L’école et la société, d’après diverses publications allemandes

L’école et la société, d’après diverses publications allemandes
Revue pédagogique, second semestre 1885 (p. 74-77).

L’école et la société. — Les institutions scolaires de notre époque répondent-elles bien aux besoins nouveaux de la société moderne ? Voilà le problème qui se pose de plus en plus nettement devant un grand nombre d’esprits. Le congrès de la « Société de politique sociale » qui vient d’avoir lieu à Francfort a traité cette question. Il s’est demandé quelle influence exerce l’organisation des hautes et moyennes écoles sur la vie sociale et l’activité économique de l’Allemagne, et M. Richard Kœæhler la reprend à son tour dans les Rheinische Blätter fur Erziehung und Unterricht. Le président du Congrès a déclaré qu’il considérait la question comme d’extrême importance pour l’avenir économique et social du pays, et que la Société n’avait pas la prétention de la résoudre, mais simplement de la poser.

Le rapporteur, secrétaire général de l’association, M. Bueck, de Düsseldorf, a posé en principe, fort justement, que la prospérité commerciale d’un pays dépend de la culture de ses citoyens, et que cette culture ne doit pas être exclusive. L’Angleterre, dit-il, ne pourra pas conserver sa haute situation économique, parce que la grande masse de ceux qui possèdent n’y reçoivent qu’une instruction spéciale. Quant à l’école primaire, il en parle avec un certain dédain ; avec la tâche restreinte qu’elle s’assigne, elle n’est pas en état de préparer suffisamment des élèves à la lutte pour la vie et à la concurrence sur le domaine économique et social. D’où la nécessité d’écoles moyennes, destinées aux enfants des classes moyennes.

Cette condamnation sans appel de l’immense multitude qui ne fréquente que les écoles primaires ne prouve en faveur ni de l’esprit démocratique ni de la perspicacité politique du secrétaire général de l’association. Un républicain, un Suisse, le docteur Bucher, de Bâle, a protesté, et M. Richard Kæhler s’associe à cette protestation, en rappelant que la tâche de l’école primaire est loin d’être si étroite, si limitée ; sans doute, le Congrès ne s’occupait que des hautes et moyennes écoles, qui correspondent à peu près à nos lycées et collèges ; mais il est impossible de résoudre la question sociale, ni même de faire progresser Ja question économique, si l’on ne tient pas le plus grand compte de l’école primaire, dont l’influence est si considérable sur la vie sociale, industrielle et commerciale de nos sociétés modernes.

L’école primaire, dit M. Richard Kœhler, n’est que trop souvent considérée comme la Cendrillon à côté de laquelle se pavanent les écoles primaires supérieures, les gymnases, etc. Le gymnase (lycée ou collège) regarde du haut de sa grandeur les autres institutions scolaires ; ses élèves se considèrent comme supérieurs au reste du genre humain, et méprisent profondément quiconque n’y a pas fait. ses classes. Cette disposition fâcheuse contribue à maintenir dans la société des rivalités, un antagonisme et des séparations regrettables.

Cette rivalité se retrouve entre les Oberrealschulen et les Realgymnasien, comme entre ceux-ci et les gymnases classiques. L’Allemagne cherche sa voie sur ce terrain. Sera-ce en séparant décidément les enseignements selon le genre des établissements, ou en cherchant à les rapprocher autant que possible dans les mêmes cours ? Serais-ce en cherchant une éducation commune avec des bifurcations à diverses étapes de la route, le plus tard possible, ou bien en recherchant le plus tôt possible les aptitudes diverses pour les lancer dans leur direction particulière ?

Le latin, le grec, tout l’ensemble d’études et de loisirs qu’ils supposent et qu’ils accompagnent, sont-ils les éléments indispensables de k culture générale, ou sont-ce de faux dieux auxquels on sacrifie beaucoup trop ? M. Richard Kœhler est de ce dernier avis, et il n’est pas le seul.

M. Dillmann, de Stuttgart, se plaint dans la Kölnische Zeitung de la contrainte qu’exerce l’État en envoyant la jeunesse dans les gymnases. En sortant de là, la plupart des jeunes gens sont incapables de gagner leur vie, car on ne peut tous les caser dans les emplois et fonctions dont l’État dispose. Ce qu’ils ont appris ne leur sert à rien, et ce qui pourrait leur servir à se créer une existence en dehors du fonctionnarisme, ils ne l’ont pas appris — ou ne l’ont pas appris convenablement.

A l’heure actuelle, continue-t-il, tout le monde se plaint de la multitude croissante qui se presse aux abords des carrières pour lesquelles une instruction élevée est nécessaire ; d’autre part, les patrons se plaignent de n’avoir plus que des apprentis ou des ouvriers incapables. Cela tient en partie à ce que les écoles primaires ne répondent pas encore aux besoins nouveaux, et à ce que les hautes écoles ont des classes préparatoires qui n’éliminent personne. À mesure qu’on monte dans l’échelle sociale, on repousse avec plus de dédain l’idée d’envoyer son fils à l’école primaire ; on le met dans les classes préparatoires du gymnase ; il continue dans cette voie ; il peut être paresseux, d’esprit lourd et lent, il perd son temps : on lui donne des maîtres supplémentaires, des répétitions ; il s’ennuie, se butte, n’arrive à rien qui vaille. Peut-être, si on lui eût donné un bon métier, y aurait-il parfaitement réussi.

Si l’on appliquait à dédoubler les écoles primaires, trop pleines, l’argent qui se dépense pour remplir de plus en plus les hautes écoles, dit M. Dillmann, on verrait monter le niveau des écoles primaires, on diminuerait le nombre des élèves des gymnases, et l’on préparerait les voies à ceux qui seraient en état de passer des unes dans les autres. Il voit le salut dans le développement de l’enseignement populaire, des écoles de perfectionnement industriel, des écoles réales sans latin.

M. Arthur de Soden, professeur au gymnase de Reutlingen, fait à son tour la guerre à l’enseignement secondaire, ou du moins à ses méthodes actuelles, dans une grosse brochure qu’il vient de publier sous ce titre : Die Einflüsse unseres Gymnasiums auf die Jugendbildung ; Vorschläge für eine natur— und zeitgemässe Reform der Mittelschule.

IL attaque vigoureusement ceux qu’on appelle les philologues, il leur reproche de se croire infaillibles, et d’avoir creusé un abîme entre le gymnase et la vie réelle. Dans ces dernières années, le gymnase s’est tenu à l’écart de toutes les transformations qu’a traversées l’Allemagne ; il n’a pas accordé l’attention qu’elle méritait à la méthode pédagogique inaugurée et suivie avec tant de succès dans. l’école populaire ; les résultats qu’il produit ne sont pas en rapport avec la somme de temps, d’efforts et d’argent dépensée ; il imprime aux jeunes générations un caractère d’affaiblissement intellectuel et d’excitation nerveuse. Le mal vient de ce que l’éducation a pris le pas sur la raison naturelle et sur la fraîcheur et l’indépendance de l’esprit. On a tout livré à la mémoire, trop fait appel aux facultés d’abstraction ; on n’a pas su enchaîner l’intérêt de la jeunesse par le spectacle de la nature ni éveiller en elle l’initiative et la spontanéité.

M. de Soden ne se borne pas à critiquer ; il propose des remèdes, un plan : sans proscrire les études classiques, il cherche à les rapprocher de la vie commune, à combler le fossé qui sépare le gymnase des vrais besoins du temps présent.

Le Dr Frick, l’éminent directeur des fondations de Francke à Halle, voudrait, lui aussi, opérer un rapprochement entre les divers ordres d’établissements scolaires. Il déplore leur division en tant de sortes et l’absence totale d’unité dans l’esprit et dans la méthode. fl voudrait que quiconque enseigne, à quelque degré que ce soit, se persuadât bien de cette vérité, que tout enseignement doit être élémentaire, que la pédagogie est la maîtresse science, celle qui enveloppe et applique toutes les autres, qui ne le cède du moins à aucune en dignité et en profondeur, qui tient de l’art autant que de la science, qui est à la fois théorie et pratique et qui tient la clef de l’avenir.

Que les maîtres, à tous les degrés, se persuadent bien de la nécessité de recourir à l’étude de la pédagogie, qu’ils sortent de la routine, qu’ils aillent droit à l’âme humaine, et ils auront fondé l’unité de l’école moderne.

Telles sont les pensées que nous retrouvons dans un grand nombre de brochures, d’articles de journaux et de revues ; telle est I& préoccupation d’une partie du monde de l’enseignement en Allemagne ; cette préoccupation est loin de nous être étrangère de ce côté-ci du Rhin.