Éditions Édouard Garand (60p. 28-30).

VIII

L’AMOUR QUI SOMBRE


Rongé et dévoré par la plus terrible jalousie, Flandrin Pinchot quittait, vers les minuit et demi, son poste au Château et reprenait le chemin du foyer conjugal. Il allait encore en titubant comme un homme ivre — oui, ivre de jalousie, répétons-le, — il allait dans le vent, sous la pluie et au travers des ténèbres, sans être trop certain s’il dirigeait ses pas avec sûreté vers son logis de la basse-ville. Tout en marchant, il pensait ceci :

— La coquine de coquine… qu’est-ce qu’elle peut bien manigancer avec le sieur Bizard ? Serait-elle l’amante de Monsieur le Comte ? Il ne manquerait plus que ça ! Ah ! oui, fiez-vous aux femmes maintenant ! Oh ! mais, je saurai la vérité… je saurai la vérité demain soir !…

Sous l’empire de ces pensées et de cent projets de vengeance qui s’accumulaient dans sa cervelle troublée, Flandrin Pinchot s’engagea dans la rue Sault-au-Matelot. Un peu plus loin et peu après il entendit un échange de paroles entre deux personnages que les ténèbres ne lui permettaient pas de voir. Redoutant une attaque de maraudeurs, il s’arrêta, mit la rapière à la main et attendit tout en prêtant l’oreille. Le vent soufflait de son côté, de sorte qu’il lui fut possible d’entendre assez distinctement deux voix d’hommes, et de ces deux voix il crut reconnaître l’une.

— Tiens ! si je ne me trompe pas, se dit-il, c’est la voix du père Brimbalon.

Et il se mit à écouter le colloque suivant, et à en juger par le son des voix, Flandrin pensa que ces deux hommes qu’il ne voyait pas ne se trouvaient qu’à une faible distance.

— Oui, mon ami, disait une voix — et c’était bien la voix de Brimbalon — il faut bien reconnaître que vous vous êtes joliment mouillé. Dame ! je ne vous blâmerai point pour si peu ; car je conçois qu’il n’est pas mauvais pour la santé de se mettre une averse en dedans lorsqu’on en attrape une sur le dos comme celle-ci. Pardi oui ! vous avez dû boire un vrai déluge !

— Ah ! oui… vrai déluge… fit une autre voix, mais une voix sourde et zézayante que Flandrin ne connaissait pas. Ah ! oui… ajouta la voix… vrai déluge… bu douze carafons seulement !

— Douze carafons seulement !… répartit la voix de Brimbalon avec quelque accent de surprise. Mais dites donc, ç’a été une vraie marée montante. On possède donc dans l’escarcelle des écus bien sonnants ? Car pour boire autant de carafons que ça…

— Non… pas d’écus. Mais des carafons… Vendu pelleteries à belle princesse !

— Oh ! oh ! une princesse de la ville ?

— Jeune femme aux cheveux d’or… dans la rue du palais…

— Oh ! oh ! fit la voix de Brimbalon avec émerveillement.

À ces paroles, Flandrin avait tressailli de tout son être. Oh ! si cette femme à cheveux d’or était Lucie ?…

Il écouta encore et d’oreilles plus aiguës. C’était Brimbalon qui parlait encore :

— Venez, mon ami… je ne saurais vous refuser pour cette nuit un asile dans ma bicoque. Vous me parlerez de la belle princesse.

— Oui… et boirai autre carafon…

Ce fut tout ce que put entendre Flandrin, et il comprit que les deux compères s’en allaient au domicile du mendiant.

Il reprit donc sa marche vers son logis, oubliant déjà ce qu’il venait d’entendre et se disant :

— Voyons ! il faut absolument que j’en aie le cœur net avec cette femme. Il vaut mieux tout de même que j’aille prévenir ma Chouette que je ne pourrai rentrer que tard dans la nuit. Oui, mais quelle raison invoquer ?… Peut-être bien, par exemple, que j’ai quelque corvée supplémentaire au Château ?…

C’est avec des pensées de ce genre qu’il atteignit sa maison. Un filet de lumière passant par les interstices d’un volet lui fit comprendre que sa femme l’attendait comme à l’ordinaire.

En entrant, il vit la table mise et une odorante soupe fumant dans une soupière de bois. La Chouette travaillait à un tricot à la clarté d’une lampe posée sur la table.

Elle sourit en le voyant et dit :

— Tu es vingt minutes en retard, Flandrin, et la soupe refroidit.

Vivement elle mit de côté son tricot et se leva… Mais alors elle remarqua la figure sombre et inquiète de son mari.

— Quoi ! ça va donc mal au Château ? demanda-t-elle saisie par la même inquiétude.

— Non… Mais cette nuit j’ai une corvée supplémentaire. Alors, j’ai préféré de venir t’en faire part, afin que tu ne t’inquiètes point.

— Ça va donc prendre du temps cette corvée-là ? demanda encore la jeune femme sans la moindre défiance.

— Non… Une heure… deux heures au plus.

— C’est bon… Viens manger de suite, s’il faut que tu repartes.

— Non, Chouette, je ne mangerai pas. Je n’ai pas faim. Si tu veux, verse-moi seulement une tassée de vin.

Il s’était lourdement assis le pauvre Pinchot… il s’était assis comme si un fardeau d’une pesanteur prodigieuse eût pesé sur ses épaules.

La jeune femme le regarda avec un mélange de curiosité et d’appréhension.

— Mais dis-moi donc, fit-elle, tu m’as l’air malade ? Et puis, c’est pas tout, il doit certainement se passer quelque chose depuis le matin.

— Non… rien. Vois-tu, cette exécution… et un tas de trimbalement par ci par là… je suis fatigué. Donne-moi du vin, Chouette.

La jeune femme, moins que rassurée, prit une carafe dans laquelle rutilait un vin rouge et emplit une tasse de pierre.

L’intérieur de la maison était paisible. Louison, le collégien, dormait profondément dans son petit lit blanc. Et dans le tiroir sous le grand lit des époux dormait aussi le petit de la Chouette.

Flandrin but son vin à petites gorgées, silencieux et pensif. Sa femme du coin de l’œil l’observait et paraissait se demander ce qui pouvait bien changer ainsi la physionomie de son mari. Elle n’osait plus parler, tant elle craignait d’aviver les soucis qui paraissaient ronger très visiblement Flandrin.

Un quart d’heure se passa ainsi. Flandrin acheva de vider sa tasse et jeta un coup d’œil à la pendule.

— Dix heures moins vingt minutes, dit-il ; je crois bien que je ne serai pas revenu avant trois heures et demie ou quatre heures.

Il se leva et marcha rapidement vers la porte.

— Ah ! bien, par exemple, cria la jeune femme, il faut que tu sois pas mal tracassé, Flandrin… Quoi ! tu pars sans m’embrasser ?

— Tiens ! c’est vrai, Chouette, répliqua Flandrin avec un sourire contraint… j’oubliais ça.

Il l’embrassa… mais non comme de coutume, pensa la Chouette dont l’inquiétude augmentait.

Et lui s’en alla brusquement, comme si ces épanchements, ce soir-là, lui eussent répugné.

Après le départ de son mari, la jeune femme, songeuse, se demandait quelle corvée pouvait bien le retenir au Château.

— Ah ! se dit-elle tout à coup, comme si sa pensée eût subi le choc d’un pressentiment, s’il me trompait avec une autre !…

Elle se mit à rire aussitôt.

— Je suis folle… Flandrin m’aime trop pour être tenté de me tromper !

Cette idée qui lui venait pour la première fois la tracassa, néanmoins. Quoi ! était-il impossible que Flandrin imitât ces bourgeois et ces beaux officiers qui délaissaient leurs femmes pour aller se trotter avec d’autres femmes qui, le plus souvent, valaient moins que les leurs ? Oui, la chose pouvait bien arriver à Flandrin, et il n’y avait là rien d’impossible !

À son tour, la jeune femme sentait les premiers souffles de la jalousie l’agiter. Le soupçon — curieux microbe qui s’infiltre par les portes les mieux fermées — prenait déjà contours et consistance. Honnête et fidèle comme elle était, la jeune femme voulait repousser le soupçon qui, sans fondement, était un outrage à celui qu’elle aimait et qui l’aimait, pensait-elle ; mais le microbe résistait malgré ses efforts pour le chasser. Et elle se demandait encore tandis que son cœur se serrait d’amertume et d’effroi :

— Quoi ! est-ce qu’il ne pourrait pas, lui aussi, avoir son amante à la haute-ville ?

Elle se mit à penser longuement et durement, et sa pensée laborieuse creusait des sillons sur son beau front pur. Oui, en revenant de quelques mois en arrière, elle croyait — et elle s’étonnait en même temps de ne s’en être point aperçu plus tôt — oui, elle croyait que Flandrin, avec elle, n’avait pas été le même. Les caresses de son mari n’avaient été ni aussi fréquentes ni aussi empressées, et il avait été souvent quelque peu taciturne et jongleur, et son rire n’avait pas rendu ni le même son ni le même écho. Et que de fois il avait paru distrait et distant ! Que de fois, sur la figure ouverte et franche de Flandrin, elle avait vu des ombres mystérieuses passer ! Et son petit, qu’il se plaisait tant à dorloter et choyer à ses heures de loisirs, il avait paru le négliger, et, contre son habitude, il s’était assez souvent impatienté si le marmot faisait mine de caprice.

— Ah ! oui, quelque chose d’inconnu s’était produit dans la vie de Flandrin, et, femme qu’elle était, la Chouette avait cette intuition particulière à son sexe que son mari n’était plus entièrement à elle.

— Oh ! se répétait-elle en frissonnant d’angoisse, s’il en aimait une autre… s’il en aimait une autre !

Pour elle, c’était chose terrible… c’était une catastrophe. Elle sentait que tout son amour — amour incommensurable pour son époux et maître — sombrait tout à coup dans quelque abime dont elle ne pouvait sonder la profondeur. Jusqu’à ce jour tout son bonheur — et il avait été complet — s’était épanoui dans son amour pour son mari. Puis Louison, l’écolier, avait été le deuxième amour. Plus tard, le petit, qui était venu au jeune ménage, avait constitué le troisième amour. Ce furent trois amours, égaux tous trois et dont aucun d’eux n’aurait pu diminuer et amoindrir la valeur des deux autres. C’étaient trois amours en un seul, trois amours qui, pour la jeune femme, s’étaient édifiés en paradis. Quoi ! est-ce que ce paradis allait maintenant s’effacer pour faire place à un lieu de tourments ? Ce n’était pas possible…

Toutes ces pensées attristèrent tellement la jeune femme qu’elle se sentit mal, et elle voulut, une fois encore, les écarter.

Ne sentant nul besoin de dormir, elle voulut reprendre son tricot avec l’espoir que le travail chasserait les vilaines pensées. Mais, non… impossible ! Son esprit était maintenant la proie facile des noirs et funèbres pressentiments.

Elle abandonna son travail après quelques minutes d’efforts.

— Je vais me coucher, murmura-t-elle, et je vais essayer de dormir en attendant Flandrin.

Elle se dirigea vers le grand lit. Ses yeux, où des larmes abondantes et difficilement retenues se pressaient, se posèrent sur son petit. Elle le considéra un long moment avec cet amour maternel si puissant qu’à la mère il fait souvent accomplir des prodiges, et cette fois quelques larmes roulèrent rapidement le long de ses joues. Et elle murmura, sans peut-être entendre sa propre voix :

— Pauvre petit !… Pauvre petit !…

Ce fut tout. Un hoquet fit barrage dans sa gorge. Elle se pencha sur le petit ange et elle l’embrassa doucement et tendrement. Un sourire se joua sur les lèvres rouges et closes de l’enfant.

Ce sourire fit sourire la Chouette… mais son sourire, à elle, avait une expression de douleur bien difficile à traduire.

Quand elle se redressa avec l’idée de se coucher, son regard, par ricochet, se porta sur Louison. Et la jeune femme, l’ayant considéré avec non moins de tendresse que son propre enfant, elle murmura encore :

— Et toi, pauvre Louison… pauvre enfant sans père ni mère… que deviendras-tu si ton père adoptif vient à te manquer ? Oh ! moi, je sens que je ferais tout pour toi… Mais, pauvre malheureuse que je serai, pourrai-je t’être bonne à quelque chose ?…

Là, incapable de contenir plus longtemps le flot de ses larmes, elle pleura. Elle s’assit sur le bord de son lit et se replongea tout entière dans les chagrinantes et sombres pensées qui la tourmentaient atrocement.

Elle demeura ainsi longtemps, sans savoir que le temps s’écoulait. Puis elle sursauta d’effroi en entendant tout à coup une main frapper dans la porte.

— Qui va là ? cria-t-elle en essuyant ses yeux mouillés.

— Ouvre, Chouette… c’est Maître Jean !

— Hein !… Maître Jean !… fit-elle avec la plus grande surprise.

Elle courut ouvrir.

C’était bien Maître Jean enveloppé d’un manteau tout trempé par la pluie… c’était Maître Jean toujours avec son sourire tranquille.