L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 07

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 62-69).

CONVERSATION VII.


DU CAPITAL, Suite.

Du capital fixe. — Distinction du capital en fixe et circulant. — Exemples des différentes espèces de capitaux. — Des esclaves. — Le capital fixe et le capital circulant sont également avantageux aux classes travaillantes. — Les machines sont avantageuses aux classes travaillantes. — Citation de Macpherson sur les avantages des machines. — Citation du traité d’économie politique de M. Say.
MADAME B.

J’ai encore quelques remarques à vous faire sur la nature du capital.

Un propriétaire de terres qui augmente son capital par les économies qu’il fait sur son revenu, trouvera probablement qu’au lieu d’appliquer la totalité de ce capital additionnel à l’agriculture, il lui est plus avantageux d’en employer une partie à payer des ouvriers pour bâtir des granges et des dépendances, planter des arbres destinés à donner du bois de construction ou de bâtisse, élever des cabanes pour des cultivateurs subordonnés, mettre en culture quelques terres restées en friche sur sa ferme.

De même un fabricant, à mesure qu’il augmente le nombre de ses ouvriers, multiplie ses machines ou les instruments de son industrie.

CAROLINE.

Mais le capital mis en bâtiments, en outils, en machines, ne donne pas de profit, comme celui qui est employé à payer des ouvriers, dont le travail donne un produit que l’on porte au marché.

MADAME B.

Le fermier et le fabricant n’emploieraient pas leur capital de la sorte s’ils ne s’attendaient à en retirer du profit. Si un fermier n’a ni grange ni grenier pour ses grains, il sera forcé de vendre sa récolte immédiatement après la moisson, quoiqu’il eût pu probablement en tirer meilleur parti en attendant un peu. Et de même le fabricant, en multipliant et perfectionnant ses machines, fait plus d’ouvrage et ses profits augmentent en proportion.

Par exemple, quand un fabricant peut établir une machine à vapeurs, et substituer cette force au travail des hommes et des chevaux, il épargne plus de la moitié des bras qu’il employait.

Le capital placé de la sorte s’appelle capital fixe, parce qu’en effet il reste fixé sur la terre, sur les bâtiments, sur les machines et les outils. C’est en gardant ce capital et en s’en servant, que l’on en tire un revenu ; tandis que le capital employé à l’entretien des ouvriers productifs, dont on vend les produits avec un profit immédiat, se nomme capital circulant.

Les produits d’une ferme, et ceux d’une manufacture, ne donnent du profit que lorsqu’ils vont au marché pour être vendus ou échangés. Cette espèce de capital circule donc continuellement. Elle passe d’abord du maître à l’ouvrier, sous forme de gages et de salaire, ou sous celle de matériaux bruts ; de l’ouvrier elle revient au maître sous forme de produit ou d’ouvrage fait, avec un accroissement de valeur ; mais le maître ne réalise ses profits que quand ses produits sont vendus ; les acheteurs les emploient à leur propre usage et sont appelés, par cette raison, consommateurs.

CAROLINE.

Il me semble que j’entends très-bien la différence entre le capital fixe et le capital circulant. Un fermier fait des profits avec ses instruments d’agriculture en s’en servant et les ayant en sa possession ; il en fait avec ses récoltes en s’en défaisant. Mais auquel de ces capitaux faut-il rapporter le fermage du bétail ?

MADAME B.

C’est selon la nature des bestiaux. La valeur des bêtes qui travaillent est un capital fixe, comme celle des instruments d’agriculture. Ainsi les chevaux qui mènent la charrue sont, comme la charrue même, un capital fixe. Mais les moutons et les bœufs destinés à la vente sont un capital circulant.

CAROLINE.

Si la charrue était tirée par des bœufs, madame B., comment rangeriez-vous cela ? Quand ils travaillent pour le fermier ils sont un capital fixe ; mais quand ils sont menés à la boucherie, ils deviennent un capital circulant.

MADAME B.

Ils appartiennent alternativement à ces deux classes ; parce que le fermier trouve son profit d’abord à les garder, ensuite à les vendre.

CAROLINE.

Je ne comprends pas pourquoi vous appelez circulant le capital qui s’applique à l’entretien des hommes qui travaillent, tandis que l’entretien des bêtes qui travaillent est un capital fixe. Ces deux choses me semblent tout à fait pareilles.

MADAME B.

Elles le sont en effet. L’entretien du bétail aussi bien que celui des ouvriers, est un capital circulant ; ce qui va à cet entretien est consommé et reproduit avec bénéfice ; c’est donc en s’en dessaisissant que l’on en retire du profit. Mais la valeur du bétail même est un capital fixe ; si au lieu de louer des ouvriers, on les achetait, comme on achète le bétail, devenant ainsi la propriété de celui qui les emploie, ils seraient aussi un capital fixe.

CAROLINE.

Tels sont sans doute les pauvres esclaves africains aux Indes occidentales.

MADAME B.

Oui, et tels sont en général tous les esclaves. Les paysans même de Russie et de Pologne sont envisagés généralement comme un capital fixe, parce que le vasselage auquel ils sont soumis est une espèce d’esclavage, vu que le propriétaire de la terre a droit à leur travail sans aucune rétribution, et la valeur d’une terre en Russie n’est pas estimée par le nombre des acres, mais par le nombre des esclaves qui s’y trouvent, tout comme une plantation aux Indes occidentales. Ce même état de vasselage était établi dans la plus grande partie de l’Europe il y a quelque siècles ; mais dans ces derniers temps, le progrès de la civilisation a été tel, que partout, je crois, excepté en Russie et en Pologne, les classes travaillantes ont été émancipées, parce que l’expérience a fait voir que plus les hommes sont libres et indépendants, plus ils sont laborieux, et mieux aussi la terre est cultivée.

CAROLINE.

Je souhaite que l’on puisse faire adopter cette opinion aux planteurs des Indes occidentales.

MADAME B.

Le temps viendra sûrement où l’esclavage sera partout aboli. Mais des changements importants ne doivent pas être opérés sans de grandes précautions. Il faut que les hommes aient secoué les fers honteux de l’ignorance, avant que l’émancipation puisse leur être utile. Un auteur ingénieux observe, « que la liberté est un instrument avec lequel les hommes peuvent tout gagner et tout perdre ; qu’il faut par conséquent, avant de le mettre en leur main, leur en apprendre l’usage. » Dans tous les cas un perfectionnement graduel et progressif tend à nous rendre heureux ; des révolutions soudaines et violentes sont dangereuses. Mais nous nous écartons de notre sujet.

CAROLINE.

Eh bien ! pour y revenir, je croyais d’abord entendre parfaitement la différence entre le capital fixe et le circulant, et je trouve par réflexion, que je ne sais comment déterminer auquel appartiennent diverses espèces de choses. L’argent monnayé, par exemple, que l’on emploie à améliorer la terre, est-il un capital fixe ou circulant ?

MADAME B.

L’argent mis sur des terres en friche pour les préparer à la culture, pour enclore, dessécher, creuser des fossés, défricher, etc., est un capital fixe ; il en est de même de celui qui est employé à améliorer une terre déjà cultivée. Si c’est le propriétaire qui verse son capital sur la terre qu’il met à ferme, il reçoit en récompense un accroissement de rente ; si c’est le fermier, il augmente ses profits. Mais l’argent dépensé dans un cours régulier de culture, à labourer, semer, recueillir, etc., est, comme nous l’avons déjà dit, un capital, en partie fixe, en partie circulant.

CAROLINE.

J’aime mieux, je l’avoue, l’emploi de la richesse sous forme de capital circulant que sous celle de capital fixe. Les greniers, les granges, les machines, etc., peuvent être avantageux aux propriétaires, mais ils ne peuvent manquer de nuire aux classes travaillantes ; car plus un homme dépense en capital fixe, moins il lui reste de capital circulant, et moins aussi par conséquent il peut entretenir d’ouvriers.

MADAME B.

Il faut toujours vous souvenir que le plus grand bien que l’on puisse faire aux classes laborieuses est d’augmenter le produit qui est susceptible d’être consommé. Quand on augmente l’abondance des choses nécessaires à la vie, il importe peu à qui elles appartiennent ; car quels que soient les propriétaires de cette richesse, ils ne peuvent en tirer avantage qu’en l’employant ; c’est-à-dire en l’appliquant à l’entretien d’ouvriers productifs. Plus donc il y en aura, et plus il y aura d’individus employés.

Or il est évident que tout ce qui tend à perfectionner ou faciliter le travail, augmente les productions du pays ; et s’il arrivait que le capital fixe augmentât plus le produit que ne peut faire le capital circulant, il serait plus avantageux aux ouvriers aussi bien qu’aux capitalistes.

CAROLINE.

Il semble bien ; et toutefois je ne peux comprendre comment il peut en être ainsi des machines. On ne peut substituer les forces de la nature au travail de l’homme, sans ôter l’ouvrage à plusieurs ouvriers. Comment le pauvre pourrait-il retirer quelque avantage d’inventions qui empêchent qu’on ne l’emploie ?

MADAME B.

C’est un fait certain, quoiqu’il se présente comme un paradoxe, que ce qui abrège et facilite le travail, peut en bien des cas accroître la demande que l’on fait des ouvriers.

CAROLINE.

En d’autres termes, ôter l’ouvrage aux gens est le vrai moyen de leur donner de l’emploi ! — C’est mon objection dans toute sa force.

MADAME B.

L’invention d’une machine entraîne sans doute quelques inconvénients partiels et momentanés ; mais elle a des avantages très-étendus et durables. Quand une machine nouvelle, ou un procédé quelconque qui abrège ou facilite l’ouvrage, vient à être adopté, la marchandise ainsi produite baisse de prix, cette baisse multiplie les acheteurs, la demande augmente, et le produit croît en proportion de la demande. Ainsi, en bien des cas, le nombre des bras employés à ce genre de fabrication, est plus grand après, qu’avant l’adoption du nouveau procédé. Quand on inventa les métiers à bas, les ouvriers qui gagnaient leur vie à tricoter furent à la vérité fort à plaindre ; mais bientôt les bas furent à si bon marché, que tout le monde put en porter ; et il en résulta un tel accroissement de demande, que tous les tricoteurs trouvèrent de l’ouvrage en filant pour les faiseurs de bas.

CAROLINE.

Ce fut une ressource alors ; mais depuis l’invention de M. Arkwright on ne voit plus filer à la main. Les machines, de plus en plus perfectionnées, forcent le pauvre ouvrier à passer d’une occupation à l’autre, et je crains bien qu’enfin toutes ne lui échappent.

MADAME B.

C’est ce qui est impossible. Tant qu’il y aura des capitaux, les pauvres trouveront de l’emploi. Dans les pays riches, on fait de grandes entreprises. On coupe des routes dans les montagnes, ou unit par des canaux les rivières éloignées, on construit des ponts, des édifices ; on fait des travaux de tout genre, qui donnent de l’ouvrage à des milliers d’hommes, indépendamment de l’emploi ordinaire des capitaux dans l’agriculture, les fabriques et le commerce. À quoi tient cette activité ? Au besoin qu’ont les riches d’employer leurs capitaux. Dans un gouvernement libre et qui inspire une pleine sécurité, personne ne veut que son capital reste oisif ; et par conséquent la demande du travail est toujours proportionnée à la grandeur du capital. L’industrie ne connaît point d’autre limite. Le possesseur d’un capital, qui fait emploi d’une machine nouvelle, est sans contredit le premier qui en retire quelque gain, mais c’est le public qui y trouve l’avantage le plus grand et le plus durable. C’est le public qui profite de la diminution de prix des marchandises fabriquées ; et quoique cela puisse paraître singulier, personne n’est plus favorisé par de telles inventions que l’ouvrier même, parce que personne n’a plus d’intérêt à voir baisser le prix des choses vénales.

CAROLINE.

Fort bien, madame B., je cède à vos raisons, et je demande pardon à M. Watts d’avoir douté un instant des bons effets de ses machines à vapeurs, et à M. R. Arkwright de m’être élevée contre ses machines à filer.

MADAME B.

Je veux vous lire un passage de l’histoire du commerce de Mac-pherson, qui vous fera voir le cas qu’il faisait de cette dernière invention :

« Si M. Arkwright a fait une grande fortune, certes il l’a parfaitement méritée ; le bien qu’il a fait à son pays surpasse infiniment celui qu’il s’est fait à lui-même ; il est plus solide et plus durable que cent conquêtes. Loin de priver d’emploi les pauvres ouvriers en réduisant prodigieusement le travail, il a ouvert, par cette réduction même, une abondante source de travail et employé un bien plus grand nombre de bras. On a calculé qu’en 1785, environ 25 ans après l’invention de la machine à filer, il y avait un million d’ouvriers employés aux manufactures de coton du Lancashire, du Cheshire, de Derby, Nottingham et Leicester. C’est rendre simplement justice à la mémoire de sir Richard Arkwright, que de le mettre au rang de ceux qui ont été le plus utiles au commerce et aux manufactures de son pays, aux planteurs de coton dans toutes les parties du monde ; et dont le nom doit être transmis d’âge en âge avec ceux des bienfaiteurs du genre humain. »

CAROLINE.

Voilà sans doute un brillant éloge, et qui me paraît parfaitement juste.

MADAME B.

Je terminerai ces observations par la lecture d’un passage de l’excellent traité de M. Say, où il parle de l’invention de l’imprimerie :

« Au moment où elle fut employée, une foule de copistes durent rester inoccupés, car on peut estimer qu’un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que deux cents copistes. Il faut donc croire que 199 ouvriers sur 200 restèrent sans ouvrage. Hé bien, la facilité de lire les ouvrages imprimés, plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l’encouragement que cette invention donna aux auteurs pour en composer un bien plus grand nombre, soit d’instruction, soit d’amusement, toutes ces causes firent qu’au bout de très-peu de temps, il y eut plus d’ouvriers imprimeurs employés qu’il n’y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre d’ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux que l’imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricants de papiers, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grand que celui qu’elle occupait avant l’invention de l’imprimerie. »

CAROLINE.

Et le nombre des lecteurs doit avoir crû en proportion. Vous vous rappelez que, dans notre entretien sur la division du travail, vous me faisiez observer que l’invention de l’imprimerie avait singulièrement contribué à répandre les connaissances utiles.

MADAME B.

Vous voyez que le capital, fixe ou circulant, ne manque jamais d’accroître les produits. Nous pouvons donc, je pense, le définir toute espèce de produit accumulé, qui tend à faciliter des productions futures. Quant à ce qu’on nomme le capital du pays, c’est la somme des propriétés de tous ceux qui en composent la population.