L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 12

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 115-130).

CONVERSATION XII.


DU REVENU PROVENANT DE LA PROPRIÉTÉ DU SOL.

De la rente. — La rente est l’effet et non la cause du haut prix du produit agricole. — Causes de la rente ; 1. La fertilité de la terre ; 2. La diversité du terrain et de la situation, qui requiert différents degrés de dépense pour en obtenir le même produit. — Origine de la rente. — Dans un pays progressif, la rente croît absolument, et diminue relativement. — Le haut prix du produit brut est nécessaire pour proportionner la demande à la quantité qui en est fournie. — Monopole de la terre. — Définition du monopole.
CAROLINE.

J’ai beaucoup réfléchi sur le revenu, madame B. ; mais je ne puis comprendre comment les fermiers peuvent payer une rente, s’ils ne font, par leurs capitaux, que les profits accoutumés. J’avais imaginé qu’ils commençaient par retirer, du même capital, de plus grands produits que les marchands et les manufacturiers ; mais que la rente qu’ils avaient à payer réduisait ces profits, et les mettait au-dessous de ceux des autres branches d’industrie.

MADAME B.

Vous aviez raison dans la première partie de votre conjecture ; mais comment pouviez-vous expliquer la folie des fermiers de choisir un emploi de leurs capitaux, qui, après le paiement de la rente, leur donnait des profits inférieurs au taux commun ?

CAROLINE.

Je crois que je n’avais pas songé à cela. J’avais une idée vague de la sûreté supérieure de la propriété foncière ; et puis je pensais que les charmes de la vie champêtre pouvaient avoir ici quelque influence.

MADAME B.

Les idées vagues ne mènent pas à des résultats exacts ; le vrai moyen de les prévenir est d’éviter les expressions vagues. Par exemple, quand vous dites que la sûreté de la propriété foncière est avantageuse au fermier, vous ne réfléchissez pas qu’un homme en sa qualité de fermier n’a point de propriété foncière ; il tient sa ferme à bail ; s’il l’achète, il devient propriétaire foncier, en même temps que fermier. Ce n’est donc pas la sûreté de la propriété foncière, qui est avantageuse au fermier, mais bien la sûreté de faire sa récolte et d’en disposer, ou le peu de risque qu’il court à cet égard.

Quand un fermier fait le compte de ses profits, il prend en considération la rente qu’il doit payer ; il calcule le produit de sa ferme et voit s’il pourra payer cette rente outre les profits ordinaires dus à son capital. Il s’attend donc à vendre sa récolte de manière à obtenir de tels profits, sans quoi il ne prendrait pas la ferme. Il en faut conclure que les fermiers retirent réellement de la culture de la terre plus que les profits du capital au taux commun ; mais ils n’y gagnent rien, parce que le surplus est payé au propriétaire du sol sous forme de rente.

CAROLINE.

Ainsi, pour payer cette rente, ils sont obligés de vendre leur produit à un prix plus haut qu’ils n’auraient fait, sans cela ; et tout pauvre ouvrier, qui mange du pain, paie une contribution à un propriétaire oisif ?

MADAME B.

Épargnez-vous une inutile censure ; la rente n’augmente point le prix du produit de la terre. C’est parce que le produit agricole se vend plus qu’il ne coûte à produire, que le fermier paie une rente. La rente est donc l’effet et non la cause du prix du produit agricole.

CAROLINE.

Voilà qui est fort extraordinaire ! Si les propriétaires fonciers exigent une rente de leurs fermiers, comment les fermiers peuvent-ils la payer, s’ils ne vendent, pour cela, leurs récoltes à plus haut prix ?

MADAME B.

Un propriétaire ne peut exiger que ce que son tenancier veut bien lui payer ; le contrat entr’eux est, des deux côtés, pleinement volontaire. Si le produit de la ferme peut se vendre de manière à donner au fermier le profit dû à son capital, d’après le taux commun, avec un surplus, on trouvera des fermiers disposés à céder ce surplus au propriétaire pour l’emploi qu’ils font de son sol.

CAROLINE.

Mais si les profits de l’agriculture ne sont pas l’effet de la rente, pourquoi ne sont-ils pas réduits par la concurrence et rabaissés jusqu’au niveau du taux ordinaire des autres profits ? Pourquoi le capital additionnel ne coule-t-il pas dans ce canal, et ne cause-t-il pas, en augmentant les produits agricoles, une réduction dans leur prix ?

MADAME B.

En premier lieu, l’agriculture n’est pas susceptible, comme les manufactures, d’une augmentation illimitée dans ses produits. Si les chapeaux et les souliers sont rares et se vendent à des prix très-élevés, un plus grand nombre d’hommes se mettront à en fabriquer et en augmenteront la quantité, de manière à en faire baisser le prix. Mais la terre est d’une étendue limitée ; les fermiers n’ont pas la même facilité d’augmenter la quantité du blé et des bestiaux. Cela pourrait cependant se faire jusqu’à un très-haut degré, par des améliorations et par la culture de nouvelles terres. Mais, en second lieu, à quelque degré qu’on eût porté cette augmentation de produit, elle n’aurait pas l’effet de diminuer d’une manière permanente le prix des denrées de première nécessité, parce que la population croîtrait dans le même rapport, et que la quantité additionnelle de vivres serait requise pour nourrir le nombre d’hommes additionnel ; en sorte, qu’après un temps assez court, le même rapport serait établi entre l’offre et la demande des objets de nécessité, et qu’il n’y aurait par conséquent aucune réduction dans le prix. Les denrées de première nécessité diffèrent donc à cet égard de toutes les autres espèces de marchandises ; si les chapeaux et les souliers deviennent plus abondants, leur prix tombe ; mais les objets de première nécessité ont la propriété de créer une demande proportionnelle à leur abondance.

CAROLINE.

Mais qu’est-ce qui fait que le produit agricole se vend à un assez haut prix pour pouvoir donner une rente ? Si ce n’est pas la rente qui produit le haut prix, il faut que celui-ci ait quelque autre cause.

MADAME B.

Il y a plusieurs circonstances qui concourent à élever et à maintenir le prix du produit agricole au-dessus des frais de production, et qui mettent par-là le fermier en état de payer une rente. La première semblerait au premier coup-d’œil devoir au contraire diminuer le prix ; c’est l’inestimable qualité dont la Providence a doué la terre, de produire la nourriture en telle abondance, qu’il y en a plus qu’il n’en faut pour nourrir ceux qui la cultivent. Car si ceux qui occupent la terre et font naître les récoltes, les consommaient en totalité, il n’y aurait à aucun prix rien à vendre à d’autres ; et le cultivateur ne pourrait payer aucune rente. Mais la fertilité naturelle du sol est telle qu’il n’y a presque aucune terre qui ne puisse donner un excédant, après que le fermier s’est remboursé de toutes ses avances, en y comprenant les profits dus à son capital. C’est de ce fonds excédant qu’il paie la rente. La quantité de cet excédant varie beaucoup, selon la fertilité du sol, et permet au fermier de payer plus ou moins à titre de rente.

CAROLINE.

Mais, madame B., dans les pays nouveaux, où il y a un grand choix de terres fertiles, et où la récolte est aussi abondante qu’en plusieurs parties de l’Amérique, on ne paie point de rente.

MADAME B.

Là où la terre abonde tellement qu’elle peut être cultivée par tout homme qui veut en prendre possession, personne n’est disposé à payer une rente. Et cependant le cultivateur a un produit excédant, qui lui permettrait de le faire. La seule différence est qu’au lieu de transporter cet excédant à un propriétaire, il le garde pour lui. Et c’est aussi la cause de ces rapides fortunes que font les nouveaux colons, qui s’établissent sur un sol fertile et dans un beau climat.

C’est donc la fertilité du sol qui permet au cultivateur de payer une rente ; mais il reste à chercher quelque autre cause qui l’engage à le faire.

CAROLINE.

Vous en parlez comme d’une affaire de choix, madame B. ; mais s’il en était ainsi, je doute fort que la rente fût payée.

MADAME B.

C’est ce que nous allons voir. — Quand un pays nouveau croît en capital et en population, on met de nouvelles terres en culture ; et après que l’on a occupé les districts les plus fertiles, on en vient à mettre au labour les terrains de qualité inférieure ou moins bien situés. Or les grains et tout autre produit agricole, crûs sur les terrains moins fertiles, coûtent au fermier plus de dépenses, plus de travail, plus d’engrais ; il faut plus d’attention pour une récolte moins abondante, et les frais de production en tout sont plus grands.

CAROLINE.

Par conséquent les colons primitifs, qui ont pu choisir à leur gré, ont un avantage sur les autres ; ils feront de plus gros profits, et accumuleront plus tôt une fortune. Car les diverses récoltes portées au marché, si elles sont de même qualité, se vendront au même prix, quels que soient les frais de production. Il est même probable que celles qui ont le moins coûté à produire, se vendront mieux ; car le sol le plus fertile doit naturellement donner un produit plus parfait.

MADAME B.

Les premiers colons ont encore un autre avantage ; ils n’auront pas manqué de choisir les meilleurs situations aussi bien que les meilleurs terrains ; leurs champs seront au bord d’une rivière navigable, qui fournit une communication facile avec le marché de l’intérieur et avec l’étranger. Ceux au contraire qui cultivent les terres les plus reculées sont obligés d’ajouter aux frais de production ce qu’il en coûte pour transporter les produits au lieu où ils peuvent se vendre. Supposons que le colon primitif fasse 30 pour cent de son capital, et que le dernier ne fasse que 20 pour cent du sien. Avec le double avantage d’un sol fertile et de l’exemption de payer une rente, il ne faut pas s’étonner que les premiers colons amassent rapidement de gros capitaux. Il n’est pas improbable, qu’à l’âge du déclin, ils voudront diminuer leur travail, sans toutefois se défaire de leur propriété. Ne croyez-vous pas que, dans ces circonstances, ils trouveront quelques nouveaux colons, qui, plutôt que d’entreprendre de défricher dans les districts éloignés et peut-être moins fertiles, paieront volontiers aux anciens une somme annuelle pour prendre leur place et pour devenir leurs tenanciers ?

CAROLINE.

C’est vrai : les nouveaux venus pourraient trouver leur compte à donner aux anciens colons le 10 pour cent que ceux-ci font de plus que les nouveaux, en conséquence des avantages dont leurs terres jouissent.

MADAME B.

Voilà donc l’origine de la rente. Si le tenancier paie le 10 pour cent, qui se trouve être le tiers de ce que le propriétaire gagnait à cultiver, ses profits seront réduits à 20 pour cent, et se trouveront au niveau de ceux des seconds colons, qui réunissent la qualité de propriétaires à celle de fermiers ; et de la sorte les profits du fermier seront réduits de 80 à 20 pour cent.

CAROLINE.

Et les profits des autres branches d’industrie seront, je suppose, réduits de même, afin de maintenir l’égalité entr’eux.

MADAME B.

Nécessairement. Mais tant que les profits de l’agriculture sont de 20 pour cent, l’accumulation marchera encore d’un pas rapide ; et à mesure que le pays deviendra riche et populeux, la demande de blé croîtra, et il faudra, pour y satisfaire, mettre de nouvelles terres en culture. Ces nouvelles terres étant encore plus reculées que les précédentes, ou inférieures en qualité, seront cultivées avec encore plus de désavantage, et ne donneront peut-être que le 10 pour cent des profits. Dès que ce nouvel ordre de choses aura lieu, les seconds colons seront en état d’obtenir une rente sur leurs terres. Car il sera aussi avantageux à un fermier de payer 10 pour cent, lorsqu’il en gagne 20, que de ne rien payer pour une terre qui ne lui donne que 10.

Les profits généraux du capital, à cette époque, se trouvent donc réduits de 20 à 10 pour cent.

CAROLINE.

Mais ceux qui les premiers ont pris à ferme les terres des colons primitifs ne continuent-ils pas d’en retirer le 20 pourcent en les cultivant ?

MADAME B.

Aussi longtemps seulement que durent leurs baux ; car dès que leurs propriétaires voient que les profits des capitaux sont réduits à 10 pour cent, ils n’en accordent pas plus à leurs créanciers, mais ils exigeront qu’ils leur paient tout le surplus sous forme de rente. C’est ainsi que chaque nouvelle portion de terre qui est mise en culture, et qui est ou de moindre qualité ou moins favorablement située que les autres, a le double effet d’élever la rente et de diminuer les profits du capital.

CAROLINE.

Mais si les profits continuent à décroître à chaque nouvelle portion de terre qui est mise au labour, ils seront bientôt réduits à rien ; et dès-lors s’arrêteront et la culture et la population, sans quoi bientôt aussi la disette se ferait sentir.

MADAME B.

Dès que la rareté commence, les grains haussent de prix ; cette hausse augmentant les profits du fermier, l’encourage à mettre de nouvelles terres en culture. C’est ce qui a lieu à chaque nouveau pas que fait l’agriculture, et c’est aussi ce qui empêche les profits de se réduire à rien. Chaque fois qu’une nouvelle terre est mise en culture, le prix du produit brut, et par conséquent les profits du fermier, doivent avoir préalablement haussé. Aucune terre neuve ne peut être cultivée qu’après que le capital a produit une accumulation suffisante pour l’entretien et l’emploi d’un plus grand nombre d’ouvriers. Et personne ne veut cultiver une terre neuve, avant que la population ait fait assez de progrès pour élever le prix du blé, de manière à rendre profitable ce défrichement.

CAROLINE.

Quand la récolte de ces terres nouvelles arrivera au marché, je suppose que le prix des grains baissera de nouveau ?

MADAME B.

Oui ; ou, ce qui revient au même, les salaires hausseront ; mais cette baisse du prix des grains ne sera pas durable ; car quand de plus fort salaires permettent à l’ouvrier d’élever plus d’enfants, la population croissant avec le temps, devance les progrès du capital, et on voit revenir les mêmes suites d’effets. C’est ainsi que les produits agricoles et la population se devancent tour à tour. Mais indépendamment de la hausse et de la baisse passagères que les défrichements occasionnent dans le prix des grains, chaque portion de terre neuve que l’on met en culture diminue les profits du capital, et élève la rente des terres ainsi que le prix du produit brut ; car plus il devient nécessaire d’avoir recours à des terres de qualité inférieure pour suffire aux besoins d’une population croissante, plus les frais de production croissent. En effet tout quartier de blé, toute livre de pain, soit qu’ils aient été produits à peu de frais sur la meilleure terre, ou à grands frais sur la pire, sont payés au même prix.

CAROLINE.

C’est une chose singulière, quand on y réfléchit, que de deux pains précisément pareils que l’on sert sur table, les frais de productions de l’un aient pu s’élever presqu’au double de ceux de l’autre ; et que l’un ait payé trois deniers sterling de rente, tandis que l’autre n’aura payé qu’un demi-denier.

Le prix du produit brut en général est donc réglé par ce qu’il en coûte pour le produire sur les terrains de la plus mauvaise qualité ou le plus désavantageusement situés ?

MADAME B.

Oui ; pourvu que dans les frais de production vous compreniez les profits du fermier ; car quoique les plus mauvais terrains ne puissent donner aucune rente, il faut toujours qu’ils rapportent un produit au cultivateur ; sans cela cette espèce de terre resterait inculte.

CAROLINE.

Le haut prix des produits agricoles est donc dû à la nécessité de faire une dépense additionnelle pour les obtenir des terrains les moins favorisés ?

MADAME B.

Oui ; car cette nécessité entraîne celle d’élever les rentes des terres plus favorisées. Nous pouvons, à cause de cela, définir la rente, cette partie du surplus du produit de la terre qui reste après qu’on en a déduit les frais de culture.

CAROLINE.

Avec de tels désavantages, je m’étonne que le prix du blé, et de tout le produit brut, ne soit pas plus élevé qu’il ne l’est.

MADAME B.

La hausse naturelle du prix du produit brut, qui est due à la mise en culture des terrains inférieurs, est en grande partie contre-balancée par d’autres circonstances. Chaque année on fait en agriculture des progrès qui augmentent le produit sans augmenter proportionnellement la dépense du cultivateur, et en vertu desquels le blé peut arriver au marché à plus bas prix. En outre, quoique la terre de qualité inférieure coûte d’abord, pour la culture, des frais additionnels, il arrive que le labour l’amende tellement, qu’insensiblement les frais de production diminuent ; souvent, par des dessèchements, des engrais et d’autres améliorations, un sol ingrat est rendu fertile. Les désavantages de la situation sont corrigés aussi par les progrès de la société ; la population en s’étendant diminue les distances ; de nouvelles villes s’élèvent ; de nouveaux marchés s’ouvrent. Si donc il n’était pas indispensablement nécessaire de continuer à mettre de nouvelles terres en culture pour pourvoir aux besoins d’une population toujours croissante, le blé serait produit à moindres frais, et baisserait de prix au lieu de hausser.

CAROLINE.

Mais si tout le surplus du produit, qui reste après la déduction faite des frais de production, va au propriétaire du sol sous forme de rente, les progrès de l’agriculture ne doivent pas baisser le prix du produit brut, ils doivent augmenter la rente.

MADAME B.

Je vous demande pardon ; vous venez d’observer que le prix du produit brut en général est réglé par ce qu’il en coûte pour l’obtenir des terres de la plus mauvaise qualité, ou le plus mal situées. Plus donc on diminuera les frais de production sur ces terres-là, ou plus on obviera aux défauts de situation, plus aussi le prix régulateur du produit brut sera bas. Les frais de production d’un pain sur une terre pareille, s’élèvent annuellement à douze deniers ; si, par des améliorations dans les travaux de l’agriculture, on venait à réduire ces frais à dix deniers, le pain se vendrait en général à ce dernier prix.

CAROLINE.

Tout cela est très-clair ; mais j’ai quelque regret de voir, qu’à mesure qu’un pays avance vers la richesse, la rente, c’est-à-dire, la part du propriétaire oisif, croit, tandis que le profit, ou la portion de l’industrieux fermier, diminue.

MADAME B.

Ces oisifs propriétaires dont vous vous plaignez, ne font point baisser les profits du capital, et ne font point hausser le prix des produits agricoles. Si vous entendez ce que j’ai dit sur la rente, vous devez savoir que la réduction des profits est occasionnée par la diversité des terrains mis successivement en culture, et que la quantité ou le haut prix naturel des produits agricoles est dû au surplus qui reste après la déduction faite des frais de culture. Si donc on abolissait les rentes, le seul effet qui en résulterait serait de mettre les fermiers en état de vivre comme des hommes d’un état supérieur, puisqu’ils seraient enrichis de toute cette partie du produit de leur ferme qui était auparavant la part du propriétaire.

CAROLINE.

Et ne serait-ce pas un changement fort heureux ? N’est-il pas mieux que ceux qui travaillent deviennent riches, plutôt que ceux qui vivent des fruits du travail d’autrui ?

MADAME B.

Il y a une classe de fermiers (les yeomen) qui cultivent des terres qui leur appartiennent en propre ; si vous avez à cœur d’encourager leur industrie, il faut leur permettre de recueillir en plein le fruit de leur travail, c’est-à-dire, d’accumuler de la richesse ; après être devenus riches, de jouir de l’aisance et du repos, et de remettre à d’autres le soin de leurs terres, s’ils aiment mieux le faire que de les cultiver eux-mêmes. Si l’on défendait aux propriétaires de donner leurs terres à ferme lorsqu’ils deviennent riches, ils n’en seraient pas moins oisifs ; ils négligeraient le travail de la ferme ; ce travail resterait abandonné aux domestiques, la culture en souffrirait, et la diminution de produit qui en résulterait nuirait à la fois au propriétaire et au pays. Dans les pays civilisés, la propriété foncière a été acquise par le travail, ou par la richesse qui est le fruit du travail ; elle doit être assurée dans toute sa valeur, non-seulement à l’individu qui l’a gagnée, mais à ses héritiers à perpétuité.

En outre, quoique les rentes croissent quand le pays marche vers la prospérité, cet accroissement n’est pas en proportion de l’accroissement du produit du sol. Autrefois la rente donnait communément au propriétaire un tiers du produit de sa terre ; elle est tombée depuis au quart, et tout dernièrement elle a été estimée d’un cinquième seulement ; en sorte que le propriétaire reçoit une plus forte rente, et a cependant une moindre part dans le produit total.

CAROLINE.

Cela me console un peu. Mais n’y aurait-il aucun moyen d’abolir les rentes, et de forcer les fermiers à réduire en conséquence les prix de leurs produits ; de manière que ce ne fût ni le propriétaire, ni le fermier, mais le public, qui jouît du bénéfice de ce surplus du produit d’où dérive la rente ? Certainement cela réduirait le prix des vivres, et de tous les produits agricoles.

MADAME B.

En admettant cette réduction, quel avantage pensez-vous qu’il en résultât ? Quand on propose quelque mesure de contrainte, et surtout une mesure si compliquée, je suis toujours inquiète des suites.

CAROLINE.

Mais le bien qui en résulterait est si évident. Si la nourriture était à meilleur marché, on pourrait en consommer davantage et les pauvres en auraient en abondance.

MADAME B.

Comment cela ? La terre serait-elle devenue plus productive par l’abolition de la rente ? Et si elle ne produisait pas plus, comment pourrait-on plus consommer ? Une plus grande consommation, sans moyens d’y satisfaire, mène comme nous l’avons déjà dit, à la famine. Le prix d’un pain de quatre livres est maintenant douze deniers sterling. J’en conclus, qu’à ce prix, la consommation de pain sera si bien proportionnée à la quantité totale, que notre provision de froment durera jusqu’à la moisson prochaine. L’adoption de vos mesures de contrainte réduiront peut-être le prix d’un pain de quatre livres à neuf deniers ; chaque pauvre famille se trouverait ainsi en état d’augmenter sa consommation de pain ; et la provision de froment n’atteindrait pas la moisson. L’année suivante, au lieu de produire plus de blé pour parer au déficit, on cesserait de cultiver les plus mauvaises terres, qui ne donnent point de rente, et qui ne font au prix établi pour le produit brut, que payer simplement les profits du capital ; il arriverait de-là que le produit général du pays éprouverait une diminution considérable.

CAROLINE.

Cela est vrai ; je n’y songeais pas ; il est sûr qu’une rareté de grains, survenant à cette époque, ferait hausser le prix du pain plus encore qu’auparavant.

MADAME B.

À quel prix pensez-vous qu’il conviendrait de mettre le pain, pour que le froment durât jusqu’à la récolte ?

CAROLINE.

Au prix de douze deniers, auquel il se vend actuellement.

MADAME B.

Nous voilà donc revenues au prix qui permet de payer une rente, quoique celle-ci soit supprimée. Vous voyez combien vos mesures étaient fausses. Le haut prix, dont vous vous plaignez si amèrement, est le prix nécessaire pour proportionner la consommation aux moyens d’y satisfaire, de manière que ces moyens durent jusqu’à la moisson prochaine.

CAROLINE.

Loin d’en être fâchée, madame B., je suis charmée de découvrir mon erreur, puisqu’il en résulte pour moi la conviction que, si le pauvre paie cher ce qui lui est le plus nécessaire, c’est autant pour son propre bien, que pour celui des grands propriétaires de terres ; ce haut prix lui assure un approvisionnement uniforme pendant tout le cours de l’année. Et je m’empresse d’autant plus d’absoudre la rente de l’accusation de hausser les prix, que je vois deux autres sources d’où ce mal peut provenir.

MADAME B.

Vous pouvez ajouter, je crois, que comme ces prix élevés sont nécessaires pour régler la consommation et prévenir la disette, ou même la famine, vous cessez dès ce moment de les envisager comme un mal. En étudiant les effets des lois et des institutions humaines, on découvre souvent des erreurs ; mais tout ce qui suit le cours de la nature dérive d’une source pure ; et plus on l’étudie, plus on se sent porté à admirer son auteur.

Ainsi, bien que la rente en elle-même ne puisse pas être considérée comme un mal, puisque nous avons vu qu’elle est une suite naturelle de la fécondité de la terre, et de la diversité des terrains, les mesures artificielles toutefois, tendant à élever le prix des produits agricoles et à faire hausser la rente, auraient certainement un effet nuisible. Toutes les restrictions à la libre importation des grains, ou de tout autre produit brut, qui élèvent le prix de ces denrées dans l’intérieur du pays, n’ont d’autre effet que de prendre dans la poche du consommateur une somme additionnelle pour le propriétaire de la terre. Dans cette opération le fermier ne fait d’autre office que de transporter la somme de l’un à l’autre.

CAROLINE.

Est-ce que cette mesure a immédiatement l’effet de hausser la rente ?

MADAME B.

Elle ne peut l’avoir avant l’expiration du terme des baux. Pendant toute la durée de son bail, le fermier jouit de tous les gains et souffre de toutes les pertes qui surviennent occasionnellement. Mais lorsque le bail se renouvelle, il ne peut manquer d’être réglé sur le taux commun des profits, et de hausser ou de baisser en proportion des gains que le fermier espère ; de sorte que tous le surplus va au propriétaire, tandis que le fermier se contente des profits ordinaires de son capital. Il peut arriver sans doute, par ignorance, par négligence, quelquefois par des motifs d’humanité, que le propriétaire n’exige pas tout ce que le fermier serait en état de payer, mais ce sont là des circonstances accidentelles, et l’on considère comme la vraie rente tout le surplus du produit. Le contrat entre le fermier et le propriétaire est naturellement en faveur de ce dernier, par la raison que voici : tout homme qui a un petit capital est capable de s’engager comme fermier ; et comme toute l’étendue des terres mises à ferme est limitée, il y a toujours plus d’hommes qui désirent prendre des terres à ferme qu’il n’y en a qui veulent en mettre à ferme. Les propriétaires de terres peuvent donc être considérés comme exerçant une espèce de monopole envers les fermiers, parce qu’ils possèdent une marchandise dont la demande excède l’offre. Ainsi la concurrence pour l’obtenir, permet au propriétaire d’exiger du fermier la plus forte rente qu’il puisse payer ; en d’autres termes, de le contraindre à lui abandonner tout le surplus du produit.

CAROLINE.

Je n’entends pas très-bien le sens de ce mot monopole ; mais j’ai toujours cru que c’était une chose injuste et disconvenable.

MADAME B.

Le monopole est un privilège exclusif, accordé à une ou plusieurs personnes, de posséder ou de vendre quelque marchandise particulière. Quand c’est le gouvernement qui l’accorde, il est généralement préjudiciable, parce qu’il empêche la libre concurrence des autres vendeurs, qui ferait baisser le prix de la marchandise en question. Si, par exemple, un certain nombre de personnes étaient exclusivement privilégiées pour faire le commerce du thé ou du café, comme il n’y aurait point de marchands rivaux qui pussent entrer en concurrence avec eux et vendre à plus bas prix, ils pourraient élever le prix de ces denrées plus haut que ne le comportent les profits accoutumés, et cet excès de profit serait payé sans raison par les consommateurs de thé et de café. La concession d’un monopole est donc, de la part du gouvernement, une fausse mesure ; excepté les cas dans lesquels il peut être prouvé que la gêne imposée est un bien général pour la communauté.

CAROLINE.

Je ne peux pas concevoir un cas où le bien général pût résulter de la concession faite à un certain nombre d’hommes de quelque avantage dont on prive la communauté.

MADAME B.

Donner une patente pour une découverte ou une invention utile, c’est autoriser un monopole à temps qui est décidément avantageux, par l’encouragement qu’il donne au génie, aux recherches, à la persévérance ; qualités très-favorables aux progrès de l’industrie. Mais je m’étonne que vous hésitiez à reconnaître les avantages qui résultent du monopole de la terre ; car ce monopole signifie simplement que la terre n’appartient pas en commun à tout le genre humain, comme la nature l’avait établi, mais qu’elle est exclusivement possédée, vendue, ou transmise par une classe d’hommes particulière ; en un mot, ce n’est pas autre chose que l’établissement de la propriété du sol, dont on ne peut contester l’utilité. C’est peut-être le seul monopole d’une nature permanente que la loi doive sanctionner. Si le monopole s’étendait aux produits de la terre, il participerait à tous les mauvais effets du monopole en général ; il en résulterait une hausse dans le prix, par le défaut de concurrence.

CAROLINE

Mais la terre peut-elle être soumise à un monopole, sans que le prix des produits en soit affecte ?

MADAME B.

Oui ; parce que le produit de la terre dépend moins de la quantité de la terre que de celle du capital qu’on y verse ; et celle-ci qui, en comparaison de l’autre, est illimitée, est libre de tout monopole. La propriété de la terre est donc un monopole d’une nature très-particulière, bornée uniquement à l’un des instruments de production ; et il est si loin de hausser le prix des fruits de la terre, qu’il est absolument nécessaire à leur production et à leur conservation.