L’économie et la philosophie

L’ÉCOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE[1]



L’homme est une intelligence servie par des organes et gouvernée par des appétits. La pratique a précédé la théorie ; la science naît du besoin, les problèmes qu’agite la spéculation ont été posés par la vie. Il faut s’en convaincre pour comprendre la peine qu’éprouvent les sciences à se constituer, à découvrir leurs limites, à se définir, à se nommer. Des mots suggérés par les besoins du passé et consacrés par l’usage vulgaire ne font pas loi pour l’esprit ; on ne saurait réduire la géométrie à l’arpentage en se fondant sur la transparente étymologie des syllabes qui la désignent. La science économique cherche encore son nom ; celui d’économie politique dont on persiste à l’affubler a de plus graves défauts que sa longueur encombrante : il dit autre chose que ce qu’il faut dire, les deux vocables qui le composent circonscrivent un problème particulier dont la solution ne saurait se trouver qu’au moyen d’une science plus générale, et cette science plus générale, qui demande à se constituer, est gauchie, déviée, détournée de son objet légitime par le nom accidentel qu’elle subit.

À cette confusion du problème général de l’économie et du problème particulier de l’économie des nations, joignez la confusion de l’abstrait avec le concret, la confusion de la science avec l’art, et vous aurez une idée de l’état actuel des choses, vous commencerez à soupçonner ce qu’il faudrait de patience et d’habileté pour se dégager du fouillis des systèmes, et pour constituer enfin la discipline dont l’organisme de la philosophie a besoin.

I

La théorie précéderait la pratique si l’homme était une pure intelligence et s’il ne fallait pas dîner ; mais comme pour philosopher il faut dîner, au moins quelquefois, on commence par la pratique, bonne ou mauvaise. La science de la richesse naît du besoin de fournir une base et une méthode à l’art de s’enrichir, lequel procède lui-même d’un effort spontané pour se prémunir contre les nécessités du lendemain.

L’art de s’enrichir comprend les lois du travail : l’art de produire les biens, et les règles de l’épargne : l’art de conserver et d’accroître les biens en les utilisant pour la production. Mais l’art de travailler se spécialise dans la diversité des industries ; on conçoit mal l’utilité d’une technique pure, embrassant les seules généralités communes à tous les métiers, et s’il était possible d’édifier cette discipline, les fondements en seraient fournis par la logique, par la physique et par la morale. Reste l’administration des biens, avec sa théorie, la science économique, l’économie, sans qualification restrictive ; ou mieux (pour ne pas envelopper sous le même signe un produit important du travail de la pensée et une façon d’agir résultant de l’habitude acquise et du caractère individuel), l’Économique. La naturalisation de ce terme ne saurait rencontrer d’obstacle, puisqu’il est absolument conforme à l’analogie des noms les plus familiers, la physique, la logique, la rhétorique, aussi bien que des appellations plus modernes, l’éthique, la mathématique, la cinétique, et tant d’autres adjectifs récemment substantifiés, suivant la pratique à laquelle tous les substantifs doivent l’existence.

Ainsi l’Économique (c’est le nom exact) étudierait les lois de la production et de la consommation, sur lesquelles repose l’art de satisfaire à nos besoins d’une manière aussi complète que le comportent les ressources de la nature. L’Économique est la science de l’intérêt, au sens matériel du mot intérêt, c’est la science dont il importe de connaître les théorèmes afin d’y conformer sa conduite lorsqu’on se propose de s’enrichir. Elle nous apprend également à nous procurer la plus grande somme de satisfactions possibles en consommant une quantité de biens donnée ; mais elle ne nous enseigne point en quoi doivent consister ces satisfactions, ni quelle hiérarchie il convient d’établir entre les satisfactions admises, elle ne nous dit point quelles il faut poursuivre et quelles il faut s’interdire ; c’est affaire au bon goût, à l’hygiène, au droit et à la morale.

En se plaçant au point de vue économique, tout ce qui répond à un désir quelconque sera donc utile, et constituera dans ce sens un bien. Cependant tous les biens ne sont pas des biens économiques, ils ne revêtent ce caractère que lorsqu’ils prennent une valeur appréciable, lorsqu’ils exigent quelques soins pour les produire, les conserver, les acquérir ou les administrer, c’est-à-dire lorsqu’il n’en existe à notre disposition qu’une quantité limitée. Utilité et rareté, tels sont les attributs constitutifs du bien économique ou de la richesse, et nous saluerons la richesse partout où nous discernerons ces attributs. Traiter chaque objet et chaque fonction suivant sa valeur, c’est-à-dire suivant l’utilité dont ils sont pour nous comparativement à l’utilité d’autres services et d’autres objets, voilà tout le secret de l’économique.

Ainsi comprise, cette discipline trouve aisément sa place dans le cadre de la philosophie : classe des sciences anthropologiques, genre des sciences morales, dont la vie pratique et la direction de la volonté forment l’objet, parallèlement aux sciences qui ont pour matière les lois de la pensée et pour objet la connaissance, ainsi qu’aux descriptions esthétiques, vouées à l’étude de ces sentiments contemplatifs qu’on pourrait appeler désintéressés par opposition à ceux de l’ordre économique, afin de les exciter et de les satisfaire par le travail mental et musculaire au service de l’imagination créatrice, et par la contemplation des produits d’un tel travail.

La formule de ces éléments que nous ruminons laissera toujours à critiquer et à reprendre, vu la difficulté d’être complet, même lorsqu’on ne craint pas d’être assommant. Au fond, la pensée est l’objet comme elle est l’outil de toute la science ; mais, dans la logique, la pensée travaille à se rendre compte des lois relatives à son but spécial, c’est-à-dire à la réalisation de la pensée comme telle par la connaissance ; dans l’esthétique, la pensée cherche les lois qui la dirigent lorsque, sous l’inspiration du sentiment, elle travaille à la satisfaction de ce sentiment lui-même ; dans l’éthique, à laquelle nous regrettons de ne pas pouvoir donner le nom plus directement significatif de pratique[2], la pensée affirme les lois qu’elle doit suggérer à la volonté de s’imposer elle-même pour la conduite de la vie, c’est-à-dire dans ses relations avec les autres volontés.

Sans toucher au problème des subdivisions possibles de la logique et de l’esthétique, constatons maintenant la façon naturelle dont s’articule la science pratique suivant les buts principaux poursuivis par la volonté dans ses différentes sphères d’action : l’avantage personnel dans la société industrielle, où chacun s’efforce par le travail de donner une assiette à son existence ; l’intérêt collectif, l’unité morale par l’accord spontané des volontés dans une société de libre amour ; enfin la justice, ou la liberté extérieure dans cette société de contrainte, condition négative, mais indispensable de la réalisation des deux premières à laquelle est affecté le nom d’État, — trois domaines où devra régner la pensée sous la forme de trois sciences, l’Économique, la Morale et le Droit.

II

L’Économique est donc une branche de la philosophie au même titre que le droit naturel, au même titre que la morale et nous ne nous sommes pas rendu coupable d’une intrusion en sollicitant pour elle une place dans cette Revue ; c’est un premier résultat de la classification que nous avons partiellement ébauchée. Du reste, si les exemples de Condillac, d’Adam Smith, de Stuart Mill, de Stanley Jevons, de Cournot et de Sidgwick n’établissaient pas suffisamment l’affinité des études logiques et psychologiques avec la science de l’économie, nous invoquerions l’autorité d’Aristote et tout serait dit.

Second point : l’économique, se coordonnant au droit naturel et à la morale, s’en distingue fort nettement par la nature de son problème. Nous ne dirons pas, en effet, avec M. Charles Gide, que « le domaine de l’économie politique embrasse tout ce qui concerne la richesse dans l’acception la plus générale de ce mot[3] ». Sans demander comment cette ampleur d’acception du mot richesse se concilie avec l’exclusion des richesses immatérielles prononcée un peu plus bas[4], détail important sur lequel il faudra revenir, nous voyons mal ce que gagnerait le système des sciences à ce que l’économique absorbât la moitié de la morale avec les trois quarts du droit civil et du droit pénal. Trois questions s’imposent à l’esprit, nous dit l’excellent auteur :

« I. Par quels moyens se produit la richesse ? » — Nous répondrons : par la force musculaire obéissant à l’intelligence et s’aidant de l’arc, du pic, de la charrue, de la voile, de la poulie et du levier, de la vapeur, de l’électricité, du chien, du cheval, du chameau, du bœuf, de l’éléphant, en un mot de toutes les forces de la nature animée ou inanimée, affaires de technique, non d’économique.

« II. Quel est l’emploi qu’on doit faire de la richesse ? » — Posée en ces termes, la question relève de la morale ; ce qui appartient à l’économique, c’est de nous dire quel emploi de la richesse créée servira le mieux à nous enrichir davantage.

« III. De quelle façon doit-on partager la richesse ? » — Avant tout, c’est une question de droit, la question économique serait plutôt : Quelle distribution de la richesse en favorise le mieux la conservation et l’accroissement ?

D’une manière générale, en définissant les sciences par leur matière, on se prive des moyens d’observer entre elles des distinctions dont le maintien est d’une souveraine importance, et qui deviennent parfaitement claires lorsqu’on emprunte leur définition à la considération de leur origine et de leur fin. Confondre l’économique, le droit et la morale parce que toutes ces disciplines s’occupent de la richesse et que toutes trois ont leur mot à dire sur le règlement des mêmes questions[5] nous paraîtrait un expédient désastreux. Il aurait entre autres pour conséquence de faire envisager tous les devoirs moraux comme exigibles par voie juridique, c’est-à-dire la suppression de toute liberté civile ; il produirait surtout le gâchis ; tandis que rien ne s’oppose à ce que le même objet soit envisagé successivement au point de vue économique, au point de vue juridique et au point de vue moral, avant de prendre une résolution et de formuler une conclusion pratique.

Ces distinctions si naturelles, si légitimes, et nous ajouterons si bien consacrées, nous permettront de repousser ou du moins d’atténuer sensiblement une critique spécieuse dont on frappe assez souvent les économistes de l’ancienne école. On leur reproche de forger un homme abstrait dont toute la conduite est dictée par la considération du profit, en méconnaissant la diversité des mobiles qui font agir l’homme réel. Les économistes ne méritent pas cette censure lorsqu’ils restent dans leur département sans trancher ni de l’historien ni du prophète. Ils s’abusent lorsqu’ils se flattent d’expliquer par le jeu d’un mobile unique la marche effective de la société, tout comme lorsqu’ils prétendent régler l’ordre et la marche de la société par la considération de ce seul mobile, bien que pourtant cette considération leur permette de jeter un grand jour sur l’histoire et de signaler au législateur bien des abus. En leur qualité d’économistes, ils n’ont réellement à s’occuper que de l’intérêt, leur office est précisément de constater quels effets telle façon d’agir aura sur la richesse et de quelle manière il faut se conduire pour s’enrichir ou pour se ruiner. C’est du reste ce qu’a fort bien compris l’auteur des Principes, et tout en déclarant impossible et fâcheux le départ de l’économique du droit et de la morale, il les distingue parfaitement. Nous suivrons son exemple de préférence à ses conseils ; bien que la production et l’emploi des biens intéressent la morale et le droit, nous séparerons nettement ces doctrines de l’Économique en raison de la différence des problèmes dont il appartient à chacune d’elles de procurer la solution, et nous les coordonnerons sous la catégorie plus générale de l’Éthique.

III

La considération des rapports entre l’économique et les autres sciences morales se lie étroitement et nous conduit de la façon la plus naturelle aux problèmes que soulèvent la structure et la place de l’économique elle-même. Celle-ci comprend une matière, des données de fait qu’il est nécessaire de posséder en quelque mesure, bien que nul n’arrive à les épuiser. Pour expliquer les phénomènes, il faut les connaître, et ces phénomènes ne se produisent pas, évidemment, sous la forme de vérités générales, mais de faits momentanés, locaux, individuels, qu’il faut rassembler pour servir de base aux généralisations. C’est matière de statistique, d’histoire, d’érudition.

Ces faits résultent de besoins communs et permanents à la satisfaction desquels il est pourvu par l’emploi de ressources naturelles qui varient selon les lieux. L’arbitraire ne joue dans cet emploi qu’un rôle secondaire. Les phénomènes économiques soutiennent entre eux des rapports nécessaires qui sont des lois de la nature[6], des lois scientifiques dans ce sens que l’office de la science proprement dite consiste à les dégager et à les mettre en lumière. Généraliser, classer, distribuer les phénomènes, les désigner par des noms exempts d’équivoque (tâche difficile, vu l’impossibilité d’écarter les termes du langage courant en parlant des choses les plus familières), montrer comment ces phénomènes procèdent les uns des autres et s’enchaînent par des rapports de causalité simple ou réciproque : telle est, grossièrement ébauchée, la tâche de l’économique pure, de la théorie, parfaitement distincte du savoir statistique qui lui fournit ses matériaux, puisqu’elle suppose la connaissance des faits dont elle observe les rapports, aussi bien qu’elle est distincte de la morale et du droit, parce qu’elle s’occupe non de liberté, mais de nécessité, non de ce qui doit être, mais de ce qui est.

Cependant, les lois naturelles et nécessaires qui président à l’enchaînement des phénomènes une fois déterminées, l’homme peut utiliser cette connaissance, comme c’est la connaissance de leurs lois qui lui a permis d’utiliser les forces de la nature brute et de la nature vivante. Ici la morale et le droit entrent en contact avec l’économique. Dans le champ du possible, le droit inscrit le cercle du permis. Aux besoins matériels, la morale associe et parfois oppose d’autres besoins, et c’est à elle qu’il appartient de marquer en dernier ressort dans quelle mesure et dans quel ordre il est bon de pourvoir à chacun d’eux ; mais une fois cet ordre arrêté sous l’empire de quelques considérations que ce soit, c’est affaire à Fart économique, à la politique économique, à l’économique appliquée d’indiquer le procédé par lequel les besoins effectifs seront le moins incomplètement satisfaits avec les ressources naturelles dont on dispose.

Ainsi trois éléments de l’économie politique : la matière, la forme et la fm ; trois problèmes : le fait, la loi, l’emploi ; trois études : la description des phénomènes économiques, la statistique du présent et du passé, la théorie, qui permet d’assigner les causes et de prévoir les effets, l’art, qui indique les moyens d’utiliser cette connaissance pour atteindre, dans les limites de la justice, les buts proposés par la nature et par la raison.

IV

Rien de plus net, rien de plus simple que ces distinctions. Néanmoins elles sont fréquemment méconnues : on ne se borne pas à mêler les trois problèmes dans la même exposition, ce qui n’est pas toujours un mal ; une école nouvelle, sûre d’elle-même et fort accréditée, s’applique à les confondre systématiquement ; ceux qui se sont assis sur un rameau de l’arbre s’ingénient à casser le rameau voisin, quand ils ne s’attaquent pas à la branche même qui les supporte. « Une partie de la partie qui fut le tout », comme dit le génie inspirateur d’une fable peut-être surfaite, s’applique à démontrer qu’elle est le tout elle-même et que les autres parties n’existent pas. On ne veut connaître que l’histoire, et l’on prodigue le mépris aux travaux qui ont permis de comprendre quelque chose à cette histoire, le sentiment prétend balancer les comptes et l’on accuse les quatre règles d’immoralité. La division en économie théorique et pratique est formellement condamnée dans la dernière édition du manuel collectif d’Économie politique publié par l’école historico-éthique florissante en Allemagne, sous la direction du professeur Schoenberg, de Tubingue.

Toujours laborieux, toujours consciencieux dans leurs recherches, souvent malheureux dans leurs inventions, les savants de cette famille ont tenté d’appliquer à l’économique la méthode historique introduite par Savigny dans la jurisprudence, et d’en faire une philosophie de l’histoire économique, une histoire comparée de l’économie. Heureusement que dans la pratique ils ne songent pas toujours à leur programme.

Il faut ranger sans doute au nombre des chefs de l’école nouvelle M. Lujo Brentano, dont le livre sur les Questions ouvrières[7] paraît avoir figuré dans la première édition du manuel et ne se retrouve plus dans la seconde, dont nous ne connaissons que des fragments. Le volume cité nous montre un auteur qui fait de l’économie politique au vieux sens anglais et français du mot, beaucoup mieux que le plus grand nombre des économistes, s’aidant de l’histoire pour comprendre les phénomènes, mais étudiant le présent plus attentivement encore que le passé, et surtout analysant avec le soin le plus louable les effets prochains et les effets éloignés de chaque institution et de chaque disposition législative. Ce qui le sort de la foule, s’il est permis de le juger d’après le seul livre cité, c’est l’alliance d’une parfaite liberté d’esprit avec la conception morale très élevée du but de la civilisation, qui lui fournit la mesure de toutes choses[8].

Quel que soit le mérite de telles solutions et de tels travaux, qui n’auraient pas été possibles sans le concours des théories que les auteurs de ces travaux répudient, l’économique, étudiant les lois d’un certain ordre de phénomènes pour en tirer des conclusions pratiques, ne peut ni se fonder exclusivement sur l’histoire, ni se borner à la méthode inductive ainsi que le voudrait l’école allemande ; il lui sied, il lui sert d’employer concurremment la déductive, qui part d’axiomes évidents et de définitions convenues. La considération des faits concrets, dans leur enchaînement effectif, lui fournira des lois empiriques et lui donnera la clef de l’histoire économique des nations ; mais ces faits concrets sont l’ouvrage d’hommes concrets, ils se sont produits sous l’influence de mobiles compliqués et variables, et non sous l’influence exclusive et continue du mobile économique, le souci du lendemain, la préoccupation simple de s’enrichir. La connaissance de ces divers mobiles sera fort utile à l’économiste, mais s’il nourrit le dessein d’édifier une théorie propre à servir de base à la pratique, s’il poursuit une science dont il puisse tirer un art dont l’utilité légitimera l’emploi qu’il fait de son temps et de son travail, il faut qu’il sache faire abstraction de ces mobiles accessoires, hétérogènes. Assurément, la richesse n’est le but vrai, le but final ni du particulier ni de l’État, et l’art de s’enrichir, l’économique appliquée ne saurait être l’unique flambeau du législateur et ne prononce pas le dernier mot de la politique ; mais il est indispensable au législateur de la posséder afin de savoir où il va. Pour acquérir cet art, il le faut dégager ; il faut donc isoler le mobile économique des mobiles meilleurs ou pires, il n’importe, mais différents, lesquels varient suivant la diversité des relations et des caractères. Il faut, par une abstraction consciente et réfléchie, se demander quelle serait la conduite raisonnable d’un homme seul, puis d’un groupe et finalement de l’humanité, s’ils agissaient sans entrave, dans la plus entière indépendance, avec l’intention simple et fixe de pourvoir aussi complètement que possible à la totalité de leurs besoins. Il n’y a pas d’autre moyen d’arriver à l’économique exacte ou normale, et si nous en avions jamais douté, les programmes de l’école historique nous auraient ramené dans le droit chemin. Le tort des pères de la science, tort dont leur nationalité fournirait peut-être l’explication, c’est d’avoir parfois semblé confondre cette abstraction avec la réalité ; c’est ainsi que, dans quelque mesure, ils auraient mérité le reproche de fabriquer un homme imaginaire. L’homme économique est un idéal, presque autant que l’homme social dont parle de nos jours un prédicateur populaire[9]. Ce n’est pas l’homme moyen, l’homme type, c’est moins encore un modèle à suivre, c’est une fiction abstraite, mais une fiction dont la science ne peut guère mieux éviter l’emploi qu’elle ne saurait, dans un autre domaine, se passer des figures géométriques.

Ainsi l’économique, naissant du besoin, plonge ses racines dans l’expérience, dont l’histoire du passé ne forme qu’une partie, puis s’élève par l’abstraction à la science, pour aboutir à l’art, qui donne une règle à la vie. Histoire, science, art, dans les royaumes de l’intelligence nous n’apercevons rien au delà. Ces divisions paraissent bien tranchées, mais l’école historique allemande s’évertue à les confondre, afin de les supprimer. M. Schmoller, éditeur d’un annuaire de législation, d’administration et d’économie politique, professeur d’économie politique à Berlin, ne veut point que la politique économique (Volkswirtschafts-Politik) et la science des finances donnent des instructions pratiques ; il voit dans les travaux de ses confrères, MM. Roscher, Stein et Wagner, des efforts heureux pour élever ces deux disciplines au rang des sciences théoriques, et il estime que « l’économie politique pratique peut déposer absolument la forme de l’art (das Gewand der Kunstlehre vollstaendig abstreifen) en exposant en détail le développement de l’économique allemande, éventuellement aussi l’économique franco-anglaise des derniers siècles, en marquant le rapport des causes et des effets dans la politique agraire, industrielle et commerciale. Elle se bornerait au rôle descriptif, ce qui la rendrait au moins aussi utile aux futurs agents de l’État que si elle voulait se réduire à la théorie d’un art. »

Ainsi la pratique devient science en renonçant au rôle d’un art pour se borner à l’histoire ! Il est impossible d’imaginer une confusion plus savante. L’économique pratique s’élève au rang de science théorique en s’en tenant à la description, assurément lorsqu’on aura compris ce langage on ne fera plus un reproche à personne d’avoir brouillé les méthodes de l’économie théorique et de la pratique ! Mais ce bouleversement n’est pas sans dessein : on absorbe la science dans l’érudition historique, on supprime l’art, qui déduisait de la science des règles qu’il cherchait à faire adopter : pourquoi tout cela, sinon pour laisser place libre à l’arbitraire ? M. Haeckel, de Jéna, mesure la capacité mentale des peuples au degré d’empressement avec lequel ils épousent la doctrine de l’évolution universelle ; M. Cohn, de Goettingue, un des adeptes de l’école historico-morale, jauge le cerveau de ses confrères en tous pays d’après le plus ou moins d’enthousiasme que leur inspire le système d’assurances et de ligatures économiques de Son Excellence le prince de Bismarck, système difficile à défendre, en effet, d’après les principes qui avaient cours dans la science jusqu’à l’aube du nouveau jour.

Dans l’introduction du volumineux manuel publié sous sa direction, M. le professeur Schoenberg caractérise l’évolution de la pensée économique allemande en disant « qu’elle a rompu avec l’absolutisme et le cosmopolitisme de la théorie abstraite, atomistique, matérialiste et individualiste qui régnait précédemment, pour devenir une science exacte, réaliste, historique et morale ». Il nous est absolument impossible de concevoir quel sens l’éminent auteur attache ici à l’expression science exacte, et pour entendre comment il peut reprocher son matérialisme à l’économique d’Adam Smith, nous avons besoin de nous rappeler que la transformation de cette science ne porte pas uniquement sur sa méthode, mais s’étend jusqu’aux problèmes dont elle poursuit la solution. La fin de l’économique ne serait plus la richesse, mais la prospérité nationale en général et par-dessus tout sa prospérité morale, programme excellent, admirable, mais dont la réalisation exige le concours d’activités obéissant chacune à sa loi propre et qu’on ne saurait étudier simultanément sans tout jeter dans la confusion. Cette conception de l’économique est, d’ailleurs, contraire à l’usage de toutes les langues, y compris celle de l’auteur, ainsi qu’il l’avoue implicitement lorsqu’il définit l’activité économique « une activité matériellement profitable », si bien qu’il assigne pour fonction à la science économique de veiller à ce que l’activité économique n’en fasse pas trop. Je note aussi que l’école se fait un mérite d’en avoir fini avec le cosmopolitisme dans la science, laissant à chacun le soin d’estimer suivant son instinct et de mesurer avec son compas la portée véritable d’un tel progrès.

Quant à la tendance de l’économique historico-morale, elle ne se borne pas à repousser la thèse a priori que dans un milieu où toutes les richesses sont appropriées et, quelle que puisse en être la collocation, le maximum de bien-être résultera du libre jeu des activités privées ; elle ne se borne pas à dire qu’il y a des distinctions à faire et que la juste mesure de liberté économique varie suivant les circonstances ; elle pose en principe que la contrainte est la règle et la liberté, l’exception. « En tout cas, dit M. Schoenberg, la liberté ne doit être accordée que dans la mesure où il est prouvé qu’elle sert l’intérêt collectif. L’individu ne trouve pas dans son intérêt un droit naturel, personnel et primitif à la liberté d’acquérir, mais à titre de membre de la société morale et en raison du but moral collectif, on peut lui accorder et on lui accorde un droit dont ce but est la mesure. Un titre à la liberté d’acquérir[10] n’existe en sa faveur qu’autant que cette liberté garantit la prospérité du ménage national, savoir la réalisation de son but moral. Lorsqu’il s’agit de savoir si la liberté doit être accordée ou refusée, c’est donc un faux principe de partir du droit naturel de l’homme à la liberté ; il ne faut pas considérer la pleine liberté individuelle comme la condition juridique naturelle, idéale, et demander à chaque restriction la preuve qu’elle est nécessaire, principe qui est celui du libéralisme depuis le siècle dernier ; le vrai point de départ est bien plutôt le bien collectif, la communauté morale, dont l’individu forme un membre, avec les buts moraux de cette communauté ; et comme la condition rationnelle ne peut être qu’un état de contrainte[11], il faut avant tout élargissement des restrictions antérieures fournir la preuve que cette extension de la liberté individuelle répond mieux que la restriction précédente à l’intérêt commun et privé. »

On ferait tort, nous l’espérons, à la nouvelle école, et peut-être même au Dr Schoenberg, en les jugeant sur ce passage isolé, mais nous devions le citer, parce qu’il caractérise et résume bien la philosophie dont ils s’inspirent : l’État antérieur et supérieur à l’individu et dont l’individu tire tout son droit à l’existence, l’État, qui ne représente jamais sans doute la domination d’une classe par une autre, au profit de celle-ci, l’État, dont les mesures ne se ramènent point aux délibérations d’êtres intéressés, passionnés et faillibles comme leurs administrés. Ailleurs l’État est appelé « l’institution morale la plus grandiose pour l’éducation du genre humain », désignation qui implique absolument la croyance illogique à la possibilité de réaliser un idéal moral par les procédés de contrainte, l’ignorance ou la répudiation de la moralité spontanée et de l’union par le concours spontané des volontés. Enfin, contradiction suprême, on invoque l’impératif catégorique au moment où l’on achève de substituer la consigne à la conscience.

Si nous nous sommes arrêté sur l’école historico-morale plus longtemps peut-être qu’il ne convenait à la juste proportion de notre travail, c’est que la confusion des problèmes, des méthodes et des disciplines dont cette école a le courage de se glorifier comme d’un progrès, nous a paru renfermer un danger pour les économistes français qui refusent leur ministère à la ploutocratie et ne veulent point servir l’oppression sous l’enseigne de la liberté. Les sentiments d’équité et d’humanité dont s’inspirent les socialistes de la chaire exercent sur eux une attraction bien naturelle ; mais pour s’employer aux buts suggérés par de tels sentiments, il n’est pas besoin de brouiller ensemble l’économique, l’histoire, la morale et le droit ; il suffit d’obéir aux enseignements de chaque science dans les choses de son ressort, et, pour la solution pratique à donner aux questions concrètes, de déterminer, avec la hiérarchie de ces disciplines, l’ordre et la mesure dans lesquels les conclusions respectives de chacune peuvent être accordées et leurs prétentions satisfaites. On voit que les points qui divisent les écoles d’économistes sont essentiellement des questions de philosophie.

V

S’il plaît à l’école allemande d’abandonner la discussion des principes, de renoncer à l’abstraction comme instrument de recherche et d’envisager constamment l’ensemble des questions sociales dans leur totalité, en utilisant pour cette étude, sans souci de les perfectionner, les catégories élaborées par les fondateurs d’une science qu’elle dédaigne, nous y donnons volontiers les mains ; mais elle ne peut pas empêcher que le problème de la richesse ne subsiste comme tel, et que l’examen de ce problème ne constitue naturellement une recherche dont la place reste marquée dans le système de la science en général ; on peut bien changer le programme d’une chaire académique, mais changer l’objet d’une science n’est pas un propos sérieux.

La vieille école avait bien compris que la théorie de la richesse ne saurait trouver sa conclusion pratique ailleurs que dans l’art de s’enrichir, dont le besoin l’a suscitée. Ce n’est pas sur ce point qu’elle a besoin de se corriger, ses défauts sont ailleurs. Le nom d’économie politique adopté par elle semble lui donner pour but pratique l’enrichissement collectif de la nation ; puis, sous l’influence d’un nom trop particulier, l’idée s’altère et le problème de la distribution des richesses reçoit chez elle la forme suivante : quelle répartition des biens entre les individus déterminera le plus grand accroissement d’une masse composée idéalement par la réunion de ces biens ? Un tel accroissement de la richesse collective étant le but pratique de la science telle que les économistes la conçoivent, dans ce sens qu’il résulterait d’un ensemble d’efforts dirigés suivant les règles de cette science, la confusion de l’abstrait et du concret leur fait penser que l’économique ainsi comprise a mission d’inspirer la loi, et que le mode de distribution des biens propre à en grossir le plus promptement la masse totale doit être effectivement adopté ; tandis que s’ils avaient conçu le problème économique dans sa généralité, ils n’auraient eu garde d’oublier que les richesses ne sont que des moyens, et que la répartition préférable, au point de vue simplement économique, toutes réserves faites en faveur de la morale et du droit, sera celle qui procurerait la plus grande somme de jouissances au plus grand nombre d’individus.

Ainsi l’objet de l’économique ne saurait être restreint à la richesse des nations qu’en la privant des moyens d’aborder d’une manière vraiment utile et raisonnable les problèmes de la distribution. Cet objet n’est pas non plus la richesse en général : on ne peut pas rester conséquent à cette idée sans faire embrasser par l’économique la totalité des arts industriels, ce qui n’est l’avis de personne, aussi bien que la jurisprudence et la morale, qu’on n’y saurait englober sans les plus graves inconvénients. L’objet de l’économique n’est pas un ensemble de choses, mais une direction de l’activité humaine ; l’économique est la science de la gestion des biens, la théorie du trafic et des affaires, laquelle repose tout entière sur l’appréciation des valeurs et sur la conception de la valeur.

La valeur d’une marchandise est égale à ses frais de production, disait Ricardo, dont économistes et socialistes ont longtemps à l’envi répété l’oracle. Et, en effet, si l’on ne pensait pas obtenir d’un produit au moins ce qu’il coûte à faire, on ne prendrait pas la peine de le fabriquer. Cependant, si la valeur d’une marchandise est ce qu’on en donne, l’expérience nous montre la règle posée sujette à trop d’exceptions pour ne pas la rendre suspecte. Cherchant à sortir d’un tel embarras, on a fini par se demander ce qui détermine le prix de revient lui-même. Au premier rang de ces causes du prix de revient, on a trouvé le salaire des ouvriers, qui s’élève ou s’abaisse suivant que la demande de travail est plus ou moins considérable, on a constaté que les entrepreneurs règlent leur demande de travail (et par conséquent de matières premières) sur le prix courant des produits ou sur le prix qu’ils se flattent d’en obtenir, de sorte qu’au rebours de l’ordre chronologique auquel l’on s’était arrêté d’abord, c’est le prix des articles de consommation sur le marché qui détermine les sommes affectées à leur production, le taux des salaires et le prix des produits instrumentaux, qu’on nomme aussi dans un sens étroit les capitaux[12]. Quand l’article renchérit, la production s’en active, les ouvriers sont recherchés et leur salaire peut s’élever, soit par leur entente, soit par la concurrence des entrepreneurs. Quand le prix de l’article baisse, force est d’abaisser aussi le prix des façons. M. Gide soumet à une critique pénétrante la théorie qui mesure la valeur des objets au travail de leur production et rend sensible l’inanité de la définition de Bastiat, qui voit dans la valeur le rapport de deux services échangés. Sa propre théorie se résume aux termes suivants :

« Les choses ont plus ou moins de valeur suivant que nous les désirons plus ou moins vivement.

« Nous les désirons plus ou moins vivement suivant qu’elles sont en quantité plus ou moins insuffisante pour nos besoins.

« Elles sont en quantité plus ou moins insuffisante suivant qu’il est en notre pouvoir de les multiplier plus ou moins aisément. »

VI

Par la théorie de la valeur, l’économique s’enracine dans le sol de la psychologie. La notion de la valeur sert de fondement à l’édifice dont le postulat d’égalité entre les derniers besoins satisfaits forme la clef de voûte, et le mépris dans lequel certains économistes allemands tiennent les recherches et les notions de cette nature permet de mesurer avec quelle fidélité le recul de la pensée scientifique répond au recul de la civilisation.

Mais l’illusion qui fait chercher la valeur des choses dans le coût de leur production n’est pas une simple erreur de théorie ; elle fournit des prémisses aux deux écoles extrêmes pour établir logiquement des conclusions également fausses dans deux sens diamétralement opposés.

Aux collectivistes, pour lesquels le Capital de Marx est une Bible qu’ils adorent et ne songent point à discuter, cette fausse idée de la valeur permet d’affirmer que la production des biens avec le concours des capitaux privés n’est pas susceptible d’amendement, étant équitable à sa manière, puisque la valeur du travail fait par l’ouvrier est égale aux frais de production de la force qu’il a dépensée, c’est-à-dire à son entretien, de sorte que la prétendue loi d’airain, qui ravalerait incessamment les salaires au niveau strict des frais de subsistance, ne serait pas seulement l’expression d’une nécessité, mais l’ordre naturel des choses et par conséquence une juste loi.

Dès lors, suivant la logique du collectivisme, c’est la liberté qui est le mal radical, c’est la liberté qui est l’ennemi. En effet, la production capitalistique, sujet de leur grief, n’est autre chose que l’affectation des résidus d’un travail précédent à la production ultérieure, et le collectivisme aboutit à cette contradiction pétrifiante que, dans le but hautement proclamé d’assurer à l’ouvrier le prix intégral de son labeur, il lui interdit d’employer ce qu’il reçoit de la façon qui lui permettrait d’en retirer le plus grand avantage. En fait, la loi d’airain ne se vérifie point d’une manière uniforme. Naturellement le taux des salaires est mesuré non sur les besoins de l’ouvrier, mais sur les profits en perspective : il tombe au-dessous de ce que le patron pourrait accorder, lorsque les ouvriers s’offrent isolément au rabais, ce qui arrive assez fréquemment, parce que, depuis les machines, il y a plus d’estomacs à remplir que de besogne à faire ; mais les travailleurs peuvent rétablir l’équilibre par leur entente et ils s’y exercent diligemment, comme la multiplication des grèves le fait assez voir. Ce n’est donc ni la nécessité des choses, ni l’injustice des lois ; c’est leur trop grand nombre (qui dépend d’eux), c’est l’insuffisance de leur organisation et de leur culture qui les laisse encore momentanément sous la dépendance du capital. Le socialisme, qui ne permet pas au particulier de capitaliser pour ne pas lui laisser la faculté d’employer d’autres hommes à son profit, et qui fait ainsi gaiement litière de la liberté personnelle, ne nous apprend pas comment il assurera la conservation, le renouvellement et l’accroissement des capitaux nécessaires à la continuité du travail social sous un régime où l’intérêt prochain de chacun serait de s’attribuer la plus grosse part possible de la richesse produite, et où les organisateurs du travail comme les distributeurs des prix seraient naturellement choisis par la foule. L’examen de ces difficultés pratiques nous écarterait de notre sujet ; ce qu’il importait d’établir, c’est que tout le dogme du socialisme est échafaudé sur une fausse définition de la valeur.

VII

La même définition est à la base de l’optimisme économique, d’après lequel il n’y a rien à faire dans l’état présent de la société qu’à laisser les particuliers s’arranger entre eux le mieux qu’ils peuvent, en garantissant à chacun d’eux la fibre disposition des richesses qui se trouvent actuellement entre ses mains et la faculté d’imposer l’exécution des engagements pris envers lui, sans intervenir d’ailleurs en quoi que ce soit dans la production et dans la répartition des richesses. Le théorème des frais de production est indispensable à l’optimisme pour mettre ses propositions d’accord entre elles et pour répondre aux attaques du socialisme contre la justice de l’ordre actuel. Avec Adam Smith son premier maître, qu’il a laissé bien en arrière, l’optimisme économique voit la source de la richesse dans le travail, ce qui, d’une façon générale, est fort bien pensé. Cependant la terre n’est pas un produit du travail ; dès lors, bien que nécessaire à la production de toute richesse, la terre ne saurait constituer une richesse elle-même. Cette conséquence est dure, mais inéluctable. La valeur d’une chose est égale au coût de sa production, il n’en a rien coûté pour produire la terre, donc la terre n’a point de valeur : ce que je paye pour un champ n’est que le prix du travail exigé pour le mettre en œuvre et des améliorations qu’il a reçues, de sorte que la propriété foncière se trouve ramenée au droit de l’homme sur le produit de son travail, c’est-à-dire à sa liberté. C’est à Frédéric Bastiat qu’appartient l’honneur équivoque d’avoir dégagé cette magnifique thèse a priori, qui, du même coup, fait régner l’unité dans la pensée économique et fournit une réponse victorieuse aux objections élevées au nom du droit contre la propriété foncière exclusive, mais qui ne laisse pas de surprendre un peu celui qui voit partout des terres incultes dans le marché et qui réfléchit aux sommes que les nations civilisées dépensent à l’envi pour en acquérir de nouvelles. Le théorème de l’auteur des Harmonies est tellement contraire à l’évidence des faits, les sophismes par lesquels on a essayé quelque temps de le soutenir sont tellement percés qu’on renonce à le proposer directement, sans toutefois en abandonner les conséquences.

L’école qui s’achève et se résume en cette fiction ingénieuse tient pour démontré que la concurrence des intérêts privés aboutira nécessairement à la production maximale. La question pratique, savoir : dans quels cas l’indépendance individuelle favorise l’enrichissement de la société et dans quels cas certaines limitations seraient préférables, se trouve ainsi supprimée. À ne considérer que le chiffre de la richesse collective, il n’y a là qu’une affirmation discutable. Cette affirmation perd toute apparence de vérité lorsqu’on la transporte dans le domaine de la philosophie sociale, en avançant que le moyen d’assurer la moins mauvaise condition possible au plus grand nombre consiste à laisser ceux qui n’ont rien s’arranger le mieux qu’ils le pourront avec ceux qui ont tout.

Au point de vue juridique, dont il n’est pas loisible de faire abstraction lorsqu’on prétend inspirer le législateur, ambition que l’école qui occupe encore en France les positions les plus élevées partage avec son antipode, l’école historique allemande, la doctrine du pur laisser-faire et de la concurrence illimitée serait admissible pour les affaires où la liberté de l’un n’exclut pas la même liberté chez l’autre, dans un pays où la distribution de la richesse au moment choisi comme point de départ résulterait exclusivement de cette lutte pacifique des activités privées. Le simple laisser-faire serait injuste, en revanche, dans les matières où l’activité industrielle ne saurait atteindre ses fins que par la constitution d’un monopole. La construction et Fexploitation des chemins de fer, par exemple, ne sauraient être livrées sans contrôle à l’industrie privée, attendu qu’on sait qu’une ligne une fois établie, il n’est généralement possible ni de ne pas l’employer ni de lui susciter une concurrence. Et quant aux rapports des personnes, le simple laisser-faire serait injuste envers les gens sans avoir, partout où les propriétaires effectifs de la richesse mobilière ou immobilière seraient redevables des privilèges qu’elle confère à des actes antérieurs de l’État, ce qui est le cas, partiellement du moins, dans toutes les sociétés que nous connaissons. Lorsque l’État a créé des riches par des concessions de domaines ou de privilèges, par les libéralités d’un trésor prélevé sur le travail des contribuables, par l’insuffisance de son contrôle ou de tout autre manière, il est responsable vis-à-vis de ceux qui n’ont pas eu de part à ses libéralités. Peu importe que l’inégalité des facultés et des chances dût produire infailliblement l’opposition du riche et du pauvre sous le régime de la liberté pacifique, s’il est établi qu’en fait l’opposition existante tient aux actes des pouvoirs présents et passés. N’invoquez donc plus la hberté comme s’il suffisait d’en prononcer le nom pour répondre à tout. La liberté n’est pas un pavillon fait pour couvrir toutes les marchandises, un paravent pour masquer toutes les pratiques, la liberté est un drapeau dont les pUs flottants nous attirent, un but excellent, un but lointain, qu’il faut conquérir. Quelles que soient les institutions politiques et les lois civiles, la liberté n’existe pas chez des peuples où les classes les plus nombreuses dépendent des convenances d’une autre classe pour un entretien qu’elles obtiennent en travaillant au compte de la dernière, avec des outils fournis par elle et dans l’obéissance à ses prescriptions. Il est difficile de comprendre où les économistes de l’orthodoxie trouvent l’art de rester fermés à cette évidence. Dans de tels pays, les franchises politiques du prolétariat n’ont de prix à ses yeux qu’à titre de moyens pour améliorer sa condition matérielle. Entre ses mains, le suffrage est une arme dont l’école semble ne pas tenir un compte suffisant lorsqu’elle affirme, par exemple, que « pour réfuter le socialisme, il ne faut pas tenir son langage ». Au moins pour le réfuter avec quelque succès, faudrait-il tâcher d’en être compris et tout d’abord d’en être écouté. Si l’ordre actuel est irréprochable, c’est à ses détracteurs, à ses ennemis qu’il faudrait le montrer ; les satisfaits n’ont pas besoin d’arguments pour être encore plus satisfaits et l’exemple de ceux qui renoncent à leurs biens par scrupule n’est pas encore si contagieux qu’il soit urgent de les rassurer. La haine des classes est le gouffre ouvert devant nous : au lieu de se demander comment on pourrait le combler, certains économistes semblent trouver du plaisir à le creuser encore davantage. Ils tiennent leur doctrine pour une science faite, qu’on doit exposer, qu’on doit appliquer, mais sur les principes de laquelle il n’y a pas lieu de revenir. Et pourtant, si l’on en croit l’un de leurs maîtres, ces principes ne seraient bien arrêtés que depuis tantôt vingt-cinq ans, disons vingt-neuf, depuis le jour apparemment où Bastiat a couronné l’édifice en établissant que la terre n’a pas de valeur par elle-même[13].

L’économique aurait ainsi des textes sacrés, à tout le moins des dogmes immuables, dont nul ne serait admis à se départir ; elle aurait pour mission non la recherche scientifique, mais l’apologie de la propriété privée, tant des terres que des meubles, de l’hérédité et du salariat. Cette idée de l’économique, rappelée non sans quelque hauteur à ceux qui s’en écartent, ne s’accorde peut-être pas très bien avec l’idée moderne de la science en général. Elle explique l’immobilité, nous ne disons pas la stérilité, de l’école orthodoxe française à l’heure où tout autour de nous, en Autriche, en Allemagne, en Italie, en Amérique, et plus encore sur le sol classique de la Grande-Bretagne, les axiomes du passé sont remis au creuset, où les principes et les méthodes sont l’objet de la discussion la plus soutenue et la plus approfondie, tandis que, dans l’ordre pratique, le sentiment d’une nécessité de jour en jour plus accablante pousse tous les gouvernements à des mesures d’un mérite inégal et parfois très discutable pour adoucir le sort de la classe ouvrière et lui procurer la sécurité.

VIII

Entre les docteurs du nouvel empire qui cherchent dans l’histoire la solution des problèmes économiques et les maîtres anglais, autrichiens, italiens qui en demandent les secrets à la psychologie, une école peu nombreuse encore, mais respectée, sinon redoutée, et disséminée un peu partout, s’applique à les formuler dans la langue sévère des mathématiques[14]. À vrai dire, il semble bien que l’économique ait pour objet des quantités, que les grandeurs se mesurent, et que les rapports de grandeurs variables relèvent des mathématiques supérieures. Mais de Robinson dans son île au calcul différentiel, quelle ascension !… ou quelle chute ! On se confesse d’avoir soupçonné que les économistes qui lisent l’algèbre comme leur journal trouveraient du bon au nouveau système, et que ceux qui n’entendent rien auraient mille raisons excellentes pour le repousser. C’était un jugement téméraire ; on connaît des apprentis économistes qui donneraient gros pour déchiffrer les équations où M. Walras établit les lois de l’échange, puis déduit des lois de l’échange les lois de la production, enfin de celles-ci les lois de la capitalisation et le taux du revenu, représentant ainsi l’ensemble de la richesse en marquant le rapport des éléments qui la constituent. D’autre part, on tient de bonne source que tel économiste qui pourrait parler la langue de l’algèbre préfère s’en tenir à celle du journal.

IX

C’est entre toutes ces écoles, toutes ces tendances que les professeurs d’Économique institués depuis quelques années dans les facultés de droit sont appelés à trouver leur voie. Chacun d’eux, sans doute, choisira la sienne, quelques-uns peut-être tenteront d’en frayer une nouvelle. Ce qui paraît certain, c’est qu’ils ne bornent pas leur rôle à réfuter le socialisme et à glorifier l’état présent avec les arguments en usage depuis 1848. Une telle scolastique enchaînée à des dogmes arrêtés d’avance ne leur paraît pas compatible avec la dignité de l’enseignement supérieur. Étudier sans parti pris les systèmes individualistes et socialistes, rechercher l’influence des diverses formes de propriété particulière et collective sur la conservation et sur l’accroissement de la richesse, serait la tâche de l’économiste en sa propre qualité sur ce grand sujet, pour qui il faudrait résoudre les questions pratiques, étudier également sous le point de vue du droit naturel, en scrutant les bases juridiques de l’appropriation tant des objets consommables que des capitaux et des fonds de terre ; investigation qui n’aboutirait peut-être pas à des résultats identiques pour les différentes classes de biens. Cette dernière étude serait impossible, on le comprend, sans une notion préalable de la justice reposant sur un principe évident et déterminé. Pour des raisons qu’il serait superflu de déduire ici, nous proposons la liberté, de sorte que la question de droit prendrait cette forme : tel mode d’appropriation, tel genre de propriété sont-ils des conséquences de la liberté de l’individu, des corollaires de son devoir sur lui-même ? Sont-ils favorables au développement de cette liberté ? Sont-ils compatibles avec la même liberté chez les autres hommes ? C’est ainsi que le problème nous semble se poser devant une raison impartiale, et notre conviction s’affermit toujours plus, à mesure que nous observons les efforts tentés pour le déplacer et pour l’obscurcir.

L’économique, la morale et le droit auraient chacun leur mot à dire dans la solution pratique des questions concernant les biens ; l’art serait de les concilier. À cet effet, il faudrait classer leurs titres, établir leur hiérarchie, et tout d’abord distinguer nettement l’objet de chacune d’elles, tandis qu’on aurait grand’peine à les harmoniser si l’on commençait par les confondre. Nous avons déjà reproché son indifférence pour la distinction et la définition des branches de l’éthique à l’un des maîtres les plus en vue du nouvel enseignement ; il serait inutile d’insister sur une indifférence plus apparente que réelle ; mais nous dirons ici quelques mots de l’ouvrage qui nous a suggéré les réflexions précédentes.

Quoiqu’ils se recommandent fort bien eux-mêmes, les Principes d’économie politique ne perdent rien à être signés par l’éloquent apôtre et le vaillant ministre de la coopération, directeur de la Revue d’économie politique, autour de laquelle il a su grouper les professeurs des Facultés de droit et nombre d’économistes étrangers. Cet l’ouvrage forme un volume très compact de 640 pages, où naturellement les principes ne vont pas sans leurs applications ; c’est un véritable traité d’économique, sinon complet, du moins très suffisant pour les profanes, qui le liront avec grand plaisir. Si nous ne craignions pas de lui nuire par l’austérité qui court en ajoutant qu’il est bien écrit, nous dirions qu’il est fort bien écrit, d’une encre limpide, et sans trace d’amplification. Après avoir critiqué les divisions consacrées et suggéré des plans nouveaux, l’auteur se range au plan traditionnel, en l’élargissant toutefois par l’adjonction d’un premier livre sur la valeur. Inutile de discuter des projets d’innovations sur lesquelles l’auteur n’insiste pas.

M. Gide se rattache aux principes de la propriété privée et de la libre concurrence, mais il traite ces matières avec une parfaite liberté d’esprit. Écartant sans effort le sophisme qui n’attribue d’autre valeur à la terre que celle du travail qu’elle incorpore, il en déduit la rente de trois caractères qu’aucune autre richesse ne présente au même degré : « I, celui de répondre aux besoins essentiels et permanents de l’espèce humaine ; II, d’être en quantité limitée, et III, de durer éternellement ».

Il trouve la justification de la propriété foncière, qui, selon lui, devrait en principe être collective, dans la nécessité de retirer du sol le maximum de subsistance ; et, sans admettre l’impossibilité d’arriver à ce résultat d’une autre manière, il avoue qu’un rachat équitable se heurterait à des difficultés financières insurmontables. Tout ce chapitre[15] nous paraît excellent, mais il laisse intacte la question de savoir si ceux auxquels l’appropriation enlève l’instrument de travail fourni par la nature, et qui ne peuvent subsister nulle part sans en acheter de quelqu’un la permission, ne se trouvent pas de ce chef créanciers de la société.

La présence indispensable pour le progrès économique et pour la civilisation d’une classe d’hommes dispensée de gagner son entretien, l’utilité de l’inégalité des fortunes, la fonction spéciale du capitaliste, la nécessité que cette fonction soit honorée et convenablement rémunérée sont mises en lumière avec une équitable simplicité dans cet ouvrage, dont l’auteur nous semble avoir développé ailleurs les mêmes pensées avec plus d’énergie et de relief.

Le chapitre sur la nature et la fonction de la monnaie, sujet plus important qu’attrayant pour un lecteur étranger aux affaires, nous a paru d’une singulière lucidité, notamment en ce qui concerne la question si passionnément agitée du simple ou du double étalon. On se demande pourtant si l’auteur ne se laisse pas mener quelquefois un peu loin par la logique : le jour où « l’or et l’argent seront rayés du nombre des richesses »[16] n’est peut-être pas beaucoup plus rapproché que ne le paraît à l’auteur lui-même le jour où la chimie synthétique aura trouvé le moyen de « constituer des produits alimentaires sans le concours des forces mystérieuses de la vie »[17].

L’association coopérative de consommation et de production, la participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises sont l’objet d’une étude sympathique et sérieuse, mais très sobre, et mieux proportionnée au rôle effacé de ces combinaisons dans le présent qu’à leur place dans les préoccupations et dans la vie d’un de leurs fauteurs les plus habiles, les plus dévoués et les plus heureux.

Nous sommes en communion d’esprit trop complète avec l’éminent professeur de Montpellier dans presque toutes ses conclusions pratiques pour insister sur ces points, qui ne pouvaient guère être mis en saillie dans un livre de pure science. On trouverait moyen, si c’était le lieu, de relever quelques distractions, de contester à quelques arguments leur valeur probante ou de signaler encore une ou deux saillies d’une imagination téméraire, comme cette idée que le rendement effectif de la terre pourrait ne répondre qu’à la millième partie de sa puissance productive[18]. On pourrait taquiner sur telle façon de parler un peu risquée : préoccupé du bien pratique et de la vérité des choses, M. Gide, dont la diction, çà et là négligée, est toujours lumineuse, dédaigne une surveillance minutieuse sur chaque façon de parler. Lorsqu’il dit : « le mètre me permettra, s’il est connu dans quelques millions d’années, de comparer l’homme d’alors à l’homme de nos jours » [19], nous ne pensons pas qu’il ait voulu faire une confidence au lecteur. Mais parfois cette insouciance du menu détail s’étend jusqu’au choix des arguments. Lorsque, pour combattre l’idée d’une richesse immatérielle, il constate que personne ne fait figurer dans l’inventaire de sa fortune les services de son médecin[20], la santé qui lui permet d’escompter un si long avenir semble lui faire oublier que chacun classe fort bien les honoraires non payés de son médecin dans le chapitre de son passif, auquel correspond un actif chez ce dernier. Chaque visite à dix francs sur le carnet du docteur n’est-elle pas un coupon qu’il détachera de la souche au jour convenable ? Et ce coupon n’est-il pas l’intérêt du capital investi dans ses études, s’ajoutant au salaire de son labeur et au profit de la direction intelligente imprimée à sa carrière ? Toute occupation lucrative qualifiée, supposant apprentissage, ne figure-t-elle pas l’association féconde du travail et du capital incorporés dans un exemplaire de notre espèce, aussi bien que la moisson résulte d’une association pareille incorporée en un coin de terre ? Comment rester conséquent dans la pratique à l’exclusion des richesses immatérielles ? [21] Indépendamment de l’exemple cité, comment refuser le caractère de richesse ou de bien économique aux services des capitaux comme ceux d’une machine ou d’une maison, services qui s’achètent et se vendent, bien qu’ils ne soient pas matériels ?

Ennemi de tout pédantisme, M. Gide fait assez bon marché des définitions, et toutefois propose les siennes : il désigne sous le nom de travaux productifs ceux qui ont pour résultat direct ou indirect d’accroître le stock des richesses existantes[22], ce qui fait entrer dans cette catégorie la composition des idylles[23], mais ce qui exclut les services de l’avocat et du médecin[24]. Écartant le point de vue individuel, il ne considère comme capitaux que les objets servant à accroître la quantité des richesses qui existent dans un pays. Ces déterminations seront approuvées par ceux qui voient dans la richesse des nations abstraitement considérée l’objet exclusif de l’économie politique, ce qui est conforme au sens grammatical du terme accepté par le savant professeur pour désigner la science dont il s’occupe ; mais nous ne les accordons pas aussi bien avec la définition de cette science qu’il donne lui-même, non plus qu’avec la manière large dont il aborde les problèmes de la distribution, où l’économique ne fait qu’un tout dans sa pensée avec la morale et le droit rationnel. Lorsqu’on s’occupe de la richesse dans sa généralité, il faut bien un mot qui désigne les objets employés par l’individu pour acquérir, et considérer comme capitaux, puisqu’un autre vocable n’existe pas, toutes les marchandises possibles et jusqu’aux bijoux de sa femme s’ils servent de gage pour emprunter de quoi travailler… ou spéculer. Il est certain qu’on ferait un double emploi ridicule en comptant au nombre des richesses nationales d’abord les chemins de fer, puis les actions et les obligations des chemins de fer ; mais il n’est pas moins certain que je ne représenterai pas fidèlement l’état économique d’un pays, si je fais abstraction des rapports d’intérêt qui enchaînent les fortunes privées l’une à l’autre et qui les rattachent au domaine public. C’est ainsi que nous trouverions une âme de vérité jusque dans les paradoxes de M. Mac Leod.

Les dissentiments de pure forme auxquels vient d’aboutir le compte rendu épisodique d’un livre précieux pour l’économiste et doublement précieux pour qui ne l’est pas, cette divergence sur la notion de richesse immatérielle tient à la manière de concevoir l’économique et de la définir. La nôtre nous semble plus conséquente. En fondant la science sur la valeur, qui dépend de la rareté, et au fond du désir, M. Gide admet implicitement que l’objet de l’économique en général n’est pas matériel. Cet objet n’est pas plus la richesse des nations que celles des particuliers ou du genre humain pris dans son ensemble ; ce n’est pas même, à proprement parler, la richesse en général, l’ensemble des objets dont se compose la richesse, son objet véritable est l’activité de l’homme relative à la richesse, ou plus précisément l’activité de l’homme social tendant à la satisfaction de ses besoins. Savoir comment cette activité s’est exercée et s’exerce actuellement, c’est l’érudition ; l’isoler et l’affranchir pour en suivre la logique, c’est la théorie, qui seule peut devenir exacte (à prendre ce mot dans le dictionnaire de la science) ; tracer les lignes qui, d’un lieu donné, la conduiront à la satisfaction maximale est l’œuvre de l’art. L’économique ne s’étend pas plus loin, mais les besoins, ou plutôt les désirs, puisque de notre point de vue exclusif les deux mots se recouvrent, ne sont pas tous légitimes, ils ne concourent pas tous au but suprême de la vie, et ceux qui y concourent ne le font pas tous également. Ordonner les désirs, distinguer les désirs permis des illégitimes est une tâche de la morale. Puis l’entière satisfaction des besoins de l’un n’est pas compatible avec la satisfaction des besoins de l’autre. Quoi qu’en dise un optimisme de parti pris, il ne règne pas dans le monde économique une si parfaite harmonie qu’en allant jusqu’au bout de notre intérêt économiquement bien entendu, nous ne puissions heurter celui d’un autre ou de tous les autres. C’est pourquoi les hommes ont senti partout la nécessité d’instituer un arbitre investi d’une force matérielle suffisante pour contraindre au besoin les intérêts à se respecter mutuellement. Cette limite se nomme la Loi, le pouvoir qui l’impose est l’État, et c’est dans le miheu soumis à la loi que l’économique étudie l’activité réelle et l’activité normale des particuliers obéissant à leur intérêt personnel, puis l’activité que l’État déploie et doit déployer dans son gouvernement et dans sa politique extérieure pour favoriser l’intérêt commun des administrés. Mais changeant avec les temps et les lieux, les lois des États se rapprochent inégalement du droit naturel, c’est-à-dire du droit désirable[25], dont le principe est la justice, c’est-à-dire l’égalité des compétences et la réciprocité des obligations. Qu’il s’agisse d’ordonnances à promulguer ou de la conduite à tenir dans les limites des lois en force, il y a donc lieu, relativement à tout acte économique, d’examiner s’il est, oui ou non, conforme au droit, et c’est à la morale à nous apprendre si l’intérêt peut jamais primer le droit. Ainsi les mouvements par lesquels individus et sociétés cherchent à satisfaire leurs besoins relèvent tous, inégalement, de l’économique, appelée à dire si ces démarches tendent à la satisfaction maximale — du droit naturel, qui les veut compatibles avec la liberté d’autrui — de la morale enfin, qui demande si elles concourent, ou du moins ne font pas obstacle au but final de la vie : l’unité dans la liberté, la communion spontanée résultant du plein épanouissement des capacités individuelles, ou pour tout mettre en un seul mot : l’amour. La saine pratique exige que sur tous les partis à prendre, les trois disciplines soient interrogées ; il appartient à la morale — qui vient ici se confondre avec la logique — de fixer leurs titres respectifs.

Mais autant il est essentiel de les mettre d’accord dans l’action, autant il importe de les distinguer nettement dans l’abstraction de la théorie. Ce discernement affranchira l’esprit des compétitions violentes où chacune, tirant tout à soi, s’efforce d’absorber les autres et se dénature dans cet effort. Et, en effet, l’on ne tardera pas à reconnaître que chacune ayant partout son mot à dire, n’en possède pas moins une sphère propre où elle se réalise directement avec le secours des autres : le Marché, l’État et cette société des âmes que nous ne savons de quel nom désigner dans une langue où le mot Église réveille l’idée d’une organisation fondée sur quelque autorité étrangère à la conscience et revendiquant un pouvoir de contrainte, mais qui ne marque pas moins le terme de toutes nos aspirations, n’est pas moins la cause finale de tous nos efforts, et ne se reflète pas moins dans toutes les relations et dans tous les actes auxquels nous pouvons attribuer une valeur réelle. La sphère de l’économique se détache de toutes les autres et sa définition ne peut plus rester incertaine lorsqu’on a déterminé sa place dans l’éthique à côté du droit et de la morale, et la place de l’éthique en général à côté de la logique et de l’esthétique dans les sciences de l’esprit. On comprend alors que l’Économique ne saurait avoir pour objet la richesse, mais, comme nous l’avons dit, l’activité de l’homme social tendant à la satisfaction de ses intérêts. La nécessité de contenir l’activité économique dans les limites du droit ressort de la quantité bornée des objets désirables ; son accord foncier avec la morale et le droit, du fait que l’intégrité matérielle des individus est la condition indispensable de leur développement intellectuel et moral nécessaire à la réalisation du but suprême, dont la légitimité ne saurait faire question puisqu’il est la raison de tout.

  1. Principes de l’économie politique, par M. Charles Gide, deuxième édition, complètement refondue.
  2. On le risquerait, s’il n’était affecté d’une ambiguïté semblable à celle qui nous détourne de nommer Économie la doctrine que nous cherchons à placer.
  3. Principes d’économie politique, p. 2.
  4. Ibid., p. 43.
  5. Principes, etc., p. 6.
  6. C’est pour cela qu’on a rangé quelquefois l’économique parmi les sciences de la nature, et hier encore nous penchions à cet avis. (Voir Revue chrétienne du 1er juin 1889.) L’arbitre peut tenir une certaine place dans les faits économiques, parce que l’homme agit sous l’influence de plusieurs mobiles ; il n’a rien de commun avec les lois économiques, qui expriment les modes d’action de la volonté sous l’influence d’un seul mobile, non plus que sur les effets des actes économiques, quels qu’ils soient.
  7. Traduction française par M. Léon Caubert, 1 vol. in-12. Paris, 1885.
  8. Pour le dire en passant, M. L. Brentano n’attache pas la même importance que nous à la participation aux bénéfices, non plus qu’à la production par des ouvriers associés ; il ne voit pas là des formes possibles de la production universelle. Il compte sur les unions ouvrières (syndicats, trade-unions) pour faire du salariat une forme de contrat vraiment équitable, donnant à l’ouvrier, avec la liberté vis-à-vis du patron, le loisir et le revenu dont il a besoin pour participer d’une manière effective aux bienfaits de la civilisation et pour réaliser en lui l’humanité.
  9. Non pas M. Stœcker, mais M. Fallot.
  10. Et par conséquence d’exister.
  11. Ou d’obéissance ; le texte porte Gebundenheit, l’état d’un être lié.
  12. Les outils et les matières premières, appelés par les économistes autrichiens biens d’ordre supérieur, biens de second ordre lorsqu’ils servent directement à produire des objets consommables, de troisième lorsqu’ils produisent des biens du second, etc. ; le bien supérieur étant toujours, naturellement, d’un prix inférieur, ce qui ne laisse pas de nuire un peu à l’élégance d’une terminologie d’ailleurs fort nette.
  13. Voy. Journal des Économistes, t. XXXI, p. 299.
  14. Après Cournot, Stanley Jevons et Gossen, dont on vient de réimprimer le petit livre profondément oublié pendant quarante ans, nous citerons, au nombre des algébristes de l’Économique, de Thuenen, Mangolit et Launhardt, en Allemagne, et, en Angleterre, Edgeworth (Mathematical Psychics, 1881) et Wicksteed (The alphabet of economic science, 1888).
  15. P. 478-504.
  16. p. 255.
  17. P. 354, note.
  18. P. 357.
  19. p. 95.
  20. P. 44.
  21. M. Turgeon, professeur à Rennes, a consacré un article de la Revue d’économie politique à combattre les richesses immatérielles sans faire avancer beaucoup la question. Ce ne sont pas les travaux intellectuels qui constituent une richesse, ce sont les capacités qui rendent possibles des travaux lucratifs ; lorsque ces capacités sont acquises par le travail, elles constituent un capital. La dignité humaine n’est point en cause, et lorsqu’on proteste que l’homme ne saurait être approprié, on oublie que cette impossibilité (plus ou moins fictive) est un effet d’une loi positive sanctionnant les préceptes de la morale et non point, certes, de la nature économique des choses, bien au contraire. Un père ne consulte ni le droit ni peut-être la morale lorsqu’il se pose la question de savoir s’il consacrera quelques milliers de francs à l’achat d’une terre de rapport pour son fils, dont il ferait un agriculteur, ou s’il affectera la même somme à le faire instruire dans une profession libérale. C’est bien une question économique, puisqu’il s’agit de l’emploi d’un capital dont on suppute l’intérêt probable dans l’une ou l’autre alternative. Les plus belles déclamations sur la dignité de la science n’empêcheront pas que la présence d’une université dans leurs murs ne soit pour les philistins de Heidelberg et de Goettingue une source de revenus. On ne veut pas dire autre chose lorsqu’on parle de richesses immatérielles, et il est impossible à la science économique de ne pas s’en occuper. M. Turgeon en convient lui-même et confesse avec une aimable franchise qu’il s’est échauffé, au long de cinquante pages, sur une pure question de mots.
  22. P. 123.
  23. P. 124.
  24. P. 127. note.
  25. Heureuse définition que nous donne un livre récent, la Règle du droit, par Ernest Roguin (Paris, chez Pichon), p. 106.