques mille laboureurs qui n’auront plus d’ouvrage. »

Hopkins n’eut rien à répliquer, car ce que disait Stubbs était parfaitement vrai ; mais en cherchant à se rappeler ce qu’il savait à ce sujet, un argument vint à son aide, et il demanda à Stubbs comment l’Angleterre paierait le blé qu’elle ferait venir de l’étranger, si le commerce devenait libre ?

« Du produit de nos manufactures, je suppose, dit Stubbs ; ces peuples, adonnés à l’agriculture, ont, dit-on, un aussi grand besoin des objets manufacturés que nous pouvons en avoir de leur blé ; de manière que s’ils manquent de drap, comme nous manquons de blé, nous devons souhaiter réciproquement d’échanger l’un contre l’autre. Mais quel rapport ceci a-t-il avec ce que je vous disais ?

— C’est qu’on aura besoin de beaucoup plus d’ouvriers dans les manufactures, pour fabriquer les étoffes qui serviront à payer le blé ; ainsi, l’on continuera à occuper tout autant de bras, mais seulement d’une manière différente.

— Et pourrez-vous quitter les champs pour la fabrique, comme vous allez de la charrue à la grange ?

— Je vous accorde, reprit Hopkins, qu’il y aurait un mauvais moment pour quelques-uns d’entre nous, ainsi qu’il arrive à chaque innovation, lors même qu’elle est pour le bien général.

— Et n’est-ce pas une excellente raison pour désirer que les choses restent ce qu’elles sont ? Il vaut mieux, je crois, nous en tenir à ce qu’ont fait nos ancêtres.

— Lesquels ? demanda John, car nos ancêtres, depuis Adam jusqu’à ce jour, n’ont jamais cessé de découvrir et d’inventer de nouvelles choses. Il y eut un temps où l’on ne labourait pas la terre ; peu après on prit la bêche et on sema quelques champs de blé ; plus tard on inventa la charrue, ce qui fut une découverte très-utile, quoiqu’elle ruina bien des gens ; ensuite vinrent les métiers, et enfin les machines à vapeur, qui sont pour ainsi dire les mères de nos fabriques. Vous voyez, maître Stubbs, que si nous ne faisions aucun changement utile, nous serions en arrière de nos ancêtres, qui rougiraient de nous, et nos descendants ne nous devraient aucune reconnaissance. Non, non, nous suivrons les traces de ceux qui nous ont précédés, non pas en faisant servilement ce qu’ils ont fait, mais en les imitant dans leurs progrès continuels, dans leur marche toujours dirigée vers de nouveaux perfectionnements, et nous laisserons ainsi un bon exemple à nos enfants.


FIN.