L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 14

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 149-163).

CONVERSATION XIV.


DU REVENU DE CEUX QUI N’EMPLOIENT PAS EUX-MÊMES LEUR CAPITAL.

Rentes ou revenus provenant de la terre mise à ferme. — Intérêt de l’argent, ou revenu provenant des prêts. — Causes des différents taux d’intérêt donnés par la terre et par l’argent. — Causes des fluctuations de l’intérêt. — Taux de l’intérêt dans l’Inde, à la Chine, aux États-Unis. — De l’usure. — Emprunts du gouvernement, ou revenu provenant des fonds publics. — Des ouvriers improductifs, ou de ceux qui tirent leur revenu de la dépense d’autrui.
CAROLINE.

Il me semble que je comprends fort bien comment on tire un revenu de l’agriculture et des fabriques ; et aussi comment on en retire un du commerce ; mais il y a beaucoup d’hommes qui n’exercent aucune de ces professions et qui ont cependant une propriété ; comment tirent-ils un revenu de leur capital ?

MADAME B.

Quand un homme jouit d’une grande propriété, il arrive souvent qu’il ne veut pas prendre la peine de la faire valoir lui-même ; et qu’en ce cas il charge un autre de le faire pour lui. Vous avez vu qu’un propriétaire foncier, qui ne veut pas mener lui-même sa ferme, en tire un revenu que son fermier lui paie sous forme de rente.

CAROLINE.

Mais j’ai en vue des hommes riches qui n’ont point de terres, et qui vivent de leur revenu, quoiqu’ils n’emploient point leur capital.

MADAME B.

Un moment de réflexion, et vous resterez convaincue qu’un capital ne peut point donner de revenu s’il n’est employé. Si donc celui qui le possède ne l’applique pas lui-même à quelque branche d’industrie, il faut qu’un autre le fasse pour lui. Dans ce cas, on peut supposer que le capitaliste dit : « Je possède un ample fonds de subsistance pour des ouvriers, et de matériaux pour l’industrie, mais je voudrais qu’un autre se chargeât du pénible soin de mettre tout ce monde à l’ouvrage et d’en réaliser les profits. »

CAROLINE.

Celui qui prendra cette peine doit être honnêtement indemnisé du travail et du temps, qu’il consacrera à faire valoir un capital qui ne lui appartient pas.

MADAME B.

Sans contredit ; une grande portion des profits provenant de l’emploi du capital doit aller à celui qui s’en charge : mais quand un homme a une très-grande propriété, il aime mieux faire le sacrifice de cette portion des profits, que de prendre la peine de diriger lui-même l’emploi de ses capitaux. Ainsi vous voyez que celui qui possède le capital et celui qui l’emploie sont souvent des personnes différentes.

CAROLINE.

Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu dire d’un homme riche, qu’il avait un agent chargé de l’emploi de son capital ?

MADAME B.

Un homme riche n’engage pas un agent pour son propre compte, mais il prête son capital à quelqu’un qui l’applique à l’agriculture, aux manufactures, ou au commerce, et qui lui paie tant pour cent, pour prix de l’emploi qu’il en fait. C’est ce qu’on appelle prêter son argent à intérêt.

CAROLINE.

N’y a-t-il que l’argent que l’on prête de la sorte ; ou prête-t-on aussi le capital qui consiste en divers produits ?

MADAME B.

Cela revient au même ; car l’argent donne à celui qui l’emprunte un droit acquis sur une partie proportionnelle des produits du pays. Si la monnaie n’achetait pas ce dont l’emprunteur peut avoir besoin, elle ne répondrait pas au but qu’il se propose ; mais elle lui procurera les matériaux et les instruments du travail de ses ouvriers, leur entretien, les fonds pour la ferme, ou les marchandises pour le commerce ; en un mot elle le mettra en état d’exercer son industrie de la manière qu’il jugera la plus profitable.

CAROLINE.

J’aurais imaginé que le capitaliste aurait trouvé plus d’avantage à engager un agent à gages, pour l’emploi de son capital ?

MADAME B.

Cette méthode ne réussirait pas probablement aussi bien ; si, au lieu de prêter à intérêt, l’homme riche remettait à un agent payé l’emploi de son capital, cet agent ne serait pas assez attentif à éviter des risques, dont il n’aurait point à souffrir.

CAROLINE.

Mais le prêt à intérêt n’est-il pas sujet à la même objection ? Si celui qui emploie le capital se ruine, le propriétaire du capital éprouve le même sort.

MADAME B.

C’est aussi ce qui arrive assez souvent ; il y a cependant moins de risque que si celui qui emploie le capital pouvait faire perdre le propriétaire sans s’en ressentir lui-même, comme il arriverait s’il était un simple agent ; car en ce cas il ne perdrait que son salaire, lors même que le propriétaire du capital serait entièrement ruiné.

Les hommes prudents ne prêtent d’ordinaire leurs capitaux que sur de bonnes sûretés. Si le prêt est fait à un marchand, on demande souvent à d’autres marchands ou hommes riches de se rendre cautions du paiement. Si c’est à un propriétaire de terres, on prend sa terre même pour sûreté ; c’est-à-dire, que si l’emprunt n’est pas remboursé aux termes convenus, le prêteur a droit de s’emparer de la propriété foncière particulière par laquelle le capital a été garanti. C’est ce qu’on appelle prêter par hypothèque.

CAROLINE.

Ce doit être la meilleure espèce de sûreté, car la terre ne peut être enlevée. C’est rendre le capital fixe responsable pour le capital circulant.

Un homme, qui emprunte un capital pour en faire emploi, doit nécessairement s’attendre à faire de plus grands profits que ce qui suffirait à payer l’intérêt de son emprunt, sans quoi il n’y gagnerait rien.

MADAME B.

Assurément. Les profits moyens résultant de l’emploi du capital peuvent être estimés au double de l’intérêt de l’argent. L’intérêt légal, c’est-à-dire, le plus haut intérêt que la loi tolère, est du 5 pour cent ; et les profits ordinaires du commerce sont environ du 10 pour cent.

CAROLINE.

Ainsi le préteur et l’emprunteur, ou en d’autres termes, le propriétaire du capital et celui qui l’emploie, se partagent pour l’ordinaire également les profits ; l’un gagnant autant par sa propriété, que l’autre par son industrie.

Le propriétaire foncier qui donne sa terre à ferme me paraît être dans la même position que celui qui prête son capital à intérêt ; l’un et l’autre, ne voulant pas employer eux-mêmes leurs capitaux, les font employer par un autre ; et la rente que le fermier paie pour l’usage qu’il fait de la terre ressemble à l’intérêt payé pour l’usage du capital.

MADAME B.

C’est cela ; et les avantages que l’on obtient en mettant la terre à ferme sont analogues à ceux qui résultent du prêt du capital. Nous avons vu que si un fermier, au lieu d’une rente, donnait tout le produit au propriétaire et ne retenait que le salaire de son travail, il serait moins attentif à la culture de sa terre que lorsque son gain dépend du produit qu’il en tire.

Il y a cependant une différence essentielle entre l’emprunt d’un capital et la prise à ferme d’une terre. Celui qui emprunte un capital, pour le faire valoir dans le commerce ou dans les fabriques, n’a besoin de rien de plus pour pouvoir suivre le plan qu’il s’est tracé ; au lieu que le fermier qui emprunte la terre ne peut en entreprendre la culture sans le secours d’un autre capital qu’il faut qu’il emprunte s’il ne le possède pas.

CAROLINE.

Il y a encore une autre différence. Le propriétaire foncier et le fermier ne partagent pas entr’eux également les profits provenant de la culture de la terre, comme vous dites que font d’ordinaire le prêteur et l’emprunteur du capital ; car le fermier fait de plus grands profits par l’usage qu’il a de la terre que le propriétaire n’en fait par la rente.

MADAME B.

Il y a plusieurs raisons de cette différence. En premier lieu, souvenez-vous que les profits du capital varient selon le risque auquel il est exposé ; puis, considérez que le revenu provenant de la rente de la terre est beaucoup plus sûr qu’aucun autre. En effet, si le fermier se ruine, il ne peut pas s’enfuir avec la terre : il peut être contraint de quitter sa ferme ; mais en ce cas, son fonds de ferme peut être saisi pour payer la rente.

Un autre avantage considérable attaché à la propriété foncière est, qu’à proportion des progrès de l’agriculture, le produit de la terre croît ; c’est pour le fermier une augmentation de profits, qui permet au propriétaire de hausser sa rente. Enfin il faut nous rappeler les observations que nous avons faites sur l’origine de la rente, desquelles il résulte, qu’à mesure que l’agriculture s’étend, et que l’on met en culture les terres nouvelles et de moindre qualité, la rente de la terre hausse.

Si vous pesez tous ces avantages, vous cesserez de vous étonner qu’un propriétaire foncier se contente de faire trois ou quatre pour cent de son capital, au lieu de le prêter à l’intérêt de cinq pour cent, avec plus ou moins de risque de perte, et avec la certitude que son capital ne peut pas croître.

CAROLINE.

Ainsi les profits d’un capital parfaitement sur sont de trois à quatre pour cent ; et tout ce que l’on reçoit au delà peut être considéré comme une indemnité pour le risque que l’on court.

MADAME B.

Si vous faites entrer dans le calcul, outre la sûreté de la rente, la propriété dont elle jouit par sa nature, de pouvoir s’améliorer, il faut déduire quelque chose pour l’attente d’un accroissement futur ; en sorte que les profits provenant du prêt d’un capital, même en supposant ce placement d’une parfaite sûreté, doivent être estimés un peu plus haut que ceux qui proviennent d’une rente foncière.

Il faut faire maintenant quelques observations sur l’intérêt de l’argent.

L’intérêt de l’argent, ou le prix payé pour l’emprunt d’un capital, était autrefois beaucoup plus haut qu’à présent. Il a diminué graduellement depuis quelques siècles, dans la même proportion que la richesse nationale a augmenté.

CAROLINE.

Et pourquoi cela ?

MADAME B.

À mesure que le capital d’un pays devient plus considérable, les profits que l’on en retire diminuent ; et plus les profits sont bas plus doit baisser le taux de l’intérêt que l’emprunteur paie pour obtenir des capitaux.

CAROLINE.

Il paraîtrait donc, qu’à mesure qu’une nation devient riche, les individus qui la composent deviennent pauvres ?

MADAME B.

Oh ! non ; avez-vous oublié vos observations sur les salaires et sur l’origine de la rente ? Quand une nation avance vers la richesse, c’est-à-dire quand son capital croit dans un rapport plus grand que sa population, la demande du travail, et par conséquent les salaires, croissent et laissent de moindres profits au capital de l’entrepreneur. D’autre part, quand un pays fait des progrès en richesse et en population, les terres inférieures sont mises en culture et la rente croît.

CAROLINE.

Ce sont donc le propriétaire foncier et l’ouvrier, qui gagnent à l’opulence nationale ; et celui qui emploie le capital y perd ?

MADAME B.

Non, ce dernier peut y gagner aussi. Celui qui emploie un capital, qui lui appartient ou qu’il emprunte à intérêt, est un ouvrier productif d’une classe supérieure ; par conséquent la demande de tels hommes croît avec le capital, et ils sont mieux récompensés. Cette récompense additionnelle provient du surcroît de capital qui lui est offert. Supposons que le taux de ses profits soit réduit de dix à huit pour cent, il en sera indemnisé par la quantité additionnelle de capital qu’il emploie. Dans notre entretien sur les salaires du travail, vous pouvez vous rappeler que nous supposions des colons recevant des ouvriers échappés du naufrage. Croyez-vous qu’ils eussent aucune raison de regretter le changement qui en résulta, lorsque ces ouvriers eurent produit un capital additionnel, et qu’il fallut hausser leurs salaires ? Et quant à l’emprunteur du capital, la diminution de profit est compensée par la baisse de l’intérêt.

CAROLINE.

L’opulence nationale se répand donc sur tous les rangs ; et semblable au soleil, elle verse de tous côtés ses rayons bienfaisants ; sur les palais et sur les chaumières !

MADAME B.

Quand on laisse le capital suivre son cours naturel, telle est en effet toujours son heureuse influence. Pendant le règne d’Auguste, l’intérêt de l’argent à Rome, tomba de dix à quatre pour cent ; ce fut l’effet des richesses venant des provinces conquises. Dans l’Inde, où le rapport du capital au nombre des ouvriers est comparativement petit, les salaires sont extrêmement bas, et les profits du capital ainsi que l’intérêt de l’argent sont exorbitamment hauts. Le taux commun de l’intérêt est de douze pour cent ; j’ai même ouï dire qu’il n’était point rare de le voir porté à vingt, ou trente pour cent. En Chine l’intérêt est de six pour cent par mois, ou soixante-douze pour cent l’an.

CAROLINE.

Et l’intérêt est-il bas aux États-Unis, où les ouvriers sont rares et les salaires élevés ?

MADAME B.

Non, il n’y est point bas ; à cause des grands profits qu’y donne l’agriculture. Dans un pays qui n’est pas encore pleinement peuplé, où il y a un si grand choix de terres fertiles, qu’à peine en cultive-t-on aucune de qualité inférieure, où par conséquent on paie peu ou point de rente ; le cultivateur peut payer de forts salaires, et toutefois faire de gros profits ; or partout où il y a de grands gains à faire par l’emploi du capital, on obtiendra un fort intérêt pour le prêt d’un capital. Ainsi, quoiqu’aux États-Unis le capital ait crû plus rapidement que nulle part ailleurs ; comme il y a, pour tout accroissement de capital, un emploi immédiat et avantageux dans la culture des terres neuves et fertiles, l’intérêt de l’argent n’y peut pas baisser.

Dans les pays anciens et pleinement peuplés, le bas intérêt de l’argent est presque toujours un signe de prospérité ; car il indique un capital croissant, un taux de profits peu élevé pour ceux qui l’emploient, et de forts salaires pour le pauvre ouvrier.

Il y a toutefois des circonstances, dans lesquelles l’intérêt de l’argent peut baisser indépendamment de l’accroissement du capital. Cela arrive, quand le marché (c’est-à-dire, les moyens de disposer des produits du pays) se trouve tout à coup resserré. Le marché de l’intérieur est alors surchargé, le prix des marchandises tombe au point de laisser très-peu de profits ; et si cet état de choses dure, l’intérêt baisse avec les profits. Il y a aussi des circonstances, qui produisent une hausse dans l’intérêt, sans indiquer aucune diminution de prospérité, et donnent lieu plutôt d’en tirer une conséquence tout opposée. C’est ce qui arrive quand le marché s’étend tout à coup ; et cette extension est souvent l’effet de l’ouverture de quelque nouveau commerce avec des pays étrangers, ou de l’introduction de quelque nouvelle branche d’industrie dans le pays même. Une plus grande demande de nos produits dans l’étranger amène une plus grande demande de capital, et élève par conséquent le taux de l’intérêt ; mais en ce cas ce n’est qu’une hausse à temps, parce que l’augmentation d’activité laborieuse dans le pays produit rapidement une augmentation de capital égale à la demande, et par-là même une baisse proportionnelle dans l’intérêt de l’argent.

CAROLINE.

Mais je croyais que l’intérêt de l’argent était fixé par la loi, et n’était sujet à aucune fluctuation ?

MADAME B.

L’intérêt légal est de 5 pour cent ; il peut tomber au-dessous de ce taux, quoique, dans ce pays, il ne puisse pas s’élever au-dessus sans devenir usure. Il y a eu un temps, où toute espèce de rétribution pour l’argent prêté était regardée à peu près du même œil que l’est aujourd’hui l’usure ; c’est-à-dire, comme faisant sur l’emprunteur un profit injuste.

CAROLINE.

Une telle opinion n’a pu être adoptée que par ceux qui n’entendaient rien à la nature reproductive du capital ; car s’ils avaient fait attention aux profits que l’on fait par l’emploi de l’argent, ils n’auraient pas regardé comme injuste de payer le prix de cet emploi.

MADAME B.

Nos ancêtres n’avaient aucune prétention à la connaissance de l’économie politique, c’est une science de nouvelle date. Le préjugé contre le prêt à intérêt ne paraît pas avoir existé dans les temps anciens ; il semble plutôt avoir pris naissance dans l’obscurité du moyen âge ; car l’intérêt de l’argent était légalement établi chez les Grecs et chez les Romains : il doit avoir été en usage au temps de Solon, puisque l’on rapporte qu’il réduisit l’intérêt de l’argent à douze pour cent. On dit que les Bramines, dans l’Inde, recevaient deux et demi pour cent par mois, il y a 8 000 ans ; et cependant l’intérêt légal n’a pas été établi en Europe avant l’année 1546.

Macpherson, dans son Histoire du commerce, fait les observations suivantes sur la défaveur attachée au prêt à intérêt. « En 1251, les clameurs, et les persécutions, qui s’élevèrent contre ceux qui recevaient un intérêt pour l’argent prêté, devinrent si violentes que les prêteurs furent obligés d’élever l’intérêt beaucoup au-dessus du taux naturel (auquel il serait resté sans cela) ; parce qu’il fallait compenser l’opprobre, et souvent même le pillage, auxquels ils étaient exposés ; de-là il arriva que l’intérêt ordinaire fut à un taux que nous appellerions une usure exorbitante et scandaleuse. » Et ce que nous appelons une usure exorbitante, et scandaleuse est ainsi nommé en grande partie par l’effet d’un préjugé tout semblable, qui empêche l’intérêt de l’argent de prendre son niveau naturel, comme tout autre profit pécuniaire ; et qui flétrit du nom de crime, et entache d’usure, tout marché dans lequel l’argent est prêté à un plus haut intérêt que le 5 pour cent, quelque grand que soit le risque couru par le prêteur. Pourquoi y aurait-il une limite au terme de ce marché, par lequel on emprunte de l’argent, plutôt qu’à l’emprunt ou au louage de toute autre marchandise ?

CAROLINE.

Une telle liberté illimitée relativement à l’intérêt ne donnerait-elle pas aux capitalistes trop d’encouragement à fournir de l’argent aux jeunes gens prodigues et irréfléchis, et ne leur faciliterait-elle pas de la sorte les moyens de le dissiper ?

MADAME B.

De tels hommes trouvent facilement à emprunter à des usuriers, pourvu qu’ils puissent donner une sûreté pour le paiement, et sans une telle sûreté ils ne trouveraient à emprunter, ni d’un honnête homme, ni d’un usurier ; la seule différence à cet égard est qu’ils sont forcés de payer plus cher cet emprunt, parce que le prêteur veut être payé, non-seulement pour l’emploi de son argent et pour le risque qui y est attaché, mais encore pour l’ignominie et la peine qu’on y a jointes ; il suit de-là que ce prêt ne peut plus être fait par les hommes qui se respectent, et que l’emprunteur tombe dans les mains de ceux, qui, n’ayant point de réputation à perdre, sont probablement plus disposés à profiter de la détresse des hommes dans le besoin, et de l’imprévoyance des jeunes dissipateurs.

Il y a encore un autre moyen, par lequel un homme, qui a quelque propriété, peut tirer un revenu de son capital, sans l’employer lui-même ; c’est de prêter à un emprunteur distingué de tous les autres par la singularité de ses procédés. Cet emprunteur n’a pas dessein de faire un profit en employant le capital qu’on lui confie ; et même en général, il ne se propose pas de rembourser le principal de la dette qu’il contracte.

CAROLINE.

Il ne se propose pas de rembourser ! Et où trouvera-t-il quelqu’un assez facile pour prêter à de tels termes ?

MADAME B.

Cet emprunteur extraordinaire n’est autre que le gouvernement. Quand le gouvernement fait un emprunt, c’est pour dépenser le capital qu’on lui prête, aussitôt qu’il l’a reçu ; et les propriétaires du capital, ou les créanciers de l’État, s’attendent peu à voir leur créance acquittée. Malgré cela, il y a toujours assez de personnes disposées à prêter au gouvernement, et même à des termes plus favorables qu’à d’autres. Cela provient de deux causes ; la première est que le paiement ponctuel des intérêts de la part du gouvernement est plus assuré que de la part d’aucun particulier ; la seconde, que le créancier de l’État a un moyen indirect de retrouver son capital quand il lui plaît, sans que le gouvernement le lui rembourse.

CAROLINE.

Et comment ?

MADAME B.

En cédant le droit qu’il a d’en percevoir les intérêts à un individu, quel qu’il soit, qui est bien aise de placer son capital dans les fonds publics, et qui dès-lors prend la place du créancier primitif.

CAROLINE.

Et peut-il toujours vendre ce droit pour la somme entière qu’il a prêtée au gouvernement ?

MADAME B.

Pas toujours ; quelquefois plus, quelquefois moins, selon l’état du marché de ces fonds. S’il y a beaucoup de créanciers de l’État, ou de marchands de fonds publics, empressés à vendre, et peu de capitalistes prêts à acheter, le créancier en retirera moins à la vente ; s’il y a beaucoup d’acheteurs et peu de vendeurs, il en obtiendra un meilleur prix. Dans ce dernier cas, on dit que les fonds sont en hausse ; dans le premier, en baisse.

CAROLINE.

Mais puisque le gouvernement dépense le capital emprunté, au lieu d’en tirer quelque profit, comment en paie-t-il les intérêts ?

MADAME B.

Il les paie par des taxes levées exprès dans ce but.

CAROLINE.

Si le gouvernement dépense ce qu’il emprunte, le capital n’existe plus, et le créancier de l’État ne possède qu’un capital imaginaire.

MADAME B.

Il reste en possession du droit de recevoir un paiement annuel, ou une annuité, égale à l’intérêt stipulé, jusqu’à ce que le gouvernement rembourse le principal. Et cette annuité (partout où l’on peut se fier au gouvernement) se vendra toujours à sa valeur aux personnes qui ont un capital à prêter. Ainsi le créancier de l’État peut réaliser son capital fictif, dès qu’il le veut, en vendant son fonds. Le capital n’est donc pas perdu pour le particulier prêteur ; mais il est totalement perdu pour le pays. Le fonds peut se vendre, mais cette vente ne crée pas de nouveau le capital qui a été dépensé ; elle ne fait que transférer à l’un le capital de l’autre ; capital, qui n’aurait pas moins existé s’il n’avait pas été transféré. Du reste, tant que le fonds peut s’échanger contre un capital réel, et qu’il fournit un revenu réel à son possesseur, il donne toutes les jouissances que l’on peut attendre d’une portion équivalente de richesse.

CAROLINE.

N’est-il pas fort contraire à la prospérité du pays que le gouvernement dépense son capital ?

MADAME B.

Sûrement ; mais il y a des cas où c’est un mal inévitable. Dans un danger de guerre éminent, il est quelquefois nécessaire de lever de plus fortes sommes, et plus promptement qu’on ne peut le faire par les taxes ; on a alors recours aux emprunts ; si on ne les rembourse pas, ils se répètent, ils s’accumulent, et deviennent à la longue une énorme dette nationale, qui est un pesant fardeau pour le pays, à cause des taxes qu’il faut lever pour en payer les intérêts.

Nous pourrons revenir quelque jour sur ce sujet ; je voudrais en ce moment savoir si vous comprenez pleinement comment ceux qui ne font pas valoir eux-mêmes leur capital, en tirent néanmoins un revenu.

CAROLINE.

C’est par d’autres, qui font pour eux office d’agents, et qui, si le capital est en terre, leur paient une rente, s’il est en argent, des intérêts.

MADAME B.

Fort bien ; prenez garde toutefois de vous laisser tromper par ce mot argent, car au fait il n’y a personne dont le capital consiste en argent. Il consiste en terre ou en produit vénal, soit brut soit fabriqué. Le capital est seulement estimé en argent. Et vous ne pouvez, comme je vous l’ai dit, avoir, sur ce sujet, des idées claires, avant que l’on vous ait expliqué la nature et l’usage de la monnaie.

Nous avons jusqu’à présent examiné toutes les manières dont les hommes tirent un revenu de leurs capitaux ; il nous reste un mot à dire d’une classe d’hommes qui sont entretenus par le revenu d’autrui.

CAROLINE.

Voulez-vous parler des ouvriers, qui vivent des salaires, et donnent un profit à ceux qui les emploient ?

MADAME B.

Non ; ceux que nous avons nommés ouvriers productifs sont entretenus par le capital d’autrui ; au lieu que la classe d’hommes que j’ai en vue subsiste du revenu d’autrui. Ce sont des ouvriers, il est vrai ; mais de cette espèce particulière, qui est totalement improductive ; ils consomment sans reproduire ; leur travail n’ajoute donc rien à la richesse future du pays, et par cette raison ils sont désignés par le nom d’ouvriers improductifs.

CAROLINE.

Je devine, je crois, de qui vous voulez parler ; les domestiques ne sont-ils pas des ouvriers improductifs.

MADAME B.

Oui ; leur travail, quelque utile qu’il soit, n’augmente pas la richesse du pays. Un ouvrier productif est payé sur la valeur de l’ouvrage qu’il produit : cet ouvrage reste à celui qui l’emploie, et peut être accumulé ou échangé contre d’autres marchandises ; mais le travail d’un domestique, loin d’accroître le revenu de son maître, est pour lui une dépense ; car ses gages sont nécessairement payés par le produit du travail de quelque autre.

CAROLINE.

Il y a sans doute une différence essentielle entre ces deux classes d’ouvriers : avoir un grand nombre d’ouvriers est une source de richesse, avoir beaucoup de domestiques est une source de dépense.

MADAME B.

L’un est un emploi du capital, l’autre une dépense de revenu. Mais il s’en faut de beaucoup que la classe des ouvriers improductifs se bornent aux seuls domestiques ; elle s’étend à tous les serviteurs du public : les acteurs, les chanteurs, les danseurs, tous ceux en un mot qui sont entretenus par le travail d’autrui en font partie.

CAROLINE.

N’est-il pas à regretter que ces personnes-là ne soient pas contraintes de se livrer à des occupations plus utiles ?

MADAME B.

Leur travail, bien que d’une nature improductive, est en général utile. Les domestiques, par exemple, en soulageant les ouvriers productifs de beaucoup de travaux indispensables, les mettent en état de faire plus d’ouvrage qu’ils n’auraient pu faire sans cela. Ainsi un homme chargé de l’emploi d’un capital considérable peut employer son temps d’une manière plus utile à la communauté et à lui-même, qu’à nettoyer ses souliers et à apprêter son dîner.

CAROLINE.

L’usage des domestiques a évidemment une partie des avantages de la division du travail.

MADAME B.

Vous serez probablement surprise d’entendre mettre au nombre des ouvriers improductifs plusieurs hommes qui tiennent dans la société le rang le plus respectable. Le prêtre, le médecin, le soldat, les ministres d’État, et les magistrats sont des ouvriers improductifs.

CAROLINE.

Je n’aurais pas cru que la classe des ouvriers improductifs fût si respectable. Et quoique leur travail soit d’une nature improductive, ils n’en sont pas moins, je pense, en bien des cas, des membres de la société plus précieux que quelques ouvriers productifs. Un magistrat, qui administre fidèlement la justice ; un médecin, qui rétablit la santé déchue ; un ecclésiastique, qui enseigne la religion et la morale ; sont certainement plus essentiellement utiles à la société que le confiseur ou le parfumeur, ou tels autres ouvriers productifs occupés à fabriquer des objets de luxe.

MADAME B.

Sans doute ils sont plus utiles. Je ne considère pas toutefois les objets de luxe comme tout à fait inutiles. Dans un autre entretien, nous traiterons de la dépense ; et nous aurons alors occasion d’examiner jusqu’à quel point le luxe est avantageux, et en quelles circonstances il peut devenir nuisible à la société.